Second livre de prose d'Yves Rouquette, mais d'édition antérieure au premier La Paciéncia, Lo poèta es una vaca est un récit d'inspiration autobiographique ayant pour cadre Le Pont (Pont de Camarès), lieu d'origine de l'auteur. Ce sont les souvenirs d'enfance d'Yves Rouquette contés à travers une amitié avec un paysan de l'endroit, Estòqui – le premier qui s'adressa à lui en occitan – qui va devenir son modèle. C'est donc un livre initiatique, articulé autour de ces rencontres ou des rencontres manquées entre l'enfant et le vieil homme, du premier séjour, au temps de la guerre, au retour de l'auteur quelques années après.
Lo poèta es una vaca est l'un des textes qui décrit le mieux l'enracinement d'Yves Rouquette dans ce Rogièr du sud de l'Aveyron, dans ces paysages peints méticuleusement qu'il choisira ensuite pour y finir sa vie. C'est sa fascination pour le travail de la terre, l'âpreté et la difficulté de l'existence dites sans complaisance dans une langue tout en finesse, incisive et rude à la fois, d'une expressivité puissante. C'est aussi l'amour douloureux plein de tendresse pour un monde semblable au grand tronc d'arbre d’Estòqui, géant tombé au milieu du chemin, un temps d'enfance qui s'enfuit. Enfin, c'est une introspection sur le travail d'écriture qui installe complètement l’auteur et pour toujours, porte-parole autoproclamé, "écrivain public", poète-vache au milieu d'un peuple qu'il aime avec passion.
Le titre, quelque peu curieux, vient d'un emprunt à un poète hollandais Geritt Achterberg à qui – avec Jean Boudou – est dédié l'ouvrage.
Le poème traduit par Frédéric Jacques Temple est donné à l'intérieur du livre, mais c'est Marie Rouanet qui nous en livre la clé en quatrième de couverture : "Dans ses yeux (la vache), il y a le paysage creux en attente et dans sa bouche, l’herbe des champs de tout à l'heure, d'une heure plus jeune. Ils ont la grande patience des glaciers. Yves Rouquette, vache ou poète. Il fait revivre les morts et les vivants."
Dans une interview avec Domenja Blanchard, Yves Rouquette disait : "Je n'estime pas nécessaire de connaître la vie d'un écrivain pour expliquer son oeuvre, l'oeuvre est à prendre comme elle est."
Il se fit aussi promoteur d'une écriture occitane extraite de la ruralité. Ce serait donc légitime de s'interroger sur ce qui peut s'apparenter, à travers ce livre, à un reniement, une trahison. C'est Robert Lafont qui nous éclaire en parlant de « souvenirs d’enfance, se situant sur le tracé d’une prose roergate où il nie Mouly et rencontre Boudou. […] il récuse l’embellissement suspect, la complaisance régionaliste. » Yves Rouquette fuit aussi la construction classique d'un roman autobiographique, le lecteur échappe aux « premières fois » et au roman parental, à une chronologie pesante, pour suivre l'auteur seulement où il a choisi de le mener, c’est à dire : « hanter les hauts plateaux de ces mémoires d'hommes qui savent tout sans avoir rien lu d'autre que le livre du temps qu'il fait ».
Lo poèta es una vaca fut salué à sa parution en 1967, dans le premier bulletin du Pen-Club, dans un article non signé mais que nous devons – selon Yves – à Max Rouquette comme « un grand petit livre », un livre de mémoires transfigurées nourries d'enfance, un événement, une consécration de son auteur, « le poète par qui l’ineffable passe à travers le langage » .
Sources principales :
Les Saumes pagans (Psaumes païens) est le premier grand recueil poétique publié par Marcelle Delpastre (1925-1998) aux éditions Novelum (IEO Perigòrd, Périgueux) en 1974. Le recueil contient 70 psaumes en occitan limousin composés depuis le début des années 1960. Le recueil la fait connaître au milieu des lettres d’oc et reconnaître immédiatement comme une poète à la fois singulière et de très grande ampleur.
