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POÉSIES
NARBONNAISE
EIV FRANÇAIS OU M PATOIS,
SUIVIES
D'ENTRETIENS SUR L'HISTOIRE,
LES TRADITIONS,
LES LÉGENDES ,
LES MOEURS ,
DU PAYS NARBONNAIS,
PAR H, B IRAT.
TOME SECOND.
XABBONNE.
EMMANUEL CAILLARD ,
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)Vs~ir*~
IMPRIMEUR-LIBRAIRE.
8 GO.
ETC
��POÉSIES
NARBONNAISES.
��POÉSIES
NARBON IN AISES
EN FRANÇAIS 01) EN PATOIS,
D'ENTRETIENS SUR L'HISTOIRE,
LES TRADITIONS ,
LES LÉGENDES ,
DU
LES MOEURS .
ETC
PAYS NARBONNAIS,
PAR
H. B I RAT.
r. ^
De. cet épais'WuSM[«|uierii^sÉrin(:n mince;
Parbleu , ce sOTÏ^MW^rtfiqués en provinct!
Ils ont un aut^J
£çelùï d'être badins.
Quoi, par le temps qui court ! pauvre auteur, je te
Car, d'après Lamartine et sa secte mystique.
Le rire abaisse l'âme et n'est pas poétique;
Même dans La Fontaine il est futile et bas;
Il médit, il persiffle, et ne console pas.
^if
TOME SECOND.
C.I.D.O.
BÉZ.'ERS
NA RH0NN K .
EMMANUEL GAILLARD.
IMPRIMEUR-LIBRAIRE.
1 8 « 0.
OFFICE REGIONAL DE LA CULTURE
CIRDOC
1
OC0013143
plai
�040452-2*1
�POÉSIES NAR BONN AISES.
AU TEMPS JADIS '.
BOUTADE.
Cher Edmond ! c'est assez parler de nos amours ;
Varions notre style et changeons de discours.
Pour la première fois maniant la satire,
Sur tous nos professeurs je veux gloser et rire.
Avant de bander l'arc et vider le carquois,
Momus , dieu des railleurs , daigne entendre ma voix
Et diriger les traits de ma main inexperte !
Le tir va commencer... sus, sus, pédants, alerte !
Le soleil visitait sa cinquième maison ,
Des examens maudits la fâcheuse saison
Venait de commencer. Alors, vaille que vaille,
Piocheurs et fainéants, tout s'émeut et travaille.
L'un est ambitieux du médaillon d'honneur ,
n
�-2
Qui lui vaudra gratis le titre de docteur;
Un léger tilbury, promis par son vieux père,
S'il passe bachelier, attend le jeune Hilaire ;
Celui-ci veut calmer le mécontentement
De son oncle, à Cahors , avocat consultant ;
Pareil au vieux grognard qu'a respecté Bellone,
Qu'ennoblit le chevron , et dont le poil grisonne
Au milieu de blancs-becs recrutés par le sort,
Cet autre, vrai viveur, par un sublime effort,
Affronte le verdict du docte aréopage,
Exhibe des cahiers, par une main à gage
Copiés proprement, argumente au hasard,
Provoque de ses pairs le rire goguenard,
Finit par rester court, et toute honte bue,
Par un vote infamant voit sa thèse reçue.
Les cabinets sont pleins, les cafés sont déserts.
Adieu Thalie ! Adieu mélodieux concerts !
Cupidon en pâtit. Plus d'une tendre amante
Se pose en Hermione , enrage et se lamente.
Le triste billardier regarde en soupirant
Ses billes au repos , dont le choc éclatant,
Sur un plan lisse et vert, récréait son oreille ,
Nourrissait sa famille et lui payait sa veille.
En classe, sur son banc , baille l'appariteur;
Les rangs au grand complet charment le professeur.
On n'a plus avec lui que manières honnêtes;
Plus de coups de sifflet ; ce ne sont que courbettes ;
Chacun fait constater son assiduité ;
On s'informe avec soin de sa chère santé;
Plus d'un patte-pelu veut lui servir d'escorte,
Et, la toque à la main , jusqu'au seuil de sa porte
Prétend le ramener... C'est un enchantement.
Avec l'hiver dernier quel contraste étonnant !
Finissons le tableau par un trait de Virgile :
�« Fervet opus. » Mon Dieu, que n'ai-je un pareil style
Soucieux à mon tour , dans mon humble réduit,
A feuilleter Chabot j'avais passé la nuit .
De mon temps gaspillé redoutant le salaire,
Expiant tant de jours perdus à ne rien faire,
Des boules du scrutin convoitant la candeur,
D'un vote omnicolor craignant le déshonneur,
Jusques au chant du coq j'avais poussé ma veille ;
Sur un gros Delvincour à la fin je sommeille,
Et, trois heures durant, mon souffle harmonieux
Contractant et gonflant mes poumons vigoureux ,
De la gent souriquoise égaya l'insolence ;
Et cependant, Morphée et le dieu du silence
Produisant à mes sens leurs plus riants tableaux,
Je ne rêvais que chars et courses de chevaux ,
Que chasses , que festins et maîtresse jolie ;
Par le mont St.-Bernard j'allais en Italie;
Mon Slaye était fini, j'avais prêté serment;
Mon talent révélé par un début brillant,
Au barreau renommé de ma ville natale ,
De mes rivaux jaloux confondait la cabale ;
Une jeune beauté, nièce du sous-préfet,
De grâces, de vertus assemblage parfait,
M'honorait de son choix, comblait mon espérance...
Tout à coup à ma porte on frappe avec outrance ,
La voix de Philibert me crie : Éveille-toi ! —
Sitôt! quelle rigueur ! — Debout ! te dis-je. — Eh quoi
Je venais à l'instant de clore la paupière. —
Il est déjà grand jour ; il faut d'un pas célère
Que, codes annotés et cahiers à la main ,
De l'Université nous prenions le chemin ;
Guéprat, Gisquel, Pinchon sont déjà dans la chaire,
Je les vois déroulant d'un air sombre et Sévère
�4
La redoutable liste où, précédé d'un point,
Le nom des paresseux est inscrit avec soin. —
Écoute , mon ami, si tant d'ardeur te presse ,
Je ne te retiens pas ; adieu ! pars et me laisse ;
J'ai besoin de sommeil, et c'est trop exiger ;
Encore si c'était pour entendre Granger !
De ses doctes leçons tout le monde est avide ,
Dans l'étude des lois c'est un excellent guide ,
Avec nouveau plaisir chaque jour je l'entends;
Mais écouter Gisquel, le bel emploi du temps !
Je me prends à bailler dès qu'il ouvre la bouche.
Le suive qui voudra; moi, je garde ma couche;
Me déranger pour lui? parbleu, j'aurais grand tort. —■
Mon indolent ami, tout le monde est d'accord
Qu'en fait de procédure il est un pauvre hère,
Un phraseur ennuyeux qui mérite un Molière.
Quoiqu'il en soit, mon cher, allons nous présenter ;
Si nous étions absents, il saurait nous pointer ;
Tu l'as été cinq fois, et tu dois être alerte,
Car d'un trimestre entier il faut craindre la perte.—
Je cède à ces raisons et saute de mon lit ;
D'un morceau de pain sec, mangé sans appétit,
Je me leste et je pars, mais non'sans répugnance.
Qu'ai-je vu, cher Edmond ! Dans une salle immense
Un monde d'auditeurs courbés péniblement,
Et gardant un silence imposé durement
Par un huissier grognon dont j'admire l'audace,
Une plume à la main, et cloués à leur place ,
Écrivent des cahiers qui ne sont bons à rien;
Mais il faut les montrer pour subir l'examen,
Sans cela , d'un Rebuffe aurait-il la science,
Nul ne peut se flatter d'obtenir la licence.
Pour compléter les miens il est beaucoup trop tard,
�Et ceux de mes amis, percés de part en part,
Présentent du visa la marque ineffaçable.
Je sais bien, il est vrai, que , dans un cas semblable ,
Beaucoup se sont aidés d'un écrivain public,
Mais ils étaient en fonds , Edmond, voilà le hic !
Depuis plus de six mois le diable est dans ma bourse ,
Les bontés d'Ànaïs m'ont laissé sans ressource;
Hébert la dugazon ne craint plus mon sifflet,
Et je dine à crédit au restaurant Malet.
Je remarque Gisquel, il dicte avec emphase
Et d'un air satisfait. Jour de Dieu , quelle phrase !
Sans hyperbole aucune , avant d'en voir la fin ,
De Tounis au Basacle on ferait le chemin.
Comment ! déjà parti ! Le bourreau recommence !
A cette rude épreuve il met ma patience !
Un moment de repos : en dictant ce recueil,
Que je ne pus jamais honorer d'un coup d'œil,
Quel est ton intérêt? Je m'en vais te le dire :
Ces monstrueux cahiers que tu nous fais écrire,
Servent à nous cacher ton incapacité.
D'où peut donc provenir ta grande vanité?
Juste ciel ! nous avons enduré la lecture
Du discours prononcé le jo^ur de l'ouverture ;
Nous avons vu bailler tes nombreux auditeurs;;
Un autre eût aisément fait palpiter nos cœurs
En rendant un pieux et véridique hommage
A Delmas, à Dufour, qu'appesantis par l'âge
La mort a moissonnés : leurs vertus ., leurs talents ,
Et pour nous tous enfin leurs tendres sentiments,
Quel plus heureux sujet ! mais ton étroit génie
N'a pu donner le jour qu'à cette rapsodie;
Cependant on te dit un grand littérateur.
Dis-moi, quels sont tes droits à ce titre flatteur ?
�f)
Au granit le plus beau, qui préfère la brique,
Goûtera, grand phraseur ! ta plate rhétorique.
Comme tout s'amplifie au pays toulousain !
Pradal est un Corneille et Tissot un Cochin.
J'ai vu, de mes yeux vu (comble du ridicule !
Horace , mon patron , passe-moi ta férule. )
Sur l'huis étroit et bas du tribunal de paix,
Ces emphatiques mots : Caveant Consules.
Mais sommes-nous ici pour un cours d'éloquence ?
Et quand il serait vrai qu'une vaine science
T'eût valu les honneurs des fades jeux floraux,
Que nous importe à nous ! Je vais en peu de mots,
Ainsi qu'à tes pareils, je vais, dis-je, t'apprendre
Ce que d'un professeur nous avons droit d'attendre :
Aux servants de Thémis candides aggrégés,
Etj, pour notre malheur, nouvellement plongés
Dans cette procédure , hélas ! bien différente
De nos premiers travaux, pour bannir l'épouvaxite
Qui de nos cœurs glacés s'empare malgré nous,
Iljfaudrait un docteur de nos succès jaloux ,
Qui possédât à fond cette ingrate matière,
Qui surtout n'allât pas , comme tu sais le faire ,
Du titre le plus long voir la fin en trois jours;
Qui, d'exemples frappants assaisonnant son cours,
Sût nous faire sentir quelles erreurs énormes
Ad viendraient du défaut de délais et de formes:
Protecteurs du bon droit, un tarif à la main ,
Ils éclairent sa marche, assurent son chemin ,
Ne vont qu'à pas comptés, redoutant mainte embûche
Où souvent la candeur étourdîment trébuche;
Patronnent l'orphelin, la veuve , l'insensé;
Exhibent de vieux plans, invoquent le passé;
Des experts , des témoins sollicitent l'office,
•Et, pour mieux l'assurer, ajournent la justice.
�7
11 nous faudrait pour guide un Nestor du barreau
Qui, dès ses jeunes ans , nourri dans un bureau,
Ayant pour tous hochets grattoir, plume, écritoire,
Comme un vieux procureur, possédât son grimoire ;
Eût souvent compulsé dossiers gros et petits;
Eût souvent libellé requêtes, contredits ;
De cent actes divers sût par cœur les formules,
Au milieu des arrêts, jugements et cédules
Fût dans son élément comme un faucon dans l'air ,
Une taupe sous terre, un requin dans la mer,
Et ne s'exposât pas à parler procédure
Aussi pertinemment qu'un savetier, peinture;
Un fouille-au-pot, marine, et guerre un capucin,
Qui, du législateur pénétrant le dessein ,
Pour tous les cas posés eût des doctrines saines,
Tel qu'on en voit enfin dans Grenoble et dans Rennes.
Par là sont illustrés les Pigeau , les Berryat,
Et le nom de Carré brille d'un grand éclat.
Aucun d'eux n'étalant un savoir ridicule
Ne chercha sottement d'un exploit ou cédule
Le type primitif dans les textes sacrés.
Gisquel l'a découvert dans : « Adam, ubi es ? »
Mais s'il en est ainsi, le premier fratricide,
Gain, l'affreux Caïn, d'Abel doux et timide
Assassin par envie, an parquet du Très-Haut
N'étant pas assigné, devait faire défaut ;
Mais point; il plaide au fond, et quand la voix sévère
De l'Éternel lui dit : « Qu'as-tu fait de ton frère ? »
Il répond tout troublé, dénué d'avocat :
« Seigneur, de le garder avais-je donc mandat? »
On dit que de Pigeau le docte et clair ouvrage,
Cité partout, n'a pu mériter ton suffrage.
Insecte, à ces grands noms tu veux joindre le tien !
Quel orgueil ! c'est trop fort; je me tais. Aussi bien
�8
Sur toi j'en ai trop dit, et l'on pourrait se plaindre
Que dans ces vers mordants où j'ai promis de peindre
Le risible travers de tous nos professeurs ,
De l'unique Gisquel j'assomme le lecteur.
Mais l'on cesse d'écrire et la leçon commence.
De tes discours, Pinchon , la stérile abondance
M'indigne et me confond. Ne sais-tu t'arrôter ?
Ménage tes poumons, cesse d'interpréter
Un article trop clair compris par nous sans peine;
Mais la vanne est lâchée, et toujours en haleine,
Sur le bois de sa chaire il frappe de son poing
Jusqu'à nous assourdir, et ne réfléchit point
Qu'il parle pour lui seul, car alors qu'il se livre
À ses grands mouvements , on a peine à le suivre.
Chaque doigt de sa main indique à volonté
Un enfant naturel ou bien un adopté2;
L'index, c'est Valentin seul parent dans sa ligne
Le médius s'abstient; l'annulaire est indigne
4
;
Son pouce fait le mort ; c'est toujours de Cujus
Dont les biens à ses hoirs enfin sont dévolus ;
Il décède intestat comme fit Alexandre,
Et de grands intérêts s'agitent sur sa cendre.
Pour éclaircir ces droits, le diffus professeur
Est tantôt demandeur et tantôt défendeur ;
Comme un vrai possédé s'agitant dans sa chaire,
Pour la veuve éplorée il réclame un douaire ;
Gourmande Elisabeth qu'il soumet à rapport5 ;
Réduit un préciput qu'il estime trop fort;
Fait la masse des biens, divise, subdivise,
Pour donner à chacun sa quote-part précise.
Au profit du lot B, qui d'autant s'accroîtra.
D'une soulte en argent il grève le lot A
6
;
Si l'un des appelés craint la charge des dettes
3
;
�9
Peut-être ultrà vires, que le défunt a faites,
D'un inventaire en règle il lui fait un rempart 8;
Comme un vieux sapajou pris dans un traquenard,
Bans des calculs sans fin le malheureux s'embrouille,
S'en prend à l'auditoire... il crie , il bave , il souille
De tabac, de salive et d'amidon poudreux
Son menton, sa simarre et son rabat crasseux ;
Et d'un si grand labeur , loyer trop ordinaire ,
Baffoué de bravos, il descènd de sa chaire.
L'efflanqué Gratacap , huissier obséquieux ,
Au bas de l'escalier l'attend d'un air piteux,
Et dans le vestiaire, où Pinchon se délasse,
D'un lait édulcoré lui prépare une tasse.
Mais laissons-là Pinchon et passons à Guéprat
Dont le front coloré du plus vif incarnat,
Et dont l'air réjoui me porterait à croire
( Éloignons un soupçon qui fait tort à sa gloire. )
Qu'il n'entre point à jeun quoique parti matin.
Assez facilement il s'exprime en latin;
Mais voulez-vous lui plaire ? il faut que ses saillies
Par un rire bruyant de vous soient accueillies.
Nul n'assaisonne mieux un quolibet cruel,
Tantôt au sel attique et tantôt au gros sel ;
« Mais c'est du Rabelais ! » se dit-on. Je le nie :
Une fois par semaine; au moins , il communie.
Ripol, son confesseur, presqu'autant qa'Homénas *,
Décrétaîiste ardent, ne le souffrirait pas.
De lardons, de bons mots on peut être prodigue ,
Sur des sujets permis, sans être Pape figue 10.
D'éclaircir quelque doute êtes-vous désireux ?
S'il ne peut vous répondre, il devient furieux;
Ne l'interrogez pas, non, je vous le conseille.
A certains médisants si vous prêtez l'oreille,
�10
Ils vous suggéreront ( Quel mensonge grossier ! )
Qu'on ne doit point le croire auteur de son cahier ;
Qu'on réduirait à rien d'ailleurs l'énorme ouvrage,
Monument du vieux temps, sans rapport à notre â
Si l'on en retranchait les serfs, les affranchis,
Les changements d'état grands, moyens et petits ,
Des stipulations les bizarres formules,
Avec les adventifs et profectifs pécules.
Au diable le vieux droit ! n'est-il pas un peu dur
D'exhédérer un fils si mimos sequitur u ?
Passe encor s'il s'ébat avec sa belle-mère,
S'il laisse dans les fers ou s'il maudit son père ;
L'assomme-t-il ? Prenez ce damné scélérat,
Cousez-le dans un sac avec un singe, un chat,2,
Un coq, une vipère ou tout autre reptile ;
A la rivière !... bon ; mais le rendre inhabile
A succéder, s'il est jongleur ou baladin ?
Que dis-je ! s'il lui plaît d'exercer l'art divin
Qui fit de Roscius l'impérissable gloire,
Plutôt que de brailler dans un obscur prétoire ?
Le code ne voit-là ni crime, ni délit.
« De altero negat qui de uno dicit l3. »
Ce n'est pas-là, Guéprat, un fait d'ingratitude u.
De cette question moi j'ai fait une étude ;
J'ai mes autorités. Voir Toullier, voir Merlin ,
De histrionibus... Aimable saint Albin,
Au jeu si franc, si gai dans l'emploi de grisette,
Que tu sois Madelon , Dorine ou Marinette ,
Que je serais heureux d'être ton Gros-René!
« A tes appas friands, luronne , acoquiné ! »
De narguer Mascarille ! Avec quel feu, quelle âme,
Je te dirais : « Adieu, beau tison de ma flamme ! »
Ou bien : « Chère comète, arc-en-ciel de mon cœur
Ami Justinien , je suis ton serviteur;
�M
Je trouvé à ta Novelle un peu trop de rudesse ,5.
Indulgence, indulgence aux péchés de jeunesse..
Granger prend la parole; on fait le plus grand cas
De ses instructions. Tout à coup au fracas
Qui régnait parmi nous succède le silence.
Appariteur zélé, que nous fait ta présence !
Elle est chez le voisin plus nécessaire... Nous ,
D'être dignes de lui nous nous montrons jaloux ;
Chacun la bouche ouverte et l'oreille attentive,
S'il perd le moindre mot sent une douleur vive.
Le savant professeur, dans un cadre réduit,
En termes brefs , précis , résume ou reproduit
Des grands corps de l'État les débats hauts et graves
Sur les nouvelles lois d'un peuple sans entraves ,
Ivre d'égalité ; les vœux du Tribunat,
Les oracles profonds.de ce Conseil d'État,
Consistoire imposant de penseurs , de légistes,
Par miracle sauvé du fer des anarchistes ;
Les avis éclairés des cours , des tribunaux ,
Tuteurs des droits anciens, des intérêts nouveaux,
Qu'on dût concilier, mission difficile !
Les votes des Tronchet, Portalis, Maleville ,
Immolant la coutume et ses diversités
Au droit romain purgé de ses subtilités ;
Ceux du premier consul qui, sur toute matière ,
Comme un phare dardait de grands traits de lumière,
Dont étaient éblouis tous ces vieux magistrats
Qui, nourris de Domat, de Pothier, de Cujas ,
S'étonnaient qu'un guerrier, l'honneur de notre histoire,
Tant de fois couronné des mains de la victoire,
Aux titres de héros et de triomphateur,
Joignît le nom plus saint de grand législateur,
Et, ce que de Louis ne put l'omnipotence,
�12
D'un bon code civil dotât enfin la France.
Mais lorsque ses talents font des admirateurs,
De l'humeur de Granger on voit des détracteurs ;
Ils disent qu'il est prompt à se mettre en colère,
Que de tous nos docteurs il est le plus sévère,
Que surtout, ah ! voici des griefs le plus fort,
Il prétend nous mener en enfants... il a tort.
En enfants ! Ah ! Granger, pour bannir de ton âme
Ce dessein malveillant et trop digne de blâme ,
Jette les yeux sur nous : les uns dans les combats ,
En servant leur pays, ont bravé le trépas ;
D'autres l'ont vu de près sur les ondes perfides ;
Je vois de celui-là les cheveux blancs , les rides ;
Celui-ci s'est rangé sous les lois de l'hymen ,
Et de plusieurs enfants est père... Tous enfin ,
Je n'en excepte aucun , sont parvenus à l'âge
Qui du joug d'un pédant à jamais les dégage.
Hélas ! ces tristes bruits ont quelque fondement,
Je l'avoue à regret, bien inutilement
J'élèverais ma voix pour prendre ta défense ,
Et je me vois contraint de garder un silence
Douloureux pour mon cœur. Qu'on n'aille pas plus loin ;
Si de notre salut Granger prend trop de soin ,
N'est-il pas tonsuré? si pendant l'intervalle
De ses instructions , par sa longue morale
Il se rend importun ; aigre déclamateur,
Contre l'esprit du temps s'il tonne avec fureur ;
Si d'un zèle pieux son âme pénétrée ,
Des spectacles, des bals nous interdit l'entrée ,
Nous défend les cafés et les lieux moins décents ;
Enfin, s'il veut régler tous nos amusements ,
Dans son amour pour nous j'en reconnais la cause ,
En faveur du savoir pardonnons quelque chose.
�♦
15
v
Chopin le bredouilleur occupe le fauteuil;
Mais on ne lui fait pas un favorable accueil.
À peine on l'aperçoit, aussitôt tout s'agite ;
Vers la porte chacun fuit et se précipite ;
Notre vaste local est vide en un moment.
A ce triste abandon lui bien indifférent,
Content du revenu qu'à sa place on attaehe,
Quoique sans auditeurs, il veut remplir sa tâche.
Mille écus sont sans doute un joli traitement;
Mais sa chaire lui vaut un autre émolument
Bien doux à son palais. Allez au café Suisse,
Tout près du Capitole , imposant frontispice
Qui cache une masure ; on l'aperçoit assis
Au milieu d'un essaim de jeunes étourdis;
Au piquet, au tric-trac , c'est toujours lui qui gagne;
Il leur dit ses exploits : comment, en Allemagne,
En défendant un poste, à Uaîne il fut blessé ,
Et sans secours aucun laissé dans un fossé
Fangeux et pestilent, et comment, au passage
Du grand Napoléon, ayant repris courage,
Se dressant sur ses pieds , il eut l'insigne honneur
De presser dans sa main la main de l'empereur.
On l'écoute , on le flatte, on verse, on le fait boire ;
Amis comme grillons 16 ; dès-lors la boule noire
N'est plus à redouter. Comprenez à présent
Le but intéressé d'un soin si complaisant;
Il ne les quitte point sans montrer sa blessure,
Qu'ils le veuillent ou non ; un bon témoin l'assure.
Parangon de vertu, pas trop prude pourtant,
La dame de comptoir , au minois si tentant,
Me disait l'autre jour : « Ce Monsieur m'assassine.
« Je ne saurais passer dans la pièce voisine,
« Pour y prendre vin chaud, cognac ou marasquin,
« Sans voir le vieux docteur... Il me pèse à la fin ;
�•
14
« Je n'y puis plus tenir; son impudeur me choque.
« Peste soit de son tic et de qui le provoque !
« Nombreuse est la séquelle et chacun a son tour ;
« Ce tableau m'est offert au moins dix fois par jour.
« Eh, qui me rendra donc le signalé service
« De le griser ailleurs qu'à l'estaminet Suisse ! »
Pardon de l'épisode, il est temps de finir.
Moi, que malgré l'appel on n'a pu retenir,
Je pars laissant brailler ce docteur pitoyable,
Le maudissant cent fois, et le donnant au diable. —
Revenez sur vos pas, l'auteur ! vous oubliez
De nous entretenir du suppléant Gimiez;
De cet individu n'avez-vous rien à dire ?
Ah, parlez-nous de lui ! nous voici prêts à rire. —■
Je vais vous contenter. Gimiez , jadis hussard,
A l'étude des lois s'est adonné trop tard,
Il est vrai ; mais enfin nos jeunes gens se louent
De sa bénignité ; de concert ils avouent
Que bien loin de chercher à les faire faillir,
II leur prête son aide. Oh! c'est un vrai plaisir ,
Quand sous la robe noire un idiot s'escrime,
De voir l'intelligente et vive pantomime
De ce benoît docteur , son sourire narquois,
Ses hochements de tête et le jeu de ses doigts.
Ses questions souvent sont par trop puériles : —
« Les enfants naturels, d'après nos lois civiles
« Sont traites beaucoup mieux qu'ils ne l'étaient jadis ;
« Ils n'héritaient jamais d'une obole, sandis !
« Mais il faut distinguer, n'est-cepas?— Oui.—Ron! putà:
« Ceux qui sont provenus ex soluio et... — solutâ
« C'est cela, de parents libres de tout lien ,
« Et pouvant s'épouser quand ils le veulent bien.
« Aucun n'a les honnurs d'un enfant légitime ;
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Pourtant ils ont des droits, car ils sont nés sans crime.
Non idem dicitur ni des adultérins,
Ni des incestueux 19 ; quant à moi, je les plains,
Mais je dois convenir que le code est fort sage ;
Il fallait relever surtout le mariage.
Ismaèl qu'Abraham eut de la jeune Agar,
Du vivant de Sara, n'était-il que vûtard ?
Réfléchissez... — U fut le fruit de l'adultère. —
Les filles du vieux Loth des œuvres de leur père
Eurent quelques moutards ; ces enfants malheureux
Vous les qualifiez, dites?... — D'incestueux. —
Tels furent les enfants d'OEdipe et de Jocaste ;
Ils n'ont d'après la loi que des aliments ; baste.
L'intérêt bien senti des familles , des murs ,
Fit toujours réprouver par les législaturs
Le don du concubin fait à la concubine 20 ;
De Chabot, de Grenier , c'est la saine doctrine.
Ces procès, si féconds en scandalux débats ,
Amusent le public; il en raffole. Hélas !
Un reste de fraîchur, un semblant de tendresse
Captent facilement l'imbécile vieillesse ;
Mais en frappant l'abus, on peut bien excuser
Un legs , un faible don, surtout en viager.
Voici mon sentiment : On doit être sévère
Lorsque Yautur du don décède époux et père.
Aliud, s'il est mort vuf et privé d'enfants.
Il faut aux vieux barbons quelques contentements ;
On les paie un peu cher ! la gravelle et la goutte
Ne sont pas un aimant pour la beauté. — Sans doute. —
Vous souriez, june homme, et vous avez raison.
A votre âge , en amour, j'étais un vrai démon ;
Aujourd'hui, vieux tison tout vermoulu , je fume.
La vuve de Christophe accouche d'un Posthume
Quatorze mois après la mort de son mari 21 ;
�16
« C'eût été bien le cas d'un bon charivari,
« Sans l'intervention du curatur au ventre 22.
« L'héritier putatif exaspéré , dii : diantre !
« Jacqueline accoucha juste au septième mois,
« Et je me crus bâté ; je me tus toutefois.
« Le cas est très-fréquent et c'est presque une mode;
« A mon dépit, d'aillurs , on opposait le code.
« En revanche , le code est aujourd'hui pour moi,
« Et je m'en prévaudrai, car j'ai subi sa loi.
« Quatorze mois !! Ma femme à concevoir si prompte ,
« Eût accouché deux fois... Allons, c'est une honte!
« Et je veux contéster la légitimité
« De ce fruit de la fraude et de Vimpuretè.
« L'enfantement tardif ( article trois cent douze )
« N'excède pas dix mois , et la cour de Toulouse ,
« MaîtreïRoussel l'assure , a , par plusieurs arrêts,
« Tranché la question. Je suis sûr du procès. —
« Que pensez-vous, Monsieur, d'un semblable système ? —
« Je crois qu'il est fondé. — Moi, j'en juge de même.
« Comment, en droit civil, compte-t-on les degrés 23 ?
« Vous le savez, voyons ; combien sont mesurés
« Entre un fils et son père ? — Un seul. — C'est à merveille.
« Entre deux frères? 1— Point. — Je vous tire l'oreille.
« On ne peut rien entendre ! il se fait trop de bruit.
« Huissier , que tout moqur soit sur l'heure éconduit.
« Je vous ai dit souvent dans ma léçon orale
« Comment vont les degrés en ligne latérale ;
« D'Isidore à son père un degré seulement,
« Puis un autre degré du père à l'autre enfant ;
« Cela fait deux degrés. Oh ! vous allez trop vite,
« Et partant vous errez. Verrur est non petite.
« Du cur, morbleu, du cur ! Au siège de Burgos,
« Il m'en fallut avoir, ou j'y laissais les os.
« La brèche, presqu'à pic , surtout sans main courante ,
�« Montrait des deux côtés mainte gueule béante
« Qui, sans avoir des dents à sa mâchoire en fer,
« Chair de poule, crédieu ! faisait venir la chair.
« Mon général me dit : — Tu seras de la fête
« Avec ton escadron, Gimiez, et ton trompette. —
« Démontés, débottés et l'espardeille aux pieds,
« Nous donnâmes l'assaut comme des grenadiers.
« Vainqurs, rien à plumer pour réjouir la panse ;
« Et du grand Scipion l'austère continence ,
« Ordre de respecter matrônes et nonnains ;
« Que s'il fut transgressé je m'en lavai les mains.
« Qu'il est beau pour Yhonnur de tenter l'escalade
« Sous le feu du canon et de la mousquetade ! ■—
« Cher confrère, abrégez cette digression.
o Pour ma petite part, rien qu'une question;
« Je saurai la poser sans blesser la morale.
« De votre argot troupier, tout à l'heure, un mot sâle
24
« A fait passer Pinchon , toujours un peu blafard,
« Du jaune du citron au rouge du fraisard. —
« Cher Guéprat! sur tes droits rarement j'empiète;
« Souvent ton droit romain m'assomme et me rend bête.
« Pinchon et toi, plein nez vous puez l'amidon ;
« Et, pour me restaurer , de la poudre à canon
« Je pensais respirer le parfum... A l'article
« Sept cent cinquante-huit, june homme ! sans bésicle
25
« En voici la tenur. — Je suis troublé, perdu. —
« Je le vois. Au total, c'est très-bien répondu.
« Tel est le résultat de solides études.
« Oh! vous irez très-loin... un mot des servitudes.
« Notre code civil, mon petit bachelier,
« Appelle servitude un service foncier
2S
.
« Quand un fonds la subit on dit qu'elle est passive ;
« Pour le fonds dominant elle est dès-lors...— Active. —
�48
«
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«
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«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
Bon ! Il est entendu que notre sol français
De serfs et de vassaux est purgé pour jamais.
Nous devons ce bienfait à la Constituante.
La vieille monarchie était sur cette pente,
Grâce au bon Louis seize, inspiré par Turgot,
Malhesherbe, Neckèr... Ce n'était pas trop tôt.
Au puits de mon voisin'j'ai le droit de puisage 27 ;
Ce droit emporte-t-il faculté de passage 28 ?
Sur cette question plus d'un est resté court ;
Mais vous, vous répondrez , fondé sur Delvincour,
Desgodets , Pardessus , les arrêts , la doctrine,
Hardiment, sans broncher, je le vois à la mine,
Que le droit de passage est bien évidemment
Dans la charge compris, quoique implicitement ;
Mais je veux vous traquer et sans miséricorde :
De mon voisin ou moi qui doit fournir la corde ?
Eh, eh, vous avez là de l'eau jusqu'au-menton !
Barbottez un moment sans trop d'émotion ;
Je suis trop bon enfant pour vous laisser en peine ;
C'est moi qui dois fournir ou la corde ou la chaîne
Si je prétends user du service foncier ;
Aussi, Monsieur Pinel, ce grand justicier ,
Pour ne pas donner prise à la moindre chicane,
En léguant l'usufruit à sa servante Jeanne 29,
Qui, trente ans tout au moins , fit et défit son lit,
Et sur ses volontés jetait un interdit,
D'un quartier de maison sans eau pour le lavage,
Du puits du ciel-ouvert lui concéda Yusage 30 ;
A l'héritier du sang enjoignant par exprès
D'en laisser , jour et nuit, large et libre l'accès ,
(Une larjur d'au moins une toise..., une canne,
Vu la rotondité de la susdite Jeanne. )
Et tenir à ses frais, toujours en bon état,
La corde, la carrelé ainsi que le farrat 31.
�19
« D'un testament exact c'est le modèle unique ;
« 11 l'avait cacheté dans la forme mystique
32
;
« En plein tribunal lu par Bedry, président,
« De l'auditoire entier il fit l'enchantement.
<c Des puisards et des lieux je passe la matière
33,
« Et pour cause. Guéprat, ouvre ta tabatière.
« En usez-vous? — Monsieur, je suis pris du cerveau. —»
« Ah bah ! vous répondez comme un autre Blondeau.
34.
« Vous savez ce que sont filets, corbeaux et baies
« J'enjambe les fossés et je saute les haies
35;
« Pierre et Paul sont bornés par un mur mitoyen
36
;
« Qui doit l'entretenir?— Tous les deux.— C'est très-bien
« Balthazar, sur mon clos épanche ses gouttières ;
« U a le stillicide...; et ses eaux ménagères
3a,
« Peut-il m'en infecter? — Je ne le pense pas. —
« Vous l'avez dit tout sul ! Malhur aux avocats
« De Limoux ! sur mon âme , ils en verront de belles !
« Aux rayons du soleil s'éclipsent les ohandelles. » —
C'est ainsi que Gimiez aime à se divertir
Aux dépens d'un benêt. Ah, laissez-moi finir !
De mes vers limoneux je sens tarir la source ,
Et je touche du doigt le terme de ma course.
La voilà ! cher Edmond , la docte faculté
Qui remplit le Midi de sa célébrité.
Granger seul excepté, qu'un plus saint ministère
Réclame dès longtemps, et qui de cette chaire
Où si lucidement il explique les lois,
A celle d'où le prêtre impose même aux rois ,
Va s'élever, quel ton, quel jargon, quelles têtes!
De notre droit nouveau quels tristes interprètes
.
1
Le zèle fait défaut à quelques-uns d'entr'eux.
En style de taverne il en est au moins deux
Qui rabâchent sans fin leurs traînants commentaires.
37.
�20
Et ces gens au concours ont emporté leurs chaires !
Cathédrants dubon temps , gros bonnets d'autre'fois ,
Dont les bustes pressés , de terre cuite ou bois,
Comme en un colombier, dans des niches ovales ,
Du sacré Capitole ornent les vastes salles ;
Que Toulouse vénère et parfume de fleurs ;
Qu'exaltent à l'envi ses quarante rhéteurs ,
Et que maint troubadour sur son rebec honore
Quand vient le férètra de l'éternelle Isaure ;
Mânes du vieux Furgole et de ses assesseurs,
Ah ! vous devez gémir d'avoir pour successeurs
Tous ces hommes obscurs qui sapent votre ouvrage.
Cependant écartons un funeste présage ;
Des membres décédés les sièges sont vacants ,
Et pour les occuper nous voyons sur les rangs
Des avocats connus qui, par leur éloquence
Et leur vaste savoir, joint à l'expérience ,
Remplissant notre espoir, réalisant nos vœux ,
Formeront des sujets instruits et dignes d'eux.
Enfin j'ai terminé cette prosopopée
Dont j'ai depuis deux jours la cervelle occupée.
