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Preambul / Préambule

La plus vieille littérature de l'Europe a-t-elle encore une jeune poésie ?
René Nelli, 1944

 

La langue occitane occupe une place singulière parmi les langues et cultures dites "régionales" ou "minorisées". L'occitan entre de façon précoce et brillante dans l'histoire littéraire européenne par un véritable âge d'or créatif, celui de la lyrique des troubadours qui s'épanouit à partir de la fin du XIe siècle pendant environ deux cents ans, et qui essaima ensuite dans une grande partie de l'Europe.

Puis, parallèlement à une lente - mais sûre - marginalisation de l'usage de la langue dans l'espace politique et social pendant près de huit siècles, l'occitan n'a paradoxalement pas cessé d'être une langue de création poétique au point que son histoire semble se confondre avec une renaissance littéraire permanente. De la fondation du « Consistori del Gay Saber » à Toulouse au XIVe siècle jusqu'à celle du Félibrige en Provence en 1854, se succèdent les projets renaissantistes - célébration du souvenir de l'âge d'or poétique des troubadours du Moyen âge autant que tentatives de restauration de la valeur littéraire de l'expression occitane.

Née de la poésie, l'écriture littéraire occitane ignorera d'ailleurs largement l'évolution des littératures européennes vers un goût prédominant pour la prose romanesque en produisant un répertoire où la poésie domine largement jusqu'au milieu du XXe siècle.

Depuis les derniers chefs-d’œuvre de son âge d'or au XIIIe siècle, chaque génération a produit son lot de chefs-d’œuvre poétiques : le XIVe siècle aura son code d'art poétique, les Leys d'amor de Guilhem Molinier, le XVIe siècle les œuvres du gascon Pèir de Garros ou du provençal Bellaud de la Bellaudière, Le XVIIe celles d'un Guilhèm Ader ou d'un Godolin, le XVIIIe celle de Claude Peyrot. Et bien avant Mistral, le XIXe siècle commençant voit l'irruption de Jasmin (ou Gensemin), le poète-perruguier d'Agen célébré par Nodier et Sainte-Beuve, Victor Gélu, chantre du peuple de Marseille, ou encore le potier héraultais Peyrottes jusque dans les milieux littéraires nationaux.

La culture occitane semble donc indissociable de son extraordinaire corpus poétique ; et c'est peut-être à la poésie que la langue occitane doit une part de sa vivacité à travers les siècles jusqu'à nos jours comme le note Philippe Gardy : « C'est à la poésie que la vie, et, de plus en plus souvent, les siècles passant, la survie, écrite et littéraire, de la langue a été régulièrement confiée. »1

1945 ou la jeunesse poétique occitane

1945 constitue une rupture paradoxale. Alors que la langue occitane devient pour la première fois minoritaire dans la société, le monde intellectuel occitan rompt avec les combats nostalgiques de renaissance et de restauration d'un passé idéalisé et entend jouer un rôle actif, politique autan qu'artistique, dans la nouvelle société européenne. Cette évolution avait commencé dès les années 1930 avec l'apparition d'un jeune occitanisme en rupture avec le Félibrige. Une nouvelle génération d'écrivains - Jòrgi Reboul, Max Rouquette, Charles Camproux, et bien d'autres - posent dès l'entre-deux-guerres les bases d'une modernité occitane.

Preuve de son ouverture, c'est par les relations instaurées avec le monde littéraire et intellectuel catalan que viendra pour une bonne part la modernité occitane. Cette modernité est certes préparée par les renaissances antérieures, celle du premier Félibrige et du prestige de Mistral, consacré d'un prix Nobel de Littérature en 1904, celle de l'entre-deux-guerres qui se nourrit de l'exemple catalan, tant au niveau des réformes linguistiques que de la volonté d'un modernisme artistique et culturel. Mais il y a bien rupture avec les générations précédentes, concrétisée dès la Libération par la fondation de l'Institut d'estudis occitans : la jeunesse poétique occitane – qui se confond bien souvent avec la jeunesse activiste occitane - entend désormais inscrire sa parole dans l'Histoire et dans l'universalité.

Il serait sans doute difficile de trouver parmi ces dizaines de poètes, d'origines sociales, de cultures politiques et littéraires souvent très différents, entre ceux qui avaient trente ans à la Libération et ceux qui ont à peine trente ans aujourd'hui, chacun inscrit dans un héritage linguistique et culturel différent, des éléments de « groupe », de « mouvement » ou « d'école ».

Sans doute le seul élément de communauté parmi ces poètes réside dans le rapport qu'ils entretiennent avec la langue. Le choix de l'expression occitane engage évidemment tout poète occitan dans une singularité comme l'a noté Jean Eygun : « depuis le XVIe siècle, tout poète d'oc choisit sa langue d'écriture, que ce choix lui apparaisse libre ou sans possibilité aucune d'y échapper. Ce qui ne saurait être sans conséquences sur son écriture, par cette nécessité qui s'impose au poète d'écrire en occitan, langue qui s'évanouit, qui s'effiloche, mais langue à reconquérir dans le rêve de la parole poétique. »2

L'affirmation d'une « jeunesse » de l'écriture poétique occitane, sans cesse renouvelée de 1945 à aujourd'hui, marque ce nouvel âge d'une civilisation de poésie. Loin des préjugés d'une culture régionaliste ou folklorisée, encore trop souvent véhiculés quand il s'agit de littérature en langue occitane, l'exposition virtuelle Las voses de la modernitat / Les voix de la modernité  vous propose de découvrir une sélection de voix poétiques qui, depuis 1945, réaffirment la brillante jeunesse d'une poésie millénaire.


1 Philippe GARDY, " Une poésie du Verbe, du murmure à la prolifération ? , dans L'aujourd'hui vivant de la poésie occitane, Tarabuste éd., 2009.

2 Jean EYGUN, Dire le monde, chercher les mots , Note de l'éditeur, dans Poésie d'Oc au XXe siècle : anthologie bilingue éditée par Jean Eygun, Letras d'òc / Les Lettres occitanes, 2004.