Depuis le milieu des années 1960 Marcelle Delpastre était connue des milieux de la promotion de la langue et de la culture du Limousin et publiait régulièrement des textes d’étude sur les traditions limousines - contes, proverbes, chansons, etc. - dans la revue Lemouzi et Études limousines. C’est en participant aux activités de Lemouzi qu’elle entame une œuvre poétique en occitan : après avoir entendu une conférence de l’universitaire et poète limousin Jean Mouzat (1905-1986), expérience qui fut pour elle une révélation sur la richesse et les capacités de sa langue maternelle, elle commence à écrire ses premiers poèmes en occitan. S’ensuit la publication de quelques premiers textes dans la revue Lemouzi, dont le premier, « La Lenga que tant me platz » (Lemouzi, 13, avril 1974). Dès 1968 elle obtient une première reconnaissance hors du Limousin en se voyant décerné le prix Jaufre Rudel pour un long poème, La vinha dins l’òrt, publié par la société organisatrice du prix (Bordeaux : escole Jaufré-Rudel, 1968) qui constitue dans sa bibliographie, son premier livre publié.
Mais c’est avec la parution du recueil Saumes pagans aux éditions Novelum (section périgourdine de l’IEO qui avait repris la fameuse collection « Messatges ») qu’elle va véritablement être découverte par les milieux littéraires occitans et immédiatement reconnue comme une écrivaine de très grande ampleur.
Dans la revue OC, qui avait publié en 1969-1970 neuf psaumes de Marcelle Delpastre, Joan-Pèire Tardiu rend compte, dès sa parution, du premier recueil de Marcelle Delpastre : « … Estranh poder de seduccion que lo d’aqueles Saumes pagans : una fòrça, una vigor rara los anima. La vida se i fa sentir pertot, quitament dins lo “còr de las pèiras”. Un animisme discret mas incontestable se fa jorn dins gaireben cada poèma e contribuís a donar aquesta impression de singularitat que se desmentís pas tot de long del recuèlh… » (OC, 248, ivèrn de 1974-1975)
Sur le plan de la forme, Marcelle Delpastre a abandonné les formes versifiées classiques pour aller vers le psaume. Grande lectrice de la Bible, Marcelle Delpastre a adopté la forme du psaume et son unité d’écriture, le verset, au début des années 1960, au moment d’ailleurs où elle commençait à écrire en limousin.
En tout Marcelle Delpastre a écrit un millier de psaumes en occitan et en français, en très grande partie composés dans un cycle de sept ans entre 1965 à 1971 et publiés en quatre recueils : les Saumes pagans, les cinq volumes des Paraulas per ‘questa terra (I, II, III, IV, V), Le chasseur d'ombres et autres psaumes et L’araignée et la rose.
Du point de vue du style, c’est la musicalité intense et singulière de la poésie de Marcelle Delpastre qui enveloppe immanquablement son lecteur, c’est une poésie du rythme où fond et forme se mêlent et donnent l’envie de la dire ou de l’entendre dire. Celle pour qui chanter « était véritablement pour elle comme respirer, parler, rire, cela faisait partie de la conversation »1, experte de la tradition du chant en Limousin.
Elle refusera d’ailleurs que sa poésie soit chantée : « Ma poésie a sa musique, elle n’a pas besoin de la vôtre ! » a-t-elle répondu à Jan dau Melhau qui voulait mettre en musique quelques-uns des Saumes pagans : « Par contre elle aimait bien que l’on fit de la musique autour de ses poèmes, ne lui déplaisait pas qu’on les psamoldiât sur quelque bourdon. Pourvu, toujours, qu’on en respectât bien le rythme. »2
Dès les Saumes pagans, Marcelle Delpastre s’affirme comme une voix poétique de très grande ampleur, celle d’un rythme, d’un souffle, qui donne voix à l’univers lui-même avec qui elle se confond, comme en témoigne le premier psaume, « Preludi » qui ouvre le recueil en forme de contrat de lecture :
« Qu'escotetz, qu'escotetz pas, qué quò me fai ?
Queu que passa, qu'escote o que passe, qué quò me fai ?
Si escotatz lo vent, quand bufa dins los faus e quand brama dins l'aire ;
si sabetz escotar lo vent, quand mena sas nivols coma de grands ausels de mar, e quand brama dins l'aire emb sa gòrja de giau ;
si avetz auvit per cas la font e la granda aiga e la fuelha purar, lo marmús de l'erba madura en los prats,
podetz saber çò qu'ai a dire.