Cher Edmond, ce n'est pas mon plus brillant morceau
Pourtant à le limer j'ai sué sang et eau
39
;
Mais j'ai le coup-d'œil sûr , n'est-ce pas ? A la cible ,
D'être un tireur adroit il me sera possible.
• Je veux , l'un de ces jours , aller chez Vestrepain ,
Quartier d'Arnaud-Bernard, pour me faire la main.
Qui sait si, de fortune, en pressant la gâchette,
Je ne toucherai pas le bas-ventre ou la tête
Du duelliste en frac doublé de fer battu,
Envers et contre tous signalant sa vertu,
Dont, par un art heureux, un gramme de peinture
�m
(
Cicatrise à l'instant la plus grav» blessure ;
Sur s'es rigides pieds dressé contre un piquet,
A la hauteur de l'œil tenant son pistolet,
Sans jamais sourciller, dans une pose fière ,
Comme s'il méprisait le feu de l'adversaire !
J'ai pensé bien souvent que si l'arquebusier
Entendait un peu mieux son infernal métier ,
Au lieu du beau lancier , du sévère gendarme
Et du vieux grenadier qui présente son arme
A l'empereur debout le pied sur un canon,
L'avant-bras gauche au dos, promenant son lorgnon
D'un regard inspiré sur un front de bandière;
Au lieu de son sapeur et de sa cantinière ,
Il devrait figurer, en simarre et rabat,
En perruque poudrée, et Pinchon et Guéprat,
Granger à l'œil vitreux, à la mine ascétique,
Gimiez reconnaissable à son ris sardonique ,
Et l'huissier Gratacap ouvrant un large bec
Pour crier : « Paix ! Messieurs, » d'un ton hargneux et sec.
Alors , pour s'exercer , vous verriez quelle presse !
C'est ainsi que l'on voit accourir à confesse,
Au Taur, à Saint-Sernin, pour gagner les pardons,
En temps de jubilé, matrones et tendrons.
« C'est à toi que je dois , Guéprat, la boule noire , »
Dirait l'un. « Aussi vrai que je me verse à boire ,
« Et que je vais vider ce flacon de cognac ,
« Je m'en vais t'éborgner... A ton œil gauche ! tac. —
« En procédure, soit, je ne suis pas un aigle ;
« Mais du jeu de billard qui connaît mieux la règle ?
« Qui manie aussi bien la queue à procédé ?
« De deux inscriptions tu m'as dépossédé ;
« Le reste de mes jours je t'en tiendrai rancune, »
Dirait l'autre. « Gisquel, à ton beau nez ! Et d'une. —
« Docteur microscopique et grand écornifleuf ,
�22
« Tu m'as cbûté, vantard ! vingt verres de liqueur;
«■ Si j'ai, quoique un peu gris, la main tant soit peu sûre ,
« Tu montreras à l'aine une double blessure.
« A toi ! Chopin, pin» , pam !» — Et ce seraient des ris ,
Des applaudissements, des bravos et des cris,
A donner le vertige aux chats , à la volaille,
A faire expatrier les oiseaux de muraille.
Eh quoi ! je ris moi-même à me tenir les flancs ;
Mais j'oublie un peu trop que je suis sur les bancs.
A Dieu ne plaise ! Edmond, que j'en porte la peine
Au prochain examen... Je n'ai qu'une quinzaine
Pour revoir la matière et me bien préparer ; ■
Tel qui rit samedi dimanche peut pleurer.
FIN
�m
jiiMi 11
COMPLAINTE
A
LONGUE
IE
QUEUE.
I
Le plus redouté des espiègles
C'était bien le petit Gaspard ;
Dans les prés, les blés ou les seigles,
Il allait, le jeune égrillard,
Dût-il ou non se mettre à table,
Chercher des nids, sauter, courir.
N'allez pas au jardin du diable,
Enfants, pour ne plus en sortir
1
!
Il rodait souvent en maraude,
Flairant le fruit de l'amandier ;
La prune noire ou reine-claude
Ne révoltait pas son gosier ;
La fraise au parfum agréable
Éveillait surtout son désir.
Parfois le long d'une eau dormante ,
Avec son harpon à la main,
Il lardait la gent coassante
Ou le rat, leur fâcheux voisin ;
De sa malice impitoyable
Que de matous durent pâtir !
�24»
II faisait chanter la cigale
En lui chatouillant l'abdomen ;
Au lapin-blanc , comme à la balle,
Il ne craignait aucun gamin ;
Au jeu de barre, infatigable ,
Il primait à poursuivre ou fuir.
Aux longs jours , il n'était pas rare ,
Quand sévissait l'ardent Phébus,
Qu'il se vautrât dans quelque mare
Avec d'autres bambins tout nus;
D'un ébattement délectable
Tout crotte on le voyait venir.
Quel désordre dans sa toilette,
Enfants, de la tête au talon !
Gaspard jouait à la roulette
Les boutons de son pantalon ;
Plus de cent fois son pied coupable
Pollua sa casquette en cuir.
Quand l'hiver offusquait la face
De l'astre splendide des jours,
Et par une croûte de glace
Des ruisseaux enchaînait le cours ,
Équilibriste incomparable,
Il glissait sans jamais gauchir.
A ces tours d'agile souplesse,
Il ne risquait que son fémur.
Plus grande était sa hardiesse
Quand, sur le chaperon d'un mur ,
Avec un aplomb remarquable,
Un pari le faisait courir.
�25
Au temps de sinistre mémoire,
Où gamins de Bourg , de Cité,
Séduits par une fausse gloire,
Vivaient en grande hostilité ;
Où le caillou peu malléable
En sifflant se faisait ouïr ;
Entre les grecs de la Peyrade
Et les troyens de Lamourguier,
C'étaient ou lardon ou bravade,
Bataille ou combat singulier.
La fortune était variable ;
Souvent on vit le sang jaillir.
Par une amande de rivière 2,
Un grand chef, autre Goliath ,
Atteint tout près de la paupière,
Fut un jour mis hors de combat ;
C'est de ta fronde redoutable,
Gaspard, qu'on vit le coup partir.
Les ennemis, dans leur retraite ,
Furent refoulés au cagnard.
Dans une criarde brouette
On promena le fier Gaspard ;
Sa témérité condamnable
S'en accrut et dut embellir.
A cette époque du carême
Où le chrétien, d'un cœur contrit,
En prière et la face blême,
Pleure la mort de Jésus-Christ ;
Où le battant infatigable
Au clocher semble s'assoupir ;
�26
Quand d'une lugubre tenture
Sont recouverts les saints décors ;
Quand les autels sont sans parure,
Les flambeaux ou ternes ou morts ;
A l'heure où d'un bruit effroyable
Les sourds même vont tressaillir ;
A la grille du sanctuaire ,
Gaspard, son cornet à la main,
Du mystérieux luminaire
Suivait le solennel déclin ;
Bon ! l'éteignoir insatiable
Achève de tout assombrir...
Aussitôt tympans et crécelles 3,
Barils , trompettes et grelots,
Toutouïs et tarabastelles
Du temple ébranlaient les vitraux ;
Les bœufs de la crèche adorable
De terreur semblaient en mugir.
Un soir, après ce beau tapage ,
En passant, il jette les yeux
Sur l'opaque et graisseux vitrage
D'un tisserand industrieux ;
D'une malice délectable
Il veut se passer le plaisir;
Il l'a crevé d'un coup de tète,
Et d'un air tout à fait gentil :
« Vous qui jouez de la navette,
« Holà ! mon vieux, quelle heure dst-il
D'un courroux ardent, implacable , '
L'artisan se sentit saisir ;
�'27
De sa loge il se précipite
Et donne la chasse au vaurien;
Il va le happer... Vite ! vite !
Le maraud, dans Saint-Sébastien 4,
Trouve un asile inviolable;
Mais il faudra bien en sortir !
Sans doute; mais la foule est grande,
Car c'ést le temps des stations ,
Et le bigot de contrebande
Prolongea ses dévotions
Tant, que notre homme inconsolable
De se venger dut s'abstenir.
Enfants, la youlez-vous plus belle ?
Un autre jour, ce polisson,
Au derrière d'une haridelle
Attache un énorme chardon.
Jusques-là, débonnaire , affable,
L'ânon n'avait su qu'obéir.
Son naturel n'est plus le même;
Les piquants lui grattant l'anus,
Dans son impatience extrême,
Plus il rue et se vautre, et plus
Au dos l'épine est dommageable ;
De douleur on l'entend gémir.
Oh ! votre terreur n'est pas vaine,
Marchandes d'œufs et de croquets ,
De terraille et de porcelaine ;
Empoignez fourches et balais ;
L'auteur du fait est insolvable,
Et le roussin n'a que son cuir.
�28
Enfin, à chaque trait pendable ,
Dans la ville ou sur le rempart,
On trouvait le même coupable ;
C'était Gaspard , toujours Gaspard.
L'œil au guet, prompt, insaisissable ,
Rarement on put le punir.
Mais enfin tant" d'espiègleries ,
Un si coupable égarement,
Ces larcins, ces taquineries,
Devaient avoir leur châtiment ;
Du ciel la justice équitable
Contre le drôle allait sévir.
N'allez pas au jardin du diable,
Enfants , pour ne plus en sortir !
II
Non loin de l'église gothique ,
Où nos bons aïeux, de saint Paul
Gardaient la pieuse relique ,
Gît dans les profondeurs du sol,
Près du bastion redoutable
Que Vauban fit, dit-on, bâtir,
N'allez pas au jardin du diable ,
Enfants, pour ne plus en sortir !
�Un enclos morne et solitaire ,
Caillouteux, infect, abhorré,
Qu'enceint un mur quadrangulaire
Par l'ongle du temps délabré;
A son aspect épouvantable,
De peur on se sent tout transir.
Dans cette clôture maudite ,
L'œil offensé ne saurait voir
Que ronce épaisse et parasite,
Et qu'arbuste au feuillage noir ;
Sous leur ombrage abominable
Maint reptile vient se tapir.
Disséminés on voit encore
La bourre d'un hideux grabat,
Des haillons que le ver dévore,
Le corps desséché d'un vieux chat
Dépôt immonde, détestable,
Où d'affreux débris vont pourrir.
Dans les éternelles ténèbres
D'un souterrain anfractueux,
Voltigent mille oiseaux funèbres
Qu'éblouit la clarté des cieux.
Du hibou le cri lamentable
Toute la nuit s'y fait ouïr.
C'est-là qu'au milieu des orties,
Des lézards, des colimaçons,
Font leurs infernales orgies
Les Stryges, suppôts des démons;
Dans leur sarabande effroyable
On les entend hurler , glapir.
�50
Tout près , un soir, a. la roulette,
Gaspard jouait avec Vidal ;
Un coup de vent prend sa casquette ;
Lui de courir... 0 sort fatal !
Flottant dans un nimbe de sable
Que roule un folâtre zéphir,
Elle cheoit dans la fosse horrible.
Pour nos gaillards quel embarras !
« Bah ! de l'avoir il m'est possible. »
Vidal lui dit : « Ne descends pas;
« A quoi songes-tu, misérable !
« Pour moi, j'aimerais mieux mourir. »
« Oh ! si j'avais une lanterne
« Je sonderais ce vilain trou,
« Car sans clarté qui me gouverne
« Je pourrais me rompre le cou.
« Attends-moi près de cette étable ;
« Je ne te ferai pas languir. »
Prendre l'essor vers sa demeure,
Se pourvoir et s'en revenir,
Lui prirent à peine un quart-d'heure :
Qui mieux que lui savait courir !
De son ami plus raisonnable
Les conseils ne font que l'aigrir.
Il descend ou plutôt s'affale
Par où le mur est le plus bas;
Des joints il manque l'intervalle
Et se meurtrit sur des plâtras.
Ce début si désagréable
Ne provoque aucun repentir.
�51
Au pied d'une plante rampante
Il a retrouvé son toquet ;
Déjà de sa lanterne ardente
Glisse sur le mur le reflet ;
Déjà dans l'antre infranchissable
11 a mis le pied sans pâlir.
Cependant de son char d'ébène,
Tiré par quatre noirs chevaux ,
Des nuits la brune souveraine
Aux mortels versait ses pavots ;
Une ombre dense, impénétrable,
Dans les bas-lieux vient s'épaissir.
Vidal, que la frayeur domine ,
Et qu'attend le repas du soir,
Au bord de la fosse s'incline :
« Il est tard, mon cher, au revoir ! »
Il entend un cri lamentable ;
Un tremblement vient le saisir.
Que faire en pareille occurrence?
Porter à son ami secours?
Pas mal... pour servir de pitance
(Mis en hachis ou cuit au four)
A la huaille abominable ?
Le plus sûr est de déguerpir.
Il fuit sans demander son reste,
Et perd en courant son soulier.
De Gaspard l'accident funeste
Retentit dans tout le quartier ;
Sa pauvre mère inconsolable
Ne sait à quel saint recourir.
�32
A le sauver chacun s'empresse ;
Lanterne, falot, matelas,
Civière, cordage et compresse ,
Sont requis pour ce triste cas.
On descend à l'aide d'un câble ;
Un guide sûr vient de s'offrir.
La vapeur de la poix fumeuse,
La clarté de tant de flambeaux ,
Trouble dans leur retraite ombreuse
Souris, chats-huants , escarbots ;
La fourmilière innombrable,
Dans ses terriers va s'enfouir.
Cependant qu'au-dessus des têtes,
Dans le brouillard caligineux,
Les chauves et farouches bêtes
Croisent leur vol vertigineux,
On poursuit l'œuvre charitable ;
La peur n'en saurait divertir.
Alors aux yeux tout se révèle :
Quel mobilier ! l'affreux manoir ! •
Un gril tors, un tronçon de pêle,
Un vieux sabot pour égrugeoir,
Des balais à manche d'érable,
Au sabbat pour aller bondir,
Et la marmite au ventre obèse,
Où tant de fois , en pot-pourris,
Bouillirent, sur l'ardente braise,
Chien, matou, tripaille et souris...
Mais un dégoût insurmontable,
Enfants, me contraint de finir.
�En rampant sur la terre humide
On entend un gémissement,
Et dans un cloaque fétide,
Et déjà plus mort que vivant,
On découvre le misérable,
De son imprudence martyr.
Enfoncé dans la boue immonde
Qu'en respirant il avalait,
On vint trop tard d'une seconde ,
Gaspard avait déjà son fait.
Plus d'une larme véritable
Accueillit son dernier soupir.
De l'ustensile domestique
Meublant le pandémonion,
De tout signe cabalistique,
Hache et marteau firent raison ;
Tout ce qui se trouve inflammable
Est mis au feu pour en finir ;
Surtout un pet-en-l'air fantasque,
Bariolé, hideux à voir,
Défroque d'une vieille masque,
Son faux chignon, son dévidoir.
Après cet exploit mémorable ,
L'on remonte et l'on va dormir.
#
S'il faut en croire la chronique,
(Enfants, les mots n'ont point d'odeurs.)
Pressé d'une forte colique,
Le dernier des explorateurs....
Ma foi non ! d'un mot regrettable
Je neveux mon conte salir.
11
�54
Il en fit un aveu sincère :
L'orteil pris dans un étrier,
Il crut qu'une infâme sorcière
D'en bas le tirait par le pied ;
De toute aventure semblable
Il promit bien de s'abstenir.
Le lendemain du jour d'angoisse,
Le rauque et monotone glas
De la cloche de sa paroisse,
De Gaspard sonnait le trépas ;
On vit toute la gent pendable
Au convoi funèbre accourir.
Que ceci vous serve d'exemple ,
Morveux et méchants garnements !
D'en haut l'œil de Dieu vous contemple;
Terribles sont ses châtiments ;
Mais l'enfant doux , honnête, aimable ,
S'assure un heureux avenir.
N'allez pas pas au jardin du diable ,
Enfants , pour ne plus en sortir !
Juin 1848.
�VŒUX
A NOTRE-DAME DES AOUZILS",
DE GRUISSAN.
UNE
MÈRE.
Au pied de la tour en ruine
Qui se dresse sur la colline,
Deux fois par jour je viens m'asseoir.
Qu'il me tarde de te revoir,
Mon pauvre Armand ! J'ai bon courage,
Car il fait, sous ton patronage,
Son premier trajet de long cours ,
Notre-Dame de bon secours !
* Nos paysans, trompés par la ressemblance du mot aouzils avec le verbe patois aouzi
(entendre), ont cru pendant longtemps, que celte Notre-Dame , qui a sa chapelle dana
une grotte , à une petite lieue de
Gruissan , guérit .le la surdité, Cette croyance est en
baisse, et l'on ne voit plus guère dans Noire-Dame des Aouzils que la protectrice des
navigateurs , une Noire-Dame de la garde , de recouvrante ou de bon secours. Je ne serais
pas éloigné de penser que le mot aouzils est une corruption de L'ablatif pluriel du substantif
latin atixiliitm.
�36
UNE
ÉPOUSE.
Esclave d'un devoir sévère,
Sur la gabarre La Guerrière,
Et sans me faire ses adieux,
Mon mari part pour d'autres cieux.
Je crains de ces lointains parages
Les maux, les écueils, les orages ;
C'est un père... sauve ses jours,
Notre-Dame de bon secours ! "
UNfi FIANCÉE.
Nos bans se publiaient au prêche;
Nous traitions d'un bateau de pêche
Survient un ordre de départ.
Garde Justin de tout hasard,
Au port, en rade, à la croisière ;
J'aurai soin de ton luminaire
Et serai ta dame d'atours,
Notre-Dame de bon secours !
UNE
SOEUR.
Ma mère à ton culte fidèle,
Quand il naquit, mit sous ton aile
Mon plus jeune frère Alexis ;
Il va revenir de Cadix.
En attendant ce jour de fête,
J'orne de clinquant et paillette
Ton diadème de velours,
Notre-Dame de bon secours !
�57
UN QUARTIER-MAÎTRE.
Le cers fraîchit, la mer est belle ;
Sur ma légère caravelle
Je vais trafiquer au Maroc.
Ce soir je hisse le grand foc.
L'équipage de mon navire,
Qui lève l'ancre au tournevire,
A ton assistance a recours,
Notre-Dame de bon secours !
UN CAPITAINE AU LONG COURS.
La haute mer est mon|dbmaine ;
L'examen m'a fait capitaine ;
J'ai pour sabot un bon trois-mâts,
Dont j'ai pris quatorze quirats ;
Il a le doux nom de Marie.
Garantis de toute avarie
Et mes allers et mes retours ,
Notre-Dame de bon secours !
UN ARMATEUR.
J'ai navigué sous ta tutèle ,
Cent fois d'Alger à La Nouvelle,
Sans éprouver le moindre échec.
Un spécimen de mon chebec,
Avec haubans, voilure, écoute,
Prouvera, pendant à ta voûte ,
Ma reconnaissance à toujours,
Notre-Dame de bon secours !
�38
EN CABOTEUR.
Voici mon octant, ma boussole ,
Mon atlas et ma banderole ,
Je te les offre en ex-voto.
De pêcheur j'achète un bateau.
Adieu bombarde ! adieu frégate !
L'étang de Bage ou de Leucate
Sera mes dernières amours,
Notre-Dame de bon secours !
UN PILOTE CÔTIER.
Sans l'œil exercé d'un pilote,
Un cutter anglais faisait côte...
Je me dévouai de bon cœur ;
J'y gagne un médaillon d'honneur.
Je te le dois : car, sans ta grâce,
Aurais-je de l'étroite passe
Aussi bien rasé les détours ,
Notre*-Dame de bon secours ?
UN GABIER.
Le marin n'est pas hypocrite ;
Cependant d'Avé, d'eau bénite,
Prodigue au moment du danger,
Son repentir est passager.
Fi de ces chrétiens froids et lâches !
A bord, comme au plancher des vaches,
Ma ferveur est de tous les jours ,
Notre-Dame de bon secours !
�UN VIEUX CORSAIRE.
A la Franqui je pris naissance ;
Indocile dès mon enfance,
J'ai fait plus d'un honteux métier :
Miquelet, forban, négrier.
Pour m'amender j'ai peu de marge.
Les gros péchés sont lourde charge
Quand la vie est à son décours,
Notre-Dame de bon secours !
UN JEUNE MOUSSE.
J'ai rapporté d'un long voyage ,
Pour te l'offrir, ce coquillage
Qui reluit comme un arc-en-ciel ;
Souffre qu'il pare ton autel :
C'est tout ce que peut, à son âge ,
Un mousse , léger de bagage,
Dont les profits sont un peu courts,
Notre-Dame de bon secours !
UN PATRON DE CANAL.
On ne me voit jamais au large.
Je conduis mon bateau de charge
Tout bonnement sur le canal;
J'y brave et marin et mistral.
Mon chaland n'a ni mât, ni quille ;
Mais infirme est ma pauvre fille ;
Et tu prends en pitié les sourds,
Notre-Dame de bon secours !
�40
L'AUTEUR.
En vérité, j'ai du malaise
De m'arrêter au chiffre treize ;
J'aurais fait sur l'Enfant Jésus
Autant de vœux et même plus.
Le moule est sain , la fonte est prête ;
Mais, ô contre-temps ! ton poëte
Est à bout de rimes en ours,
Notre-Dame de bon secours !
Juin 1846.
�PREFACE
D'ALONZO
ET
D'IMOGINE.
*
Je fus tellement impressionné, dans mon adolescence ,
par la ballade du preux Alonzo et de la belle Imogine,
telle qu'on la trouve dans un roman, traduit de l'anglais,
intitulé Le Moine, que je ne l'ai jamais oubliée; ce qui
paraîtra moins surprenant à ceux qui se souviennent de
l'avoir entendu chanter par nos pères sur un air approprié au sujet. Je n'en connais pas l'original ; mais je
n'hésite pas à croire que le traducteur l'a gâté. Je n'ai
conservé de cette traduction, qui contient dix-neuf strophes, que ce qui m'a semblé passablement versifié ; tout
le reste est d'une platitude insoutenable. Tous ceux qui
font des vers savent combien ies corrections sont difficiles
quand, une pièce s'étant gravée ineffaçabiement dans la
mémoire, on veut en conserver le rythme. Cette difficulté
est d'autant plus grande que le vers est plus court ; c'est
ce qui fait qu'en amplifiant beaucoup cette ballade , j'ai,
malgré moi, conservé des tronçons de strophes et même
plusieurs strophes à peu près entières; j'en fais l'aveu
d'avance pour qu'on ne crie pas au plagiat. Le lecteur me
fera l'honneur de croire que j'ai assez d'imagination et de
verve poétique pour en faire d'équivalentes. Si l'axiome
�42
latin « forma dat esse rei » est vrai, comme tous les axiomes, la pièce qui suit est plus à moi, malgré ces emprunts
quasi - forcés, qu'au traducteur français du roman de
Lewis, qu'on dit être Letourncur.
Maintenant, comment se fait-il que ma mélancolie qui
sait qu'il n'y a rien à faire pour elle quand je prends la
plume, et qui laisse alors la place libre à ma gaîté, sa
colocataire , pour en reprendre possession quand j'ai fini
d'écrire, m'ait entraîné cette fois à répandre sur le papier
ses noires inspirations ? Comment se fait-il qu'ennemi de
l'horrible en littérature, je me sois complu à paraphraser,
démesurément peut-être, une vieille ballade espagnole
d'un genre si monstrueux ? Le voici :
A peine sorti d'une grave maladie, j'étais encore dans
la pénombre d'une convalescence équivoque, ne voyant
l'éclat du jour qu'à travers les rideaux de mon lit. Mes
aliments étaient des limaçons que leurs cornes menaçantes
ne m'empêchaient pas d'avaler tout crus et pleins de vie,
et mon breuvage, des juleps. La moindre imprudence,
pouvant me ramener aux portes du tombeau, m'exposait
aux adieux sans retour de la santé , qui me tirait de mon
lit, d'une main secourable, en m'intliquant de l'autre mon
jardin délaissé, dont les arbustes et les fleurs se mouraient
de sécheresse et d'inculture.
Dans cette situation, où, coiffé d'un bonnet de coton,
la barbe longue d'un pouce, et maigre à faire peur, je
jouais le rôle d'Eurydice, fuyant, sur les pas de son époux,
le séjour désolé des mânes :
« Tœnarias fauces, alta ostia Ditis. »
sans être tout à fait aussi intéressant, mes idées étaient
noires comme les pastilles de calabre que je suçais pour
�45
m'adoucir le gosier. C'est dans un de mes moments de
tristesse que me rappelant la ballade d'Alonzo , je fus plus
choqué qu'autrefois dut prosaïsme et de la platitude de la
plupart de ses stances, il me sembla que, sans changer
l'ordre des idées, et en conservant la mesure du vers , je
pouvais, par un peu de poésie, rendre cette aventure moins
horrible, comme on rehausse une tenture funèbre par des
franges et des larmes d'argent, cl je me mis à l'œuvre. Si
je n'ai pas réussi, j'aurai cela de commun avec le satirique
Boileau qui, malgré son excellent jugement, crût un jour
avoir réussi dans l'Ode, et ne pas déparer ses œuvres par
l'insertion de ses Stances sur la prise de Namur. En tout
cas, plus ma chute sera lourde, moins je serai tenté,
métaphoriquement parlant, de changer de monture, imitant en cela le grave M. Amadou qui, malgré la longueur
de ses jambes, et quelque éloigné que fut du clocher de
St.-Just, le théâtre de ses opérations géodésiques, aimait
mieux « effleurer de ses pieds les cailloux du chemin » ,
juché sur l'ânesse d'Aslruc, que courir le risque de tomber,
en enfourchant un cheval, même le plus trailable, comme
la jument de Lautier, son confrère.
�*
♦
�BALLADE IMITÉE DE LEWIS , AUTEUR DU MOINE.
«
A
«
«
Il le faut, » disait un guerrier
l'inconsolable Imogine ;
Il le faut, je suis chevalier ,
Et je pars pour la Palestine.
«
«
«
«
Du croissant le monde chrétien
S'apprête à punir l'insolence,
Le Breton, le Franc, le Germain
Ceint le glaive et brandit la lance.
«
«
«
«
La main de Dieu s'appesantit
Sur l'odieux Amalécite.
Le cri du salut retentit
Du Liban au lac Asphaltite.
9
«
«
«
«
Sans braver la mort ou les fers,
Bientôt le pèlerin austère
Franchira les monts et les mers ,
Vivant de jeûne et de prière,
«
«
«
«
Pour adorer dans le Saint-Lieu ,
Que l'infidèle aujourd'hui souille ,
La grande tombe où l'Homme-Dieu
A la mort ravit sa dépouille.
�4G
«
<(
<(
«
Dieu m'appelle à de saints combats ;
Du ciel la milice immortelle
Soutiendra l'effort de nos bras,
Et couronnera notre zèle.
«
«
«
«
J'entends hennir mon palefroi.
Tout pour l'honneur, ma noble amie
En m'arrachant d'auprès de toi,
Je me dérobe à l'infamie.
«
«
c
«
Tes pleurs dans ce cruel moment
Calment mes jalouses alarmes ;
Mon cœur recueille avidement
Tes soupirs, tes touchantes larmes ;
«
«
«
«
Mais si le dard du Sarrazin
M'atteint sur la plage étrangère,
D'un rival plus heureux la main
Séchera bientôt ta paupière. —
«
«
«
«
Amant soupçonneux et cruel !
Ton doute afflige ma tendresse...
Vivant, je te suis à l'autel ;
Mort, je te pleurerai sans cesse.
«
«
«
«
Si j'étais parjure à ma foi,
Qu'au banquet de mon mariage,
Soudain se dresse devant moi
Du croisé la sanglante image ;
«
«
«
«
Que sorti de son noir tombeau,
Pour punir ma flamme insensée ,
Le spectre irrité d'Alonzo,
Sur moi jetant sa main glacée ,
�«
«
«
«
Malgré mes cris et mes efforts,
M'enlève ; et, d'une froide dalle,
Au muet asile des morts,
Fasse ma couche nuptiale. »
Du Christ le vaillant champion
De Godefroi suit la bannière.
Bientôt sous les murs de Sion
Il finit sa noble carrière.
Terrassé par les mécréants
En défendant son oriflamme,
Fixant au ciel ses yeux mourants,
En héros chrétien il rend l'âme.
Un soir , un dévot pèlerin
(Témoin de l'ardente mêlée)
Bemit cet écrit de sa main
A son amante désolée :
«
«
«
«
Je cueille en mourant pour
foi
Du martyr la palme immortelle.
Pour jamais ton cœur est à moi,
A ton fiancé sois fidèle.
«
«
«
«
Songe à ton serment solennel.
Adieu ! Dans le royaume sombre ,
Ton veuvage, un deuil éternel
Pourront seuls consoler mon ombre.
Douze mois passés dans les pleurs,
Un baron d'illustre origine ,
Prenant son chiffre et ses couleurs,
Demande la main d'Imogine.
�S
4g
Ses grands biens , l'éclat des bijoux
Flattent la jeune châtelaine.
Il est accepté pour époux ;
L'hymen de fleurs pare leur chaîne.
Banderoles et gonfalons
Pavoisent le manoir antique.
Tapis d'or, chargés d'écussons,
Couvrent les murs du saint portique.
Sous des arcs tressés de lauriers,
Embaumés par la fleur nouvelle,
Hautes dames, preux chevaliers,
Les conduisent à la chapelle.
Le peuple accourt des environs ;
« Largesse ! chevaliers, largesse ! »
Aux vivats, au son des clairons
Se mêlent des chants d'allégresse.
Le prêtre a déjà prononcé
La parole sacramentelle.
Au banquet chacun s'est placé...
Un étranger est auprès d'elle.
Son maintien, son sinistre aspect
Et surtout sa taille imposante ,
Impriment un morne respect
Et je ne sais quelle épouvante.
Noir est son cimier menaçant,
De son haubert noire est la teinte ;
Une croix d'un rouge éclatant
Sur son manteau noir est empreinte.
�48
Une nébuleuse vapeur
Assombrit l'éclat de la salle.
Des flambeaux la vive splendeur
Se change en lueur sépulcrale.
Ménestrels, barons , chapelain,
Des vassaux la bruyante troupe,
Nul ne touche aux mets du festin ,
Nul ne songe à vider sa coupe ;
Mais tous, pâles, les yeux hagards ,
Par la stupeur la voix captive,
Attachent d'inquiets regards
Sur le mystérieux convive.
Caché sous son masque d'airain ,
Vainement chacun l'examine.
Immobile , il ne disait rien ;
Mais il regardait Imogine.
D'une voix qui trahit sa peur
A l'étranger elle s'adresse :
« Levez la visière, seigneur ,
« Partagez la publique ivresse. «
Le guerrier se rend à ses vœux...
0 ciel ! 0 surprise effroyable !
Son casque, ouvert à tous les yeux,
Présente un spectre épouvantable.
Soudain debout, l'affreux géant
Dit à la tremblante Imogine : —
« Reconnais-tu bien maintenant
« Alonzo, mort en Palestine ?
II
�50
«
«
«
«
Un jour ta bouche lui jura
D'être aux amants toujours rebelle :
Mon chevalier me trouvera,
Mort ou vivant, toujours fidèle.
«
«
«
«
Si j'étais parjure à ma foi,
Qu'au banquet de mon mariage
Soudain se dresse devant moi
Du croisé la sanglante image ;
«
«
«
«
Que sorti de son noir tombeau,
Pour punir ma flamme insensée,
Le spectre irrité d'Alonzo
Sur moi jette sa main glacée. —
«
«
«
«
Imogine ! tu l'as trahi
Ce vœu d'éternelle constance.
Convive oublié, me voici ;
Les morts ont quelque souvenance.
«
«
«
«
Tu m'appartiens, je suis à toi,
La même tombe nous réclame;
Tu vas y descendre avec moi.
Chevaliers ! elle était ma femme. »
A ces mots , le chevalier noir,
Qu'implore en vain la malheureuse,
Sourd aux cris de son désespoir,
La saisit d'une main osseuse,
Et, l'étreignant contre son sein,
0 terreur ! l'enlève aussi pâle
Que l'aubépine et le jasmin
De sa parure virginale.
�31
Comme un nuage ténébreux
Que chasse l'ouragan sonore,
Ils avaient disparu tous deux...
De longs cris s'entendaient encore.
Dans un trouble vertigineux
S'absorbe un moment l'assemblée...
Bientôt des hurlements affreux,
Une épouvantable mêlée
Confondant vassal, suzerain,
Archers, paladins et lévite,
Hors de la salle du festin
Chacun fuit et se précipite.
Sur le terre-plein du château,
Des tournois poudreuse carrière,
Où pendent à chaque poteau
Rondache, devise et bannière,
Le frère est cherché par la sœur,
L'époux par l'épouse tremblante,
Le vieillard implore un sauveur,
L'enfant piétiné se lamente;
Incessamment se grossissant
Le flot aboyant de la foule,
Sur le pont-levis fléchissant,
Se presse, bouillonne et s'écoule.
On dit que , cette même nuit ,
Un grave et charitable frère,
Par un pieux devoir conduit
Hors du clos de son monastère,
�32
Vit passer sur un coursier noir,
D'une incomparable vitesse,
Loin, bien loin du fatal manoir,
Se débattant avec détresse,
Une vierge dont les attraits,
Les joyaux, la blanche parure
Tranchaient sur le sombre harnais
D'un larron de haute stature.
Soufflant le feu par les naseaux,
L'œil ardent, l'ailé météore
Bondissait, par monts et par vaux ,
Vers les climats où naît l'aurore.
Tel fut l'horrible châtiment
D'un serment saint, mais téméraire.
De l'hymen le flambeau brillant
Se change en torche funéraire.
Le baron , consumé d'ennuis ,
Ne survécut point à sa perte.
Du château nul n'osa depuis
Habiter l'enceinte déserte.
Imogine y vient tous les ans
Dans ses atours de fiancée,
Poussant toujours des cris perçants,
Toujours par le spectre embrassée.
Août 1847.
�A SON ALTESSE IMPÉRIALE
LE PRINCE LOUIS-NAPOLÉON,
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE,
Lors de son passage à Narborine, le 4 septembre 1852.
Prince, agréez les vers d'un tout petit poëte.
Alors que se taisaient les chantres de renom,
Du grotesque Silène il enfourcha la bête
Qui vaguait au sacré vallon :
Sur un côteau riant, à l'ombrage des treilles,
Couché dans un fouloir , le dieu, cuvant son vin,
Avec tous ses suppôts , dormait sur ses oreilles :
Tout favorisait le larcin.
Aussi prit-il du dieu, broc, défroque et couronne.
Dans ce déguisement, d'une rieuse voix,
Aux vignerons madrés du terroir de Narbonne,
Il chanta sa gamme en patois.
�54
C'était un temps d'erreur, de trouble et de scandale :
D'un passé désastreux l'emblème redouté *,
Dressé sur un brancard par les forts de la halle,
Paradait dans notre Cité.
Sur le déclin du jour envahissant la rue,
Et, le bâton levé, menaçant nos mépris,
D'émeutiers insolents une immonde cohue
Hurlait d'épouvantables cris.
Ceux-là montraient leurs traits : sur leurs faces cyniques
Les torches projetaient leur livide clarté ;
Dans leurs amples manteaux d'autres plus politiques
Abritaient leur complicité ;
Et tous les soirs , au club, de sots énergumènes
Empoisonnaient le cœur de l'artisan jaloux
Par l'exposé flatteur des doctrines malsaines
Des Proudhon, Cabet et Leroux.
Lui, faisait infuser dans son pot à grenache **
Une once de bon sens et quelques grains d'esprit,
De cet esprit badin qui rarement nous fâche,
Et dont le moqué parfois rit.
Il y joignait encore un scrupule d'histoire,
Un tantin de morale et des dictons plaisants ;
Et, mélangeant le tout, il le versait à boire
À ces péroreurs délirants.
* La déesse de la licence > noire fameuse Marianne.
** Poisson favorite de nos paysans.
�C'était un saint devoir, car la horde anarchique
Avait en succursale érigé sa maison ;
Et le honteux loyer , par un effet magique ,
Se changeait en contre-poison.
Prêcher dans le*désert fut, hélas! son partage.
Bien peu furent guéris. Les malheureux déçus ,
Dans leur ardente soif, par un trompeur mirage ,
Braillaient et ne raisonnaient plus.
Prince ! ce que n'ont pu les traits du ridicule ,
Ni les forts arguments des plus savants docteurs ,
Vous l'avez fait, armé de la masse d'Hercule :
Pour nous luisent des jours meilleurs.
