Face au recul des langues maternelles provoqué par la modernisation de l’État (lois scolaires, conscription, etc.) et les bouleversements économiques et démographiques de la révolution industrielle, les « patois » deviennent un objet d’étude. Souvent conduites dans un intérêt « dialectologique », ces études participent au tournant du XXe siècle d’une certaine représentation des langues de France.
En recherchant les particularités locales par des enquêtes communales, ces travaux survalorisent la diversité linguistique et entravent toute perception « unitaire » des langues. Par ailleurs, le centrage sur l’oralité, évacue de fait toute correspondance des langues parlées au début du XXe siècle par les français des Pyrénées, du Limousin, de Provence ou encore de Bretagne ou de Picardie avec des langues historiques d’administration et de culture.

Cartographie des façons de dire “ail”, une des 1951 cartes linguistiques publiées par Jules Gilliéron dans l’Atlas linguistique de la France. Malgré la très faible différence de prononciation du mot à travers tout l’espace occitan, l’intérêt dialectologique et géographique de l’ouvrage entretient l’image d’un immense émiettement linguistique en dehors du français normé. Atlas linguistique de la France, collection CIRDÒC.

L’Atlas Linguistique de la France (ALF), également connu sous le nom d’« Atlas Gilliéron » du nom de son concepteur suisse, géologue de formation, Jules Gilliéron, est le premier atlas linguistique d’envergure nationale dont la qualité est encore reconnue aujourd’hui. À l’instar du modèle allemand, alors précurseur en la matière, cet atlas ne poursuit pas le projet chimérique de collecter la totalité des dialectes de l’ensemble des communes de France, mais relève de manière relativement précise les traits et variantes spécifiques à un grand nombre de localités. L’Atlas, financé par le ministère de l’Instruction Publique, est alors distribué gratuitement et largement à de très nombreuses bibliothèques et centre d’études. Ce travail remarquable est ensuite et fort logiquement repris dans nombre de travaux et mène à l’apparition de notions savantes comme les aires linguistiques. Il mènera jusqu’à aujourd’hui encore la recherche à envisager les phénomènes linguistiques principalement par leurs aspects géographiques.

Cartographie des façons de dire “ail”, une des 1951 cartes linguistiques publiées par Jules Gilliéron dans l’Atlas linguistique de la France. Malgré la très faible différence de prononciation du mot à travers tout l’espace occitan, l’intérêt dialectologique et géographique de l’ouvrage entretient l’image d’un immense émiettement linguistique en dehors du français normé. Atlas linguistique de la France, collection CIRDÒC.

L’enquête pyrénéenne de Julien Sacaze

C’est dans le cadre de l’Exposition internationale de Toulouse en 1887 qu’est constituée une « Section pyrénéenne » chargée d’une exposition de la Géographie physique des Pyrénées, ou « Exposition pyrénéenne ». Julien Sacaze, alors pyrénéiste reconnu, lance une vaste enquête linguistique afin de « recueillir sur nos vieux idiomes pyrénéens des documents qu’il sera bientôt impossible de se procurer... (car) chaque jour la langue française, l’une des forces les plus expansives de notre nation, bat en brèche les patois romans et le basque lui-même... ».

Août 1913, Ferdinand Brunot enregistre la parole occitane des habitants du Limousin


« Il me semble qu’une des besognes les plus urgentes sera d’aller vers ce qui va se perdre. Nous avons tout autour de nous de grands vieillards qui se meurent, ce sont nos patois. Un à un les villages, sous l’influence de l’école, de la presse, des relations commerciales, centuplées par les moyens nouveaux de communication, abandonnent leur vieux parler séculaire. Dans quelques années, il sera déformé ou aura vécu. Le Français, qui n’a pas même sur ses frères le droit d’aînesse, aura pris pour lui toute la France du Nord, et une partie de celle du Midi (…). Un cylindre devant lequel un paysan, soigneusement choisi, aura parlé cinq minutes, sauvera de l’oubli et du néant les patois jusqu’ici négligés. »
C’est ainsi que Ferdinand Brunot aborde la question de l’enregistrement des langues parlées par les Français lors de l’inauguration des Archives de la parole, qu’il a créé à l’Université de la Sorbonne avec l’aide de l’industriel Émile Pathé. Les Archives de la parole ont constitué la première institution en France chargée d’enregistrer et de sauvegarder « la voix » des Français. Une grande partie des ses activités consistera à enregistrer les « voix célèbres » à la veille de la Première Guerre mondiale. On doit ainsi à Ferdinand Brunot de pouvoir encore aujourd’hui écouter Guillaume Apollinaire ou Alfred Dreyfus.

fiche d’enquête de l’enregistrement de Marguerite Genès, félibre du Limousin, racontant une fable en occitan, effectué le 26 août 1913 par Ferdinand Brunot lors de la campagne de collectage linguistique en Limousin. Collection Bibliothèque nationale de France.

Le projet de Ferdinand Brunot demeure ambigu dans ses objectifs. Brunot est historien de la langue française et grand admirateur de l’abbé Grégoire dont l’enquête et le rapport sous la Révolution avaient donné les armes idéologiques à « l’anéantissement des patois » pour imposer à la France une langue unique.
En disciple de Gaston Paris, Brunot est aussi l’héritier des romanistes parisiens et des dialectologues qui ne percevaient les langues de France que comme des « monuments », témoins archaïques de l’évolution irrépressible de la langue française. Les dialectologues, en étudiant les parlers commune par commune pour établir leurs cartes, survalorisaient également les éléments de différenciation et entravaient toute perception unitaire des langues de France.
En cela, le corpus laissé par Ferdinand Brunot et ses Archives de la Parole s’inscrit dans une perspective d’inventaire avant disparition tout en rejetant toute autre langue que le français dans le domaine de l’oral, voire de l’archaïsme et de l’inculture, niant le recours aux corpus écrits, à la littérature, etc., qui pourtant connaissaient au même moment une renaissance brillante autour, entre autres, du Félibrige provençal et de Frédéric Mistral, lauréat du prix Nobel de littérature en 1904.
Pour autant, le paradoxe des documents que nous a laissés Ferdinand Brunot est de nous laisser entrevoir le tableau très vivant de l’occitanophonie à la veille de la Guerre de 1914-1918. Il faudra attendre 1939 et l’enquête de la Phonothèque nationale dans les Alpes-de-Hautes-Provence et surtout les années 1950 et la réalisation des atlas linguistiques régionaux pour obtenir de nouveaux corpus oraux.

fiche d’enquête de l’enregistrement de Marguerite Genès, félibre du Limousin, racontant une fable en occitan, effectué le 26 août 1913 par Ferdinand Brunot lors de la campagne de collectage linguistique en Limousin. Collection Bibliothèque nationale de France.
Mais Ferdinand Brunot est aussi grammairien et historien de la langue française, élève du philologue Gaston Paris. Il participe au grand mouvement scientifique qui porte désormais un intérêt pour les langues et dialectes parlés dans une France encore largement plurilingue. Ce mouvement avait connu quelques années plus tôt la réalisation de l’Atlas linguistique de la France, fruit d’ une importante enquête de terrain. Avec les Archives de la parole, Ferdinand Brunot souhaite poursuivre le travail entamé par Gilliéron et Edmont en réalisant un Atlas linguistique phonographique de la France en menant des enquêtes sonores dans plus de 2500 localités. Le projet ne connaîtra finalement que trois missions menées par Ferdinand Brunot en 1912 et 1913 dans les Ardennes franco-belges, en Berry et, pour le domaine occitan, en Limousin.