Zo sabetz desjà. »
Que vous écoutiez, que vous n'écoutiez pas, qu'est-ce que cela me fait ?
Celui qui passe, qu'il écoute ou qu'il passe, qu'est-ce que cela me fait ?
Si vous écoutez le vent, quand il souffle dans les hêtres et quand il brame dans l'air ;
si vous savez écouter le vent, quand il mène ses nuages comme de grands oiseaux de mer, et quand il brame dans l'air avec sa gorge de gel ;
si vous avez parfois entendu la fontaine et le fleuve et la feuille pleurer, le murmure de l'herbe mûre dans les prés,
vous pouvez savoir ce que j'ai à dire.
Vous le savez déjà.
Témoin tout à la fois comme paysanne de Corrèze, ethnologue et poète, de la fin d’un monde, le thème de la mort du pays, traverse également le recueil :
« Anei vers queu país coma aniriatz ad un amic, li borrar sus l’espatla : desvelha-te ! »
J’allai vers ce pays, comme on irait vers un ami, lui taper sur l’épaule : réveille-toi !
Saumes pagans, « Queu país » / Ce pays.
« Parle d’un país mòrt que ne sap pas si viu d’enguera. D’un país mòrt dins sas romecs ; dins la rulha de sas levadas, d’un país que s’oblida se-mesme. »
Je parle d’un pays mort qui ne sait pas s’il vit encore. D’un pays mort dans ses ronces ; dans la rouille de ses rigoles. D’un pays qui s’oublie lui-même.
Saumes pagans, « Lo país mòrt » / Le pays mort.
Revue annuelle, publiée à Montpellier sous la direction de Jean-Paul Brenguier de 1993 à 2000 (9 numéros).
Le comité de rédaction réunit Alain Alcouffe, Jean-Yves Casanova, Jean-Louis Escafit, Philippe Gardy, Danièle Jullien, Robert Lafont, Philippe Martel, Guy Martin, François Pic, Patrick Sauzet, Claire Torreilles, Jean-Louis Viguier.
Chaque numéro, d'environ 150 pages, contient un texte de création, plusieurs articles généralistes et des critiques littéraires.
La Revista occitana n’est ni une revue littéraire ni une revue scientifique, son but est de fournir à ses lecteurs « une actualisation de la connaissance et de la pensée avec l’aide et au service d’une langue adulte ». Sa création intervient dans un contexte où les conflits liés à l’occitan sont apaisés. Les revendications politiques des années 1970 sont éloignées, les régions ont plus de pouvoir ce qui a facilité une reconnaissance de la dimension culturelle occitane. Au niveau linguistique la langue écrite est normalisée et d’un point de vue social le statut de la langue a évolué favorablement avec l’officialisation de l’occitan du Val d’Aran par le gouvernement catalan et au niveau de l'enseignement avec la création récente d'une Licence et d’un CAPES d'occitan.
La revue Amiras, publiée de 1982 à 1990 par Edisud (Aix-en-Provence), est née sous l'impulsion d’universitaires et d’intellectuels occitanistes autour de l’écrivain, universitaire, homme de pensée et d’action qui a fortement marqué la seconde partie du XXe siècle occitan, Robert Lafont (1923-2009). Elle est la grande revue intellectuelle occitane de la période.
Amiras, qui signifie « repères » en occitan, reprend le flambeau de revues critiques et de débats intellectuels qui se sont succédés depuis les années 1960, parallèlement au développement d’un mouvement intellectuel et militant occitan qui a souhaité questionner, depuis le fait occitan, la réalité sociale, linguistique et culturelle contemporaines. Tous les champs du savoir et de la pensée (histoire, sociolinguistique, géographie, littérature, etc.) sont ainsi convoqués.
Amiras s’inscrit dans un contexte particulier, celui de la crise du mouvement occitan après deux décennies d’impact important sur la société - les « 20 Glorieuses de l’occitanisme » selon la formule de Robert Lafont - et la désillusion progressive face à l’alternance politique de gauche portée au pouvoir en 1981 autour d’une promesse d’aggiornamento de la politique française en matière de reconnaissance et de soutien à la vie des langues et des cultures régionales : « Discours de Lorient » du candidat François Mitterrand en mars 1981, proposition 56 des 110 propositions pour la France, programme « La France au pluriel » du Parti socialiste, Mission et Rapport Giordan en 1981-1982.