Grâce à vous nous entrons dans une nouvelle ère :
Ce n'est plus l'homme bon qui craint, c'est le méchant
Et vers un avenir glorieux et prospère
Nous marchons à pas de géant.
J'en ai de bons garants dans cette foi robuste
Qui, brisant un parti rugissant de fureur,
Rendit tout son éclat à la tiare auguste,
Tout son pouvoir au grand pasteur;
Dans cette activité dévorante, exemplaire,
Du plus infime agent éperonnant l'ardeur,
Qui croit n'avoir rien fait tant qu'il lui reste à faire
Et dont le type est l'empereur.
J'allais louer encor cette large clémence
Qui, pour le relever d'un sévère décret,
Attend de l'exilé qui rêve de la France,
Moins qu'un repentir.., un regret.
�se
Les siècles, je le veux , en gardent la mémoire;
Elle grandit les noms des rois et des héros ;
Du neveu de César elle a scellé la gloire;
Mais les vertus ont leurs défauts.
Ah ! parmi ces pervers plongés dans la crapole *,
Dans leurs sales haillons se drapant en romains,
Des Fieschi, des Meunier, il est plus d'un émule ,
Plus d'un sectateur des Pépins **.
Ceux-là vous en ferez un entier sacrifice,
Prince 1 vous le devez au peuple souverain
Dont vous êtes l'élu; car la main de justice
Pour frapper est dans votre main.
Le fer qui trancherait une si chère vie
( Terrorisme hideux, ce sont-là de tes coups ! )
Pénétrerait, sans doute, au cœur de la patrie ;
Prince, en vous sauvant, sauvez-nous !
L'Europe vous admire à l'instar de la France ;
Pour moi, je suis à vous, Altesse, et de tout cœur.
Si je savais louer, de ma reconnaissance
Mes vers atteindraient la hauteur.
Pour me punir, dit-on, d'avoir lâché la vanne
Au trop plein d'un esprit railleur, original,
Je devais sur mon dos porter la Marianne,
Et bondir sous le germinal *** ;
* Les affiliés aux sociétés secrètes.
"* Régicides condamnes, sous le gouvernement de Louis-Philippe.
*** La branche d'amandier qui devait servir à nous faire danser la Carmagnole.
m
�J'en avais fait mon deuil, et je chantais d'avance
Ma Passion*, d'un air plaintivement moqueur,
Quand votre coup d'état, de cette triste chance
M'a délivré pour mon bonheur.
Ma dédicace ne contenait d'abord quo dix-huit strophes. J'y louais,
sans restriction aucune, la magnanime clémence du Chef de l'État; mais
la découverte, à Marseille, d'une machine infernale dont l'explosion devait, disait-on, faire périr, avec le prince et son entourage, des centaines
de personnes, changea mes idées sur ce point, et quelques heures avant
son passage, je fis les cinq strophes additionnelles dont l'énergie trouve
sa justification dans le complot abominable publié par les journaux.
* Pot-pourri pseudo-démagogique , eu vers patois , sur quarante airs différents.
�»
�PRÉFACE
DU CHANT COMMUNISTE.
L'auteur de ce cantique démagogique a chez lui un
club qui s'y est installé dans un moment d'effervescence, à
son insu, pendant qu'il était malade au village. La fable
de la Lice et sa compagne lui est applicable, avec ce tempérament toutefois , car il faut être juste, qu'il reçoit un
loyer qui excède même le prix habituel de la salle; mais
aussi le cas fortuit de l'interdiction du club est laissé à sa
charge (c'est du moins ainsi que ses locataires l'entendent),
ce qui lui sera très-dommageable et peut se traduire de la
sorte : Quand aourey bégut la mar mé cadra mangea lous
peïssés K S'il n'est pas devenu sourd, il est peu probable
qu'un vacarme quelconque puisse jamais produire cet effet
sur un tympan aussi résistant que le sien. Les jours de
grande réunion, quand la salle et la cour de sa maison, la
place et le parvis de Saint-Just regorgent d'hommes, de
femmes et d'enfants ; que tout ce monde crie, chante,
danse et se bouscule, on dirait des aboiements de Scylla
�60
et des mugissements du Gargane : Garganum mugireputes
nemus aut mare tuscum 2.
En somme, peu de gens, môme parmi les plus zélés du
club, ont envié jusqu'ici son bonheur. Aussi, quand cessera
pour lui une situation qui, devenue beaucoup plus tolérable sans aucun doute, a bien encore ses petits désagréments , s'écriera-t-il, avec reconnaissance, comme le saint
homme Job, tendens ad siderapalmas : Dieu me l'a donné
en expiation, sans doute, de mes pécadilles libérales de
1820, lorsque je criais du haut de ma tête : Vive Manuel.'
vive Benjamin Constant.' vive la Charte ! à la grille de la
Chambre des députés, avec un tas d'étourdis qui gagnaient
a ces ovations des pertes d'inscription , des boules rouges
ou noires et quelquefois pis : Dieu me l'a donne, Dieu me
l'a ôté, béni soit mon châtiment et bien plus sa miséricorde ! Eh bien, ce pauvre auteur (point de jeu de mots
désobligeant, s'il vous plaît), qui a pu s'assurer par luimême du peu d'utilité de ces réunions tumultueuses pour
une propagande éclairée et sagement progressive, voudrait
pour l'acquit de sa conscience (voyez le scrupule !) que de
cette même maison, où ont été prêchées, par des orateurs
de passage à qui l'on accordait trop facilement la parole,
quelques doctrines de mauvais aloi dont les candides auditeurs ne mesuraient pas bien toute la portée, il sortît une
œuvre qui pût en quelque sorte faire compensation.
Peut-être n'a-t-il pas pris le meilleur parti pour atteindre son but, qui n'est certainement pas de nuire à la cause
de la république modérée, la seule viable, en mettant
cruement dans la bouche d'un socialiste effréné , quoique
dans une intention satirique, des maximes et des vœux
que le bon sens et la morale publique repoussent également. Il serait enchanté pour son compte que cette seconde
�61
épreuve donnât raison aux partisans d'une forme de gouvernement qui ne lui est aucunement antipathique. Il n'a
pas, à l'apparition du bonnet rouge , crié : Vive la République! mais il attend impatiemment l'époque où, toutes
les appréhensions dissipées, tous les intérêts sauvegardés,
tous les droits respectés, l'ordre rétabli dans les esprits
comme dans la rue, et le budget équilibré après une
meilleure assiette et une répartition plus équitable des
impôts, il pourra décemment crier comme les autres.
Possible toutefois que, quand ses désirs et ceux de la trèsgrande majorité des Français seront comblés à cet égard,
les premiers braillards, se croyant mystifiés, ne poussent
des grognements au lieu de vivais. S'ils font chorus avec
les hommes d'ordre, à la bonne heure.
J'ai lu dans ma jeunesse beaucoup de pièces révolutionnaires en prose et en vers. Je n'en fais pas précisément
mon meâ culpâ, parce que dans mon désir ardent de m'éclairer, après avoir lu le pour qui faillit m'égarer, je
voulus lire aussi le contre. J'étais donc un libéral convenable en juillet 1850; Royer-Colard était alors mon homme.
Il n'en coûta pas mal à la France pour le peu de bien que
fit cette révolution. Mes impôts furent presque doublés.
Aussi me promis-je bien de ne plus mordre à l'hameçon,
quelque avenant que fût l'appât qui en dissimulerait le
dard et le crochet. Bien m'en a pris -, je n'ai rien à regretter
celte fois de mes opinions et de mes vœux, quoique mon
abstention des erreurs en crédit m'ait valu la qualification
d'aristocrate, et que j'aie failli être mis sur la gazette
comme mauvais citoyen. Je subis ces épilhètes sans les
accepter.
Je me suis rappelé ces jours derniers une chanson en
trois couplets, sur la première république, que j'avais lue
�62
dans un recueil de chants patriotiques ; les deux premiers
ne valent rien. Le troisième, que voici, n'est pas mal :
On porte aux cieux un héros
Tant qu'il est utile ;
On jouit de ses travaux,
Ensuite on l'exile.
Cela n'est pas bien décent ;
Mais c'est la mode pourtant
D'une ré, ré, ré, d'une pu, pu, pu, d'une ré, d'une pu,
D'une république
Bien démocratique.
Le mot démocratique finit toujours l'octave, ce qui
n'est pas bien malin (pardon de l'impropriété de l'expression).
Comment l'auteur, pensais-je en la fredonnant, n'a t-il
pas tiré meilleur parti de son sujet? Les absurdités, les
folies, les horreurs n'ont pas manqué de son temps ; il n'y
en a déjà pas mal dans le nôtre. Voyons si je ne m'en
tirerai pas mieux que lui : la mine est féconde ; bien plus,
comme en Californie, le minerai que je convoite abonde
et luit à la surface du sol ; il n'y a qu'à se baisser et prendre. Je me mis donc à l'œuvre, et, la tête montée par un
sujet si attrayant, j'accouchai sans trop de mal, quelquefois même en riant aux éclats, non pas d'une chanson,
mais d'un petit poëme. J'aurais peut-être pu, lecteur, faire
un peu mieux, en y mettant le temps -, mais, pour le
succès d'une pièce de circonstance, il faut saisir la circonstance aux crins, non par derrière, mais par le sineiput. Elle n'en a que là, disent les poètes et les peintres.
L'air de ma pièce est drôle et connu de tous. Yêtes-vous?...
Partez 3.
�PAR UN HOMME QUI NE L'EST GUERE.
« Il faut, même en chansons, du bon sens el de 1'
De bou sens , cher lecteur, j'ai ma petite part ;
Mais l'art me fait défaut, je sais le reconnaître
Un peu d'entrain, d'esprit y supplêront peut-être.
Celui dont le précurseur
Fut saint Jean-Baptiste,
Notre divin Rédempteur,
Était communiste.
Qui l'a dit? Son testament.
Ce livre est le rudiment
D'une république
Bien démocratique.
Que répondit Samuel1
( La Bible l'atteste )
Au sot peuple d'Israël ?
a Un roi, c'est la peste.
« Vous voulez avoir des rois,
« Vous vous en mordrez les doigts :
« Une république
« C'est la forme unique.
�64
Dans nos dangereux hasards,
Saint Paul 2, je m'en flatte ,
Bénira nos étendards
Couleur écarlate;
Aux Turcarets de son temps
Il montrait de longues dents :
A la république
Fera-t-il la nique ?
Où sont les gens comme il faut
Parmi les Apôtres ?
Saint Joseph tint le rabot ;
Il sera des nôtres.
Je vois, au rôle des Saints ,
Un noble pour cent vilains ;
Notre république
Aura leur pratique.
Au courroux de l'Éternel
Serions-nous en butte?
Le poète 3 aimé du ciel,
Qui chanta la chute
De nos coupables aïeux,
Fut l'avocat chaleureux
D'une république
Fort démagogique.
Les adulateurs des rois
(Valetaille impie)
Ont beau crier sur les toits :
« Chimère ! utopie ! »
Quand on a pour soi Platon,
Ergoteur du premier bon ,
Une république
Peut sembler logique.
�«5
Tite-Live
4,
auteur latin ,
Est sobre de craques ;
Eh bien ! dans son vieux bouquin ,
Je lis que les Gracques
Voulaient que tout plébéien
Eût sa case et son lopin
Dans la république.
0 vertu civique !
Voltaire mit aux abois
La gent à soutane ;
Mais il fut l'ami des rois,
Et je le condamne.
Conservons ses deux Brutus 5,
Son Tancrède et rien de plus;
Pour la république
Le reste est morbique.
Jean-Jacques, le Génevois ,
Commit bien des fautes ;
Soit, mais il portait aux rois
De fameuses bottes ;
Et ses immortels écrits
Préparèrent les esprits
A la république
Sur le sol gallique.
A la selle
6
il accoucha
De feu Robespierre.
Nul autant n'effaroucha
Les grands de la terre ;
Doux chez lui comme un mouton,
Il luttait en vrai démon
Pour la république
La plus excentrique.
�66
Figurons sur ce tableau,
Ceint d'une auréole,
Le pourvoyeur du bourreau ,
Du peuple l'idole.
Pouvant tout, ce bon Marat
Creva sans un assignat
De la république ;
Fait très-authentique.
Quand on vante Washington,
Voyez-vous, j'enrage !
Il ferma les clubs , dit-on,
Quel acte sauvage !
Américains opulents,
De sordides débitants
Votre république
N'est qu'une boutique ' !
« Notre programme 8 échoûra ,
Disait Lafayette;
« Bientôt il tapissera
« La sale lunette.
« Louis-Philippe est bien fin,
« Il nous fait, le pèlerin !
« Une république
« Toute monarchique. »
Le suffrage universel
Est notre conquête.
Au peuple faisons appel,
Liberté complète ;
Son vœu sera notre loi
S'il adopte, au lieu d'un roi,
Notre république;
Autrement, bernique !
�67
De par Louis Blanc, Raspail.
Huber, Caussidière,
Nous aurons droit au travail ;
Nargue la misère !
Aux riches, frères ! amis !
Nous ferons "voir du pays ;
Notre république
Leur vaut la colique.
Un député montagnard,
Cher au prolétaire,
Nous promet un milliard.
Pourquoi pas deux 9, frère
Saigner à blanc le rentier
Au profit de l'émeutier,
D'une république
C'est bien la tactique.
Que Thémis, pleine d'égards
Pour ceux de la veille 10,
Aux méfaits des montagnards
Ferme son oreille,
Je l'admets, je le comprends ;
Mais ne pas sangler les blancs
Sous la république,
Est-ce politique ?
Voici venir le bon temps,
Forçats, très-chers frères !
Vous aurez des remplaçants;
Quittez les galères.
Quel est donc le vrai voleur,
Si ce n'est le possesseur M ?
Sous la république,
Avoir est inique.
�*
68 ■
Dans vos infects cabanons
Étiez-vous aux noces?
Moi dans d'humides donjons
J'ai pourri mes chausses.
Les forts succèdent aux fins ;
Bombance aux républicains !
Sous la république,
N'est-ce pas topique?
Comme à des SanchVPanças
Que la faim dévore,
On veut nous souffler les plats...
Point de Tarti-fuore 12 /
Lamartine est ce docteur,
J'ai sa baguette en horreur ;
Notre république
Deviendrait étique.
Dans le déduit amoureux
Moi je suis bon drille ,
Et j'ai par-dessus les yeux
Du pâté d'anguille 13 ;
Si j'avais quelque crédit,
Au code il serait écrit :
Sous la république,
La femme est publique.
Vous aurez affaire à nous,
Durs célibataires 14 !
Vous dont Jésus est l'époux,
Vous deviendrez mères !
Des pensions, des rubans
A qui pond le plus d'enfants !
Quelle république
Ample et prolifique !
*
�69
Qui veut la fin, aux moyens
Serait-il contraire ?
Vous, bâtards-adultérins,
Et vous, filles-mères,
L'État vous adoptera,
L'État vous honorera 15 :
Sous la république
La morale abdique.
La science est un fatras,
Vidons les écoles !
Et des blancs, ces scélérats,
Remplissons les geôles !
Le bonnet est de rigueur 16 ;
A la carmagnole , honneur !
Sous la république,
Ni frac , ni tunique.
De stabats et de noels,
De longues antiennes,
De versets sempiternels
Les Heures sont pleines :
Gela bientôt finira;
Du sublime Ça-ira 17
A la république,
Suffit le cantique.
Mon fils a prénom Paulet;
Ma fille, Charlotte ;
L'un s'appellera Navet,
Et l'autre Carotte.
Mai deviendra Prairial ;
Avril sera Germinal 18.
De la république
Suivons la rubrique.
�70
A ce mot de germinal
Je vous vois sourire ;
Branche d'amandier ou pal 19
Il veut aussi dire.
Arrière les calotins !
Gare à vous les muscadins !
Sous la république,
Vous sentez la trique.
Proudhon vient de passer Dieu
( L'autre a sa retraite )
11 régira de haut lieu
Tourbillon, planète.
Le soleil, à l'occident,
Se lèvera rayonnant 20
Sur la république.
Ce sera comique.
De fou, de tête à l'envers ,
Partout on le taxe ;
Et pourtant de l'univers
Il déplace l'axe.
Nous ne greloterons plus,
Nous cuirons dans notre jus
Si la république
Se trouve au tropique.
Chauffés au plus haut degré,
Blancs ou patriotes,
Nous serons, bon gré malgré ,
Tous des sans-culottes.
Et ma maîtresse Goton
Sautera sans cotillon
Pour la république,
Sans être impudique.
�71
Dans ce sénat turbulent,
Qui tant légifère,
C'est surtout Considérant
Que je considère
Avec un soin singulier ;
Je voudrais voir le premier
Dans la république
Sa queue ophtalmique 21.
Tout est sens dessus dessous
Et plus de concorde :
Il n'est presqu'aucun de nous
Qui ne jappe ou morde ;
Ayons tous la queue au dos
Comme roquets et jockos,
Et la république
Deviendra cynique.
Pour moi, j'y suis résolu ,
Mon loyer me gêne ;
Insouciant, dissolu
Comme Diogène,
Vous me verrez au grand jour,
De ruelle en carrefour,
Dans la république,
Rouler ma barrique.
Trafiquant, gratte-papier,
Mignon à gant jaune,
Reprends vite l'encrier,
Le lorgnon ou l'aune !
Sobrier, ce grand citoyen,
Réserve à ceux qui n'ont rien,
Dans la république,
Le képy civique.
*
�72
Nous marcherons sur tes pas,
Blanqui, forte tête !
Il pleuvra des cervelas ,
Cabet, faux prophète !
Quand nous quitterons Paris,
Ses lorettes et ses ris,
Pour ta république
Maigre et famélique.
Nul n'en revient frais et gai,
Ça ne tente guères.
J'aime mieux le Paraguay :
Les révérends pères
Ont toujours la poule au pot.
On peut remplir le jabot
Dans leur république
Gléricocratique.
De ce bon Pierre Leroux ,
Vivent les agapes !
Avec du vin à cinq sous
Et veau froid sur nappes
De Sparte le noir brouet
Ne sera jamais mon fait ;
A la république
Il faut du tonique.
De Danton, maître Ledru
Affecte le rôle ;
Je le voudrais moins ventru.
Sa vive parole
De
I'AN DEUX
a le parfum ;
Mais a-t-il du fier tribun
De la république
La pose athlétique ?
2
�73
Point de consul, s'il vous plaît,
Président, exarque;
Tout cela c'est blanc bonnet
Avec un monarque.
Un chicot 23 tient bien souvent
Plus que la meilleure dent;
Pour la république,
Triste viatique !
Loin, bien loin Napoléon ,
0 France niaise !
Avec liberté ce nom
Est en antithèse.
Pas plus lui que Cavaignac,
Qui mit les rouges à sac !
Sous la république,
Fi de cette clique !
De nos prétendus héros
Craignons l'incivisme ;
Vaincus, à l'œuvre bourreaux !
Vainqueurs, l'ostracisme 24 !
Pour le salut de l'État,
C'était vertu d'être ingrat,
Dans la république
D'Athènes l'antique.
Qu'une vierge 25 au fier regard
Et la gorge nue,
Prise dans un lupanar,
Charme notre vue !
Et que, sur un char porté,
Cet emblème redouté
De la république,
Tienne en main la pique.
�74
Tout ce qui date des rois
Hâtons-nous d'abattre ;
Que l'emblème soit de bois,
De bronze ou de plâtre !
Et que la saine raison 26,
Dans le plus petit canton
De la république,
Ait sa basilique.
Niveleurs ! des vieux abus
Ne laissons point trace 27 ;
Le mien, le tien ne sont plus
Tout est à la masse.
Pour en finir au plutôt,
La lanterne ou l'échafaud,
De la république
C'est le spécifique.
Septembre 1849.
�CHANSON DIALOGUËE,
Entre des Blancs et des Rouges \
PAR UN TRICOLOR INOFFENSIF,
Sur l'air de : Aro l'aben attrapât l'amissel dé las grossos alos.
Altérais cantcmus, amant alterna camena:.
D'al bers alternatif la muso sé rtîgalo ;
En francés , en patou&s , rambouien-nous la balo.
UN PROPRIÉTAIRE.
Ramonet, pour le scrutin ,
Sois matinal à Narbonne ;
Serre bien ce bulletin,
Et ne le montre à personne.
Pour maintenir le repos,
Bonnes têtes !
Cœurs honnêtes!
Pour maintenir le repos ,
Soutenons Monsieur Ducros.
�76
LE RAM0NET.
Siogué dur ou siogué mol,
Eï dé trabal à Balisto ;
Quand mé coupessoun lou col,
Boutareï per bostro listo.
Bous béiréts pla couillounats ,
Garlistos,
Ourléanistos !
Bous béiréts pla couillounats ,
Aouréts quatré pans dé nas !
AUTRE PROPRIÉTAIRE.
Depuis vingt ans environ ,
Si j'ai bonne souvenance,
Ton fils est mon vigneron ;
C'est t'en dire assez, je pense.
Pour maintenir, etc.
UN PAYSAN.
S'escoutabi ITzabel2,
Saïo dal partit dé Sestré,
Mais un mousségné fidel
Déou bouta coumo soun maistré.
Bous béiréts, etc.
UN COMMERÇANT.
Il est donc bien vrai, Benoît,
Que tu nous tournes visage :
On dit, dans plus d'un endroit,
Que Dufour a ton suffrage.
Pour maintenir, etc.
�UN PORTEFAIX.
Las gens dé l'aoutré partit,
D'après iéou, perdran la Franco.
Sé sabio cal bous a dit
Qu'èri rougé... qu'uno danso !
Bous béiréts, etc.
UN MÉDECIN.
Sans mes soins tout gratuits,
Paul, tu restais cul-de-jatte ;
Sois reconnaissant et fuis
Tout candidat écarlate.
Pour maintenir, etc.
UN OUVRIER.
Aouio pas jamaï pénsat,
Moussu, dé paouza la crosso ;
A boun dréit, abets coumtat
Sus ma bouès... n'ajessé fosso!
Bous béiréts, etc.
UN AVOCAT.
Un bon contrat, grâce â moi,
Consolide ta créance ; •
Si quelqu'un dépend de toi,
Use de ton influence.
Pour maintenir, etc.
LE CLIENT.
D'al chaouchas m'abets tirât,
Saréts toujours moun boun angé
Un countrat hypouthécat
Primo las lettros dé changé.
Bous béiréts, etc.
�7*
UN II,FIRMIER.
Si vous voulez plaire aux sœurs
Et faire gras le dimanche ,
Imitez vos bons pasteurs :
Votez pour la liste blanche.
Pour maintenir, etc.
UN ÉCLOPPÉ.
Én boutan pél boun coustat
Aourén nostro récoumpenso;
S'és pas à la Garitat,
Ount és la récouneissenço !
Bous béiréts, etc.
UN FABRICANT.
La futaille est hors de prix
Quand prospère le commerce ;
Tonnelier , sois moins épris
Des rêves dont on te berce.
Pour maintenir, etc.
UN TONNELIER.
Moussu, seï gaïré-bé fus :
El' prou d'aquélos pratiquos ;
Goumo Riquet3 sareï gus
Sé saoucli pas dé barriquos.
Bous béiréts, etc.
UN RENTIER.
Eh bien, pauvre tisserand !
Quand te verrai-je à l'ouvrage?
Sous Philippe le tyran
Bien rare était le chômage.
Pour maintenir, etc.
�7<J
LE TISSERAND.
Lou téms és pla mai cruel
Qué péndén nostr'esclabaché ;
Ma fénno, la larme- à Tel,
A dounat lou séou4 én gâché !
Bous béiréts, etc.
UN ARCHITECTE.
C'est assez de temps perdu :
Quand les citoyens se pouillent,
Le travail est suspendu,
Et les truelles se rouillent.
Pour maintenir, etc.
UN OUVRIER MAÇON.
Sioï as ordrés dé Firmen
Al chantiè dé Sant-Estropi ;
Faou coum'él, sans examen.
Déma sareï pas rélopi !
Bous béiréts, etc.
UN MENEUR.'
Le Pouvoir est enrayé;
Ce conflit aura son terme.
L'octroi sera balayé :
Pour toi, je pousserai ferme.
Pour maintenir, etc.
UN POSTULANT.
Manji pas moun plén sadoul,
Crézets-bo. S'aquo m'arribo,
Mé béiréts pla lèou boudoul :
Fareï lou péndén d'Oulibo 5.
Bous béiréts, etc.
�UN
CI-DEVANT.
Roch , je te fais mon cocher,
Et je dote ma servante.
Laurent peut ailleurs chercher ;
N'est-il pas rouge amaranthe !
Pour maintenir, etc.
LE
VALET
D'ÉCURIE.
0 qué las géns soun michants !
La bertat n'és indignado :
S'escoutabi lous cancans,
Moussu, l'aouiots énsachado.
Bous béiréts, etc.
UN
CAPITALISTE.
A ce pauvre capital
On fait une rude guerre ;
Aussi, passant le canal6,
Il émigré en Angleterre.
Pour maintenir, etc.
UN
HOMME
DE
PEINE.
Es pas brico abé d'esquel,
Foutrais coumo bergamotos 7,
Batoun l'aïgo am'un bassel
Per attira las gragnotos !
Bous béiréts, etc.
UN
ARMATEUR.
Patron ! avais-je bien tort
Quand, voyant venir l'orage ,
Je disais : Adieu le port !
Dieu nous garde du naufrage !
Pour maintenir, etc.
�81
LE PATRON.
Moussu, né béirén d'éspés !
Dé l'Éstat la barquo soumbro ;
Abèn faït lou gous coubés,
Qué laïsso la car per l'oumbro.
Bous béiréts, etc.
UN AUTRE PROPRIÉTAIRE.
Vraiment, je ne comprends pas
L'erreur de nos gens de peine !
Alors qu'on leur tend les bras ,
Ils gueulent qu'on les enchaîne.
Pour maintenir, etc.
■F:
LE GARDE-CHASSE.
A Bertrand fazets dé bé,
N'aouréts uno pétarrado 8.
Soun d'ingrats, ba bézi bé,
S'én béiran uno frétado.
Bous béiréts, etc.
UN MARCHAND DE CUIRS.
Du conseil dissous, bottier,
Es-tu partisan encore ?
Je t'ai connu l'an dernier,
Non pas rouge, mais aurore.
Pour maintenir, etc.
LE BOTTIER.
Beï seï jaouné... troun dé lair!
Las bottos soun.délaïssados ;
Lous ésclops, aquést'hiber,
Ban péta sus las calados.
Bous béiréts, etc.
�82
UN
DROGUISTE.
Les rouges sont aux abois ;
C'est ainsi que les sangsues
Ne servent jamais deux fois
Quand elles sont bien repues.
Pour maintenir, etc.
UN
REVENDEUR.
Jésus ! n'eï dins un boucal;
Las eï très fés dégourjados
Sans émpléga gés dé sal,
Tiroun coumo d'énrachados.
Bous béiréts, etc.
UN
APOTHICAIRE.
Par des moyens anodins,
Tu peux m'en croire, BédFine,
On fait des républicains
Plus que par la guillotine.
Pour maintenir, etc.
UN CARABIN.
Das campardins dé Caoudiès 9
Counéissoun qué las fourmulos ;
Sas chiringos an cinq piès,
Las balos soun sas pilulos.
Bous béiréts, etc.
UN
MINOTIER.
Ne crois pas, mon ami Franc,
Ces gens qu'un faux zèle enflamme ;
Quoique saupoudré de blanc ,
Je suis tricolor dans l'âme.
Pour maintenir, etc. ■
�83
UN
BOULANGEE.
A l'èl juchén pas digus :
Las amellos énsucrados,
Qué soun blancos per dessus,
Soun roujos quand soun chucados.
Bous béiréts, etc.
UN MARGUILL1ER.
Le bedeau se donne au vin ;
Le suisse a la goutte, et boite ;
Je prendrai ta cause en main,
Mais vote au moins pour la droite.
Pour maintenir, etc.
UN RAT
D'ÉGLISE.
Iéou sioï pas d'apéraquis
Et n'eï pas qu'uno paraoulo.
Moun gran, lou casso-couquis
M'a laissât sa brabo gaoulo.
Bous béiréts, etc.
UN
10
CURÉ.
D'apôtres, la trique en main,
Toujours foisonne la ville ;
Mieux qu'un prêtre , un galopin
Interprête l'Évangile.
Pour maintenir le repos,
Bonnes têtes !
Cœurs honnêtes !
Pour maintenir le repos ,
Soutenons Monsieur Ducros.
,
�84
UN
CROQUE-MORT.
N'eï pas jamaï trigoussat
Aquélo laido Marianno,
Ni surtout jamaï cridat :
És un riché... Sanno ! sanno !
Bous béiréts pla couillounats ,
Carlistos , •
Ourléanistos !
Bous béiréts pla couillounats ,
Aouréts quatre pans dé nas !
Octobre «849.
�A MES CONCITOYENS.
Un penchaut irrésistible me poussait depuis quelque
temps à chanter la gloire passée et les disgrâces présentes
de la Marianne narbonnaise; elle a été longtemps ma
locataire; je l'ai vue dans toute sa pompe comme en
déshabillé; je lui donnai même aux jours de sa prospérité
des conseils qu'elle méprisa pour sou malheur. J'avais
déjà fait mon Chant communiste en français, sans mélange,
ma chanson dialoguée mi-parti français et patois ; il me
restait, pour compléter ma comédie lyrico-démagogique,
ma trilogie ou ma triade, comme on dit si pédamment
aujourd'hui, à faire une chanson toute patoise.
Je me regardais, à tous ces litres, mes chers Concitoyens , comme suffisamment autorisé, et je composais le
refrain et les premiers complets de ma complainte assez
nonchalamment, il faut le dire, effrayé que j'étais, en y
pensant sérieusement, de la longueur que nécessiterait
cette pièce pour rivaliser de dimension avec ses aînées;
car, voyez-vous, elles sont longues mes chansons, aussi
�86
longues que des chansons do gestes. Quelques-uns m'en
fonl compliment; d'autres, et c'est je crois le plus grand
nombre, réclament. Entre mes lecteurs le débat ; mais
enfin, il est rare qu'en fait de couplets je ne dépasse pas
la quarantaine.
Je composais, dis-je, nonchalamment les premiers
couplets de ma chanson nouvelle, lorsque je reçus mandat
ad hoc de la Marianne elle-même, mandat verbal, entendons-nous ; mais quel est le poète qui peut produire l'acte
authentique ou privé de sa mission? tout dépend du succès
de l'œuvre ; il a dit vrai s'il réussit ; les Muses et le Public
ratifient : Iiatihabitio mandalo comparatur ; mais c'est un
imposteur s'il échoue. Voici dans quelles circonstances je
reçus le mandat en question.
Propriétaire et habitant d'une maison sur la place SaintJust, appelée rue du Temple, à l'époque où furent affectées
au culte de la Raison les églises catholiques, dont on ne fit
pas des hôpitaux militaires, des magasins de fourrage ou
des écuries, je suis tellement près des dépendances de
cette cathédrale (puisse ce voisinage me profiler au spirituel ! ) qu'une de mes caves est le dessous d'une terrasse
de l'église, et que, sur le devant, je ne suis séparé du
logis du concierge que par un mur mitoyen dont la faible
épaisseur me permet d'entendre les cris des moutards de
ce modeste dignitaire de la paroisse. Cette position a des
agréments incontestables que tout le monde peut apprécier;
mais ses inconvénients ne sont bien connus que. des habitants de la maison.
Quand le diable rosse son acariâtre moitié, un vent de
cm tempétueux, mêlé de pluie, qui, d'après le proverbe,
est la suite ordinaire de ces corrections matrimoniales,
s'cngouffrant et tourbillonnant sous les arcs cintrés, brisés
�87
ou rampants, dans les galeries à jours géminés ou Irigéminés, autour des clochers, clochetons, aiguilles fieuronnées, créneaux, parapets dentelés, etc., de ce grandiose monument, fait hurler, grogner, mugir, rugir tous
les monstres lapidéens, à la gueule béante, qui, scellés
par le dos au bas-bout des encoules, se tiennent, par la
force des reins, depuis cinq siècles et plus, sans jamais
se lasser, dans une position exactement horizontale, qui
fait le désespoir des saltimbanques et des hercules.
Ce même vent de cers, fouettant avec acharnement le
Briarée blanc et noir, posté à perpétuelle demeure sur la
tour séculaire de l'Archevêché, pour y observer et transmettre pantomimalement les signaux de l'État, et qui peut
se flatter, par parenthèse, de monter la garde sur une des
plus belles tours de l'Europe , lui arrache des sifflements
aigus, qui, mêlés aux grondements sourds du faîte et des
terrasses de St.-Jusl, aux grincements et battements des
portes et volets des maisons du voisinage (que la négligence
des servantes laisse tourner sur leurs gonds, au gré de la
raffale) et au claquement, sur le»pavé, des eaux pluviales
dégorgées par les auimaux en saillie dont j'ai parlé plus
haut, font le charivari le plus infernal qu'une oreille humaine puisse entendre sans en être assourdie.
Cela dit, une nuit où, nonobstant tout ce tapage provoqué par l'incompatibilité d'humeur du diable et de la
diablesse, son épouse, j'avais fini par m'endormir-, à l'heure
où le char d'ébène de la reine des nuits passe au méridien
de St.-Just, dont la projection horizontale fut tracée sous
la direction de M. Amadou, ce fabricien géomètre de
grave et sententieuse mémoire ; dans un songe pénible où
le cauchemar pesant sur ma poitrine, sous la forme d'un
gros singe, et me montrant sa lanterne magico-diabolique,
�88
je ne voyais qu'assignats de tout chiffre et de toute couleur, que décrets spoliateurs du capital et du revenu,
ayant pour vignette ÉrailedeGirardinet Proudhon montés
sur ce pauvre capital comme Don Quichotte et SanchoPança sur le rapide clavilégne, mais sans bandeau sur les
yeux, et le lançant ventre à (erre, en lui enfonçant dans
les flancs des éperons à molettes démesurées; où je croyais
n'entendre que chants démagogiques et cris àe : Biro !
Biro! Sanno! Sanno! La Marianne m'apparut tout à coup
pâle de son dénuement absolu et de ses austérités expiatoires. 0 quantum ab illâ mutala !
Pourquoi plutôt à votre serviteur (y a-t-il aujourd'hui
des serviteurs) qu'à tout autre? cela s'explique parfaitement , citoyens ; mais , avant d'entrer dans cette explication, arrêtons-nous un peu; j'ai besoin de prendre haleine
et vous aussi; car si mes chansons, composées d'autant
de strophes qu'un chapelet de grains ou qu'une chaîne de
noria de baquets, sont longues, mes phrases sont aussi
parfois d'une prolixité fatigante et presqu'impertinente...
Ah !
Pourquoi donc m'apparut-elle plutôt qu'à tout autre?
Cela s'explique parfaitement, citoyens; elle savait que
dans une chélive maison du quartier St.-Paul, j'avais sucé
le lait de la veuve d'un malheureux portefaix, portefaix
elle-même, de la robuste et infatigable Manono (abréviation de Marianne); que j'avais vécu pendant vingt ans au
moins au milieu de paysans dont je possède assez bien
l'idiome ; qu'au rebours des autres , je versifiais à l'âge où
les plus entêtés de poésie font prudemment leurs adieux
définitifs à la Muse, tandis que je m'étais tû, à peu près,
dans mes vertes années; elle savait qu'elle était entrée,
pendant ma maladie, moitié par ruse, moitié de force,
�89
dans ma grande salle à ogives monumentales, en attendant
mieux, pour y poser sur un piédestal, en face de la tribune
aux harangues du club de VUnion; que les cris de ses prêtres
et prêtresses, de ses fidèles de tout âge et de tout sexe,
leurs processions, leurs farandoles, mes difficultés avec
ses fondés de pouvoirs, que tout cela m'avait fait souffrir,
comme nous disons en patois, las bibos.' Voilà pourquoi
elle m'apparut plutôt qu'à tout autre, mais éplorée, désolée, lou cap dus déts è das arléls rouzégats, et ce qui vous
surprendra davantage, une lyre à la main (au lieu de hallebarde), qu'elle me présentait avec un gracieux et mélancolique sourire.
C'est miraculeux, n'est-ce pas? mais ce qui l'est bien
davantage, c'est qu'étant allé , à mon lever, à ma maison
de la rue Droite, qu'occupe aujourd'hui le sieur Couarde,
tapissier-décorateur, que je vous recommande, où des
ouvriers enlevaient de vieilles étagères qui restent pour
mon beurre et que je vendrai à bon marché (faites en part
à vos amis et connaissances j, je vis derrière un lambris
vermoulu : horresco referens! mes cheveux hérissés, comme
des tuyaux de plume, dressèrent sur ma tête mon capuchon
comme le couvre-chef conique du grand magicien Rotomago ; je vis, dis-je, de mes deux yeux, un diminutif de
Marianne, une Marianne petit a ou plutôt petit m, en
jupon court, poitrine découverte, orteils et doigts mutilés
ou ronges, et tenant un théorbe à la main. C'est ainsi
qu'Athalie, agitée par un songe affreux, retrouva, saisie
d'horreur, dans les traits d'un lévite en herbe, qui, comme
enfant de chœur, s'exerçait au saint ministère dans le
temple du Dieu des Juifs, le fantôme adolescent, dont
l'apparition menaçante l'avait tant effrayée la nuit dernière. J'emportai chez moi cette petite Marianne et je la
�90
collai sur la cloison de mon alcove (où vous pouvez venir
la voir, si toutefois vous achetez sa complainte)!, je la
collai, dis-je, sur la cloison de mon alcove, comme
l'image du Juif-errant dans l'échoppe d'un savetier.
Cette apparition, mes chères concitoyennes (à votre
tour maintenant les belles!) cette trouvaille plus surprenante encore, les circonstances prémentionnées, tout cela
m'a convaincu que j'étais prédestiné à chanter la gloire
évanouie de la Marianne grande M et ses malheurs présents.
Elle me dira peut-être, quelqu'autre nuit, cette Madeleine
pénitente, dans quel quartier, dans quelle rue de Narbonne, dans quelle mansarde ignorée elle soupire sa lamentable aventure. Je vous en aviserai, citoyens généreux
et sensibles, citoyennes aimantes et aumônieuses, charitables sœurs de la Miséricorde qui, devant la douleur et le
besoin [res sacra miser , Dieu fit, d'ailleurs, du repentir
la vertu des mortels), ne faites pas de distinction entre la
femme chaste et la gourdimando, entre l'homme laborieux
è lou manjo-gagnat, et nous lui fournirons les moyens de
se vêtir décemment, de manger un peu de soupe, et de
réchauffer de temps en temps ses membres engourdis ; il
sera aisé de lui trouver quelque pet-en-l'air hors de mode,
quelque vieux couffet quadrangulaire et bombé pour remplacer son bonnet graisseux; de vieilles heures au rit
narbonnais, à la tranche noircie par la suie, aux pages
onctueuses, comme on en voit encore sur les cheminées
des ramonétages, récréeront ses loisirs ; avec de la santé
et du courage, elle pourra gagner jusqu'à six sols par
jour en cassant, pour les pharmaciens, des amandes.......
amères, dont les coques la réchaufferont à la veillée.
J'oubliais de vous dire, citoyens et citoyennes, que
vous pouvez être sans appréhension aucune au sujet de sa
�grossesse prétendue. Marianne, lui dis-je, je veux bien
être ton Homère ou ton Orphée, mais à une condition
rigoureuse; dis-moi toute la vérité. Es-tu grosse, oui ou
non?
« Grâces au ciel, ma chair ne fut pas criminelle. »
s'écriatelle, en me tendant ses mains ensanglantées, avec
un ton de sincérité bien fait pour me persuader;
« Plût à Dieu que mon cœur fût innocent comme elle ! »
Et comme je doutais encore, elle ajouta :
«
ô Poète, ordonnez
« Que médecins, lunettes sur le nez,
« Matrones , clercs, pédants, apothicaires,
« Viennent sonder ces féminins mystères. »
Au reste, continua-t-elle en serrant les dents (et pour
tout au monde je n'aurais pas voulu y avoir le doigt), je
suis tellement revenue de mes égarements et tellement
avide de concorde , que , si je devenais mère, j'étranglerais de mes propres mains mon fruit mâle ou femelle,
non par excès de tendresse, comme on dit que font
quelques chattes et quelques macaques qui dévorent leurs
nourrissons, en commençantpar les lécher maternellement,
mais par patriotisme, pour conjurer d'épouvantables
malheurs, étouffant la nature comme Hécube qui rélégua
parmi les bergers du mont Ida le petit Pâris, qu'un songe
lui offrit sous la forme d'une torche qui devait incendier
l'Europe et l'Asie, et ruiner l'empire de Priam ; comme
Jocaste faisant exposer, sur le mont Cythéron, son premier-né que l'oracle annonçait devoir être fatalement
incestueux et parricide ! — Holà, Marianne, tu es diablement forte sur la mythologie ! — J'en sais bien plus long
�92
sur l'hisloire romaine et sur l'histoire sainte ; quinze mois
d'école, et sous quels maîtres! ont complété mon éducation à cet égard. — Je dus me rendre à tant de protestations. Faites comme moi, citoyens, et bannissez une terreur
chimérique.
— Ne vous a-t-elle pas dit autre chose, la pauvre
Marianne? — Oh que si! elle caquetait comme une pie
borgne; mais je ne dois pas tout révéler. Notre intéressant
entretien se serait prolongé davantage si trois vigoureux
coups de marteau, appliqués sur une porte du voisinage,
par la forte main d'un mitron, et suivis des cris : Rozo...o.f
pasla, poussés d'une voix de Stentor, n'eussent déterminé
sa fuite et mon réveil. Ce que je puis dire, sans inconvénient, c'est qu'elle est indignée de voir qu'on ait loué une
autre salle que la mienne pour le bal dit des Rouges. —■
Si j'avais eu voix en chapitre, m'a t-elle dit, les trois cent
cinquante francs donnés à M. Ségui, et qui vont se perdre
dans son coffre-fort, comme la rivière d'Aude dans la
Méditerranée, auraient servi : 4° à vous rendre tout à fait
indemne; car je crois qu'on était lié avec vous jusqu'au
premier janvier prochain ; 2° à vous payer un loyer raisonnable pour les deux mois du carnaval dans lequel nous
allons entrer. Vous avez du guignon, mon pauvre M. Birat,
à vous le brouhaha, les ordures, la musique enragée des
saltimbanques de passage et un chélif loyer, dont il faut
se payer, en sale monnaie de billon rejetée de l'épicier,
à chicos è micos; à M. Ségui de beaux écus luisants, soldés
d'avance en un seul paiement, et les agréments d'un bal
à orchestre d'élite, et qui promet d'être fort brillant,
quoique rouge, la fraîcheur et la beauté n'étant pas l'apanage exclusif des danseuses du parti adverse : Las peïros
han as clapassés.
�93
— Je vous dirai, en finissant, que la Marianne, qui
n'enfantera sans doute pas du tout, m'a fait faire uno
bessounado, une geminade, passez-moi le mot. La complainte patoise et la complainte française en regard se
ressemblent comme deux jumelles, dont l'une serait brune
et l'autre blonde, chacun son goût; on peut choisir; mais
je ne vous cache pas que j'ai un faible pour la Marianne
patoise. C'est le patois que je balbutiais en nourrice ; c'est
le patois que j'ai parlé quarante ans de ma vie; c'est en
patois que je m'exclame quand je bronche : Aïh tournbi!
c'est en patois enfin que j'exprimerai mon désappointement, si ma brochure nouvelle ne prend pas
Goujats !
nién sioï ficat l'aillado. Blancs ingrats, que j'ai fait rire
souvent malgré vous, dans ces temps de désolation universelle, accablé de chagrin moi-même, comme ces comédiens
nomades qui, n'ayant pas de quoi souper, contrefont une
hilarité qui provoque des rires véritables! Tricolores durs
à la délente, auxquels j'appartenais par mes opinions,
quand j'avais des convictions, et pour qui j'ai encore un
faible, malgré tant de mécomptes politiques et littéraires!
Rouges intraitables, à qui je donne, dans une forme originale, des conseils de très-bon aloi, pastilles de santé
aigrelettes qui flattent le palais plutôt qu'elles ne le révoltent! Qu'avez-vous fait de ma Notre-Dame du Cros, qui
n'est d'aucune couleur politique? de mon Chant communiste , où j'ai flétri les excès qui ont tué la première république? de ma Chanson dialoguée, qui donne sur les doigts
aux deux partis, sans laper trop fort sur aucun? Ce que
vous en avez fait ! Écoutez celte véhémente apostrophe
du général Bonaparte, au directoire exécutif, à son retour
d'Egypte : « Je vous ai laissé la paix, j'ai retrouvé la
« uuerre. Je vous ai laissé des victoires, j'ai retrouvé
�94
« des revers. Qu'avez-vous fait de cent mille français que
« je connaissais tous, mes compagnons de gloire?
Ils
« sont morts ! ! »
Ils sont morts aussi mes opuscules, mes versicules précédents, que le Narbonnais vous avait tant recommandés !
et mes deux Mariannes, poil de carotte et poil de salsifis,
qui ne sont pas nées sous de meilleurs auspices, se tenant
embrassées et poussant des cris plaintifs, comme de petits
chiens ou de petits chats que l'on porte, tout chauds et
encore humides des lèchements maternels, à la rivière,
pour les noyer, vont être entraînées par le courant de la
Robine, dans la grande mer de l'oubli, où sont engloutis
depuis longtemps la prose et les vers de M. J. Fonlenelle ,
qui le méritaient bien un peu, ainsi que les apologues
sacrés de l'abbé Laborie et les sermons du chanoine Caffort,
si dignes pourtant d'un sort meilleur.
Pardonnez-moi cette boutade et mon long salmigondis
patois-lalin-français -, je suis un peu comme ces levantins
qui, commerçant en France, en Italie, en Espagne, en
Turquie, en Afrique, se sont fait un jargon qui participe
de trois ou quatre langues différentes.
Salut et fraternité jusqu'à la bourse, puisque vous êtes
si peu soucieux de l'état de la mienne.
�LA COUMPLAINTO
DÉ LA MARIANNO,
Sus l'aïré : A l'âne, à l'âne, à l'âne! Le loup a mangé l'âne.
N'eï pas jamaï trigoussat
Aquélo laido Marianno ,
Ni surtout jamaï cridat
Es un riche : sanno , sanno !
Talo qu'éntréten un Moussu,
Aoura grand gaouch d'un malotru ;
Dabaillara d'un Paradis
Dins un michant pétit taoudis.
Iéou qu'èri tant prézado,
Flattado,
Festéjado,
Bel, dins un michant galatras,
Mé podi pas bira das rats.
A qui pintabo lou bi pur,
Béouré d'aïguétos es pla dur ;
A qui manjabo dé bel pa,
La tougno pot pas agrada.
Iéou qu'èri, etc.
�96
Un bel chabal débéngut biel
Ba trigoussa lou tambourel ;
Sé fasio rossé d'ésparcét,
Dé sénils aro fa piquét.
Iéou qu!èri, etc.
Ma sorré dé nonanto-trés
Birait dé part noblé, bourgés ,
Qué tramblaboun coumo dé jouncs ;
Mais sous jours sioguèroun pas loung
Iéou qu'èri, etc.
Moun aoutro sorré dé juillet,
Qu'èro pas ni car ni caoulet,
Bioulado per lous libérais,
Faguait lèou lous quatré badals.
Iéou qu'èri, etc.
Ma maïré, après sétz'ans passats,
( Y gn'ajait fosso dé matats )
Poundait, amé grando doulou,
Aban téms , un bel sept-mézou.
Iéou qu'èri, etc.
S'éspantait touto la jazén
Quand mé béjait caïssal è dén ;
Dé moun ounglé, croucut è loung,
Y graffignèri tout lou froun.
Iéou qu'èri, etc.
Èri pas qu'un foro-nizou,
Déjà, coumo un briso-rasou,
Dintrabi, chez Moussu Birat,
Mai dé forço qué dé boun grat.
Iéou qu'èri, etc.
�97
Àqui grandiguèri lèou, lèou ,
A l'oumbro dal rougë drapèou ;
Mé prodiguèroun lou laouiè
È las lanternos dé papiè.
Iéou qu'èri, etc.
Qui sap las fés qu'eï passéjat
Cioutat è bourg, bourg è cioutat,
Éscourtado dé gardo-corps
Éspalluts , décidats è forts !
Iéou qu'èri, etc.
Quand plantèroun lou bel piboul,
Qué sus las barquos créis tout soul,
Per estré pas brico geïnat,
Tant és jaloux dé libertat,
Iéou qu'èri, etc.
Las bouètos, lou chinnanapoun
S'énténdèroun dé Mountrédoun ;
Lou club, én poumpo , m'y pourtait ;
La Marianno lou béniguait.
Iéou qu'èri, etc.
Quand lou Mairo, amé déboutiou,
Prouclamait la Counstitutiou,
Tout sang-glaçat, dal téms frédas ,
La biergés mé passabo pas.
Iéou qu'èri, etc.
Paouré suisso ! paouré budel !
S'abio calgut, à tiro pel,
Sé disputa l'hounou dal pas,
Saïots estadis mal trassats.
Iéou qu'èri, etc.
�Ribalo à lo dé Sant-Bincen ,
Ma banieïro floutabo al bén ;
Dé mous clergués lous candéliès
Eroun gourdins, pal-sémaliès.
Iéou qu'èri, etc.
Lou camp dé Mars és pla plaçât,
Al camp das morts és adoussat;
Y présidabi caouquos fés
È présos d'armos, è banquéts.
Iéou qu'èri, etc.
Aqui sé bidaboun pipots,
È s'émpifïraboun salcissots,
Én damnant fraternèlomén
Dé fraïrés dins l'égaromén.
Iéou qu'èri, etc.
Én moun hounou, toutis lous jours
Énténdio dé bèlis discours ;
Gardi mémouèro dé Gorneau,
Qué prêchait coum'un Mirabeau.
Iéou qu'èri, etc.
Lou débourèroun dé poutous,
A bèlis quatré, à bèlis dous ;
Per s'én sourti prénguait un biaïs ,
Al quioul y gn'aouion aoutant faits.
Iéou qu'èri, etc.
Anfin, per coumblé dé bounhur,
Jous mous els, co dé l'émprimur
Per exalta mous candidats,
Pamphléts sé fasion à manats.
léo.u qu'èri, etc.
�99
La glouèro passo coum'un fun,
E gar m'aïssis sans foc ni Iun.
Mé caklra passa aquest'hiber
Gaïré-bé nudo coumo un ber.
Iéou qu'èri, etc.
Pas pus dé brabos, ni bibats,
Sounco km miaoulomén das gats ;
D'estariagnos un nizal
Mé fialoun un pla laid razal.
Iéou qu'èri, etc.
D'aïssis stan énténdi crida :
« La Marragogno és pas gés pla ;
« Per la guéri bité nous cal
« La chiringo dal maréchal. »
Iéou qu'èri, etc.
Un aoutré prétén qué sio'ï préns,
È qué n'eï jusquos à las déns ;
Qu'accouchareï sus moun grabat
D'un Robespierre ou d'un Marat.
Iéou qu'èri, etc.
Dé fés , la neït, quand dourmissio ,
Narbouno én plours m'apparissio ,
Un bouèlo négré sus lou froun ,
Al naout dal cap un bastioun 2.
Iéou qu'èri, etc.
Al col abk> per ornomén
Uno maillo dé bastimén
Ount pénjabo un grapin d'or pur
Én guizo dé croux ou dé quiur.
Iéou qu'èri, etc.
�100
Mé dizio, d'un toun piétadous,
Amé fosso haïs, fosso sanglouts :
« Paouro Mananno, tournés mal !
« Tous flatturs té foutran oambal.
Iéou qu'èri, etc.
«
«
«
«
Mous habitants déstimbourlats,
L'un countro l'aoutré soun armats ;
Graço à toun naturel brouilloun,
Sion dins un poulit courbouilloun.
Iéou qu'èri, etc.
«
«
«
«
Fréquentés un pla michant loc ;
Tous els sémblo qué tiroun foc ;
Ta gaougno aouio pas tant d'ésclat
Sé bébios dé sirop d'orgeat.
Iéou qu'èri, etc.
« Qu'un bacarmé ! qu'unis trabals !
« E perqué tant dé germinals ?
« Las mouscos aïmoun pas lou goust
H Dal binagré, sounco dal moust.
Iéou qu'èri, etc.
«
«
«
«
Toujours presto à moustra las déns ,
Prénés d'aïrés trop insouléns.
Qué fas d'aquél asté à toun bras ?
La bounéto té flatto pas.
Iéou qu'èri, etc.
«
«
«
«
Sios fièro das très numéros
Qu'an illustradis tous héros,
Coumo sé d'un terno 3 soumiat
La Franco abios gratifiât.
Iéou qu'èri, etc.
�101
«
«
«
«
Qu'un és toun journal? Populus...
Sionpasal téms dé Romulus.
Faï té présta lou Narbounés ;
Coumo soun noum és boun francés.
Iéou qu'èri, etc.
«
«
«
«
Mais dal club lous abanturiès
Fazion bouga lous éncénsiès : —
As pas qué lou rec à saouta ,
T'installarén sus un aouta.
Iéou qu'èri, etc.
«
«
«
«
Aïssis pagan bingt soous per joui'
Per estré coumo dins un four ;
Lou présidén, quand és lébat,
Amé la ma toquo al tarrat.
Iéou qu'èri, etc.
«
«
«
«
Cachadis coumo gras dé mil
Où coumo sardos al barril,
Perden l'halé, périssen... ouf!
Moussu Birat sé béira un pouf.
Iéou qu'èri, etc.
«
«
«
«
Tas torchos an michant parfun,
Fan méns dé clartat qué dé fun ;
Lous éncés an millouno aoudou,
E lous ciergés maï dé splendou.
Iéou qu'èri, etc.
«
«
«
«
Dé flous, dé luns, dé plats d'argén
Té farén un bel moulimén ,
È per tu l'orgué jougara
La Carmagnolo è Ça-ira.
Iéou qu'èri, etc.
�102
«
«
«
«
Ta défroquo bal pas sieïs francs.
Mais lèou én bagos, én rubans,
Dentellos , péndéns , falbalas,
Uno Madono passaras.
Iéou qu'èri, etc.
«
«
«
«
Mai' dé la biergés és lou més
Démoro, n'aouras un tabès.
Té counsacrarén én fébriè
Un bouquét dé flous d'ameillé;
Iéou qu'èri, etc.
« Soun feuillaché és disgracious ,
<c Mais dé soun fruit fan lou tourrous
« È sa branco, sans sé troussa,
v La carmagnolo fa dansa.
Iéou qu'èri, etc.
«
«
«
«
À tous pès pintrarén un gat,
Symbolo dé la libertat ;
Car , s'haïrisso tout én furou ,
Quand sé séntits dins la prisou.
Iéou qu'èri, etc.
«
«
«
«
Tas proucessious sé fan dé neït,
Quand lous chouans s'én ban al leït
Mais lèou sé faran al grand jour
Amé chimbalos è tambour.
Iéou .qu'èri , etc.
«
«
«
«
È cadun s'aginouillara
Quand la Marianno passara,
Appuyado sus la Razou 4,
È séguido dal grand razou. »
Iéou qu'èri, etc.
�105
Satan téntait nostris paréns.
( Ja né fousquùren dal déspéns ! )
Ço qué mous flatturs m'an cantat,
Coumo dé brésco eï abalat.
Iéou qu'èri, etc.
Moun ourgueil èro naout mountat,
Aoutant naout qué l'archébéscat ;
Mais, un bel jour, sul pabat, flaou !
Eï pétat coumo un patatraou.
Iéou qu'èri tant pré/ado .
Flattado,
Festéjado.
Beï, dins un michant galatras ,
Mé podi pas bira das rats.
Février l8ofl.
Nota. La traduction libre de cette complainte est renvoyée aux notes.
��CARÊME È CARNABAL,
CANSOU DIALOUGADO.
Carême canlo sus l'aïré dé : Adioti paourè Carnabal! è Carnabal sus
faire dé : Sén'abios éseoutat Miguel, tésatos marklado.
CAEÊMÉ.
Bas réjouendré tas ouaillos,
Bouc infâmé ! Carnabal !
Das bals è dé las ripaillos
Bas arboura lou signal.
Qué dé biergés déflourados !
Dé fénnos mésos à mal !
Maïrés, tantos éscloupados,
Anats abé dé trabal.
CARNABAL.
Sé prèchés, faou turlututu;
Moun cher, sion pas dé coflb.
Sioï justomén bis-à-bis tu ,
Coumo aquél philosopho 1
Qué, quand soun camarado én plours,
Gémissio, caïnabo,
Countént, boun coumpagnou toujours ,
Rizio qué s'éscanabo.
�100
CA11ÊMÉ.
Dé goust è dé caractère
Sion difïérénts, és bertat ;
Passi lou téms én prièro,
Sioï chasté , tu débaouchat.
Fas dé pansats dé galinos ,
Dé bounis filéts dé bioou;
Mé counténti dé sardinos ;
Faou un gros répaïs d'un ioou.
OàRNABAL.
Gadun a soun goust, moun goujat ;
Quand toqui la croustado,
Am'un taillou dé pa signât
Bibés une journado ;
Aïmi lous trabestissiméns,
N'és pas un pribilèché ;
Car pélérins è péniténs
Groussissoun toun courtèché.
GAR£MË.
Goussi ! jamaï dé carrotos,
Mais dé car , dé car toujour ,
Ni pa frétât dé chalotos,
Ni cébos coïtos al four !
Sus sept jours, dous jours dé magré ,
Estré sobré dé bi pur,
D'après iéou, n és pas trop agré 2,
E marchaïos mai ségur.
�107
CARNABAL.
Coumo à Louis Napoléoun,
Moun noun és un prougrammo
Sé découmposés aquél noun ,
Té cal changea dé gamo.
B'abaia 3 bén lou mot abal,
E car és la carnasso ;
Bounis gigots à carnabal ;
As foutrais la carbasso.
CARÊMÉ.
Iéou répari ta soutizo ,
Per l'éspargno , boun suchet !
És ségur d'abé la grizo
Qui dépasso soun budjet.
À tas oansous tant lubricos,
Inspirados per l'énfer,
Faou succéda dé canticos
Qué counjuroun Lucifer.
CARNABAL.
Parlats mé das plazés bruyants !
Dé béiré per las plaços
La coïllo das brabis éfants,
Drollos , masclés, fénnassos ,
Sus dé cariots , à tiro-pel,
Sé déscouffa , sé battré !
Respect à l'humblé tambourel4,
D'él nasquait lou fhéâtré !
�108
CARÊMÉ.
Dé sa groussieïro ourigino
Dé tout téms s'és resséntit ;
Tabès , per la lé dibino,
Coumo un crimé és interdit ;
È tout chréstia qué biolo
Lou coummandomén sacrât,
Sul gril ou dins la païrolo
Sara boulit ou tourrat.
CARNABAL.
Sé té faou tout estréménti,
És qu'as perdut mémouèro
Das mouyens dé sé diberti
Qu'on trobo dins l'histouèro ;
Quand dins las festos dé Bacchus
Ou dins las saturnalos 5,
On s'amourrabo toutis nuds,
Eroun d'aoutris scandalos.
CARÊMÉ.
Acos éstouno pas gaïré
Dé païens ou dé jigious 6 ;
Un fil, bourrèou dé soun païré,
Jupiter èro soun dious ;
Aquél dious, bert coumo un porré,
Lou pus paillard das paillards,
Insultait sa propro sorré,
Puplait soun ciel dé bastards.
�109
CARNABAL.
Lous biels exémplés cal ségui ;
N'eï pas d'aoutro mouralo :
Aquél foutrai dé moussu Guy ,
Per hourrou dal scandalo ,
Supprimait arbitrariomén
Uno farço mannado,
Qué counsistabo al baïzomén
D'uno corno daourado.
CARÊMÉ.
Bézés, èro caouzo énormo
È proucédat illégal,
Dé traduiré per la formo ,
Dabant un jury brutal
Dé campardins sans ménaché ,
Tout maridat, joubé ou biel,
Coumo sé tout mariaché
Èro mai' qué cazuel.
CARNABAL.
Lou léndéma, das frouns-banuts
Groundabo la béngénço;
Palos én ma per attributs
Tégnion soun aoudiénço ;
Tour à tour cado bert-galant
Réçabio triplo ancado;
Per sé démaca l'os bertrand
Y caïllo dé panado.
�HO
CARÊMÉ.
D'un tant scandaloux usaché
Bougissio l'hounestétat,
E mérito un bel imaché
Aquél qué l'a supprimât.
Qui s'én dolguait? lous Bourjados ,
Car, dé las palos qu'abion ,
Aïzados ou mal troussados ,
Fazion l'argën qué bouillon.
CARNABAL.
Sus manobros lous castagnous
Toumbaboun coumo grello ;
Sé disputaboun coumo loups
Uno figuo , uno amello;
Las sirbéntos , qué dal grifïbul,
Boutél sul cap , passaboun,
Sé trazion mal d'aquél émboul,
E soubén s'éspataboun.
CARÊMÉ.
D'uno bilo sans pouliço
Aouio pas gés éstounat ;
Mais , joust l'èl dé la justiço ,
Sé permettré un tal sabat !
Bert-galants, marchands dé palos ,
Éncournats et cœtera,
PafF...! libéra nos à malos
Bous aouio faïtis couffra.
7
!
�I il
CARNABAL.
Aouios agut fosso trabal
E bélèou sus l'ésquino.
Françoun perdio soun dabantal,
Cécillou , sa toupino ;
Maï d'un caïssal intéressât
Démourabo sus plaço,
È maï d'un panel soullébat
Fazio crida : Bagasso !
CARÊMÉ.
Garnomén qui ba réclamo !
Tout acos a faït soun téms.
Qu'anfin pénétroun toun âmo
Dé millounis séntiméns.
Fi d'aquélos mascarados !
Un plazé saché és permés ;
Sans polkas , sans galaoupados,
Rébénguén al pas francés.
CARNABAL.
Boun sang n'ou pot jamaï ménti ;
Lou pécat és moun païré.
Tu sios lou fil dal répénti ;
D'un Nicodèmo as l'aïré.
Per dous mézés qu'eï à passa,
Amoun naout, én bizito,
Y baou pas per mé coufessa,
Ni per biouré én ermito.
�U2
CARÊME.
Fas pla trop péta la charro ;
Bouldrio pas, per un coumtat,
Tibat coumo boutiffaro,
•
Dé péillos estré fargat ;
Quand anfin ta foïllo troupo
És lasso dal bacchanal,
Cacho foc à toun éstoupo,
È té fie dal poun abal.
CARNABAL.
Acos pas qu'un michant moumén ,
Rémounti coumo un ciouré ;
Per tu, toujours dins lou tourmén,
Sabés pas qué mal biouré.
Sé fan rarés tous partisans,
Trop duro és ta pratiquo ;
Cal pas estré tant exigeans
Én téms dé républico.
CARÊMÉ.
La bougraillo qué t'éncénço
Coumprén toun indignitat ;
Ja né fara péniténço,
È péndén l'éternitat !
Lèou, pla lèou, per sas idolos,
Lou bas poplé és sans quartiè ;
Après bibats, farandolos,
Las trigosso al rémerdiè 8.
Mars t850.
�LOU
PARTACHUR ACAPRISSAT
È LOU
Cansou dialougado, sus l'aïré dé : Trou la, la.
mm
Fraïrés , un partaché égal
Sara la fi das proucessés ;
Toucarén lou capital,
Sans paga gés d'intéressés.
Partachén ! partachén !
Afin qué toutis n'agén ;
Partachén ! partachén !
Las terros amaï l'argén.
D'éspouèr siots toutis boufits ,
Quant à iéou perdi couraché ;
Dounaïo per dous ardits
Ma part dal futur partaché.
Sion foututs ! sion foututs !
N'eï prou , né boli pas pus ;
Sion foututs ! sion foututs !
Lous blancs nous an lou dessus.
8
�H4
Aquos és toat naturel;
N'és pas uno caouso indigno,
Qu'un tout soul âgé Raounel,
È Moussu Girard Granbigno.
Partachén, etc.
IS'eï poou, la proupriétat
Tendra cop à la tourménto ;
Tant qué l'ours és pas tuat
Mettén pas soun quier én bénto.
Sion foututs, etc.
Én carrât, cado pourtiou
Aoura , dizoun, cinq cénts mestrés
Per faïré l'oupératiou,
*
Cal pas estré géomestrés.
Partachén, etc.
Èro rémés al printéns ;
N'aben per mai d'uno annado !
Qui ten ten, das Péniténs
2
Dits la campano ganiado.
Sion foututs, etc.
Bous farén roumpré un hermas,
Boutiquiès è géns dé lézé !
Mé rézerbi ço pus gras
Dins lou termé dé Belbézé.
Partachén, etc.
Cal coumbéni, sion pla piots !
Lous cerbiès faran dé prunos,
Quand déspessarén én lots
Terrisso, Creyssel ou Lunos 3.
Sion foututs, etc.
�115
Piaïdéjoun én Piémoun
Gratis per la basso classo ;
Dé Caoubét è Mountrédoun ,
Pus hurous és qui sé passo !
Partachén, etc.
Das bourgézés cado oustal,
Per nous ficré per las ancos,
Es plé coumo un arsénal
Dé troumblouns ou d'armos blancos.
Sion foututs, etc.
Serbitur al créanciè !
Aben las aoureillos sourdos ;
Tal qu'es grouman dé gibiè,
Aoura grand gaouch dé bézourdos.
Partachén, etc.
Dins l'ordré tout és rintrat ;
Quand sé birait l'aoumèléto,
Layssèrén sus lou pabat
Chefs, counseillès è troumpéto *.
Sion foututs, etc.
Per un amplé appartomén,
Quittareï ma pourcigoulo 5,
È mettre'! pla mai soubén
Un flot dé car dédins l'oulo.
Partachén, etc.
Nostris chefs an pla dé biais !
Sé jougan à qui perd-gagno,
Dében estré satisfaits ;
Excellente és la campagno.
Sion foututs, etc.
�y6
Que tout siogué dé plan-piè !
Uno couzino, très crambos,
Un saloun, mais al prumiè,
Car trigossi un paouc las cambos.
Partachén, etc.
Eï fait cinq jours dé prisou ;
Nostré tribunal nous fisso.
Per bous mettré à la rasou,
Parlats-mé dé la justiço !
Sion foututs, etc.
D'octrouè né boulen pas pus ;
D'impôts l'Éstat sara chiché :
A prou rançounat lou gus,
Per faïré pount d'or al riché.
Partachén, etc.
N'abio pla mai méritât !
A grands cops dé closcos d'huîtros,
DéPéchétis, l'aboucat,
Abio fracassât las bitros.
Sion foututs, etc.
Pas pus dé remplaçomén;
Lous fréluquéts à lourgnéto
Blanchiran lou fournimén,
È préndran la clarinéto.
Partachén, etc.
Quand brullèroun Carnabal6,
Eri lou chef dé la muto
Qu'aquioulabo sul canal
Lous farots, én cridan : Buto !
Sion foututs, etc.
�117
Nostris fraïrés én surplis
Junaran mai qu'én carêmé ,
Car célébraran gratis
ÎS'oço, décès è baptêmé.
Partachén, etc.
Sioguèri mai qu'imprudént,
Quand, la faço énfarinado,
Sinjabi lou Présidént 7
Sus uno rosso éscourjado.
Sion foututs, etc.
Per lous fégnans toutis soûls
An pas faïssounat las stalos ;
És pla téms qué sous ginouls
Dé Sant-Just frétoun las dalos.
Partachén, etc.
Én soumo , eï pla fait dal sot;
Pourtan, malgré moun aoudaço ,
Asfoutraous, tant qué sé pot,
Méti caoucun à ma plaço.
Sion foututs, etc.
Bé mai ! lous premiès bénguts
Aouran lochos al théâtré ,
È s'y carraran cols nuds,
Fiers è counténs coumo quatre.
Partachén, etc.
Tant dé fouillés, mous amits ,
An fort applatit ma bourso;
Sé faou pas d'aoutris proufits ,
Mé baou trouba sans ressourco.
Sion foututs, etc.
�118
Béirén Ièou lou muscadin
Al bigos usa sous brassés ;
È las damos én satin
Rastèla, fa lous bourrassés.
Partachén, etc.
Nostros exagératious
Dé fés fan béni la foutro ;
A forço dé souscriptious
Aben crebat Moussu Doutro 8.
Sion foututs, etc.
Moun cher ! én bounis chréstias
Pratican las parabolos ;
Tu qué n'as, à qui n'a pas
Fa'i sa part dé tas pistolos.
Partachén, etc.
Toujours uoubèlos doulous ;
•la nous saoutoun sus las péillos ;
Sion tratats én fouissoulous
Qué butinoun las abéillos.
■
Sion foututs, etc.
Béirén pas pus mandia
Las brabos gens én guénillos ;
Maïrés, qu'un alléluia !
Sans dot cazaréts las fillos.
Partachén, etc.
Per abé un paouc dé boun téms
Dins aquésto courto bido ,
A nostris déchiroméns
Dében faïré uno sarcido.
Sion foututs, etc.
�419
Sé dé fénno sé fa troc
Sareï countént coumo un angé ;
L'Anno
9
és séco coumo un broc
Risqui pas dé perdré al changé.
Partachén, etc.
Per né préné d'ount y gna,
Goujat ! cal abé la forço.
Nous laïssén pas énganna,
L'haméçoun és dins l'amorço.
Sion foututs, etc.
Atal aourén lous pès caouds ;
Atal finira la brouillo ;
Ghucan, coumo dé nigaouds,
D'ossés bidés dé mézouillo.
Partachén, etc.
Adissiats ! m'én baou al leït
r
Mal uza fa biouré én péno ;
Cal qué siogué miejo-neït,
È crénissi la séréno.
Sion foututs, etc.
L'albo d'aquél jour brillant.
Fa déjà blanchi la Clapo ;
Per un banquét tant friand,
Saben oun trouba la napo.
Partachén ! partachén !
Afin qué toutis n'agén ;
Partachén ! partachén !
Camps, bignos, prados , argén.
�120
Alerto ! sion assaillits;
La patrouillo nous rélanço ;
Lous souldats, nostris amits ,
Nous poudron traouca la panço.
Sion foututs ! sion foututs !
N'eï prou, né boli pas pus ;
Sion foututs ! sion foututs !
Lous blancs nous an lou dessus.