Au sein du mouvement occitan, le début de la décennie 1980 est marquée par une rupture au sein de l’Institut d’estudis occitans et le départ de plusieurs figures intellectuelles et universitaires, derrière Robert Lafont, mises en minorité lors de l’Assemblée générale de l’IEO à Aurillac (novembre 1980).
Le premier numéro de la revue, qui paraît moins d’un an après l’arrivée de la gauche au pouvoir, consacre son dossier à « Décentralisation an 1 » et affiche un certain optimisme sur l’avenir de la question occitane au sein de la politique nationale française. En 1990, le dernier numéro titre « Enseigner l’occitan : le tableau est-il si noir ? » et révèle une évolution vers l’inquiétude et la reprise d’un rapport de force entre mouvement occitan et politiques nationales.
Dirigée par Robert Lafont puis Philippe Martel, comptant de nombreux contributeurs issus des universités françaises et étrangères, Amiras est la grande revue intellectuelle occitane des années 1980.
Le lundi 10 septembre 1877, dans un contexte politique tendu entre républicains et royalistes, à la veille d’élections législatives qui s’annoncent virulentes, paraît dans les rues de la capitale girondine un nouveau journal, d’opinion clairement royaliste, entièrement rédigé en occitan : La Cadichounne.
Le nom choisi se réfère à l’univers du poète gascon Meste Verdié et des recardeyres, les marchandes ambulantes bordelaises. Ces recardeyres ont le verbe haut et l’insulte facile. Le ton est donné d’emblée dans le titre du journal : il s’agira de faire preuve de franc-parler, de dire ce que l’on pense sans crainte d’offenser, et au besoin d’allumer la mèche de la polémique. Le rédacteur en chef, directeur et concepteur du journal est un certain Eugène Druilhet-Lafargue.
Le journal paraît en deux séries : d'abord onze numéros du 10 septembre au 17 novembre 1877, puis 12 numéros (dont neuf seulement nous sont parvenus) entre le 15 décembre 1877 et le 30 avril 1878, mais cette seconde série en réalité montre une Cadichounne qui est devenue un journal satirique en français avec quelques textes occitans.
La Cadichounne n'est pas le premier journal entièrement publié en occitan : sa parution est postérieure de dix mois à celle du périodique marseillais Lou Tron de l’Èr, dont le premier numéro paraît le 6 janvier 1877. Cependant La Cadichounne s’affiche comme un cas à part, d’abord du fait qu’il se donne pour ambition d’être entièrement en occitan, des titres aux publicités finales, sans un seul mot de français, et surtout qu'il s'agit d'un journal d'opinion, un journal politique (ce que n'était pas Lou Tron de l’Èr).[imatge id=20685]
Le contexte est celui d’une crise politique qui a entraîné la quasi-paralysie de l’État : la crise parlementaire de 1876-1877, laquelle voit la République en tant que force politique prendre véritablement le pouvoir, malgré les tentatives du président légitimiste Patrice de Mac Mahon. Les origines de la crise remontent à son élection au printemps 1873. Face à la montée du camp républicain, mené par Léon Gambetta, le vieux maréchal se raidit dans son attitude de « lieutenant général du royaume ». Les élections législatives de février-mars 1876, prévues par les lois organiques de 1875 qui instaurent les bases de la IIIe République, confirment la poussée républicaine. Les préfets reçoivent des directives sévères : interdiction et saisies de journaux, interpellations.
En Gironde, le préfet Jacques de Tracy applique avec rigueur ces directives. Gambetta, député de Bordeaux, fait voter le 17 mai une motion de défiance contre le gouvernement. Mac Mahon dissout la Chambre le 25 juin 1877. Les nouvelles élections législatives auront lieu les 14 et 28 octobre. La campagne commence en septembre, marquée par une violence dans les échanges entre protagonistes des deux camps. C’est dans ce contexte que paraît La Cadichounne.
Avec ses trois colonnes à la une (le même format que La Petite Gironde à la même époque), son goût prononcé pour les titres percutants, pour les dessins satiriques, pour les slogans efficaces, La Cadichounne est un journal d’affrontement, de polémique et de provocation. On sent que Druilhet a fabriqué son journal comme il a pu, un peu de bric et de broc. C’est un journal de récupération, qui recycle des matériaux d’autres organes de presse et même de livres. Mais les articles sont, eux, originaux.
Pour ses illustrations, Druilhet insère de nombreuses gravures pittoresques. Ces gravures ne sont pas originales, elles n’ont pas été réalisées exprès pour La Cadichounne. Elles proviennent des Contes balzatois. Ces petits contes villageois ont pour cadre la vie rurale de deux petits villages charentais : Balzac et Vindelle. L’auteur, Jean Condat dit Chapelot (1824-1908) a rencontré un réel succès à Paris avec ces petits contes naïfs et humoristiques. Il fait appel au dessinateur en vogue Barthélémy Gautier (1846-1893) pour illustrer ses histoires. Gautier commence à se faire un nom de dessinateur dans la presse parisienne : Le Petit Journal pour rire, Le Journal amusant, La Vie parisienne, mais aussi Le Gaulois. Dans La Cadichounne sont insérées, à la fin de chaque numéro, des publicités (en occitan) pour les contes de Chapelot. Il n'y a aucune trace connue de collaboration officielle entre Chapelot ou Gautier et Druilhet-Lafargue, autorisant ce dernier à recycler les illustrations des Contes balzatois. Le dessinateur n’est d’ailleurs cité à aucun moment dans La Cadichounne comme auteur des gravures. Une simple phrase, au bas des publicités, précise que lous imatges de La Cadichounne soun tirats d’aquets countes. Il est difficile de dire si Druilhet avait réellement l’autorisation de réutiliser ces œuvres. Dans tous les cas, cela permet à La Cadichounne de s’offrir pour ses colonnes une « pointure » de la caricature de presse parisienne du temps.
Qu’est-ce qui a pu motiver Druilhet-Lafargue, royaliste et catholique intransigeant, à recycler les illustrations des contes de Chapelot, républicain modéré et probablement franc-maçon ? Rien ne nous permet de l’affirmer, mais vraisemblablement la seule nécessité d’avoir d’urgence des illustrations de qualité pour son journal en déboursant le moins possible, et rien du tout si possible.
Eugène Druilhet-Lafargue est un personnage mal connu. Propriétaire, rentier, Druilhet-Lafargue était un publiciste, un polygraphe, amateur éclairé à la façon du XIXe siècle, membre de plusieurs sociétés savantes, publiant brochures et monographies sur des sujets aussi disparates que la botanique, la biologie, la paléontologie, l'agronomie, la zoologie, la philosophie ou encore l'archéologie. Il était également musicien, joueur d'harmonium réputé. Ses adversaires même saluent sa « distinction » et son élégance. Catholique militant, de sensibilité orléaniste, proche de l’Ordre Moral, Druilhet s’est à plusieurs reprises attaqué au positivisme et au scientisme de son temps et semble s’être passionné pour la question de la conciliation des sciences et de la religion. Druilhet fut aussi un homme politique, puisqu’il fut candidat malheureux aux élections législatives à Bordeaux face à Léon Gambetta en personne. Il fut aussi un éphémère président de la commission municipale de Caudéran, exerçant par décret présidentiel la fonction de maire de la commune.
Membre de plusieurs sociétés savantes, en Gironde et au-delà, Druilhet-Lafargue a pu côtoyer au sein de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux quelques personnalités locales attachées à l’occitan, comme l’abbé Hippolyte Caudéran, l’abbé Arnaud Ferrand, Achille Luchaire, Jules Delpit, Jean-François Bladé ou encore Léo Drouyn.. Également membre correspondant de la Société des Lettres, Sciences et Arts de l’Aveyron, Druilhet pouvait y rencontrer des personnalités attachées à la cause de l’occitan dont l’abbé Justin Bessou (1845-1918), une figure pionnière du félibrige en Aveyron.