Juin 1850,
�MES CHERS CONCITOYENS,
Le pot-pourri que je vous sers aujourd'hui sera, j'ai
lieu de le croire, suffisamment relevé par les ingrédients
dont je l'ai assaisonné. Je n'y ai épargné ni ail, ni persil,
ni laurier , ni girofle; peut-être est-il même trop épicé,
ce qui, en temps de canicule, serait un défaut plus repréhensible que la fadeur. Mais il est des cuisiniers incorrigibles sur cet article, et je suis certainement du
nombre. Buvez frais durant le repas, et adoucissez-vous,
parfumez-vous, de temps en temps, la bouche avec les
beaux pruneaux d'Agen que vous a débités, il y a quelques
semaines, le poète Jasmin, et dont un dépôt, en boîtes
joliettes et bien conditionnées, se trouve chez M. Caussat,
son confrère en papillotes et en faux toupets. A ce propos,
je vous dirai que , si Jasmin ne nous avait pas honorés de
sa visite , je n'aurais pas fait cette bizarre et extravagante
composition. Les lauriers du vainqueur de Marathon empêchaient ïhémistocle de dormir. La gloire d'Achille humiliait Alexandre adolescent, et lui donnait aussi des
�122
insomnies (je le crois bien ! il avait toujours un Homère
sous son chevet). Pareille insomnie m'agita la nuit qui
suivit la séance littéraire donnée, dans la salle du Synode,
par le célèbre poète gascon. J'ai voulu mériter aussi, ô
mes Concitoyens ! vos applaudissements ; non pas en traitant un sujet gracieux ou sentimental, et en faisant couler
ces larmes voluptueusement mélancoliques qui trouvent
des sillons tout faits dans les joues concaves et ridées des
vieilles dames, mais qui roulent sur. les joues rondes et
veloutées des jeunes filles comme des perles de rosée sur
de fraîches pommes d'api; pas si bêle! ce serait sé faire
coufla, suivant l'énergique et pittoresque expression dont
se servit à mon égard M. le secrétaire Crouzet passant à
mon côté ; je ne conseille à aucun poète patois d'aller s'y
faire mordre; mais en restant dans le genre que semblent
m'avoir départi ma nature et mes lectures favorites , en
vous faisant rire de ce rire plein, franc et bruyant qui
faisait bondir le ventre de nos aïeux, aussi peu difficiles
en plaisanteries qu'insouciants de droit public et de littérature mystique ; de nos aïeux qui prisaient une bonne
bouteille de vin blanc de Limoux à l'égal d'un flacon de
Champagne mousseux, et les guindouls de la Flamande,
le ratafia de la veuve Danceaux, autant que les cédrats
confits et les liqueurs des îles tropicales. Ce nom de la
Flamande me rappelle celui d'un Rogcr-Bontemps, dont
j'ai beaucoup entendu parler dans mon enfance , du chansonnier Flamand que l'originalité de ses saillies avait fait
rechercher de l'archevêque de Narbonne. Il est guignolant
pour moi que nous n'ayons plus d'archevêque ; qui sait,
en lui supposant de l'esprit (qualité qui n'est pas indispensable, j'en conviens, à un prélat), s'il ne me ferait pas
des gracieusetés? Notre ville n'a rien gagné 1 aux diverses
�125
révolutions qui ont bouleversé la France depuis 89, et
l'esprit jovial y a singulièrement baissé. Ce diable de
Flamand, menacé d'être déshérité par son père, pour son
refus d'épouser certaine demoiselle Pech, qui n'était pas,
il est vrai, fraîche et vermeille comme une pêche cueillie
à bon point, mais jaune et flétrie comme un brignon
tombé de l'arbre par trop de maturité et dévoré par les
fourmis, fit à cette vieille fille ce sixain qu'il chantait à
gorge déployée, sur l'air d'un noël très-répandu : Qu'es
aco qu'aousissiP
«
«
«
«
«
«
Si, pour une pomme,
Notre premier homme
Perdit tout son bien,
Moi, pour une pêche
Dégoûtante et sèche,
J'ai perdu le mien. »
,
Pour en revenir à nos moutons, j'avais été justement
préoccupé toute la journée d'une menace entendue de mes
propres oreilles, et dont se faisaient volontiers les échos
mes bons amis les bleus, l'ancien capitaine Martin, surtout,
qui ne m'abordaient qu'en me disant, le sourire sur les
lèvres : Si les rouges gagnent, ils vous feront porter la
Marianne, vous pouvez y compter.— Ils me feront porter
la Marianne ! ce n'est pas sûr; en attendant, ils me fournissent, par cette menace, un excellent sujet de satire.
Advienne que pourra! et puis, voyez-vous, cette Marianne,
malgré ses déportements, me tient encore au cœur; elle a
préféré l'encens nauséabond des rimeurs d'estaminet au
nard exquis qui s'exhalait des cassolettes de Béranger,
Emile Deschamps, etc.; elle pue la pipe et le rogomme;
elle me ferait peut-être couper la tête, et se ferait des
�\-2à
papillotes, non seulement de mes chansons, mais de mes
titres de créance ; avec tout cela,
« De mon feu mal éteint je reconnais la trace. »
son image, la Marianne petit m 2, que vous savez
dans mon alco ve -, je me la représente encore belle d'attraits
et de pudeur, comme aux beaux jours du libéralisme;
et, puisque j'ai parlé de ma décolation possible, si ma
tête, séparée du tronc , était jetée dans les flots limoneux
de la Robine, par les bacchantes qui ont aigri son caractère et effarouché son imagination, ma bouche balbutierait peut-être, durant quelques secondes, le nom encore
cher de Marianne, comme celle d'Orphée murmurait, dans
les flots glacés de l'Hebre, le doux nom d'Eurydice :
J'ai
«
«
«
«
«
Tum quoque marmoreâ caput à cervice revulsum,
Gurgile citm medio portans Œagrius Hebrus
Volveret : Eurydicen vox ipsa et frigida lingua,
Ah! miseram Eurydicen anima fugiente vocabat:
Eurydicen toto referebant Jlumine ripse. »
En voilà de beaux vers, j'espère, et que vous n'êtes
pas fâchés de retrouver ici !
J'admire
le dévouement d'Orphée, qui le poussa à aller
chercher son amante aux enfers, mais je ne l'imiterai pas,
pour plusieurs raisons : la première , c'est que je suis un
amant trahi; la seconde, c'est que je n'ai pas la lyre du
chantre de Thrace, ni sa voix d'Elleviou ; mais surtout
parce que Eurydice, irréprochable de tout point, conduite
par Mercure dans la partie des Champs-Élysées affectée
aux amantes infortunées, où elle soupirait ses amoureuses
plaintes, errans sihâ in magnâ....; Eurydice, sûre des
�425
sympathies de la brune Proserpine, n'avait rien à redouter
ni des griffes de Tisiphone, ni du fouet de Némésis, ni
des couleuvres d'Alecto.
Je
ne tirerais pas, moi, la
Marianne d'entre les griffes d'un chat.
J'ai vu, saisi
de pitié, sillonner de coups de fouet, à la Martinique,
le dos d'un nègre qui en fut affreusement tuméfié, et je
crains beaucoup les couleuvres depuis que, m'élant assoupi
au confluent de l'aiguille de Jouarres et de la rivière
d'Aude, en lisant, en 4826 , un article du Constitutionnel
contre les jésuites, il me glissa d'entre les jambes, à mon
réveil, une couleuvre grosse comme un boudin, qui ne
me fit aucun mal, mais qui m'effraya beaucoup.
J'ai toujours pensé que les vers étaient faits pour être
chantes, et il m'arrive souvent de mettre en récitatif les
alexandrins de Racine (quel récitatif, bon Dieu! je ne
connais pas une noie de musique); c'est pourtant moi qui
ai fait le choix des airs de mon pot-pourri. On a trouvé ce
choix heureux, éloge qui me flatte plus que celui que mes
amis décernent à l'originalité de quelques - unes de mes
idées et au tour quelquefois aisé de mes couplets. Tous
ces airs sont encore populaires et méritent de rester tels,
notamment ceux de nos vieilles chansons patoises qui
charmaient mon oreille sur le sein de ma nourrice. Celui
des couplets qui contiennent mes dispositions testamentaires est très-mélancolique; j'y tiens singulièrement. Mon
ancien ramonet Cathala le chantait d'une voix chevrotante
en conduisant soun parél, et en l'entremêlant de cris et de
menaces qui
contrastaient singulièrement avec le ton
lamentable de sa chanson : « Aïssi Roussel.' dé qué diablé
agachés sul gran cami? hit Mouret! oïh qiïaquos lanlé!
attrapo aquos ! oh ruh ! aro prénoun lou galaoup ! Jésus
"Maria , qu'un bestial testut ! »
�120
Cette macédoine démagogique dans laquelle j'ai fait feu
de tribord et bâbord, des caronades de devant et des pièces
des sabords d'arcasse tout à la fois, et qui a été si vite
bâclée : Mmulalio etiam facit versus, peut être comparée
au bouquet d'un feu d'artifice dont mes chansons précédentes sont les premières pièces. La distribution du spectacle est convenablement faite-, car, comme a dit un poète
français de ma connaissance intime :
« Il est de règle encor, en tout feu d'artifice,
«
«
«
«
Qu'une gerbe étoilée, un pompeux frontispice,
A la splendide arête , au fronton rayonnant,
D'où jaillit en pétards un chiffre éblouissant,
Termine le spectacle et couronne la fête.
« Je finis donc par toi, trop aimable Henriette !...
« Cocher, où sommes-nous? — Tout près de Prat-de-Se's. —
« Accélère le pas, car nous sommes pressés. —
« A l'auberge, en passant, je boirais bien rasade. —
« Va ! Nous, de ce ravin honorons la Naïade.
— Eh , dites donc, l'auteur! quelle est cette Henriette?
qu'est-ce que ce Prat-de-Sest? et de qui sont ces vers faciles
et resplendissants? — Ils vous conviennent donc. — Mais
oui, assez. —- Vous l'avez dit deux fois! habemus confitentem aristarchum. Eh bien! aussi ravi que Vert h er quand
il entend pour la seconde fois, dans une parodie du roman
de Goethe, l'aveu des tendres et pudiques sentiments qu'il
inspire à sa bien-aimée Lolotte, je vous annonce que ces
vers sont de moi, et qu'ils figurent en assez bonne et nombreuse compagnie dans une pièce de vers de ma fabrique,
intitulée : Le retour de la Fête de Sigean. Henriette, que
je n'ai plus revue, marche depuis cinquante ans sans
lisière, si pourtant elle vit encore , et doit avoir de très-'
�127
beaux restes. Prat-de-Sest était une auberge de muletiers,
una venta, comme disent les Espagnols nos voisins, où se
désaltérait, où plutôt s'altérait, si vous l'aimez mieux, le
conducteur delà carriole de Sigean, appelé Blanjo-fouquos.
Eli que diable ! on aurait été capable de faire quelque
chose de passable avec de faibles encouragements ; il est
des haussements d'épaules bien hasardés, des jugements
bien précipités. Le soleil ne nous chauffe pas de si loin
qu'il ne puisse y avoir des natures poétiques dans le département de l'Aude. J'écris sous la crainte du bâton ou de la
lanterne, et vous vous étonneriez du mérite équivoque de
mes compositions poétiques ! Etonnez-vous plutôt de la
gaîté qu'elles respirent. Damoclès, assis entre deux courtisannes auxquelles il ne trouvait rien d'agréable à dire,
à un banquet splendidement servi, auquel* il ne toucha
même pas, car ses yeux ne pouvaient se détacher de cette
épée effilée, suspendue sur sa tête nue par un fil si fin
qu'il échappait à ses regards troublés; ce Damoclès, dont
un grain de petit millet aurait alors exactement bouché
l'ouverture anale, aurait été bien empêché s'il avait été
prié de faire et de mettre en musique, sur trente airs
différents, un poème én vers de toute mesure. Voilà pourtant ce que j'ai fait, plus ou moins heureusement, pendant
que la France était menacée d'une insurrection générale ;
que la terreur était dans toutes les âmes et la pâleur sur
toutes les faces , et que l'on ne s'abordait qu'en se demandant des nouvelles désirées et redoutées tout à la fois.
C'est en quittant l'un et prenant l'autre, comme on dit
vulgairement, que je composais mon pot-pourri. — Eh !
qui vous obligeait, chanteur imperturbable, infatigable
et impertinent, à vous donner ce casse-tête dans de pareils
moments? Où donc était le tyran bel esprit qui mettait le
�128
vôtre à une si diabolique épreuve? je me rappelle encore
la post-face du planch de la Marianne, qui se terminait
ainsi : Hic spretus lyram artemque depono. Vous avez fait,
depuis, vos deux Partageurs , qui dialoguent en quarante
couplets au moins , et vous nous accablez presque immédiatement d'une avalanche de couplets de tout rhythme ,
sur trente airs différents, quand nous n'avons pas eu letemps d'apprendre les premiers ! tant pis pour vous si vous
faites des vers de mauvais aloi ; si vos plaisanteries sont
ou trop fades ou trop épicées; allez à tous les diables avec
votre violon ou votre fifre, si vous l'aimez mieux; chantez, comme la cigale, tant que vous voudrez, à vos périls
et risques : nous avons autre chose à faire qu'à vous entendre et à apprendre vos refrains ; ni nos greniers, ni nos
armoires ne se remplissent à chantonner ou à siffloter.
— Là, là, là ! ne vous fâchez pas tant ; mon intention
est excellente : j'ai voulu éteindre dans le rire les tisons
de la discorde, et calmer par des paroles de paix des cœurs
exaspérés; j'ai voulu faire en vers et drôlatiquement ce
que d'autres font dogmatiquement et en prose; mon peu
d'haleine et mon manque de vrai savoir ont trompé mon
zèle. On chantait en 95 des couplets qui n'étaient pas
meilleurs, et on en savait gré à leurs auteurs; et, ce qui
vous surprendra peut-être, comme j'en ai été surpris moimême, quand je l'ai appris, ces jours derniers, d'un homme
recommandable qui a traversé, en chantant... des hymnes
d'église, cette époque terrible, puis l'empire, puis la
restauration, puis le règne de Louis-Philippe, et dont la
voix toujours pleine et le goût toujours sûr font le charme
des paroissiens de St.-Just, le chantre Baissas; ce qui
vous surprendra, dis-je, c'est que mon grand-père maternel
était un des faiseurs d'alors. Dites maintenant que je n'étais
�129
pas prédestiné parle sang, par mon organisation poétique,
par mes opinions sainement libérales, qu'ont blessées des
doctrines subversives et des actes coupables, par l'outrecuidance démocratique de mes anciens locataires, à remplir le rôle que j'ai joué ! Oui, mon grand-père faisait des
chansons pour rire, et mon père, prisonnier dans la tour
de l'archevêché, et menacé de perdre la tête comme modéré et frère d'un chanoine émigré, ne dut son salut qu'à
la chute de Robespierre. Au reste, je ne pourrais plus que
me répéter désormais: j'ai épuisé dans mes opuscules tout
ce que m'offraient d'original la tradition narbonnaise et
les événements contemporains, et si je n'ai pas plu à tout
le monde et à vous en particulier, j'ai conquis (à la pointe
de ma plume métallique) les suffrages de mes deux cents
souscripteurs habituels. —■ Deux cents souscripteurs ! tant
que ça ! c'est très-flatteur. Mais ne grossissez-vous pas un
peu le chiffre ? — C'est ce qui vous trompe, et je puis
vous les nommer. — Bien obligé pour eux et pour moi !
Vos opuscules ne sont que trop, comme des prairies,
diaprés de noms-propres blancs, bleus, rouges et tricolores;
cela vous fait des ennemis, je vous en avertis. — Je ne
suis pas méchant cependant. La démangeaison causée par
les piquants des feuilles d'ortie, auxquelles on se frotte
par hasard est plus désagréable, et mes désignations renferment souvent une louange 3. — Satire plus ou moins
bénigne, louange plus ou moins sincère, bien des gens
n'aiment pas à être nommés ; et vos deux cents souscripteurs ne vous feront pas un rempart de leur corps, si
jamais vous êtes attaqué. Le coup de trique adressé à
M. Dureau, le plus inoffensif des hommes, ne fut paré
que par son couvre-chef résistant. Absalon ne serait pas
mort, dit-on, s'il eût porté perruque ; il est presque aussi
n
»
�130
sûr que si M. Bureau eût porté une toque, sa place de
bibliothécaire au musée de iVarbonne, et son siégea la
commission archéologique devenaient en même temps
vacants. — Ah parbleu ! le siège vacant de la commission
archéologique faisait l'affaire de mon biographe désigné
dans ma Passion, et j'aurais postulé pour la place de
bibliothécaire 4; et là, si j'avais réussi, le front caressé par
les rameaux de l'arbre de science, et les lèvres effleurées
par les eaux fraîches et pures de la poésie, libre de baisser
ou de lever la tête, quàmlibet lambissem, quàmlibet manducassern, je me serais rassasié des fruits du premier et
désaltéré des secondes à discrétion.
Mes chers concitoyens, quelques jours après la publication de mon Chant communiste, il me vint quatre couplets
français , comme leurs aînés , de même facture , et qui,
éprouvés à l'alcoomètre, accusèrent à peu près le même
degré d'esprit. Trois sont consacrés au citoyen Considérant,
dont le portrait fera le pendant de celui du demi-dieu
Proudhon, Le quatrième fait mention de la république
du Paraguay, à propos de la communauté icarienne tentée
par le citoyen Cabet; ce qui complète la nomenclature des
républiques théocratiques, monarchiques, aristocratiques
et démocratiques qui ont fleuri ou qui fleurissent sur la
terre depuis la naissance du monde * ; et voilà mon Chant
communiste composé de quarante-quatre couplets au lieu
de quarante; il a l'avantage, pour ceux qui le trouveront
trop long, d'être exactement divisible par deux, par quatre et par onze. Dans le premier cas, on aurait vingt-deux
couplets à chanter ; c'est peut-être trop encore. Dans le
* Voir ces couplets dans le Chant communiste, pages 71 et 72.
�151
second, onze, et dans le troisième, quatre seulement. Me
suis-je trompé dans le calcul, d'Aragon ? — Non, mon
ami; mais tu ne finis jamais :
« Qui ne sait se borner, ne sut jamais écrire »
ni en français , ni en patois.
— Tu as raison ; tu es aussi bon critique que savant
mathématicien ; je défère à ton sentiment qui est après
tout celui de Boileau, pour qui j'ai l'audace d'avoir la
plus grande vénération, et je finis ici cette longue préface
qui se trouve, sans en porter le titre, un autre pot-pourri.
— Pot-pourri sur pot-pourri ! Au diable l'empoisonneur !
— Je vais travailler aux notes qui seront le dessert de ce
mauvais repas. Je ferai en sorte qu'elles ne soient pas
assaisonnées ou lardées de vers, si vous l'aimez mieux.
��LA PASS10U
DAI. PAOIRK
.
Pot-pouïrit (icmagougico-soucialislo.
Aïré dé : Las Cornos d'Assiot l'ainat '.
Bictouèro ! bictouèro 2 !
Nostré partit a trioumphat,
È lou drapeou rougé,
(bit.)
Nostré partit a trioumphat,
È lou drapeou rougé flotto pla créstat.
Airé dé la Carmugnolo.
A Fobro , à Tobro, citouïens !
Sion toutis juchés è témouens;
Nostré codé pénal
És un boun germinal.
Qué lous
A
Qué lous
A
blancs sé souméloun
la razou,
( bis.)
blancs sé soumétoun
la razou
Dal bastou.
f'bis.J
fbis.j
�134
Toutos las géns un paouc coussuts,
D'estré dé blancs soun coumbincuts;
Surtout al créanciè
Faguén pas dé quartiô.
Qué lous blancs, etc.
(bis.)
(bis.)
Sans proucururs, sans aboucats,
( bis.)
Nostro justiço, qu'a boun nas,
( bis.)
Béira pas d'inoucéns
Parmi las brabos géns.
Qué lous blancs, etc.
Aïré dé : Té bott donna quicon per la fielro.
UN ÉMUTIÈ.
Herculo Birat
(bis.)
Bès nous s'accamino;
Loucapacatat
(bis.)
Quaouqué bers rumino.
Lou drollé nous berno ;
Cal qu'à la lanterno,
Sul cop, dé plén bol,
Lou tirén pel col.
(bis.)
LOU
l'OUÈTO.
Qu'és aquél baral !
f bis.)
Sioï pas gés tranquillé ;
Bité , à moun oustal
(bis.)
Cerquén un asillé !
La coïllo mé cerno,
È bès la lanterno
Mé buto toujours.
Sioï prés... al sécours!
(bis.)
�UN
ÉMUTIÈ
BEL ESPRIT.
Dizoun qu'Apoulloun
Al pouèto douno,
Per ourna soun froun,
Quicon qué rayouno
Maï qu'uno luzerno,
Al loc dé lanterno,
Sans oli, ni gaz ,
Nous ésclaïraras 3.
(bis.)
(bis.)
(bis.)
Aïré dé : Haï, haï, haï! qué dio ma maire.
LOU
POUÈTO.
La coulèro d'Apoulloun,
Dins soun téms èro funesto ;
Per pla méns, joust lllioun ,
As Grégous dounait la peste»*.
Pus fort qu'él mé poudra bénja 5.
CHOR DAS
ÉMUTIÈS.
És égal, té boulen pénja;
Jucharén, én té béjén faire,
Naout è court, suspéndut én l'aïré,
Sé sabés dansa (ter.) tant pla qué canta.
LOU
POUÈTO.
A Sant Paul bous fizéts pas,
Quand aouréts fièbré ou couliquo ;
Lous rouges, dins un brazas 6,
Trigoussèroun sa réliquo.
�15(i
CH0R
DAS
ÉHUTIÈS.
Noun fouteu , nous boulen bénja ;
Sans appel, té boulen pénja ;
Jucharén , én té béjén faïré,
Naout è court, accrouchat én l'aïré,
Sé sabés dansa (ter.) tant pla qué canta.
kirv dal Pau Redoublât:
LOU
POUÈTO.
Dé moun esprit ouriginal
Aquis la récoumpénso !
Abio rébat un piédestal,
È noun pas la pouténço.
Es pla foutént, à cinquanto ans,
Ginouls è jarréts lassés,
Tan naout, per plaïré à dé manans,
Dé battré d'éntréchassés !
CHOR DAS
ÉMUTIÈS.
As insultât à las doulous
Dé la paouro Marianno ;
Nous as tratats dé fouissoulous ,
Lou poplé té coundanno.
Sios un rimur das pus hardits ,
Lou fouet dé ta satiro
Nous fisso è nous éspabourdits ;
Sios moucat... Biro ! Biro 7 f
�157
Aïré dé, : Jeune fille et jeune garçon.
LOU POUÈTO.
Dounqués mé cal exécuta;
L'espouèr dal pénjat m'abandouno.
Cal saïo la sotto persouno
Prou bestiasso per sé flatta
( A. méns qué Dious boulguessé )
Qu'un tan poulit courdel,
Qué pourtaïo un poucel8
Das pus forts dal mazel9,
S'éstracessé.
Qu'un baïlét dé crambo brutal !
Eï la garganto délicato ;
En m'histourian la crabato,
Bourreous, mé faguéts pas trop mal !
Atténdèts !... méns farouchos
Saran bostros jazéns 10,
Quoiqué mostroun las déns ;
Soubén qui gagno téms,
Gagno mouchos 11.
Aïré dal général l'om-Pouço.
Bous crézio pas aïssi, ingratos citouïenos !
Tan pis, sé bous plazets à las tragiquos scènos ;
Cépandan dé mous jours per éstira la tramo,
Béireï dé bous touca lou roubinét dé l'âmo.
Dizoun qu'un aoussel mut, d'éblouissént plumaché l2,
Canto, quand dé sa mort séntits coumo un présaché.
Malgré qué de la poou âgé la bouès gamado,
Bous boli régala d'uno jérémiado.
�Un chantré rénoumat13 ( s'én béjait pas pus traço )
Sioguait déchiquétat per las nymphos dé Thraço ;
D'uno soulo bèoutat abio fait sous délicis;
Las aoutros abion d'él pas qué dé déziguicis.
Lou restant dé mous jours mé boli nourri d'ersés I4,
Dé parabeillos d'al, sé troubats dins mous bersés
( Lous aouréts , én pagan, chez Gaillard , lou librari )
Rés qué posqué blassa lou sexé proulétari.
Al countrari, béiréts dédins uno préfaço ,
Qué dé bostris téndrouns eï célébrât la graço ;
Pourtan sabio fort pla qu'ai bal dé la Mairio,
Roujo coumo la sang ôro la counfrério.
Fénnos dé La Mourguiè 15, abets dé fortis ossés,
Coumo dé jardiniès manéjats lous bigossés ;
Pelsés ébourrifats è jupo rétroussado,
Dé damos à manchoun couflaïots uno armado.
Direï pas qué dé bé dé las dé la Peyrado :
Après un escaoucel, quand an fait la journado,
Dé turols , dé souquéts , sans qué siogoun méns lestos,
Lou cargué d'un bardot sé mettoun sus las testos.
Fénnos dé bès Sant-Paul, ayssi bostré chapitré :
Pourtats , én courriguén, un sac d'un hectolitré ;
E per bous délassa, lou quioul sus la calado,
A bostris merdassèous dounats uno tétado.
Dé bostros qualitats és coumoulo la doso,
Aquos ço qué direï én bersés coumo én proso ;
A bostré accoutromén trobi pas qu'uno faouto :
Es qué bous fan toujours la taillo un paouc trop naouto
�139
Aro qué bous eï pla émbucados d'élochés,
A moun égard anfin béjén bostris reprochés ;
Én y buffan dessus sé perdran per lous aïrés,
È prégaréts per iéou bostris nommés ou fraïrés.
Aïré : Du haut en bas.
UNO FAÏSSIEÏRO.
Lou sang mé boul !
És tu qu'as dit dins un oubraché,
Lou sang mé boul !
Qu'abion fait dé poutous al quioul17
An un clubisto dé passaché ;
Al soubéni d'un tal outraché,
Lou sang mé boul !
LOU POUÈTO.
Poutous al quioul
Es uno loucutiou d'usaché,
Poutous al quioul,
Dount mé serbissi pas tout soul.
Sabi qu'és pas qu'à toun maïnaché,
Clairo, qu'as faït, dins soun bas aché,
Poutous al quioul.
AOUTRO FAÏSSIEÏRO.
Lous dous Birats,
Es uno caouso qué nous passo !
Lous clous Birats
Sémbloun dal démoun poussédats :
Quand l'un canto, l'aoutré éscribasso ;
Saïo un pécat dé faïré graço
As clous Birats.
�140
LOU POUÈTO.
Lous dous Birats,
Én bouns citouïens fan usaché
Lous dous Birats,
Dal paouc d'esprit dount soun douats ;
Soun énémics dé tout serbaché ;
An pas jamaï doublé bizaché
Lous dous Birats.
UN ALO-BLASSAT.
Das assignats
Dizoun qu'as uno poou dé diablé,
Das assignats,
È pourtant b'éscaparas pas ;
Pér faculta lou misérablé,
Boulen qué tout siogué pagablé
Én assignats.
LOU POUÈTO.
Das assignats
S'és fort mal troubat moun grand-pèro,
Das assignats,
Soun partisans lous énglandats.
Sus un tablèou dé moun bèou-frèro
Bézi la déplourablo histouèro
Das assignats :
Én assignats,
Un millounari nous figuro ,
Én assignats,
Qué crèbo sus un fuméras ;
Tout transit dé la frét qu'énduro ,
Prèzo méns qu'uno couberturo
Sous assignats.
�141
Ai
ré dé : On dit que JJiogène.
UN
MÉNUR.
As chouans té barrégés,
Pas qu'am'élis passégés,
Aquos és pas noubel ;
Per caouquo dynastio
Gardés ta sympathio,
Ba bézen d'un cop d'el.
LOU
(Mi-)
POUÈTO.
Sé bésio l'amie Risclé,
Tustaïots pas l'arisclé 18
Én plaço dal tambour;
Pas pus naout qu'uno botto,
Èri boun patrioto,
È ba sareï toujours.
(bis.)
UN
MÉNUR.
És un boun témouègnaché,
Mais, sans qu'aquos té fâché,
Un témouen suffits pas.
Sé n'as un aoutré, pénso,
Ou garo la pouténço !
La lénguo estiraras.
(bis.)
LOU
POUÈTO.
Atténdets !... à Toulouzo ,9,
Dé soun sabouèr jalouzo ,
Amé l'amie Bounel,
Jours dé trabal ou festos ,
Èrén presqué dos testos
Dins un mêmé capel.
(bis.)
�142
UN MÉNUR.
Lou drollé nous amuso ;
Mais grandomén s'abuso,
Sé créi dé nous touca ;
Quand ten un rat, ma gatto
Né jogo amé la patto
Aban dé lou crouqua.
(bis._,
LOU POUÈTO.
Caressi uno chimèro,
Ficudo és ma prièro,
Moun plédouyè ficut;
Abets touto puissénço,
Prounounçats ma sénténço,
Bézi qu'eï prou biscut.
(bis.)
Sé siots pas idoulastrés,
Anats bous-én én clastrés
Trouba l'abat Jacquard :
Diréts qu'un coundisciplé,
Qu'és dins un cas péniblé,
Lou mando sans rétard.
(bis.)
Coumo a pas fosso marjo,
Bol dins sa mancho larjo
Buja sa coufessiou;
Huroux sé dé sas faoutos,
Aban dé bira paoutos 20,
Oubten l'absoulutiou.
(bis.)
�UN MARRIT-COULA.
Cal pas qu'aquo té troublé,
Bélèou faïon oop doublé !
Laysso Jacquard ount és ;
Es pas uno sardino,
Cal mai qu'uno courdino
Per dé géns dé soun pés.
(bis.)
Récoumaiitlatiou dé l'âmo.
Aïré dé : Christe! qui lux es et dies.
LOU POUÈTO.
Dé mous pécats, dé mas errous,
( Hélas, sion toutis pécadous ! )
A moun Dious miséricordious
Démandi pla milo perdous.
Sioï pla fachat d'abé rimât,
Mais lou club ma débariat,
È sé l'eï ridiculizat,
És un randut per un prestat.
Eï per la satiro lou chic ;
Ço qu'on fa pla bous ran afric 21 ;
È, sé mé tratats rie à rie,
És qu'aquos bous fie è réfic. .
Sabets qué dé bous sara dit
Un cop qué m'aouréts escoufit ?
« L'an pénjat per lou soul délit
D'abéiré maï qu'élis d'esprit. »
�144
Mais, digats-mé, lou Populus 22
Éspargno-t-y quicon , digus ?
Soun stylé, hardit que jamaï pus ,
És aspré mai qué lou berjus.
La poulitico és un pouïzou ;
Altèro lou séns, la razou ;
Tal qu'èro dous coumo un moutou,
Nous fa d'els coumo un loup-garou.
On sé gendarmo dé parrés ,
On és jaloux, on és coubés,
On faougno as pès tout à la fés ,
Toutis lous débers è las lés.
On n'és dal déspéns tôt ou tard :
Tal qué s'èro fait mountagnard,
Das richés per manja lou lard,
Démoro prés al traquonard.
Lous pouètos, al téms jadis
Èroun ( la fablo nous ba dits )
Débignaïrés 23, è sous abis,
Coumo d'ouraclés applaoudits.
Sioï pas sourciè, s'én manquo pla !
Mès aïssi ço qu'arribara :
La Biergés toujours règnara,
È la Mariaano crébara 24.
Artisans è païsans baléns,
Qué counéissets lou prêts dal téms,
Dé bostré paoumétét counténs,
Séparats-bous das garnoméns.
�145
Prénets gardo à bostris éfans !
Pénsats à bostris bieillis ans !
Bous planiréts, quand saran grans ,
Dé n'abé fait dé saccamans.
Gardén lou boté universèl,
Mais al loup librén pas l'agnèl ;
Sans majoural, sans pastourèl,
Dé qué débéndro lou troupèl ?
Eï terminât moun ouraizcu ;
Bous eï parlât un paouc razou;
Sé la troubats pas dé sazou,
Mé ténets... tirats lou courdou !
Aïré dé :
On dit que Diogène.
UN SlÉNUIt.
Sios pas sans esprit, drollé !
Té tirés pla d'un rollé.
Eh bé, qué décidan !
Sé cado proucéduro
Mièjo journado duro,
Finirén pas d'oungan.
(bis.)
(A las bouessés! à las bouessês!—A las bouessés siogué! lébats la ma!;
Siots dous cents per la cordo,
Cent fan miséricordo,
Prouposi un tiers-partit :
Gachats ! lou nas mé sanno,
Qué porté la Marianno ,
È tout sara finit.
fbis.J
(Pla juchât! pla juchât! sion toutis dal même abis.'J
Il
10
�146
Soun cas és fabourablé ;
Es counescut coupablé
A la majouritat ;
Mais chez él la déèsso
Es estado à la brèsso,
A loungtéms démourat.
fbis.J
Sa sallo és dempeï claouzo ;
È sion estadis caouzo
D'aquél désagromén ;
È quand déguerpiguèrén,
Am'él nous coumpourtèrén
Paouc cathoulicomén.
fbis.J
Y foution un tapaché,
Tal qu'én téms d'hibernaché,
Quand, dins sous rudis chocs,
Las baguos courroussados,
Per l'ouragan fouèttados,
Bramoun countro lous rocs.
fbis.J
(Én réngo! en réngo! qué préngué lou bras dé daban! àlagran-plaço!
àlagran-plaço! J
Cant dé Trionmphé
Aïré dé las Trillos.
Quand Israël
Béjet toumba dal ciel
Un gros arpat dé manno,
Quand Israël
Béjet toumba dal ciel
Dé manno à gros couquel,
25
.
�147
Sioguet pla méns
Qué nous aoutris counténs,
Quand pourtan la Marianno,
Sioguet pla méns
Qué nous aoutris counténs ;
Né saran dal despéns
Aquélis blancs,
Aristos è chouans,
Qué l'an humiliado,
Aquélis blancs,
Aristos è chouans,
Un moumén trioumphans.
Sus dé manats,
Dins un biel galatras,
Souléto rélégado,
Sus dé manats,
Dins un biel galatras,
' Én coumpagno das rats ;
Sans lun ni foc,
Dins aquél tristé loc
Fazio magro pitanço,
Sans lun ni foc ,
Dins aquél tristé loc,
Pla soubén d'un tanoc ,
D'un caoulét cru,
D'un croustét dé pa bru,
D'uno coudéno ranço,
D'un caoulét cru,
D'un croustét dé pa bru
Fazio sa nourritu.
�148
Coumo lou dét,
Dal chagrin, dé la frét
( Car èro presqué nudo ),
Coumo lou dét,
Dal chagrin, dé la frét,
Dé la fan, dé la sét,
Lou paouré agnèl,
( Bibo la Marianne- !)
Toujours la larmo à l'èl,
Èro déjà béngudo,
Lou paouré agnèl,
Toujours la larmo à l'èl ;
È dé soun sort cruèl,
Qu'a durât trop,
Soubér è pétit cop,
Bidabo lou calici,
Qu'a durât trop,
Soubén è pétit cop ,
Coumo lou paouré Job.
Mais, patapoun !
Un rébiro-Marioun
Termino soun supplici,
Mais, patapoun !
Un rébiro-Marioun
La mét sus soun aploun ;
È gar' l'aquis
Boujo coumo un rubis,
Amé roujo pélisso,
È gar' l'aquis
Boujo coumo un rubis,
Al miech dé sous païris.
�149
Soun cap lébat
D'un astré a la beoutat,
È d'uno impératriço,
Soun cap lébat
D'un astré a la beoutat,
És plé dé majestat.
»
Hoï, qu'un cop d'èl !
Das faïssiès lou pus bèl
Fa flouta sa bannieïro,
Hoïj, qu'un cop d'èl !
Das faïssiès lou pus bèl
Aquos lou grand Pinèl.
(Bibo PineHj^
Dal fresc laouiè
Qué paro soun pabouè,
Bits è sé mostro fièro ,
Dal fresc laouiè
Qué paro soun pabouè,
* Glouèro à coun tapissiè !
(Bibo Raboul!)
Porto
bounét
Én guizo dé couffét,
È ten la iialobardo,
Porto un bounét
Én guizo dé couffét,
È cranomén lou mét.
Armât dé pals,
Dé fortis germinals,
Lou club formo sa gardo,
Armât dé pals,
Dé fortis germinals,
Esclaïrat dé fanais.
�150
Mais, per surcrouè ,
Dé soun brillant coumbouè,
Dé soun char dé bictouèro,
Mais, per surcrouè,
Dé soun brillant coumbouè,
Qu'un és lou limougnè?
Paouré Birat !
Tu qu'as ta pla cantat
Sa doulourouzo histouèro,
Paouré Birat !
Tu qu'as ta pla cantat,
Al joug sios attalat.
«
(A bas lous Chouans! Bibo la Marianno!) .
Aïré d'Assiot.
Bictouèro ! bictouèro !
Nostré partit a trioumphat,
t
È lou drapeou rougé,
fbis.J
Nostré partit a trioumphat,
È lou drapeou rougé flotto pla créstat.
(Bibo Lcdru-Rollin! Bibo Raspail! )
Aïré dé La Carmagnolo.
Qué lous
A
Qué lous
A
blancs sé soumettoun
la razou,
fbis.J
blancs sé soumettoun
la razou
Dal bastou !
(Ah! ça ira, lous Aristocratos à la lanlerno ! — Al café Gasc! al café
Gasc.'J
�151
Station d'aban lou eafè Gage
26.
Aïré dé : Moun paire amal ma maire , haï ! soun dé liouns.
LOU POUÈTO.
Assisténço ! assisténço !
Haï! fraïrés, amits.
Pas cap dé couneissénço,
Haï ! passo, t'eï bist.