Dans La Cadichounne, le choix de l'occitan est justifié par un discours linguistique que nous pourrions quasiment qualifier de militant qui s’attaque aux enrichis franchimands et dédaigne la langue du pays afin de s’élever en apparence sur l’échelle sociale. Il fournit également des données chiffrées – fantaisistes mais l’intention est là – et des propos qui renvoient en grande partie à la tenue, en octobre 1861, de la vingt-huitième session du Congrès scientifique de France, dont les actes furent imprimés chez les imprimeurs associés Coderc-Dégreteau-Poujol en 1864. Ils renferment notamment le Mémoire sur les idiomes du Midi de la France en général, et sur celui du centre de la Guienne en particulier, de l’inspecteur de la Société Française d’Archéologie, Auguste du Peyrat, qui semble avoir marqué les esprits bordelais. Nous verrons que le contexte bordelais, ainsi que les relations et les champs d’activité de Druilhet-Lafargue explique cette portée théorique et revendicative. Si l’on ajoute à cela qu’il existait alors au sein de l’Académie de Bordeaux plusieurs personnalités intéressées par l’étude et la valorisation de ce qu’on commençait déjà à appeler la « langue d’oc », que les oeuvres complètes de Verdié venaient d’être réimprimées, il apparaît que Druilhet-Lafargue baignait dans un climat sensibilisé à l’occitan. Il existait dans le Bordeaux de cette époque un intérêt de certains intellectuels locaux pour l'occitan, même s'ils ne forment clairement pas un « front » unifié. Druilhet, quand il s’amusera à attaquer des journaux républicains bordelais, recevra d’ailleurs de certains d’entre eux des réponses plus ou moins aimables en occitan. Notons du reste qu’un (ou une) des chroniqueurs(euses) du journal signe « Clémence-Isaure », du nom de la fondatrice mythique du Consistòri del Gai Saber de Toulouse.
Cet élément explique que, seul de tout le paysage de la presse bordelaise, Druilhet-Lafargue fasse montre dans son journal d’une approche réflexive sur l’occitan, ou pour être exact, qu’il utilise un discours tendant à valoriser l’occitan comme argument contre ses détracteurs.
En ce qui concerne la langue, c’est bien de l’occitan bordelais qui est employé. Druilhet n’est pas particulièrement attentif à la qualité de sa langue, c’est le moins que l’on puisse dire : gallicismes, barbarismes et erreurs de syntaxe émaillent un occitan que l’on ressent néanmoins comme authentique. Il fourmille par ailleurs d’expressions idiomatiques et de localismes. Certains chroniqueurs – qu’il s’agisse de Druilhet lui-même ou non – revendiquent même une appartenance locale, l’emploi du parler pishadèir c’est à dire celui du quartier Saint-Michel. Il y a dans La Cadichounne nous l’avons dit une dimension engagée, qui en fait non seulement le premier journal politique de langue occitane, mais le premier journal de cette sorte à porter un discours revendicatif sur l’occitan. À partir du n° 3 (22 septembre), paraît en outre dans chaque numéro de La Cadichounne un extrait de l’Essai grammatical sur le gascon de Bordeaux. Guillaoumet debingut grammérien (Bordeaux, Coderc-Dégreteau-Poujol, 1867) de Guillaume Dador. Cette présence peut s’analyser de plusieurs façons : besoin d’étoffer le contenu du journal, vite à court d’informations au fur et à mesure que les échéances pour lesquelles il était né passent ; parrainage d’un auteur d'expression occitane bien connu à Bordeaux dans les milieux catholiques, mais aussi peut-être intérêt simplement pédagogique, pour une grammaire « du peuple », accessible malgré ses défauts. La Cadichounne se pare donc d’une dimension supplémentaire, à prétention pédagogique : on peut même y trouver un cours d’occitan en feuilleton.