Haï! haï! haï! haï! passo, t'eï bist.
D'orgeat;, dé limounado,
Haï ! un soul cuillè ,
Per ma bouco altèrado ;
Haï ! haï ! Gabaillè 27 !
Haï ! haï ! haï ! paouré Cabaillè !
Attristât, lous els mornés,
Haï !?fixats al sol,
L'azé-quillé sé cornés,
Haï ! rè rai fa sol.
fbis.J
Amé pitouzo faço,
Haï ! seït sus toun banc ,
Fas dins aquesto passo,
Haï ! pla michant sang.
fbis.J
Lous qué té taquinaboun,
Haï ! sé soun saoubuts ;
Rizion qué s'escanaboun,
Haï! coumo dé fats.
fbis.J
�Lassaboun ta patiénço,
Haï ! aquos bertat ;
Mais , peï per récoumpénso,
Haï ! èrés soustat.
fbis.J
Quand courrouçats mugissoun,
Haï ! én mar lous flots,
Las barquos s'éngloutissoun,
fbis.J
Haï ! è lous barquots.
Sèn à las mémos pénos,
Haï ! pla mal traçats ;
Tu perdés tas dardénos 28,
Haï ! iéou mous countrats.
fbis.J
0 citouyens ! én graço ,
Haï! émpougnats-lou;
Qué sé metté à ma plaço ,
Haï! bité al timou.
fbis.J
Artisto per artisto,
Haï ! y gagnaréts ;
È per bounapartisto,
fbis.J
Haï! dizoun qué b'és.
En bersés méns capablé,
Haï ! soun doux arquét
És cént fés préférablé,
fbis.J
Haï ! à moun faoussét.
A marcha coumo à courré,
Haï ! mé couflaïo,
È fort coumo uno tourré,
Haï! nous flaïssaio.
fbis.J
(Acofapas nostré affairé, cadun aoura soun tour.—Bibo la libertat
Al griffoid dé BàWrg! al griffoul dé Bourg!)
�!5ô
Station al srlffoul dé Bourg.
Aïré dé : Soldats de la démocratie, etc.
Lous réacts an lou quioul tout paillos ;
Palfréniès, aouréts dé trabal !
Bous cal d'estrillos sans éntaillos
Per lous gratuza coumo cal.
Un soul désastré lous acalo
Quand rés pot pas nous éstourdi ;
Sé flaïssan , és coumo la balo
fbis.J
Qué chuto, mais per réboundi
Sion beït cents qué faïon dé lègos,
Al bézoun, per nous assista ;
Al Quatourzé, al Traouc dé las Ègos
29
Nous assémblan per coumplouta;
Sans coumpta l'ourazou funèbro,
Draps d'hounou soun per nostris morts ;
Per fa sa mémouèro célèbro,
fbis.J
Aben d'ocraturs das pus forts.
fliibo Jacquas!)
Quand, coumo un batailloun dé ligno .
È nostré drapèou desplégat,
Anan per faïçouna la bigno
D'un paouré bougré énratieïrat,
Toutis sion pas dé fortis cossés,
Gn'a dé torts è gn'a dé garrèls
30,
(Bibo Toustou!)
Fouchaïrés , pourtan lous bigossés,
Lous aoutris portoun lous païssèls
31.
fbis.J
�m
Atré dé : Hélas, quelle douleur!
As camps sé béi soubén
Qu'uno sémén
Per la turro cachado,
As camps sé béi soubén
Qu'uno sémén
Ba dépériguén.
Cal qu'uno pièço pla laourado
Siogué éncaro pla trissoulado.
Bouyé!
Qué ta mouillé,
A l'éndargnè,
Tusté am'él massiè.
Bézets, aquos atal
Qué dé Bidal 32
La préciouzo séménço,
Bézets, aquos atal
Qué dé Bidal
Gaïsso coumo cal !
Esturassén én counciénço
Géns d'argén , crédit ou sciénço,
Goujats !
Pés assignats,
Am'un gaoulas,
È ço qué dizi pas.
f llibo la guilloutino 33/ Bibo Louis Blanc! Bibo Bidal! A l'aoubré de
la libertat! à l'aoubré dé la liber ta t !)
Station à l'aoubré dé la libertat.
Aïré dé : Farén dansa la Carmagnolo.
Al mitan dé la farandolo,
A nostré mairo lou prumiè,
Faguén dansa la carmagnolo,
Am'uno branco d'amelliè.
fbis.J
�m
A las damos qué sé dandinoun
( Nous passarén dé soun agra ),
As moussurots qué las calinoun
fbis.J
Sé né dounabén quaouqué gra.
/Tno boues : Houii 34 !j
Aïré dé : Qu'es aquo qu'aouzissi!
UN ÉMUTIÈ.
Qu'és aquo qu'aouzissi !
Coumo un poul m'haïrissi ;
Ah, sé té tégno !
Dins ma forto patto,
Coumo uno toumato ,
fbis.J
Ja t'ésprémio !
UN AOUTRÉ.
Tros d'aristocrato,
Aouras per crabato
Un nouds courédou ;
Rirén fort, én l'aïré,
Quand té béirén faïré
D'alos dé pijou.
(La mémo bouès : Hou-û-ù!!)
Aïré patouès.
UN MÉNUR.
Gachats s'és pas estré lou diablé !
Peï diran qué lous prouboucan.
És dé l'oustal dé Capéran
Qu'és partit aquél crit coupablé;
Sé bol pas al canal marna,
Fara fort pla dé s'estréma.
fbis.J
�156
Houti ! sé dits pas qu'à la goussaillo ,
Noun pas à dé républiquèns.
Paouris réacs ! paouris bauriens !
Un jour, plaquats à la muraillo ,
Coumo dé chots crucifiats
Espantaréts lous passérats.
35
Aquo bous fa sourti dal témplé
,
Sans razou, d'cstré injuriats !
Sarén soubén apoustrouphats
Tant qué farén pas un exémplé ;
Sion doucés coumo dé moutous ,
Per nous para sioguén dé loups.
/LA
mémo bouès : Hou-u-u-iï-ii !!!)
Récitatif d'JEdipe à Colonne.
LOU GRAND POUNTIFO.
Paysans dé bès Sant-Paul, Bistan ou la Peyrado !
Qué, per fraterniza , tout beï batèts Festrado ,
Armadis dé gourdins è dé pals sémaliès
36
;
Maçous, fermis pès dréits dé la fièro Marianno
37
/
Bous an cridat : houit ! d'uno prou forto bouès ;
Bénjén-nous das choeans ! lou boun dréit lous coundanno.
CEOit DÉ DÉMOCRAÏOS.
Tastaran, sé Dious bol ! un jour, dal trancho-lard ,
È né farén perdré la raço
fbis.J
Aoutant ségur qu'aquesto plaço,
Ount ploumbo lou soulél, i
Abritado dal cers ,
Pés fégnants d'alentour,
j
és uii brabé cagnard !
'
(Bibo la Soucialo! Bibo Barbés! A bas Napwiléoun '.— A la plaço
Cassagnol! à la plaço Cassagnol!)
�157
Station à la Plaço Cassagnol.
Aïré dé : Rien n'était plus joli qu'Adèle.
Gridats! cridats! aouréts, manobros,
Dé castagnous uno sémal ;
Atarirén , én bounos obros,
Nostré pesquiè municipal.
Ledru-Rollin a débarquât,
Amuzén-nous ! arrénguén-nous !
Moussu ïhiers a fouïnat,
Amuzén-nous ! arrénguén-nous !
Saoutén è faguén lous quatré cops, brabo junèsso !
È dal muscadin
Ëspoulsén pla lou cazaquin.
Am'un tros dé grédo escarlato
fbis.J
38
Faguén la crouts à cado oustal
Dé tout bourgés aristocrate
Qué fa balé soun capital.
Lou Narbounés és énfounzat39,
•
Amuzén-nous ! arrénguén-nous !
Lou Populus a trioumphat,
Amuzén-nous ! etc.
(A bas lou Capital! Bibol ou dréit al trabal! Bibo Louis Blanc!)
Moussu Ducros , sous acoulytos 40
An succoumbat al grand assaout41 ;
Caoussats, Julias, Hippoulytos
Bous cal, magnacs, faïré lou saout !
Doundat d'un cop dé rastélat,
Amuzén-nous ! arrénguén-nous !
L'azé gris s'és espatarrat42,
Amuzén-nous ! etc.
�158
S'és rébirado l'aoumèléto :
Dé bous, boulen pas pus, pouèh! pouèh !
Anén, qué nostré ancien trouinpéto
Préngué la testo dal coumbouè !
Am'un gros tros dé boumicat
Amuzén-nous ! arrénguén-nous !
Castorét s'és émpouizounat 43,
Amuzén-nous ! etc.
Lou coumissari dé pouliço
Dins caouco cabo és amagat ;
L'èl dé trabès dé la j ustiço
D'un cop dé poun és émbourgnat.
Eri pas qué simplé poumpiè,
Amuzén-nous ! arrénguén-nous !
Mé cal lou gradé d'oufficiè,
Amuzén-nous! etc.
Lous émplégats soun partits... Brabo !
Ah, parlats-mé das escarbats !
Méns maraouds qué lous rats dé cabo,
Pudissoun, mais rouzègoun pas.
Lous Réunits soun dézunits ,
Amuzén-nous ! arrénguén-nous !
Dézunits amaï escoufits,
Amuzén-nous ! arrénguén-nous !
Saoutén è faguén dé bounis cops, bèlo junèsso !
E dal muscadin
Espoulsén pla lou cazaquin 44.
fbis.J
Ai ré dé : Son, son, béni, béni, béni!
LOU POUÈTO.
Mort, mort
Béni, béni, béni !
Mort, mort
Embéji toun port !
�Mais la mort toujours cruello ,
Es sourdo per qui l'appello ,
È nous bén ficré malhur
Quand nadan dins lou bounhur.
Mort, mort, etc.
Quichat per la lourdo masso,
Aoutan faou laido grimasso
Qu'un laouzèrt ou qu'un grapaou
Esprémit joust un caillaou.
Mort, mort, etc.
Stattou à la Porto dé Pernigna.
Aïré dé : Sis-moi, Manon, le nom de ton village.
UN MÉNUR.
Fénnos dé bé, qué sabets randré houmaché 45
A la bertu coumo à la béritat,
Approuchats-bous , è pourtats témouègnaché ;
A-t'y faillit à la pudicitat ?
CHOR DÉ
JAZÉNS.
És pas à dé matrounos dé nostré acné
■Qu'un mancomén pot estré déguizat.
Nostro bizito és à soun abantaché ;
Gardo la flou dé sa birginitat.
UN MÉNUR.
Ba bézets dounc , ô raço dé coulobros !
Qué n'abets pla per la gorjo méntit.
Toujours l'oubriè se counéis à sas obros ;
Lou michant plant sé récounéis al fruit.
Mais quand saio, quand la paouro inoucénto,
D'un mountagnard aouio fait lou bounhur !
La car és féblo, è lou diablé la ténto ;
Per qué crida per ta paouc : Al boulur !
�ICO
S'abio cédât à la téndro prièro
Dal présidén, d'un parlur rénoumat,
Dal porto-claous ou dal porto-bagnièro,
Y dounaïon un bill d'indamnitat.
Qué dé guerriès éminéns én couraché,
Qué dé lettruts, qué d'illustrés babards
An espéht foro dal mariaché !
Romulus èro un bastard dal dious Mars.
Sé per bounhur, sé per fabou dibino ,
Nous abio fait lou cadot d'un goujat,
A l'électiou noumabén sa maïrino ;
Mais lou curât l'aouio pas batizat.
Per soun troussèou, aouiots bist qu'uno prèsso !
Qué dé béguis, baïléns è quioulaïrous !
Mais Falcounét aouio pas fait la brèsso,
Ni Mirabel pas fournit lous joujous.
L'abat Châtel nous aouio , per la malo ,
Éspédiat un curât défrouquat,
Per lou nouïri dé la bouno mouralo,
Ou tout al méns un cuistré dégoumat.
(Bïbo la nostro biergés! Bibo la chasto Marianno! A bas lous rats dé
glelzo!— A bas lous rats dé cabo! Sé né dintro quaouqu'un chez
iéou VesturassUJ
Arïé dé Carêmé è Carnabal.
LOU POUÈTO.
Eï l'éspallo éntéménado 46
( La couquino pézo prou ! )
È la camizo coulado
Su la pel touto én suzou.
�161
Assistats , ô bouno Biergés !
Un hounesté criminel,
Bous doutareï dé dous ciergés
Caouzits co dé Taffanel.
UN MÉNUR.
Moun paouré amie, té manco un boul ;
Y a dé drollés dé cossés !
Tan ba lou boutél al griffoul
Qu'anfin sé coupo én trossés.
Sios d'un partit d'indifféréns,
D'ingrats è cago-rabéts,
Qu'à toun Pégazo, sus las déns.,
Planion mêmés d'abéts.
LOU POUÈTO.
S'abio la douço flabutoDal birtuozo d'Agen 47,
Bélèou saïo pas én butto
Én aquel tristé dédain ;
Mais eï pas qu'un maoudit fiffré,
Dount lous souns criards è durs
Podoun pas grossi lou chiffré
Dé mous rarés aouditurs.
CN MÉNUR.
Sé t'èrés més dal boun partit,
Aouios uno troumbouno ;
Das démoucratos applaoudit,
Ta passo saïo bouno :
Al coustat dé Félix Piats 48
Installât à la Crambo,
D'esprits rna'i prounts qué dalicats,
Faïots un poulit ambo.
�162
LOU POUÈTO.
Quand saouio dé gagna un quino
A la roujo loutariè,
Per lou pic ou la coulino
Quittaïo pas lou plagniè ;
Al Canigou failliguèri49,
M'én soubén, mé colcréba;
Randut à ça-bal, jurèri
Dé pas pus escalabra.
UN MÉNUR.
Tu mêmés té sios fait toun sort.
Dé coulou dé sanguino ,
Proché dé l'oustal dé Caffort,
Un aouta sé dessino 50.
Am'un tros dé graïs dé rouliè
T'adoucirén l'ampoulo,
È t'humectarén lou gouziè
D'un cop d'aïgo tréboulo.
Aïré piètadous.
LOU POUÈTO.
Iéou, qu'un tan bel chabal qué bolo
Porto al Parnasso, sans rélaïs,
A bostro capriciouzo idolo
Mé cal serbi dé portofaïs !
Eï pla pagat moun imprudénço,
Y gna pla prou per uno fés;
S'abets un paouc dé counsciénço,
Soulachats-mé d'aquel harnés !
�165
Citouïens, lou coula mé blesso ;
La suzou mé rajo d'al froun;
Eï pas , coumo bostro déesso,
Per parasol, un pabilloun.
Aïré dé : Farên dansa la Carmagnolo.
CHOR DÉ TOUNÉLIÈS.
Bès Sont-Paul faguén uno punto,
Én rébénguén dé Lamourguiè ;
Aben pas acabat la junto ;
>
Ount saïo l'hounou dal bouyè?
'
Aïré das pus lamentablés.
LOU POUÈTO.
Quand passarén dabant la porto
Dé Moussu Bounel Jésus - C hrit,
Arréngats-bous dé talo sorto
Qu'âgé un quart-d'houro dé répit.
S'és pas al Fleïs, bès la Cafforto
52
,
Per mé traïré d'aïssis déjoust,
Coumbéndro fort, al noum qué porto ,
Qué trigoussessé un paouc ma croutz.
Sap lou cami dé moun librari ;
És grouman dé mous émprimSts ;
Tabès lou sacri mandatari
Dé mas darnieïros boulountats.
Couneïs lou stylé lapidari,
Las armariès, én perfectiou ;
On pot estré boun antiquari
Sans p... chincha dins la coumissiou.
�1(54
Moun épitapho an él incoumbo,
In douni poudé spécial.
Pas d'aoutré écussoun sus ma toumbo
Qu'un flajoulet dount jogui mal.
Eï rimaillât un loung pouèmo
Sus un arpentur dé rénoun;
N'eï rélébat un paouc la crêmo
Amé dé pébré è dé citroun.
Èro un famous cracho-maximos,
Aouïo fait Sénèquo capot ;
L'eï célébrât én noblos rimos,
Sans tèné d'él un biel peillot.
Tabès crénissi la despénço ;
( Né costo caré d'impressiou ! )
Aquo régardo, én counsciénço,
Soun héritiè, Moussu Stadiou.
Qué s'énténdoun, s'aquo's poussiblé,
Per la perto ou per lou proufit ;
Créba mé sara méns sensiblé,
Sé mé surbiou moun manuscrit.
Dé bel jaoubért préndran dos feillos,
Si nou dos^feillos d'accacia,
Per n'estroupa las parts pareillos
Dal lucré, sé débit y a.
Tout és fermât, finestro è porto ;
Tustats I sé digus nou respoun,
És sans douté cap'à soun horto
A déchiffra caouqué blazoun.
�165
Aïré dé : Farén dansa la Carmaynalo.CHOR D'ARTISANS.
A prés dé poudro d'escampéto ;
D'un boun chi d'arrest a lou nas ;
Coumo un boulan sus la raquéto
L'aouion fait saouta sul'bourras.
(A bas lotis muscadins!— A bas lous bérts-galans!— A bas tous gâtait»
closco-pélats ! J
Aïré dé : La république nous appelle.
UNO
GRISÉTO.
Bous poudets pla fréta lous pots , géns à lourgnétos;
Lou four caoufo pas pés réacs.
Cessats dé cajoula moudistos è grisétos,
Y perdriots bostré téms , magnacs !
A l'abéni, n'aourets pas fosso ;
Prézarén mai un malotru ,
Tort, gueiché, affligeât d'uno bosso ,
Qu'un farfatèlo dé Moussu.
La soucialo nous appèlo,
Ba ténen à blat énsacat ;
Galants, la passaféts cruèlo !
i
És justé, abets pla prou pécat.
)
UNO
RÉBÉNDÉIRO.
Abion bel surbeilla, paouros maïrés ! las fillos ;
Fabuto d'argén per las douta,
Toumbaboun tout à réou, coumo an un joc dé quillos ;
Lous moussus las fazion saouta.
Las fourtunos soun nibèlados ;
Aben pas pus d'aquélos poous.
• A l'abéni saran cazados
Sans qué noun costé quatré soous.
La soucialo, etc.
�166
UNO PAÏSANDO.
Lous païsans, lous oubrjès soubén an bostris restos,
Soun païrés dins méns dé parrés.
Aben qué trop souffert dé bostris faits è gestos.
Cassats-bous la bido ount pouiréts;
Pas dé fabous sans mariaché;
És dur, mais s'én cal counsaula ;
Én désoulan maï d'un ménaché,
Abets prou fugit lou coula.
La soucialo, etc.
UNO SIRBÉNTO.
Soubén , per caouqué escut, per très pans dé dantèlos ,
As fréluquéts aben cédât ;
Qu'anoun fa lous câlins amé las doumaïzèlos ;
L'amour aïmo l'égalitat.
Ségur, faran pas bouno fieïro
Sé nous bénoun tourna pioussa ;
Am'un boun margué d'éngranieïro,
Juran dé lous pla respassa!
La soucialo, etc.
UNO COURTIEÏRO.
Messacheïro d'amour ( és lou tout sé m'amuzo 53 ! )
Sans estré/oro dé sazou,
Bous eï lountéms serbit, péndards, d'énlrémétuzo;
Tant qu'on pot serbi dé macou,
Faïré manobro, és estré soto.
Mé sioï fait un brabé magot ;
Troubareï caouqué sans-culoto
Qué mé préndra per moun adot.
La soucialo, etc.
�467
LOU POUÈTO.
Das libertins finits, artisans dé scandalo,
Bénjats-bous, bous émpachi pas !
Émpougnats un bassel, uno doubo, uno palo,
Tustats, tustats à tour dé bras !
D'empeï qu'eï passât la trénténo
Eï pas coumés lou méndré escart ;
Dé mous torts eï prescrit la péno,
È prénets Martro per Reïnard 54 !
La soucialo bous appèlo ,
Réprénets bostro dignitat ;
Mais qué la passé pas cruèlo,
Iéou, paourot ! qu'eï ta paouc pécat.
{Én cloutâtl én cloutât! qué séfa tard, è qué lou téms és à Vourachê!
Blbo la républlco soucialo !)
Aïré dé : Lafillo dé Bertran, dlzpun qué sé marldo.
Pourtado sul'brancard,
Per nostro Magalasso,
Pourtado sul'brancard,
Beï és un jour d'escart.
Dé plaço én plaço
Cantén sas rougatious ;
Al diablé Sant-Ignaço
Amé sas proucessious !
(bis.)
Pourtado sul'brancard,
Amé sa bèlo roupo,
Pourtado sul'brancard,
Qu'ané bès Sant-Bernard
Amé la troupo
Pintara brabomén;
Aïmo maï qué la soupo
Un boun cop d'aïgordén.
(bis.)
(bis.)
(bis.)
55.
�1<>8
Pourtado sul'brancard,
(bis.)
Ébitan las ruèlos,
Pourtado sul'brancard,
(bis.)
56
Fara paouzo al Cagnard .
Jitats, dounzèlos,
A sous pès, jouncs è flous ,
Mai qué maï dé rouzèlos ;
Ten pas à las aoudous !
Pourtado sul'brancard,
Bès Santo-Catharino,
Pourtado sul'brancard,
Béndra per lou rempart.
Nostro héroïno,
Toujours presto as duels,
A la paouro mesquino
Fara baissa lous els.
Pourtado sul'brancard,
A nostro cathédralo,
Pourtado sul'brancard,
Dintrara su lou tard.
Pas dé scandalo ,
Sants , santos, angèléts ,
Sinou la martingalo
È brabis cabucéts.
(bis.)
(bis.)
(bis.)
(bis.)
(Halto à la testo! nous arrestarén dabant lou temple dé la Razou.
És téms dé randré à la gleïzo dé Sant-Just soun noum républicain.—
Oui, oui! — Per inougura lou templé dé la Razou, nous cal fa la
prièro. — Laprièro!— La farén à la fi dé la proucessiou.J
Aïré dé : Ah! ç.a-ira.
Oh ! balandrin , balandrin , balandran ,
Lous arîstos à la lanterno ,
Oh ! balandrin , balandrin , balandran ,
Lous aristos gigoutaran.
�(Bibo lou régime noubel qué nous mét toutis dé nibel! — Brabo! —
Sarén pas jamal dé nibel sé battoun d'éntréchassés à la naoutou dal
premiè estaché! — Bibo la républico soucialo qu'égalisara las fourtunos!— Éncaro mlllou!— Béngué lèou, y a prou lountéms qu'atténdi!
Halto à la testo ! J
Station clst ils) il il lou temple dé la
BAZOI
5T
.
Fazets silénço per énténdré uno communication dé nostré noubel
présidént. — Silence! — Citouyens, l'oustal dé Moussu Birat, dit lou
Pouèto Narbounés, és déclarât proupriétat natiounalo 58. — Brabo!
bingt soous per jour d'espargnats. — Lou pouèto : mais fadéjats! —
Nou fadéjan pas, aco té cal béiré, moun amie; mais ço qué déou té
counsoula, és qué saras pas lou soul d'exproupriat. — Tant bal qué
mé tuéts sul'cop ! — La, farandolo ! la farandolo ! J
Al mitan dé la farandolo...
(Lalssén passa la sirbénto dé Moussu Janot, qu'és moun médéci. —
Nous cal faire inquiéta la Margarido, per unpaouc riré.— Bambatsbous qué baou querré Moussu, per un malaout à touto extrémitat. —
S'aquél malaout és pas dé nostré bord, qué grèbe. — Ah ça, boulets
pas mé laissa ana ? Cal és aquél qué mépertiro pel coutillou è qué m'a
déscoufado? Pourtarei ma plainto al coumissari. — Nous foutèn
dé lapouliço coumo dé lajustiço, slon lous pus forts. — Justomén,
Moussu Piètris, lou juché d'instruction, passo. — Sous els dé chot mé
fan pas pus poou ; mé pagara lous bingt jours déprizou qué m'a fait
falré. — A bas Moussu Piètris ! La farandolo ! J
Al mitan dé la farandolo,
A Moussu Piètris lou prumiè,
Farén dansa la carmaenolo
)
Am'uno branco d'améliè.
)
,
'
{Bibo la Marianno! A bas lous calotlns! — A bas lous sulssos, lous
sacristains è lous budels ! — Lou féché dé budel es bou; y cal abé
louféché. — Mé réserbi las espaoulélos à grano d'espinard dal suisso
dé Sant-Just! — Siospasfoutrai, Marquét, s'èrésxoumandant dé la
gardo natiounalo, à la bouno houro! — Aourei d'abançomén, slol déjà
capoural. — Mé cal à iéou sounplumét è soun capel à banos. — A tu,
tros dépégot! — È à iéou sa eanno à grosso poumo d'argén. — És pus
�170
naouto qué tu, courto-botto ! — Citouïens, uno bouno id'eo ! la hallobardo dé Pépi saraper la Marianno. — Brabo!pla que s'én carrara.
— È lou frac galounat, las caoussos courtos è lous escarpins rouges,
per cal saran?— Saran lou coustumë das dimênge's dé caouqu'un qué
boli pas diré. — Dal barbiè dé la républico, t'énténdi.J
Qué lous blancs sé soumétoun
A la razou,
(bis.)
Qué lous blancs sé soumétoun
A la razou
Dal bastou.
fOunt anan aro ? — A la carrieïro das noblés. — Y a pas pus dé
noblés, sounco dé ci-dëbants; sion toutis égals. — Daban la lé, sioguë,
mais noun pas daban la guilloutino, biëdusco! — Passan pas daban
l'oustal qué serbiguet d'asillé à l'énfanço dal général républicain
Mirabel 59 ? La Marianno lou saludaio. — Si, si, én descéndén dé la
caserno. En avant, marche!)
Aïré dé : Quand lou soulel sé lèbo.
CHOR DÉ BUGADIEÏROS.
Damos dé naout paraché,
Lèou émigraréts.
Bouèturos, équipaché,
Abandounaréts.
Brodéquins, pantouflos,
Débassés à jour
E dourmusos mouflos
Perdréts sans rétour.
Dé tèlo forto è grizo
Quand un jour aouréts
È lançol è camizo,
Un paouc boun'doldréts.
Aouréts dé piouzotos ;
Mais, én coutillou,
Joust las matélotos
S'attrapoun millou.
�171
Bous caldra bé, moillassos,
Esperdigailla ;
On pot, sans tant dé glaços,
Pla s'amirailla.
Per touto baïssèlo
Quand n'aben qu'un plat,
Bous cal per la sèlo
Un pierrot daourat 60.
Pas pus tant dé poutingos
Pel cap ni pés déts ,
È pas pus dé chiringos
Ni mai' dé bidéts.
« Bibo la ribieïro
« Per pla préné un ban »
Dits la bugadieïro
Én s'arrégussan.
(A bas las Barounos, las Marquisos è las Coumtessos ! — È las Duchessos tabès; n'aben à. Narbouno. — Noun pas las princessos, biédusco! el ma fénno boussudo. — Ah; ah, ah! aquel Miquel es toujours
farçur. — As trabucat, pouèto! crézi qué ba fas exprès ; fiquessés pas
la Marianno pel'sol, aoumëns; garo dé la brancod'amèliè.—Fout'-z-y
n'en caouqué gra !)
Aïré dé : Quand loupaourë homme bén dal camp.
LOU
POUÈTO.
A mé béxa bous régalats ;
Én iéou pourtan martyrisats
Un pla boun patrioto,
Iè!
Un pla boun patrioto.
�172
Atal és lou poplé francés ;
Al jour dé beï, balés parrés
Sé sios pas sans-culoto,
Iè!
Sé sios pas sans-culoto.
Bous débi toutis mous malhurs;
Bostris cors frédassés è durs,
0 géns dé la mountagno,
Iè!
0 géns dé la mountagno !
Soun pas dé grédo ni dé grés ,
Soun pas dé métal dé fourés
Mais d'aciè d'Allémagno,
Iè!
Mais d'aciè d'Allémagno.
Eh ! digo-mé, moun paouré amie,
Déqué faras dessus un pic ,
Lou cap démest las brumos ,
Iè!
Lou cap démest las brumos ?
Sé lous oursés è lous botours
Y passoun las neïts è lous jours,
An fourruros ou plumos,
Iè!
An fourruros ou plumos.
Qué mé serbits d'ab'estudiat,
Sé d'un toundut ou d'un pélat
La lé mé cal réçaoupré ,
Iè!
La lé mé cal réçaoupré.
I
�175
Aquos poussa las. géns à bout ;
En poulitico, coumo én tout,
Cal pla trima per saoupré,
Iè!
Cal pla trima per saoupré.
Dal téms dé la Reslouratiou,
Lou qué pounchabo l'ambitiou
Sabio fâ l'hypoucrito,
Iè!
Sabio fa l'hypoucrito ;
Séguissio, pès nuds, la mission,;
Fazio grando counsoumatiou
D'éncés, d'aïgo bénito,
Iè!
D'éncés, d'aïgo bénito.
M'én soubéni, dins aquel téms
Das pèlerins, das péniténs,
Prou bibo èro la luto,
Iè!
Prou bibo èro la luto.
Lou qué sé disio libéral,
Citouïens , s'én troubabo mal :
Al mesprets èro én buto,
Iè!
Al mesprets èro én buto.
Sé boulets saoupré ço qué seï,
Tout francomén.bou ba direï :
Prougressisto én counsciénço
Iè!
Prougressisto én counsciénço
�174
Grand énémic dé tout abus,
Das partits blancs, rongés ou Mus
Détesti la licénço,
Iè!
Détesti la licénço.
T'abés eï pas faït moun cami ;
Mais podi pas toujours droumi,
E moun esprit trabaillo,'
Iè !
E moun esprit trabaillo.
Mais an aquel ficut mestiè,
Gitouïens ! ( sioï pas lou prumiè )
Trabailli per la paillo,
Iè!
Trabailli per la paillo.
(As d'esprit coumo quatre, mais t'en serbissês countro nous aoutris.
Buto toujours!— Bibo lou Club dél'Uniiou! — A bas lou Club Bounapartisto! — A bas Moussu Narbounés!— A bas Gabriel Biratl— A bas
lou tort Aoug'e! ■— A bas Moussu Gardos! — A bas l'huche Curbezy! —
Bibo lou biel Moussu Doutro ! Aquel si qu'ès das nostris! Sa bourso es
toujours douberto as patriotos sans lousoou. — Sounpas rarés!—Lou
caldra brulla, quand sara mort, per né jita las cendrés sus aoutris
richés. — A la caserno dé Bistan! A la caserno.'J
Aïré dé : Sur la mer jolie, il faut naviguer.
CHOR DÉ TAPACHURS.
Respect à la besto !
Noblés à quartiès
È réndiès ;
Èréts à la testo,
Beï siots lous darniès.
�17»
UN FAÏSSIÈ.
Sios én bouno passo,
Anira pla mal,
Pradal,
S'as pas uno plaço
Dé factou rural.
Respect, etc.
UN GROUILLÉ.
Dins méns'dé quinzéno
Empougni un amplouè
D'octrouè ;
Al diablé l'alzéno
È lou tiro-piè !
Respect, etc.
UN BIGNÉROUN.
Lou foucha m'afflaquo ;
M'én tiri én darniè,
Grouillé !
Mé béiras la plaquo,
Lèou, dé cantouniè.
Respect, etc.
UN OUBRIÈ TANUR.
Créntoun las grisétos,
Car las graffignats,
Gallats,
Las ounglos propétos
Qu'én punto taillais.
Respect , etc.
�176
Ah ! maoudito cliquo,
Saïots das dous tiers
Méns fiers,
S'an uno fabriquo
Rasclabéts dé quiers.
Respect, etc.
Jaounos dé la rusco
Saïon bostros mas;
Pel nas,
Boun parfun, biédusco!
Bous manquaïo pas.
Respect, etc.
(Cal és aquel que passo coumo un laoucét ? — És Moussu Roubés.
Nous espargno pas ; y farén bêirê sê cal abé perdut la carto per béni
al club, coumo ba diguet én sé tru/an, quand sépréséntet sans carto,
per dintra. — A bas lous procururs, lous aboucats è touto la bazocho.
— Quéfas aïssi Pilalo? Sios pas das nostris. — Portés lou Christ à la
proucessiou das Péniténs-Blancs. Sios indigné dépourta la Marianno.
— Lou boulenpas! — L'azé bous couto, démandi pas mal.)
Airé dé :
A peine au sortir de l'enfance.
LOU POUÈTO.
L'esprit troublât, s'eï la berluo,
Saïo pas surprénén, ségur !
Barréjats démést la cohuo,
Bézi mai d'un oubriè tanur.
Jusqu'aro lous crits , lou tapaché,
Las rixos, lous trucs, las fouilliès
Eroun mai' qué mal l'apanaché )
Das maçous è das tounéliès.
'
�177
És pas aïssis qu'abets à faïré;
Digats, bous manquo lou trabal ?
És lèou la fieïro dé Bèoucaïré ;
Oungan anira pas trop mal.
Cadun ténen à nostris prochés,
Joust l'habit coumo joust l'argaout ;
Saran pas téndrés lous réprochés
Qué bous fara lou biel Gaïraoud61.
D'aïssis'stan sémblo qué l'aouzissi :
« La moustardo mé mounto al nas ;
« S'accoumplits l'affrous sacrifici ;
« Mous oubriès y trémpoun las mas.
« Sioï bou, Baléntou, mais sioï proumpté ;
« Méritoun dé brama la fan ;
« Tè , tè, sul'cop, faï-z-y soun coumpté !
(bis.
« Qu'anoun sé louga d'ount poudran. » '
UN OUBRIÈ.
Respoundrén : « Libertat éntieïro;
« Saourén fort pla nous proubézi ;
« N'abenqu'à saouta la carrieïro,
« Nous réçaouran chez Courbézy. »
LOU POUÈTO.
Ficut b'abets...! él è soun frèro,
Sacrât abesqué dal Japoun,
Bous émbouïaran fa lanlèro
( .,.
i
fois.)
Am'un Dominus bobiscoun 62.
(A bas lous Capélas! soun pla troppis. — È iéou trobi qu'y gna pas
prou. Dé cadun né cal faire quatre. — Brabo! è V abesqué inpartibus,
déqué néfazcn?—Partira per la Couchinchino, per y tourna manja
dé saoutarèlos è dé sangsuos, al loc dé poulardos è dé perdigals. —
TI
12
�178
Batisabo tout à réou lous faoubachës, (Uns soun pëtitét ébesquat dé
Bida; y cal pas pus aro que dé fils dé préfets è dé sous-préfets per
catéchumènos. — Cal lou remplaçara? — L'azé bous couto! l'abat
Bergounious.— Bibo l'abat Bergounious ! Aquël si qu'és das nostris! —
Bibo l'abat Châtel, foundatou dé la glexzo cathoulico francëzo ! — A la
caserno dé Bistan ! à la caserno ! )
Station tlabant la caserno dé Bistan.
(Bibo la Lignol— Un ménur : Vivent nos frères du
16"" et du 22°" de
ligne! Les socialistes narbonnais n'ont rien à craindre de leurs baïonnettes; elles sont intelligentes. — È las brancos d'ameillè tabès! —
A bas l'Éstat-Major ! — A bas lou Coumandant dé plaço! — Mort as
générais Cabaignac è Lamouricièro, qu'an mitraillât nostris fraïrës
dé Paris! — A bas Lamartino è sa boudègo.'J
Aïré dé : Chut, chut, chut, qué ba cal pas dire 63.
Soubén, én bisto dal ribaché,
Aben faillit faïré noufraché ;
Lou bel téms bén après l'ouraché.
Chut, chut, chut !
Chut, chut, chut ! è sans babardaché,
Chut, chut, chut !
Courriguén dréit al but.
(bis.)
Én s'accaprissan sans rélâché,
On ratrappo anfin l'abantaché :
Né pas uza saïo doumaché.
Chut, chut, chut! etc.
És pas per un tros dé froumaché,
És pas per lou dréit dé suffraché,
Qu'abèn agut cor à l'oubraché.
Chut, chut, chut ! etc.
�179
Souffrissio pas gés dal chaoumaché ,
Éncaro méns dé l'esclabaché ;
Ço qu'eï boulgut és lou partaché 64.
Chut, chut, chut ! etc.
Jusqu'aro aben fait boun ménaché
Amé dé géns dé bel pélaché
65
;
Crézets-mé ! faguén lou triaché.
Chut, chut, chut! etc.
Nostris fraïrés, én équipaché,
M'an toujours fait belcop d'oumbraché ;
Aïmi pas gés soun patrounaché.
Chut, chut, chut! etc.
Né séntissi coumo un présaché,
Un jour nous tournaïon bisaché ;
Lous prébéni saïo fort saché.
Chut, chut, chut! etc.
Alerto, citouïens , couraché !
Lou qué réculo és pas qu'un lâché ;
Pas pus d'amies, raous, al pillaché !
Chut, chut, chut !
Chut, chut, chut ! è sans babardaché ,
Chut, chut, chut !
Courriguén dréit al but.
(bis.J
(Ah foutre! pas pus dé chut, chut, chut! Sion lous mestrës aro;
poudbn anaoussa la bouèsj
Aïré dé :
Trou la, la.
UN PARTACHUR.
Partachén, partachén !
Afin qué toutis n'agén ;
Partachén, partachén !
Las terros amaï l'argén.
�180
Fraïrés ! un partaché égal 66
Sara la fi das proucessés ;
Toucarén lou capital,
Sans paga gés d'intéressés.
Partachén, etc.
Bous farén roumpré un hermas,
Boutiquiès è géns dé lézé ;
Mé réserbi ço pus gras
Dins lou termé dé Belbézé.
Partachén, etc.
Béirén lèou lou muscadin
Al bigos usa sous brassés,
È las damos, én satin,
Rastèla, fa lous bourrasses.
Partachén, etc.
Sé dé fénno sé fa troc,
Sareï countént coumo un angé :
L'Anno és séco coumo un broc ;
Risqui pas dé perdré al changé.
Partachén, etc.
Atal aourén lous pès caouds ;
Atal finira la brouillo ;
Chucan, coumo dé nigaouds,
D'ossés bidés dé mézouillo !
Partachén, etc.
L'albo d'aquél jour brillant
Fa déjà blanchi la Clapo ;
Per un banquét tant friand ,
Sabèn ount trouba la napo.
Partachén, etc.
(A la porto dé Béziès! A la porto dé Béziès!/
�181
Statiou à la porto dé Béziès.
(Bibo Ledru-Rollin!— Bibo la Mariannol — A bas lou biel Estrado!
— A bas Moussu Tulado! S'y fazion rendre las éméndos? — A bas
Moussu Piètris! — A bas lous empirât s dé la Sous-Préfecturo! —
Nëguén Castor 67 / — Nous cal pela l'Azé gris !)
Aïré dé : Castibelza.
LOU P0UÈT0.
Qu'ouro fînits dounqués aquélo ourgio
Qué mé mourfoun ?
Sioï ouprimat per uno tyrannio
Qu'a pas dé noun.
Démpeï lou jour qu'ai naout dal mount Calbèro;
Mountèt lou Christ,
Digats , uno tant doulourouso histouèro,
Cal és qu'a bist?
(bis.)
Én mé saouban un moumén dé la cordo,
Très fés, hélas !
M'abets douât d'uno miséricordo
Dount sioï pla las.
Tout saïo faït... Moun âmo courrouçado
Aouïo quittât
Sa peillofo pés ans ratatinado ;
Saïo tibat.
(bis.)
Gachats ! mous els soun coumo dé sailleïros ;
Mous plours salats,
Tant soun brullans, faïon foundré las peïros;
Lous mésprézats.
Eh bé ! d'abord qu'à la douço cléménço
Fazets défaou,
Aïssis, bourrèous ! per né tira béngénço,
Lous souhets qué faou :
(bis.)
�Qu'én punissiou dé toutis bostris crimés,
Toutos las neïts,
Sioguéts chucats per un arpat dé simés
Dins bostris leïts ;
Qué, quand faréts métkodo è saladuro 68,
Mal abalit,
En méns d'un més, sé tourné én pourrituro
Bostré coufit ;
(bis.)
Qué dal fouillét troublado la saouméto,
A soun pouli
Grands cops dé pès baillé, è noun pas la této ; •
Qu'à bostré bi
Douné toujours goust dé bouès ou goust d'agré
Bostré tinèl ;
È qué, faïtét, crèbé ou débéngué ladré
Bostré poucèl.
(bis.)
Qué l'agabou, toujours coupât, rénaïssé
Dins bostré énclos ;
Qu'ai maillolét, racinat, l'agran gaïssé
Joust lou bigos ;
Qué dins l'énfer, tratats coumo Sysipho 69,
Roulléts un roc ;
Qué dé satan bous trigossé la griffo
Al miech dal foc.
(bis.)
L'Ourache.
Airé
dé :
Ou dit que Diogène.
UN
PAÏZAN.
Hoï, moun Dious , qu'un labassi !
Mé trasso lou boumbassi.
�183
UN GARÇOU PERRUQMÈ.
È iéou, pla mai' lou frac.
UN
GROUILLÉ.
È iéou, qué porti grouillos,
Moun pé, dins las gargouillos,
Chiringo è fa chic, chac.
UNO FAÏSSIEÏRO.
Biettazé, Catharino !
És pas dé plèjo fino ,
È sion sans capichou.
Digos, hoou ! Louizouno,
As pas bist la pichouno ?
Jean, ount és Escachou ?
UNO
RÉBÉNDÉIRO.
Oh, Biergés , qu;uno grello !
Un tros coumo uno amello
M'a fait sanna lou nas.
Lous laoucéts m'éblouissoun,
È las goutieïros pissoun
Tant gros coumo lou bras.
fSaoubën-nous !— È la Marianno, qué né fazèn ? l'èmbarranpas ?—
Ah balh, foutrai ! éspas qué dé cartou; Moussu Rouanet noun' fara
uno aoutro. Embarrén-nous nous aoutris, qué sion dé car è d'ossés!—
T'y fizès pas ! és légitimisto coumo lou diablè. Mais, balh! n'aourén
lèou uno dé car è d'ossés, coumo én quatré-bingt-trétcé. — A la bouno
houro ! qu'âgé défortis réns, dé bèlos cars, è qué lous agaché dé trabès,
aquëlis conquis d'aristocratos. — Sioguës tranquillë, abèn ço qué nous
cal. Mais, tronn! toumbo dé plèjo à farradats, è sioi trëmpat coumo
uno soupo ; aganto ! J
�184
lia llérouto.
Aïré dé : Trou la, la.
Saoubén-nous, saoubén-nous!
Gunis laoucéts, cunis trous !
Saoubén-nous, saoubén-nous!
Surtout répéntiguén-nous.
Un bén dé cers s'és lébat
À déscoubri lou tarrat ;
Per trabersa lous recs, lèou
Aourén bézoun d'un batèou.
Saoubén-nous, etc.
Nostré-Seigné és courrouçât
Dé nostro perbersitat ;
Per nous mettré à la razou,
Fa parti soun gros canou.
Saoubén-nous, etc.
Airé dé : Castibelza.
LOU
POUÈTO
( laïssat soul. )
Oh , malhérous, qué l'eï passado duro !
Moun Dious ba sab.
Anfin flnits ma cruèlo tourturo ;
Haï, hai,. lou cap !
È tu, pouïzou, tros dé bieillo sourcieïro,
Qué m'as crébat !
Per qué lou flot t'émporté à la ribieïro,
Passo pél' touat70.
(bis.)
(Y lajetto dédins.}
Décembre 1850.
�LOU DE PROFMS DÉ GttUBAL
As bals ou dins las gargottos,
Ount saoutabés coumo un fat
E fazios tant dé ribottos,
Té troubabés trop geïnat ;
Mais, ount bas, y poudras caouré
È béouré toun plén régal.
Adiou paouré , adiou paouré,
Adiou paouré Carnabal !
As pas mangeât fosso bottos
Dé porréts ou salsufits ;
Té caillo capous è piottos,
Dé bel péis, dé boun pastis.
Beï, per un justé countrasté,
Ëntrabersat d'un loung pal,
A toun tour, sios més à l'asté
Sacripan dé Carnabal !
Aouios fort aïmat lou lucré,
Mais lou trabal té fa poou.
Lous sirops, lous fruits al sucré
T'an ajat toun darnié soou.
Beï, groumand ! per limounado ,
Aouras d'aïgo dal canal,
D'un limou pla rous sucrado ,
Pinto-né pla , Carnabal !
�186
S'aïcésto nou té counténto,
E t'affadits l'estoumac,
Aoutan forto qué dé ménto
N'aouras d'aoutro à Mandirac.
Bambouchur è brizo cossés,
Qu'as perdut mai d'un oustal,
Porto toun quièr è tous ossés
Al grand bassi, Carnabal !
Toun couzi Pourichinello,
Qué parlo tant pla dal nas ,
És un grand cerco quérello ;
Dé tusta n'és jamaï las.
Tu , cougard, sul' faoux-bizaché
Attrapés mai d'un couffal ;
Baï-t'én fa toun pioulétaché
Amés pouffrés, Carnabal !
Tout fargat dé bieillos nippos,
Col nud è débraguétat,
Nous mostrés toutos las trippos ,
Coumo un azé colcrébat.
S'as flambuscat la boulaillo
È lardât lou perdigal,
Coumo un bast, farcit dé paillo,
Aro flambés , Carnabal !
Péndén mai d'un més dé suito,
Tant m'abios énsourcèlat,
Dé ma michanto counduito
Eï fait rougi moun curât.
M'as rouinat, foutut éstori !
Mais tous affairés ban mal ;
Tu t'én bas , è iéou démori,
Tè , cabusso , Carnabal !
Février 1857.
�& WmmU MM IBM»
Seulptur dé nioiinuméns funèbres è counciergé dal Jlusè, à Narbonno.
MOUN CHF.11 MOUSSL
BRU ,
A cal pelèou qu'à bous poudro-t'y foiré houmaché dé la GRAGNOTTO DÉ
ma darnièiro prouducsiou pouético, d'ount lous doux persounachés èroun dé taillurs dé pèiro, coumo siots, è qué, sansestré éstadis,
d'après la tradisciou, ouriginaris dé Narbouno, y faguèroun pourtant soun
appéndrissaché, è trabaillèroun à Sant-Eslropi (ount tant d'oubriès sé
SANT-PAUL,
soun éstroupiats) : l'un, dal léms dé Mounseignur Le Goust de La Bercbère, èl'aoutré,alcouménçomén dalpountificat dé Mounseignur Dilloun,
toutis doux archébésqués de Narbouno?
Trabaillats sul' malbré è sut grés,
Sus la rageolo è sus l'ardouèzo,
coumo lous doux Moran pairé è fil. Sé bous manquo mai dé cinq déts .
per eslré gaïré-bé naout d'uno touèzo, coumo lou fil, abets pourtant uno
taillo abantachouzo, uno fort bèlo testo ( hurouzomén pas tant michanto
qué la séouno), è siots soubén, quoiqué joubé éncaro, cansat dal mal dé
rëns, coumo lou biel Moran. Dounaiots tabès , un jour dé ribollo, sé ba
caillo, un boun soufflé! an'un quarlou dé bi blanc, sans^ràie la mouninOj noun pas al cabaret dal biel Pountino (d'artislos coumo bous ban
pas, dé nostré téms, as cabarets, fréquentadis aoutros fés per la millouno
noublesso ), mais chez lou pastissiè Limouzy, moun loucatari, ount sé
trobo dé fouacéts dé touto sorto, per fa chaoucholo dins lou goubélét.
Ajustats an'aquélis abantachés lou d'estré éstat nourrit à Minerbo, ount,
s'y a pas un pèl d'herbo (coumo dits lou réprouberbi), soun lous tant bèlis
�188
rocs , lous tant curiouzés pouns naturels è la tant admirablo grotto qu'y
âgé én Franco. Quant à soun ancien castel-fort,
Qu'arrazèt Simou dé Mounfort,
Aquél famous cerco bataillos,
poudèn pas gaïré jucha dé sa forço, d'après las quatre touèzos dé muraillo qu'existoun éncaro, mais soulomén dé l'abantaché dé sa pousisciou,
aban l'imbénciou dé la poudro, sus un roc, éntré doux tourréns è dins
un désert affrouzomén bel.
S'abion, moun cher Moussu Bru, lou malhur d'estré païens, coumo ba
èroun lous roumains, nostris ancètros, è qué, coumo quaouquis-uns ba
préténdoun, la glèizo d'aquél nids d'aiglo sioguessé éstado bastido sus las
ruinos d'un ancien témplé dé Minerbo, bous dio qué sémblo qu'aquélo
déesso, qu'aïmabo pas soulomén la guerro, mais éncaro las sciénços
lous arts è las bèlos-Iettros, coumo Apolloun, soun fraïré, bous proutèjo
è dirijo bostré ésquaïré è bostré cizel; bous fa fairé, sul' moudèlo das
sépulchrés roumains è grecs, las bèlos toumbos qué bézèn dé bous, dins
lou céménlèri; è bous a fait nouma counciergé d'un éstablissimén, ount
soun réunits tant dé débrissés das mounuméns counstruits, à Narbouno,
dal téms das empérurs roumains; mais s'és pas à la fabulouso fillo dé
Jupiter qu'abets aquélos oubligascious, né siots rédébablé, sans douté, à
Sant Rustiquo, nébout dé l'abésqué Arator, qu'èro pas tant rustiqué
qué soun noum è lou dé soun ounclé ba poudron fa créiré, qué proutéjet,
péndén sounloung épiscoupat, la cibilizasciou roumaine è lou cathoulicismé, dins la proubinço Narbounézo, countro lous Bizigoths; qué, per pas
laissa s'hermassi la bigno dal seignur, sé dounet per successou soun disciple Hernie, d'un esprit fort cultibat, perl'époquo, aoutant fermé qu'él
countro l'arianismé; qué counsacret, én 460, la glèizo dé Minerbo, è
rébastiguait l'ancien Sant-Just; è d'ount, anfin, la grando pèiro tumulario
és dins lou jardin dal Musè, d'ount abets souèn, à magaoucho én dintran.
Y a agut, segur, quicon dé proubidentiel dins bostro nouminasciou !
Én tout cas, la Coumissiou Archéologiquo poudio pas millou caousi,
én nouman, per gardian das bieillis mauzoléos, qu'a débotomén reeueillidis, précizomén l'habillé artisto qué né fa gaïré-bé d'aoutanl rémarquablés, è per surbèillan dé las galariès das tablèous, un amatou dé pintruro,
coumo ba siots ; car, ço qu'es ségur pla raré ! la mémo forlo ma qué taillo
dé grossis blocs dé peiro è dé malbré , manéjo délicatomén lou pincel, è
fa ta pla un paysacbé qu'uno toumbo ou un pèdestal. Siots dounc parfuitomén à bostro plaço, è sé m'éstouni dé quicon, és qu'ai loc d'estré à la
porto dal Musè, ou dé bous y passéja, las mas darniè l'ésquino, coumo
surbèillan, faguéts pas partido dé la Coumissiou ; car siots, moun amie,
�189
sans boun' douta, archéologo, coumo Moussu Jourdain (un pcrsounaché
dé Molièro) fazio démpèi loungtéms dé proso, sans ba saoupré. Én effet,
on n'és pas archéologo per aquos soul qu'on aoura trait dé bieillos pèiros
dal courounomén dal rampart è dé las portos dé la bilo, per las émpila
ou las aligna dins lou jardin dal Musè , ço qué las dégrado éncaro mai, è
las saoubo pas dal rabâché dal téms ; pas mai qu'on n'és littéralou parce
qu'on saoupra, al mouyèn d'un catologo dé bouquinisto, la balou marchando d'un libre, qu'on saoupra tabès lou noumbré d'édiscious qué s'én
és tirât, dé quand dé boulumés caduno sé coumposo, è ço qué différéncio
un Barbon d'un Elzëvir ; pas mai éncaro qu'on n'és pintré, parcé qué,
sans abé jamaï téngut un pincèl, on né balbutio lou jargoun, on s'és fait,
amé petit argén, uno grando galariè dé tablèous, d'uno ourigino mai ou
méns doutouso, d'un mérité mai ou méns countestablé, à qui on douno,
à tout hasard, lous noums d'un Rubens, d'unVan-Ostadé ou d'un Vanloo;
ço qué fa créiré à caouquis-uns qu'aquélis arlistos célébrés fazion sous
tablèous aoutant aïzadomén qu'un gabach dé tachos, d'abord qué se
trobo dé sous chefs-d'obro jusquos dins las bilos las pus tèougnos; mais
on baés, archéologo, mé sémblo, à milloun dréit, én faguén én sorto
dé pourta un juchomén ésclairat sus oubjets d'art qu'on sé proucuro, én
counéissén lou dédins das librés qu'on croumpo, én tâchan (lou coumpas, lou pincèl ou la plumo à la ma) dé sé fourma sus moudèlos qu'on a
joust lous els, én faguén anfm soi-mêmé quicon qué bons fagué hounouAbèn counescut, dé nostré téms, per mé serbi d'uno coumparazou frappanto, dé générais è d'amirals qué s'abion bélèou dé quand dé dibizious
ou dé régiméns, dé quand dé frégatos ou dé baissèous dé ligno sé coumpousaboun sas armados dé terro ou dé mar, mais qu'èroun incapables dé
las faire maneubra, mèmés un jour dé parado, dins uno rado ou dins un
camp dé Mars. Per bous, moun cher Moussu Bru, quand bous passéjats
dins lou jardin ou dins las sallos dal Musè , quand mountats ou déscéndets soun largé è naoutéscaliè, poudets soubén bous dire, én jitant lous
cls sus bassés-réliefs, écussouns, chapitèous è toumbos qué lous garnissoun, è qué soun pas toutis dé premièiro bèoutat ( s'én manquo prou ! ) :
« Jésus ! sè bouillo m'én douna la péno, è qué sioguessé prou riche, per
« faïré, coumo dizoun, de l'art pour l'art, faïo presqu'aoutant pla
« qu'aquos, è séguradomén millou qu'aïsso. » Tout aco mé fa pénsa
qu'un jour ouccuparéts un faoutur dins lou sén dé la coumissiou, qué,
quoiqué coumpousado d'amatous dé littératuro ancienno è mouderno, dé
coullectiounurs d'amphoros, dé médaillos , dé minérals, dé parpaillols è
jusqu'à dé coumpousiturs dé poulingos, dé dithyrambos è de moutéts,
nou sara pas coumplèto, tant qué coumpréndra pas dé sculpturs én pèiro
è én bouès. Tabès, sé jamaï lous Messius dal Musè randoun pléno justiço
�490
à bostré mérité, doublidéts pas, dins lou sein dé la Coumissiou, dé plaidéja la caouso dé Moussu Pascal baissas (qu'a fait, én bouès, un crucifix
qué figuro dins nostré Musè, après estré éstat méntiounal hounourablomén per lou jury d'expouzisciou dé Toulouso), è la dé Moussu Falcounét,
qué faïo certainomén dé pus poulidis armaris ou bahuts qué lous qué
soun dins las sallos d'ount abets la surbeillénço.
Per né rébéni à moun pouémé, counéissèts trop pla la tradisciou qué
m'én a fournit lou suchet, per qu'âgé bézoun dé dintra dins cap dé détal.
Tèni dé moun courdouniè Moussu Garriguos, qu'ai jour dé bèi éncaro ,
cap dé coumpagnou nou passo per Narbouno,
Ount ploou pas cado fés qué trouno,
sans ana béiré la Gragnotto dé Sant-Paul, è sans chaoueha dal cap, per la
maraoudizo dé sous indicatous, dins lou béniliè ount és sculplado. Aquélo
bestiouléto, tranquillo è taciturno, coumo sa débancièiro, è qué la remplaça abanlachousomén, démpèi qu'an changeât la caouquillo, ount sé
bézio la taquo dé sang ou dé roubil, counstatan l'atténtat dé Calisto è
lou miraclé dé l'aïgo changeado én sang, és indicado dins plusiurs dictiounaris géographiqués, coumo uno curiousitat d'aquésto bilo; ço que
fa qué l'usaché dé la béni béiré s'és pas perdut. Souhaiti qué mounpouèmé countribué à soun menlièn, ainsi qu'à lou dé las baquëtos è dal castèlét; quant as usachés dal baizomén dé las cornas è dé laspatados, y
cal pas pus pénsa ; d'aillurs, saïon, al jour dé bèi, sans cap dé moutif.
De cops dé canif as countrats dé mariaché s'én douno pas pus à Narbouno , dins la bourgeoisio, aouméns per lous counjouèns dal sexé féminin,
è Dious bolgué qué lous dé l'aoutré sexé imitoun un tant bel exémplé !
Souhaiti tabès, moun cher Moussu Bru, qu'aquesté opusculé bous amusé
aoutant qué dizèts ba estré estât per mas aoutros prouducsious. Dizi pas
qu'aquo suffigué à ma récoumpénso; car èi à bous faire unoprièro, qué
réjétaréts pas, ba gaouzi créiré. Dious mé gardé dé bous démanda, gratis, moun pourtrait, uno toumbo, pas mêmés uno pèiro sépulchralo dé
cinq ou sièis pans én carrât, per quand sarèi mort! mais sion suchets as
accessés dins nostré maréscachous pays : lous èi agudis plusiurs fés, è
prou michants è ténacés. Moun principal pcrsounaché Calisto lous altrapèt én mangeant trop dé pressés, durs coumo dé banos, ou d'amellats
toutis bérts , è én sé bagnan à la Mayral,
Qu'aliménto lou doublé œuillal,
È d'ount l'aïgo cruzo è frédasso,
AI pus fort dé l'éstiou, bous glaço,
è nou pousquèt s'én guéri qu'én s'éntournan à Nancy, sa bilo natalo.
�491
Sabio pas, lou paouré éfan, qué per oubtèné infailliblomén aquél résultat, un bouyaché dé sièis lègos è dé doux jours, à Minerbo, suffio; qué
suffio raêmés, sans y ana, d'y manda quaouqu'un, per couli un brouc
d'aquélo frigoulo merbeillouzo, qué sé béi éntré doux rocs, al dessus dal
grand poun naturel dé Minerbo, à doux cénts pieds émbiroun dal cours
dé Cesse, è qué cap dé crabo a pas jamaï pouchégat. Èi ignourat iéou
mêmés, jusquos à moun darniè bouyaché an'aquél biel mas, l'existénço
d'aquélo frigoulo è sa bertu, pla maï efficaço qué la dé la quinino.
Saiots-t'y prou bou, moun cher Moussu Bru, per mé randré, quand y
aniréts, ço qué bous arribo cad'an, lou serbici dé m'én couli bous-mêmë,
dépoou qué bous troumpoun, un brouc qué né balgué un paouc la péno,
è dé mé lou pourta; bous n'aourèi uno grando oubligasciou. Quicon mé
dits, bélèou mé troumpi, qué n'aourèi bésoun aquesté éstiou, qu'attariran lou canal, per lou récura, ço qu'éngéndrara dé malaoutiès, coumo
dé coustumo. Én tout cas, counserbarèi préciouzomén aquélo récetto,
dins un boucal, jusqu'os qué iéou ou caouqu'un das méous n'agé bézoun.
Finissi aïssis ma loungo épîtro, én bous souhaitan uno loungo bido,
la guérisou radicalo dé bostré mal dé réns è l'exémptiou das accidéns qué
ménaçoun journèlomén las géns dé bostré éstat. Saïo pla fâchous qué
bous lîquesséts sus artéls caouquo ayèiro, coumo ba faguèt Moran, lou
fil, à Lillo, én Flandrés, ount lou ménèt la curiousital bizarro dé béiré
coussi lous boutéls s'y margaboun ; car bous saïo prou difficillé dé boun
fairé d'aoutris qué pousquessoun lous ramplaça, malgré qué counésquén
bostré talanl dins aquél génré; abets régambillat, én effet, fosso statuos
dé dibinitats payennos, dé sants è de gueniès dal mouyèn aché, è f'aïots
ta pla, sé ba caillo, un parél dé cambos è dé brassés, uno aouréillo è un
cap dé nas al paouré biel Silèno ,'qu'après bélèou doux millo ans, an
darnieïromén déséntarrat, tout démargat, d'un cantou dé maillol ount
èro, è qué déou estré éstat fort chagrin dé la malaoutiè dé la bigno, ço
qu'attribuo naturellomén à l'abandou dal culté dé Bacchus. Saïo douncqués pla fâchous, ba répèti, qué bous coupesséts lous artéls; mais saïo
pla maï déplourablé qu'uno mort précoço agantessé l'artisto qu'immourtaliso, tant qué pot, la mémouèro das paourés diablés, per las réliquos
dé qui fa dé mounuméns tant pla éscatsats.
Dins aquél éspouër, sioï, moun cher Moussu Bru, amé lous séntiméns
d'estimo è d'amitié per bous, qué mé counéissèts ,
Bostré dëbouat serbitur,
H. B.
Narbouno, Fébriè 1857.
�192
RÉSPOUNSO.
A Moussu BIRAT, dit lou pouëto narbounés.
MOUN CHER MOUSSU BIRAT ,
Accepti, amé grand plazé, l'houmaché qué mé fazefs dé bostré poulit
pouëmé dé la GRAGNOTTO DÉ SANT-PAUL. Uno talo marquo d'éstimé és pla
faito per mé flatta, mais dépassais, à moun égard, dins plusiurs éndréits
dé bostro dédicaço, la mésuro d'uno louanjo razounablo. Faou tout moun
poussiblé, sans douté, per mérita la counfiénço das héritiès das paourés
diablés, per qui tailli è décori lous cabots, qué saran soun darniè doumicillé, dins la nécropolo dé bourg ( car és atal, crézi, qué, dins soun léngaché arcbéologiqué, lous Messius dal Musè appèloun lou céméntèri);
mais l'art, sinou lou souèn, mé fa soubén défaout. M'appliqui tabès, per
ma surbeillénço, à justifia lou chouès qu'an fait dé iéou aquélis Messius,
dé qui sioi lou serbitur zélat mai qu'intelligént, è qué mé dépassoun, én
sciénço archéologiquo, aoutant qué lous cluquiès dé Sant-Just dépassoun
én haoutou è én masso lous das péniténts blus è dé Sant-Sabastia, è la
grando tourré dal télégrapho, la dé Sant-Martial. Tabès, Dious mé gardé
d'abé la préléntiou ridicullo dé chirlcha jamaï dins la Coumissiou, è
aouio fort désirât qué bous sioguesséts absténgut, dins bostro dédicaço,
dé cerca à m'én fairé naïscé l'éspouër. Énténdi pas d'aquélo aouréillo , è
l'aoutro aouzits pas, amé lou plazé qué poudrots créiré, las épigramos
qué dé mal-bouléns lançoun countro mous supériurs « ount lou gous
manjo, cal qué jaoupé », y a pas dé mitan; è sé sabio (ço qué bostro
franchiso mé permét pas dé soupçouna) qué las coquos qué m'ouifrissets,
boli diré bostros louanjos, sioguessoun un mouyèn déstournat dé diminua
la counsidérasciou sciéntifico d'aquélis Messius, réspoundro per dé régagnados à bostris coumpliméns, è saïo dé moun débert, coumo èro lou
débert dal gros gous , à très gulos, qué gardabo l'énfer das payèns, dé
n'alanda dos , è d'éngouli lous doux baourièns qu'y dabaillèroun, per
énléba la fénno dé Plutoun, al loc dé sé jéta, coumo un affamât, sus las
fouassos én d'ioou qu'y préséntèroun.
Aquélos réserbos faitos, ei réçapiut amé joyo bostré émbouè, è bous
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rémercii dé bostris souhaits per ma sautât. Pétassi, sans douté, ta pla
qué sé pot, én malbré, én peïro ou én plastré, lous simulacres dé las dibinitats paiennos, qué bingt sièclés ou mai nous transméttoun, pas trop
sénsés, s'én manco pla ! è amé belcop mai dé plazé, én boun chréstia qué
sioi, las statuos das sants (malgré qu'un sculptur posqué, én pareil cas ,
mettré un moumén dé coustat sa réligiou) ; mais bous asséguri qué me
cal, per aquélos oupérassious , pla maï dé passiénço qué nou n'a Vadonbalré dé Malléou, à l'égard das malaouts d'ount rajusto las espallos démargados ou las coustèlos énfounçados ; car s'én trobo d'unis pla pus
mal troussats qué lous sants dé Bajos; è saïo caouquo fés tentât, malgré
qué sé prestoun fort doucillomén, è sans sé plagné, à toulos mas expériénços. dé lous trata coumo las fillos dé Grussa adoboun Sant Salbayré,
quand sé crézoun én danjè dé resta al croc. Amé tout acos, mé saïo pla
difficillé, coumo dizèts, dé mé faire d'artéls qué pousquessé réména
aoutant aïzadomén qué lous qué la naturo m'a mésis à la planto das pès,
sé caouquo ayèiro ou pèdestal mé lous coupabo. Bous rémercii dounqués
dé bostris amicalis souhaits per la counserbassiou de mous mémbrés.
Boun' souhaiti dé mêmés; mais, malgré touto ma récounéissenço, mé
gardarei ta pla dé bous ana couli, per quand aouréts lous accessés, un
brouc dé la frigoulo dal grand poun dé Minerbo (bilaché ount baou
gaïré-bé cado an, per béiré ma maïré dé laït), è m'en dispénsaréts sé
ténets, coumo crézi, à ma bido, tant nécessario à ma famillo, quand
saouréts qué jamaï cap dé créaluro, à dous pès è sans plumos , n'a pousqut y abasta;qué saïo pus difficillé dé s'én rébéni qué d'y ana, tant soun
escarpats è lizés lous rocs démés ount a prés raçino, è qué saïo fort
estounant qué la bertu dé guéri lous accessés, millou qué la quinino.
sioguessé l'attribut d'uno planto qué la naturo a méso tant hors dé la
pourtado dé las géns. És uno plazéntariè qu'an boulgut fairé, è saïo pas
qu'én rendén soun àmo à Dious, qué lous qué s'accaprissaion à escalabra
lous rocs én questiou, per couli un brouc d'aquélo frigoulo, guérion das
accessés, coumo dé tout aoutré mal; car pétaïon coumo dé patatraous sul'
matalas dal lèit dé Cessé, qu'és pas rambourrat précizomén dé clossés
dé pressés ou dé pêchos, mais dé rocs è dé caillaous de touto sorto, pla
maï durs è pla maï pounchuts. È ténets, y a pas gaïré, un jour dé diménjé, après la messo, cinq joubés singlas, qué sioguèroun appercégudis pés habitants, éntré lous dous pouns, sé béjén éncoutséguits, sé jétèroun l'un après l'aoutré à ç'abal, d'uno naoutou pareillo à la dé la frigoulo,
è sé colcrébèroun countro lous rocs dal lèit dé Cessé; è darnièiromén ,
un cassaïré qu'éncoutséguissio uno lèbré sans agacha, dins l'ardou dé
sapoursuito, sé saïo poussiblé dé s'éntourna, s'éngachèl dins un michant
pas, d'ount pousquèioun pas lou trairé qu'amé dé cordos. Touto la pou-
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pulassiou assistèt an'aquél dangèiroux saoubétaché, én faguén dé prièros
per lïmprudént qué s'èro tant expaouzat, è qué cridabo, én sé béjén
ficut : « Digats uapater per iéou ! » Sé bous coumbén dounqués dé trouqua la marquo dé récounéissénço qu'atténdets dé iéou, countro quicon
maï, coumo, per exémplé, dé faïré bostré pourlrait, per lou meltré al
Musè, al coustat dé lou dé Jasmin, ou dé graba bostro épitapho, én
lettros d'or, amé bostris attributs dé pouëto, sus un bel malbré blanc ,
mé méti à bostro dispousissiou, à maï qué, dins lou darniè cas, lou dé
bostris amits qué counéis én perfecsiou lou stylé lapidari è l'art héraldiqué, m'assisté è mé dirijé dins aquél trabal.
Crézets-mé, per la bido, bostré serbitur débouat, è un dé lous qué
fan lous pus bèlis pansats dé riré à la lecturo dé bostros ouriginalos
prouducsious.
***
Narbouno, 5 Mars 1857.
P. S. A prépaous, dins bostré pouëmé, Moran, lou bièl, dits qué,
péndén soun appéndrissaché, à Narbouno, réçapièt
Dal dur mais justé mestré Jean
Maï d'uno bouffo ou d'un carpan ;
ajusto qué sioguèt cépandan per soun bé. Aoutant né pot diré è né dits,
én effet, soun pétit-iil. Pierré Marty, moun assouciat, qué, précizomén
per la bertu das préceptos è das cops dé règlo dé mestré Jean , ségoundadis d'un ésquèl paouq ourdinari, és débéngut un fort boun oubriè, è
qué, malgré qué siogué oubligeat dé s'accala soubén, per tailla la pèiro
ou lou malbré, sé tèn dréit coumo un éspargou. Y èi communicat bostré
pouëmé. Lou soubéni dé soun gran, qu'un passaché y a rappélat, l'a
atténdrit jusqual' ploura, è l'a gaïat jusquos à créba de riré, car soun
gran, malgré sa brutalitat apparénto, l'aïmabo fort, è y planissio pas las
castagnos è lous pastissous quand èro countént d'él. Sé Moran , lou fil,
abio sas ancos rédoundos è pla blancos, las dé moun assouciat sé soun
pas défourmados, malgré las patados dé mestré Jean, è douti fort qué
las paterlos dé bostré préncipal persounaché faguessoun maï gaoubi dé
béiré. Au resto, ni moun assouciat, ni iéou, sion pas géns à préné jamaï
la mounino, én léban trop soubén lou couidé, è saïo éstat à souhaita,
noun pas per iéou, mais per sa paouro fénno, qué s'én truffabo quand
quatré litrés dé bi lou loumbaboun, tandis qu'élo pourtabo pla millou la
bèlo, coumo dizoun lous marins , saïo éstat à souhaita, dizi, qué caouqu'un qué sabi ajessé pas maï aïmat lou binochou qué nous aoutris
dous.
�LA GRAGNOTTO DÉ SAYFPAIL
Pouèmé i.
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T'eï bestit dé bouno ratino
Qué té tapara pla l'esquino ,
D'un bèi réchangé dé bèlours
Per fignoula lous grandis jours.
Sus doutzé camisos, Calisto,
Qué dal troussèou soun sus la listo,
Toutos marcados à toun noun,
N'as unos sieïx dé boun Voiroun ;
Quoiqué un paouq fortos , soun poulidos
Unos dos ou très fés blanchidos ,
Béiras qué perdran sa roussou.
Las aoutros, d'un cambét fort bou,
Soun per té faïré un loung uzaché ;
Las mettras péndén lou bouyaché,
È pénsi qué té duraran
Jusqu'à toun rétour, moun éfan.
Partissés pas cargat dé péillos,
È té pénjoun à las aouréillos
Un brabé parél dé péndéns
D'or béritablé è pla luzéns.
Un grand capèl, à la francézo,
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« Moun amie, coumplèto ta mézo ;
« Per ma mostro, la gardareï,
« T'én passaras tant qué bioureï.
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Péndén qu'arréngabés ta mallo ,
Hier, té faguèri la mouralo ;
Mais n'abios per dessus lou cap ,
Car la junesso, aco sé sap,
Laougeïro è sans expériénço,
L'éscouto qu'amé impatiénço.
Das abizés qué t'eï dounat,
Aïssis , moun fil, lou résumât :
A digus saouras té déféndré
Dé faïré tort è dé rés préndré.
Sarro pla toun pétit magot ;
Lou déspénsés pas , coumo un sot,
Al joc, al bal, à la gargotto.
On pot bé faïré uno ribotto
Lou diméngé ou caouqué jour gras ;
Mais gacho dé qui té faras.
T'adounés pas à la paresso ,
È manqués pas jamaï la messo.
Ta prièro, pressât ou las ,
Matis è souërs, l'oublidés pas.
Troumpés pas ta paouq cap dé fillo ,
È fagués pas coumo Jean Drillo,
Qué, per abé doustat l'hounou
A l'alizaïro Mariettou,
Amé lou païré è lous dous fraïrés
S'és fait dé ficudis affairés.