Avec le temps et la nécessité de varier le contenu pour ne pas lasser le public, nous voyons apparaître des contributions dans d’autres variantes de l’occitan : en parler du Bazadais, puis du Libournais d’abord. Puis, dans les derniers numéros, nous rencontrons des textes de l’abbé Léon Maumen (1803-1888) d’Aire-sur-l’Adour, figure du parti catholique dans les Landes, et même un sonnet nîmois, extrait de L’Embarras de la fieiro de Beaucaire célèbre texte de 1657, par Jean Michel (1603-1689) dans son édition de 1700, que Druilhet a probablement tiré de ses connaissances philologiques occitanes. Vers la même époque, Druilhet comble des vides de plus en plus béants dans les colonnes de La Cadichounne en y faisant paraître de larges extraits des Usages et chansons populaires de l'ancien Bazadais : Baptêmes, noces, moissons, enterrements de Lamarque de Plaisance (Bordeaux, Balarac, 1845). Le journal, alors même qu’il est sur le déclin, revêt donc en apparence une dimension panoccitane inattendue. Mais bien sûr, tous ces artifices ne servent qu’à cacher une réalité qui n’est que trop visible : l’occitan recule, au profit d’articles en français, et ne se réduit bientôt plus qu’à un ou deux textes, une chanson, au milieu d’un journal quasiment francophone.
La Cadichounne présente ainsi dans ses colonnes, courant septembre 1877, un roman-feuilleton, qui est le deuxième en langue occitane connu. C’est un roman d’inspiration réaliste et d'atmosphère sombre, qui n'est pas sans rappeler les styles de Ponson du Terrail ou d'Eugène Sue : Lou Curt daous praoubes, signé Suzanne Blanc dite Mayan. Seuls les trois premiers feuilletons seront publiés dans les colonnes de La Cadichounne, laissant l'ouvrage inachevé. Ce roman suit de sept ans l’œuvre du chroniqueur bordelais républicain Théodore Blanc (1840-1880) qui, en 1870, avait fait paraître dans La Gironde du Dimanche le premier roman-feuilleton en langue d’oc jamais répertorié, Caoufrès, roman de guerre également inachevé après onze livraisons.
Pour le reste, les recettes de La Cadichounne ne diffèrent pas de celles des autres journaux satiriques de l’époque : attaques frontales, ton ricaneur, grinçant et cynique. Les candidats républicains sont moqués sur leurs physiques, leurs traits de caractère, leurs défauts (bégaiement, manque d’éloquence, irritabilité), leurs religions ou leurs engagements idéologiques. Des chansons, parfois d’origine, parfois détournées d’airs connus, émaillent le journal que viennent égayer les gravures de Barthélémy Gautier. Ces chansons sont impitoyables, comme les articles qui les accompagnent. Nous trouvons à plusieurs reprises le topos obligé de la scène des deux paysans, l’un – stupide – qui veut voter pour le candidat républicain et l’autre – intelligent et cultivé – qui l’incite au contraire à donner sa voix au candidat conservateur. Le rôle du bon sens et de la clairvoyance est parfois attribué à la propre épouse de l’idiot, qui fait voter son mari pour le camp « qu’il faut » sous la menace de son balai.
Druilhet/Mayan réitère chaque fin de numéro qu’il ne fera pas d’appels de fonds, qu’il s’en sortira tout seul, que La Cadichounne ne se donnera à personne, etc. Bien sûr, il est facile de remarquer l’épuisement des ressorts comiques, du propos et de la verve, surtout après le n°8 (jeudi 20 octobre), qui paraît au lendemain de la victoire écrasante des républicains en Gironde, dès le premier tour (il n’y aura pas besoin d’un second), et le n°11 (10 novembre), au lendemain des élections départementales et d’arrondissement, qui confirment la victoire républicaine. Le « Père Mayan » ne s’en relèvera pas et son journal non plus. Le 30 avril 1878 paraît le dernier numéro de La Cadichounne. Le journal achève sa seconde série, entamée en janvier. Deux mois de silence séparent donc les deux séries de La Cadichounne, mais en réalité tout les sépare. Le journal entièrement rédigé en langue d’oc, a laissé la place à un journal satirique en français, où ici et là vient s’ajouter un article gascon. La Cadichounne avait été créée pour un affrontement : celui-ci passé et perdu, elle n’a plus lieu d’exister. Eugène Druilhet-Lafargue lui aussi disparaît totalement des écrans à la suite de la mort de La Cadichounne. Déjà mystérieux, le personnage devient une énigme. Son nom disparaît des sociétés savantes qu’il fréquentait. Nous le retrouvons quelques années plus tard en Bretagne, où il fait fonction d'éditeur. Le lieu et la date de son décès sont inconnus.