Té counéissi bindicatif :
Fiquèrés un cop dé canif,
Per uno gifflo réçapiudo,
Al fil dé Martho, la boussudo.
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«
Ës toujours permés à caouqu'un
Dé rendré doux soufflets per un ;
Mais risqua dé fa rendré l'âmo
A l'insoulént, am'uno lamo ,
Per un carpan, ou féblé ou fort,
Acos sé mettré dins soun tort.
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«
A péno sourtit dé l'énfanço,
Quand, per faïré moun tow dé Franco,
È mé fourma dins moun estât,
Quittèri Nancy, moun goujat,
Dégourdit è plé dé couraché,
Èri fort laougè dé bagaché :
Lou pourtabi, al cap d'un bastou,
Éstroupat dins un moucadou.
Applicassiou, santat, sachesso,
Un paouq d'esquèl, pas mal d'adresso
M'an fait ço qué sioï débéngut :
Un taillur dé peïro coussut.
Ta sorré Alix l'eï maridado,
Dé quatré millo francs doutado ,
Amé Tournofort, lou tanur,
Qué, quoiqué ranq, fa soun bounhur.
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«
L'eï pas toujours passado bouno,
È mé rappèli qu'à Narbouno,
Dal dur mais justé mestré Jean*
Réçapièri mai d'un carpan;
Maï d'uno fés, dé sas patados,
Agèri las ancos macados ;
Ero per moun bé cépandant,
È tén désiri tout aoutant.
« Das agroméns d'aquélo bilo ,
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«
«
«
D'ount la garrigo és tant fertilo
Én oli, blanquéto è boun bi,
N'eï pas perdut lou soubéni :
Y béjèri uno bèlo festo ,
È jéta bel cop dé ginesto,
D'amellos è dé castagnous
Quand lou primat, Moussu Le Goust 2 ,
Un sant hommé, quoiqué un paouq guêché,
Prénguet^iussessiou dé soun sièché ;
Y tournèri un bel coumplimén,
Mé balguèt ma mostro d'argén.
« Béiras toutos sortos d'uzachés
« Dins las bilos è lous bilachés
« Qué, dins quatré ans, bizitaras.
« Coumo faran, moun fil, faras.
« È té préndras pas dé quérello,
« Aouméns per uno bagatello.
« Dé la Franco én faguén lou tour,
« Sé bas jamaï dins lou mièehour ,
« Passo, moun fil, à Carcassouno ,
« A Béziès, surtout à Narbouno ;
« A Narbouno, ount eï tant rigut
« Innoucéntomén, è bégut,
« Al cabaret dal bièl Pountino,
« Sans jamaï préné la mounino ,
(Lou païré, aïssis, sioguèt pas franc)
« Tant dé bounis cops dé bi blanc.
«
«
«
«
«
Sé jamaï la guerro cibilo
Ésclato, dins aquélo bilo,
Moun fil, éntré Bourg è doutât,
Coumo és tant soubén arribat,
Surtout al téms dal Mouyèn Aché 3,
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«
«
«
«
«
«
«
Baï-t-én, laïsso passa l'ouraché ;
Anessés pas préné coulou,
Car t'én béndro parrés dé bou.
Un jour dé bataillo acharnado ,
Réçapièri un cop dé calado,
Sus la plaço , proche la foun,
D'ount eï la marquo al mièch dal froun.
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
Dé restos d'antiquo sculpturo,
Sul' malbré è sus la peïro duro
N'apperçeouras dé touto part,
Surtout à l'éntour dal rampart.
A las très 4 portos dé la bilo
Né troubaras pas cént, mais milo ,
Qué fazion moun admirassiou.
Té souhaiti la mémo passiou ;
Car jamaï, sans passiou, Calisto,
Maçou n'és débéngut artisto.
«
«
«
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«
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«
«
«
«
«
«
«
Én bizitan , dé téms én téms,
Sas gleïzos, sous quinzé coubéns ,
D'oublidaras pas, dins ta trotto ,
Aouméns ! dé béiré la gragnotto
Dé Sant-Paul, dins lou bénitiè,
Car, démpeï milo ans, cap d'oubriè
N'a passât un jour à Narbouno ,
Ount ploou pas cado fés qué trouno ,
Sans ana béiré un animal,
D'un trabal tant ouriginal.
Té ba coumandi pas per riré ;
Y manqués pas ! ■ Podi pas diré
Sé las gragnottos dal pays ,
Dé caouqué assaout das Sarrazis
Soun capitolo prézerbèroun ,
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«
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«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
Coumo las -aouquos ba faguèroun,
Quand lou das Roumains , aoutros fés „
Pés Gaulouèzés sioguet surprés ;
Ou sé, quand lous Francs l'assiégèroun,
Lous habitants se nourriguèroun
Péndén sie'fx ou sept ans dé téms,
Én plaço dé pouffrés, d'haréngs ,
Dé piccarèls ou d'haréncados ,
Dé gragnottos qu'abion salados ;
Ou sé Sant Paul né fazio cas 5 ;
Mais, goujat, sé bos béni gras
È courpulént, coumo toun païré,
Crézi-mé, n'en mangés pas gaïré.
Dizoun lous rats-grioulés prou bous ,
Mais lous pagèls soun pla millous.
Per né fini, sé mé counténtés,
Car bézi qué t'impatiéntés ,
Dins tous bézouns té soustareï
Dé caouqué escut qu'espargnareï.
Émbrasso-mé ! paouré maïnaché !
Bouno santat è boun couraché ! »
Acos atal, qu'én l'émbrassan,
Lou bièl è ticous Paul Moran
Prou loungomén éndouctrinabo
Soun fil, qu'à péno l'éscoutabo,
Mais qué pourtant y réspoundèt :
« Bous dounareï pas dé suchèt
« Dé bous fâcha dé iéou, moun païré !
« Saréts çountént ; laïssats-mé faïré ;
« Coumo un téntat trabaillareï ;
« A bostré exémplé, débéndreï
« Un boun oubriè. Quant al couraché,
«< Pas maï qué bous nou sareï lâché;
�mi
«
«
«
«
«
«
«
«
«
Mais cadun a soun gros défaout :
Sioï rancunous , eï lou sang caoud ;
Per l'insulto la pus laougeïro,
M'attournaïo... countro uno peïro,
Sé dé lou qué la lançaïo
Tira béngénço nou poudio.
Bostro bénédicsiou, moun païré? —
Aeos ço qué mé resto à faïré.
Tè ! gar' l'aquis è dé boun grat. »
Calisto s'és acaminat.
Péndén quatré ans d'appéndrissaché,
Faguèt bouyaché sus bouyaché ;
Trabaillèt al poun d'Ourléans ,
A l'Hôtel-dé-Bilo dal Mans ,
Al port, à la Bourso dé Nantos,
A la cathédralo dé Mantos ;
Instruméntèt dé soun coumpas
Al grand séminari d'Arras;
Ê , presqu'aoutant pla qué soun paire,
Manéjèt la règlo è l'ésquaïré ;
Anfin faguèt un boun oubriè ;
È , per las gabios d'éscaliè ,
Èro aoutant fort qué cap dé mestré.
Mais digus parfait nou pot estré ;
È , sé d'un singé abio l'esquèl,
N'abio tabès lou naturèl ;
È béirén pus tard sa ranquno
Ouccasiouna soun infourtuno.
Quand dal Nord ajèt fait lou tour ,
Sé rabatèt sus lou Mièchour,
È, maï à pè qu'én diligénço,
S'accaminèt bès la Proubénço.
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202
A Salouns, béjèt sant Laouréns
Grilla sus dé carbous... ragéns,
Car l'an plaçât sus la caouquillo
Dal bénitiè , él è sa grillo ;
A Romans, lous dous Jaquomards 6
Souna las ouros è lous quarts ;
È, lou léndéma dé Sant-Charlés ,
Festéjèt lous salcissots d'Arlés ;
Lous juchèt bous, mais trapèt pas
Tant dé soun goust lous cerbélats.
Abio désirât béiré Ourangés ,
Coumptant d'y mangea fosso irangés ,
Né béjèt pas la cougo d'un.
« Anats-bous-én , » diguèt caouqu'un ,
« Moun paouré amie, dé bès Hyeïros,
« Y n' béiréts mai qué dé cérieïros. »
Mais él y boulguèt pas ana,
È filèt cap'à Perpigna;
Car pénsabo qué dé Majorquo,
Dé Barçalouno ou dé Minorquo
Las tartanos das catalas
Y n' pourtaïon dé milieïrats.
Un joubé perruquiè dé Grasso 7
Dé soun cap nétéjèt la crasso,
Mais y la graïssèt d'un parfum
Tant pudént qué d'oli dé lum ,
È troubèt aquélo poumado
Al déjoust dé sa rénoumado.
Mais, én rébénjo, à Pézénas,
Lou famoux barbiè Morléas,
Qué, das bersés qué coumpousabo,
È qu'amé 1' pénché mésurabo,
Régalabo ( aouméns ba crézio )
Lous à qui la barbo l'azio,
�203
Y faguèt propromén la cougo,
Loungo coumo un manché d'escougo,
Qu'y déscéndio jusquos as réns ;
S'én faguèt bingt soous , mais aouméns,
Tratat dé courtouèzo manièro,
Dins l'ancien faoutur ount Molièro 8
Maï d'uno fés s'èro assétat,
Sioguèt noblomén installât.
Aquél faoutur, per paranthèzo,
Tant émbéjat per Agdé è Môzo ,
Dé bozo èro soubén éstat,
È dé doussiè, rénoubèlat ;
Dètx milo quiouls, fort paouc prèzadis f
S'èroun dins lou sètis paouzadis ;
Dé Calisto lou poustériur
Succédèt à lou d'un tanur
Qu'aouziguèt appèla Laforgo,
È, ségur, n'abio pas bouno orgo !
Mais la fé saoubo , è nostré oubriè
Dounèt sous bingt soous boulountiè,
È né prézèt maï sas dos ancos,
Qu'abio rédoundos è pla blancos.
Passèt un printéms dins Uzès,
È presqu'un estiou bès Béziès.
L'aïré saccadât dé las tréillos
Y fatiguèt lèou las aouréillos ;
Troubèt tabès qué soun carnèl 9,
Tant bantat,,n'èro pas trop bèi ;
Dal laid Pépézut la figuro 10,
Touto barbouillado d'ourduro,
Y faguèt béni lou dégoust ;
As pastissous prénio prou goust :
A dous soous la mièjo doutzéno,
N'aouïo manjat uno trénténo ;
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Mais y n' démandèroun siéix soous,
È préférèt croumpa sieïx ioous.
Dins dous jours d'uno trotto bouno
Anèt d'aquis à Garcassouno,
Mais sans passa pél' pays bas;
Aquis, béjèt damo Carcas 11,
Qu'és la pus laido créaturo
Qu'âgé imaginât la sculpture
Per dintra dins lou castèl-fort,
Qué prénguèt Simou dé Mountfort,
Y moustrèroun uno pouterno ;
Sus la plaço ount és la citerno,
Béjèt dé géns fort ouccupats,
Qu'amé dé sémals è farrats
A la bida s'accaprissaboun.
Y démandèt dé qué cercaboun ;
Un d'élis réspoundèt : « L'amie ,
« Cercan lou trésor d'Alaric 12 ;
« Y lou jétèt dins sa dérouto ;
« Nous fa pla suza , l'azé couto !
o Ajudo-nous, n'aouras ta part. —
« Boli pla. » Mais sé faguèt tard
Sans qu'asséquessoun la citerno ;
Coumo abio pas prés dé lanterno,
Lous quittèt, ragént è pla las,
Én juran qu'y tournaïo pas.
Un coumpagnou, qu'èro d'Alzouno,
Y diguèt qu'anabo à Narbouno ,
Ount mancaïo pas lou trabal,
Dal més d'agoust al carnabal ;
È Calisto, én quisto d'oubraché,
Am'él faguèt aquél bouyaché.
Quatré ans soun gairé-bé passats ;
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Éspallut, fort, flourat è gras ,
Dé soun païré lou ségoun tomé,
Calisto és débéngut un homé ;
A tout bist, tout fait, tout apprés,
Trabaillat sul' malbré è sul' grés ,
Sus la rageolo è sus l'ardouèzo;
Cinq déts dé mai aouïo uno touèzo.
Tout bist, mé troumpi... a doublidat,
Én bizitan Bourg è doutât,
( Lou malhéroux n'a pas prés noto ! )
Dé sé fa moustra la Gragnotto
Dé Sant-Paul, dins soun bénitiè ,
È qué soun païré, esprit éntiè,
Testut coumo un maillét de ferré,
Y récoumandèt... Baïh té querré !
Lou fruit dé tant d'ans dé trabal,
Ba péri, per un sort fatal.
È soun closco-testut dé païré
Faguèt aquis un bel affairé.
Én milo, séguit dé très sèpt,
Dé Narbouno anfin partiguèt,
È s'én anèt, à tiro-d'alo,
A Nancy, sa bilo natalo,
Per y rébéiré sous paréns,
Trop négligeats démpeï loungtéms,
È per sé guéri das accessés,
Gagnats én mangeant trop dé pressés,
È sé bagnan à la Mayral
Qu'aliménto lou doublé œuillal,
È d'ount l'aïgo cruzo è frédasso,
Al pus fort dé l'éstiou , bous glaço.
Trapèt soun biel païré Moran
Pla mai testut qu'apparaban ;
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Car nostris défaouts, amé Tâché,
Coumo las ridos dal bizaché,
Aouméntoun mais s'effaçoun pas ;
Lou quioul birat countro un brazas,
Dins lou founzé dé sa boutiquo,
S'éndourmissio la sciatiquo.
Saoutèt al col, amé transport,
Dé soun bèou-fraïré Tournofort,
Qué mai qué jamaï ranquéjabo ;
Dé sa sorré Alix, toujours brabo ,
Qu'y préséntèt sous sieïx toustous :
Quatré fillos è dous béssous ,
Qué dé coufimén l'émplastrèroun.
Toutis à taoulo sé mettèroun;
Y manquèt lou paouré Bincént,
Soun fraïré aïnat, alors absént,
Per sept ou beït jours én bouyaché.
Éntré la péro è lou froumaché,
Tout én mangean, tout én buguén,
Lou bièl lou questiounèt soubén :
Bénguèroun à parla dé Langrés,
Dé Sant-Omer , dé Lillo én Flandrés
Ount béjèt marga lous boutéls 13,
È sé sécoutet sus artéls,
Qu'éncaro un paouc s'éstroupiabo ,
Uno ayeïro qué répicabo ;
Dé Cahors, qu'a dounat soun noum
( Per sous citouyèns, qu'un affroun ! )
A la founctiou qué la naturo
Impaouzo à touto créaturo,
Sans qué digus, per s'én garda,
Y posqué caouqu'un mai manda.
D'aquis, sul' chapitré toumbèroun
( È , coumo dé fats , né riguèroun )
�207
Dal sexé dé la Ciotat,
Qu'aïmo maï tout qué la mitât,
D'après un dictoun poupulari,
Bertadiè coumo à l'ourdinari ;
Dé las dounzèlos dé Vauvert,
Qué dé ço qué soun an bèn l'air
14
;
È das martégaous, qu'an la bosso
Dé la soutizo , coumo à Trausso,
Car, per fa créiscé soun cluquiè,
Dé fèns y caoussoun pla lou pè ;
Dé Mountaouban, d'ount las calados
Dé suzou soun toujours trémpados
15
,
Tant én hiber coumo én éstiou
Soun soulél és brillant è biou;
Dé Bourgés , d'ount las armouèrios
Soun, dabant un brassât d'ourtios,
Un azé seït dins un faoutul16
Figuran soun mairo ou coussul ;
Dé Mountélimart è Balénço,
Ount béjèt mettre à la pouténço "
Maï d'un roufian, maï d'un boulur
Qué ba déguèt trouba pla dur,
È qu'aouïo librat païré è maïré,
Dal nouds-courrédou per sé traïré ;
Dal burré excellént dé Sant-Pous;
Das bounis fouacéts dé Limoux ;
Dé Dijoun è dé sa moustardo ;
Dal Mans, ount manjèt la poulardo.
Narbouno , à la fi, débénguèt
D'aquél éntrétien lou suchèt :
« Dé qu'as bist d'abord , à Narbouno ,
« Ount la blanquéto és rétté bouno? »
Diguèt lou païré à soun goujat. —
�208
« Lou palais dé l'archébescat,
« Flanquât, coumo uno citadèlo,
« D'uno tourré espesso è pla bèlo;
« És bis-à-bis la bicoumtat,
« Aoutré palais fourtifiat.
« Én y mountan, ja qué suzèri ;
« Mais, quand dins las crambos sioguèri,
« Las persounos qu'èroun dé bas
« Mé parésquèroun d'éscafbats.
« Sus lous tarrats qué douminabi,
« A régarda mé régalabi
« Lous gats courré ou s'assouléilla. —
« Boun, moun goujat, aco ba pla.
« Apeï ? — La bèlo cathédralo
« Amé sa bouto sans égalo,
« Sous bèlis orgués , sous cluquiès ;
« Uzèri un parél dé souillés
« A mounta sus las dos tourrétos,
« A passéja sus las planétos.
<( Aouziguèri lou carilloun
« Faïré, per Nadal, din , don , do un !
« Lou bruch qué fazion las campanos
« M'issourdèt péndén très sémanos ;
« Joust la grando , doutzé grouillés
« Ypétassaïon sous souillés.
« Moussu Dilloun , qu'oufficiabo,
« Dins sous oremus sé troumpabo 18,
« Sa mémouèro y jouguèt lou tour ;
« Mais , fier coumo un pagé dé cour,
« Sé tournan bès soun grand bicari,
« Paouq fort, coumo él, sul' brébiari,
« Y diguet : — Quand nous troumparén ,
« És bou qué siogué hardidomén,
« Sé boulèn pas passa per d'azés ;
�209
« Car, moun amie, dins fosso cazés,
« Audaces fortuna juvat.—
« Aquél mot l'eï pas d'oublidat.
« Daban lou grand aouta béjèri
« È , maï d'uno fés, admirèri
« Lou toumbèou rettomén poulit
« Dal réi Philippo très 19 l'hardit,
« È lou dé Moussu dé la Bordo,
« Qu'imploro la miséricordo
« Dé Dious, sul' malbré aginouillat,
« Mas juntos è sabré al coustat.
« Mais ço qué m'és anat à l'âmo,
« Es à l'aouta dé Nostro-Damo 20,
« Ount an sculptât l'affrous satan
« Qu'a d'ouberto la bouco én gran ;
« Dous diablés y la tènoun fermé,
« Per émpacha qué nou sé fermé.
« Al gouziè dal mounstré goulut
« És l'aoubré dal fruit déféndut ;
« Y soun pénjats doux persounachés,
« Homé è fénno, pas gaïré saches,
« Car, moun païré, y soun figurats
a L'un dé l'aoutré pla trop sarrats.
« Un aoutré damnât, pas pus chasté,
« A l'éndaban és més à l'asté ;
« Tout à coustat, un diablouti
« Coumo un lapin lou fa rousti.
« Dé cado coustat de la gulo ,
« Un carriot, qué tiro uno mulo
« D'ount un diablé és lou counductou,
« És cargat un paouc mai qué prou
« Dé princés, dé souldats, dé moungés,
« Dé juchés, d'abats, dé canoungés ,
« Dé géns anfin dé tout estât
�210
« È dé tout aché, qu'an peccat
« Per ourgueuil, émbio, luxuro ,
« Goulèro, paresso, impousturo.
« Uno foulo d'aoutris damuats
« Bénoun pus bité qué dal pas ,
« E soun butats am'uno fourco
« Proché dé la gulo dé Yourco 21,
« Ount toutis énfournats saran ,
« Tant lou pétit coumo lou gran.
« Moun païré, dé talis imachés
« Soun faïtis per nous randré sachés !
« Iéou , dins la crénto d'y passa ,
« Bité anèri mé coufessa. ■—
« És pla fait. Dé qu'as bist éncaro? —
« M'an moustrat, coumo caouzo raro,
« Un oustal én bourg situât,
« Dé las très nouiriços 22 noumat :
« Très fénnos y soun figurados,
« Indécéntomén accoutrados,
« Qué bous mostroun unis tétous
« Grossis coumo dé boutarrous ;
« È, caouzo qué bous scandalizo,
« N'an pas soulomén dé camizo ;
« S'èroun dé car las fouettaïon
« Coumo cal, è pla qué faïon,
« S'atal, al balcoun sé moustraboun ;
« Mais d'amatous las admiraboun. —
« Aquis dé bounis séntiméns,
« Moun amie , gardo-lous loungtéms. —
« Eï bist apeï la bazilico
« Ount sé eounserbo la réliquo
« D'un grand abésqué, dé Sant Paul;
« Basté sé fiqué pas pél' sol !
« Car és bieillo aoutant qué grandasso;
�211
« Dato dé la premieïro raço
« Das réizés francs 23, à ço qué dits
« Lou budèl, qu'és dé mous amits. —
« As pla proufitat toun bouyaché;
« Countinuo , brabé maïnaché. —
« Dins la capèlo das païsans
« Eï bist, tout garnit dé rubans,
« Un araïré amé dos baquétos 24,
« Qué daourados è pétitétos
« Figuroun al cap d'un bastou ;
« Aquél qué las croumpo a l'hounou
« Dé las garda touto uno annado,
« Amé 1' drapèou dé la ramado 25 ;
« Al soun dal fifré è dal tambour
« Y las portoun lou mémé jour,
« È lou bounhur, à ço qué dizoun ,
« Las accoumpagno... qué s'y fizoun
« Y soun , crézi, per sous escuts.
« Mé rappèli pas dé ré pus. —
« Dé ré pus, piot ! és-t-y crouyablé !
« Nani, qué siogué rémarquablé :
« M'an passât un anèl sus els,
« Mais n'abio bistis dé pus bels;
« D'aillurs, abio la bisto bouno,
« È désémpeï t'eï pas millouno. —
« Das accidéns dé nostré estât,
« Sant Paul té gardara , goujat ! —
« Atténdets !... eï bist la ramado
(. Faïré én bilo sa passéjado,
« È cinquanto miols pla parats,
« ( Mountats per cinquanto goujats),
« Attalats à uno carréto
« Qué, précédado d'un troumpéto,
« È ramplido dé musiciens,
�212
« Fazio courré lous citouyens.
« A cado cantou qué biraboun
« Aquélis falourts attaoulaboun ;
« Ba fazion exprès, al ségur !
« Mais créntaboun pas dé malhur ,
« Car dé jouncasso è dé ramado
« Sa carréto èro rambourrado,
<c È rizion coumo dé boussuts
« Én sé béjén cambos én sus.
« Eï bist éncaro, un jour dé festo,
« D'uno proucessiou à la testo,
« Un castèlét26 garnit dé flous
« Frésquos è dé toutos coulous ,
« Ournat dé rubans è paillétos ;
« Al soun dé caouquos clarinétos ,
« Coumo l'agachabi passa ,
« Sieïs goujats lou fazion dansa ;
« È ségur ! ja sé déménaboun ,
« È sous catagans ja saoutaboun
« ( Lous abion plénis dé rassét ),
« Tabès tustaboun sul' coulét
« Qué s'aouzission dé trénto passés.
« Paouris goujats ! gès , qu'èroun lassés !
« A fiai, y rajabo dal froun
« La suzou, coumo d'uno foun.
« Embéjabi pas gés soun rollé.
« Un usaché tabès pla drollé,
« Qué mé faguet pla riré, baïh !
« È qu'eï pas bist én dacon mai,
« Gar' l'aïssis : Lou jour dé las Céndrés ,
« Qu'és dous jours aban lou dibéndrés,
« Uno bingténo dé Moussus
« D'un aché madur, placoussuts,
« A dé junos-géns qué passaboun ,
�"2iâ
« È sas paterlos préséntaboun
« Après un sémblan dé proucès,
« Pam ! am'uno palo dé bouès
« Sul' quioul ficaboun très patados 27,
« È pla propromén applicados ,
« As grandis applaoudissiméns
« Dé toutis lous qu'èroun présénts.
« Préténdion qu'èro uno béngénço,
« La péno d'uno grosso ouffénso
« Qué, la beïllo, lous maridats
« Abion éndurat das goujats :
« Dos poulidos cornos daourados
« Al froun y las abion plantados,
« Y las abion faitos baïza ;
« Ço qué, ségur, és pas gés pla
« Dé la part dé célibataris
« Fénnassiès , galants ourdinaris
« Dé las damos qu'an dé marits
« Ladrés, bourruts è pas poulits.
« Lou souèr mêmé d'aquélos scènos,
« Quinzé ou bingt faridadoundènos ,
« Pla groutesquomén émmasquats ,
« Cantan, saoutan coumo dé fats ,
« È séguits d'un tas dé goussaïllos ,
« Célébrèroun las funéraïllos
« Dal grand débaouchat Carnabal,
« Qué, patapouf! dal poun abal
« Sécoutèroun dins la ribieïro,
« Fargat d'uno drollo manieïro ;
« A sas trippos , d'ount ténio loc
a Dé fé pla séc, abion niés foc.
« Coumo, fagouttat én païllasso,
« Un faoux-bisaché sus la faço,
« Al founzé pousquèt pas ana ,
�214
Sus l'aigo on lou bézio nada;
Sa panouillo , qué l'y flambabo
Coumo un foc dé joyo , ésclaïrabo
La ribiéiro, lou quai, lou poun.
Es atal qu'aquél poulissoun,
Aquél grouman, aquél saoutaïré,
Aquél ibrougno pioulétaïré,
Lou fiai dé l'aïgo séguiguén,
È butât per un cers bioulén,
Nabiguèt cap'à La Noubèlo,
Péndén qué sa baoujo séquèlo,
Sus un bel aïré dal pais,
Cantabo soun de profundis.
Eï bist touto.sorto d'uzachés
Dins las bilos è lous bilachés
Qu'én bouyachan eï bizitat ;
Mais lous qué m'an maï estounat
Soun, dé bèl cop, lous dé Narbouno,
Ount la blanquéto és retté bouno,
Car né coumbéni coumo bous. —
Aro mostro-mé lous talous,
È tourno-z-y, sans tarda gaïré. —
Ba dizets pas dé bou, moun païré ? —
Si, tout dé bou, talibournas ! —
Moun païré, coussi mé tratats !
A péno arribat qué bous quitté ? —
Oui, pâlot ! éntourno-té bité. —
È perqué faïré , sé bous plai? —
Per béiré ço qu'én dacon maï
Béiras pas, dins touto ta bido :
Uno gragnotéto poulido,
È tant, qué m'én rappélareï
Certènomén tant qué biourcï. —
�215
Jésus ! dé grapaous ou gragnottos
N'eï bist pla mai qué dé linottos,
Dé roussignols ou canaris ,
Moun païré, dins aquél pais ;
L'éstiou passât, ja m'issourdaboun,
Dins sas licunos 28 tant bramaboun.
Aquél bestial, tant assoumant,
És pas soulomén aboundant
Dins lous estangs , pés maréscachés ;
Né soun claouflidis lous nuachés;
N'eï bist ploouré maï d'uno fés,
È faïré pél sol sous saoutéts
Aprèsuno forto ramado,
Séguido d'uno souléillado.
Un jour qué fazio retté caoud,
È qué sus l'herbo, à Razimbaoud,
D'un claous agachabi la faucho,
M'én attrapèri dins la pocho,
Pés pelsés è dins lous souillés,
È las chaoupiguèri pés pès.
S'és qué per béiré dé gragnottos,
M'anireï pas graissa las bottos,
Car per aïssis né manco pas ;
Dé tant marcha sioï qué trop las ! —
Mais lo qu'as négligeât dé béiré
Mérito pla , ba podés créiré ,
Qué t'éntournés d'ount sios partit ;
És un trabal pla réussit. — '
Pla réussit, bénèts dé diré;
Anén , bézi qué boulets riré !
È l'animal d'ount és questiou...—
Bas débignat, n'és pas mai biou
Qué lou lébriè d'aquél cassairé,
Qué courrits sans abança gaïré;,
�■
216
« Car, démpeï qué l'eï bist pintra
« Sus l'énségno dé Barbaïra ,
« N'a pas brico changeât dé plaço.
« Mais as bel faïré la grimaço,
« Moun goujat, è té cal parti
« Pas pus tard qué déma mati. —
« Parti sans abé bist moun fraïré !
« Abèts lou cor pla dur, moun païré !
« È , quand à Narbouno sareï,
« Digats-mé dounc ount la béireï
« Aquélo maoudito gragnotto ,
« Car és bou qué né préngué noto ;
« Plouraïo, tant lou cor mé dol. —
« T'acaminaras bès Sant-Paul.
« Aquélo gragnotto mannado,
« Tant artistomén cizélado,
« La béiras countro un gros piliè
« A dréito, dins un bénitiè
« Qu'a la formo d'uno caouquillo. —
« S'és coumo lou cap d'uno espillo,
« Moun païré, n'és pas estounant
« Qué l'âgé pas bisto, én dintrant. —
« Nou, piot ! és d'uno bèlo taillo,
« È méritabo uno médaillo
« L'oubriè qué dal malbré a tirât
« Un oubjèt tant pla trabaillat ;
« És quicon qué tèn dal miraclé ;
« È, sé n'y mettio pas oubstaclé
« Lou mal dé réns d'ount sioï cansat,
« Amé tu partio, goujat,
« Per ana rébéiré, à Narbouno,
« Ount la blanquéto és retté bouno ,
« Surtout quand dins lou goubélét
« On fa chaoucholo am'un fouacét :
�217
« Lou castèlét è la ramado,
u Las baquétos è la patado
« Qué dounoun sul quioul, as goujats ,
« Lous maridats disgraciats ;
« Car és passa toutos las bornos
« Qué dé faïré baïza dé cornos
« ( Qué siogoun daourados ou nou,
« Aquos toujours un déshounou ) ,
« A dé géns qué lou .... maraoudaché
« A bizitat dins soun ménaché ;
« Mais dé mal eï moun plén sadoul,
« Ënsi, goujat, partiras soul. —
« Anats-mé diré qu'un caprici ! —
« Pas tant dé razous , oubéissi ! »
Lou fil soumés , quoiqué én grouguan,
Sé décido à parti pourtan ;
Cargo soun paquét sus l'esquino
È bès Narbouno s'acamino;
Mais s'és munit d'un boun martèl,
D'uno limo è d'un fort cizèl ;
Né saouréts tout aro l'uzaché.
Après dous mézés dé bouyaché
Qué lou fatiguèroun, Dious sap !
Soun proujèt dé béngénço al cap,
Dal canal én loungean la ribo,
Lous pès én sang, anfin arribo,
È descén chez la béouzo Roux,
( Qu'és la maïré das coumpagnous , )
Fort doulént dé sous agassissés.
Très jours après, prén sous outissés ,
È bès Sant-Paul, per lou rampart,
Sé dirijo, un paouc sus lou tard;
Dintro, è dins la counquo indicado
�218
S'én ba préndré d'aïgo signado.
Aoutant calmo dins soun boucal
Qu'un tèst al founzé dal canal,
La sourdo è mudo créaturo
Èro dins la mémo pousturo
Qué, cinquanto ans auparaban,
L'abio bisto lou bièl Moran
Quand trabaillabo à Sant-Eslropi,
Fier, flourat è pas gés rélopi,
È, per sé réfresca lou sang,
Bébio soun quartou dé bi blanc.
Dé soun fil, lou bioulén Calisto ,
La gragnotto a frappât la bisto...
Exaspérât è foro d'él,
Lou malhéroux prén pas counsél
Qué dé la furou qué l'animo.
Abio appuntat, aîné la limo ,
La clabélino ou lou cizèl
Qué pourtabo amé lou martèl
Amagat joust sa carmagnole.
Lou cor cépandan y trambolo ;
Agacho dé cado coustat,
Per béiré s'és pas oubserbat.
Très ou quatré bieillos débotos.
Couffados dé larjos marmotos,
Al naout dal chor prégaboun Dious
Ou fazion sas adouratious ,
E lou gros piliè lou mascabo.
L'ouccasiou qué sé préséntabo
Dé sé bénja dé l'animal,
D'après él, l'aoutur dé soun mal,
La pas sazi, saïo souttizo.
Sé rétrousso dounc la camizo,
Armo soun bras dal fort martèl,
�210
Applique lou fatal cizèl
Sus lous réns dé la bestiouléto,
Qué lou laïsso fa , la paouréto !
È , dins très cops pla réussits ,
La mét én sept ou beït boucis.
Mais , tout d'un cop , l'aïgo signado
Éu sang pla pourprat s'éschangeado,
È n'a dins lous èls dal resquit.
Né sioguôt tant estabouzit,
Soun émoussiou sioguèt tant forto
Qu'à quatré passés dé la porto
Lou malhéroux toumbèt dal mal.
Lou pourtèroun à l'espital,
Y démourèt maï d'uno anuado,
Mais dé la sécousso esproubado
Jamaï pus nou sé rémettèt.
Al cap dé dous ans mouriguèt,
Lou jour mêmé dé Sant-Trouphimé,
Ount abio counsoummat soun crimé.
Soun païré, ou pelèou soun païras,
Que débénguèt ? Ba sabi pas.
Dé géns, qué toujours exagèroun ,
Aquél miraclé groussiguèroun :
Diguèroun qué, quand lou brutal
Coupèt al timidé animal
Àmé soun cizèl las bertèbros ,
Un bruch, coumo un bruch dé ténèbros ,
Qu'un couak doulént séguiguèt,
Dins la gleïzo restoundiguèt,
Al pun qué la bieillo Juliano
Qu'abio un nas coumo uno patauo,
Un couffét garnit dé rubans .
Naout è largé dé quatré pans,
�220
È Tel dréit coumo uno bézourdo ,
Per toujours né débénguèt sourdo ;
Qué Madoumaïzèlo Berliat,
Qu'aïmabo pas gés lou tabat
( Y n' callio pas qu'uno pounieïro
Per més ), pénsan joust sa cadieïro
Abé marquât caouqué grapaout,
Dé quatré pans faguèt un saout,
Toumbèt, sé dégouillèt uno anquo
D'ount désémpeï démourèt ranquo.
Un aoutré tabès affirmèt
Qué lou gous dé Sant Boch jaouppèt,
Qué las baquétos mugiguèroun,
È qué las campanos sounèroun,
Sans qué digus , bien entendu ,
A la corde se fut pendu ;
Qué la troumpéto dé l'archangé,
Pus roux qué la pèl d'un irangé,
âl naout dé la chairo quillat,
S'ajustèt an aquél sabbat;
Qu'apei, coumo un pigeou qué boto,
L'angé dé dessus sa coupolo
A sas alos dounan l'essor,
Faguèt très fés lou tour dal chor,
È sul' chapitèou dé la chairo
Sé rébénguèt mettré à l'espèro.
Tout aquos pot estré bertat,
Mais m'én sioï pas asségurat ;
Quant al resto , ba certifii,
Car d'un bièl libré ba coupii,
Qu'un antiquari dé rénoun
A cédât à Moussu Lafoun
Décembre !836.
29.
�PROLÉGOMÈNE
DES DIALOGUES
ENTRE LE PIC DE NORE ET LA MONTAGNE DE MINERVE.
Un dicton, grossièrement rimé, bien connu dans le
Minervuis, et qui sert d'épigraphe aux deux dialogues
suivants , m'a donné l'idée de cette composition, dans les
circonstances que voici :
Pendant un séjour d'environ vingt ans dans la commune d'Homps, j'avais souvent entendu parler de la
grotte de Fauzan , nom d'un hameau qui n'en est qu'à un
quart de lieue, et des deux ponts naturels que le torrent
de Cesse a creusés dans une montagne attenant au village
de Minerve, où sont quelques ruines d'un château-fort,
ancienne résidence des vicomtes de cette contrée. Ce
château fut rasé par Simon de Montfort, pendant la guerre
contre les Albigeois, après un siège de sept semaines,
auquel assistèrent Alix de Montmorency, sa femme, le
fameux abbé de Cileaux (Arnaud Amalric), depuis archevêque de Narbonne, Bérenger, métropolitain de la province ecclésiastique de ce nom , ainsi que le vicomte de
�222
cette ville. Environ cent soixante hérétiques des doux
sexes, qui ne voulurent pas se convertir , furent brûlés
vifs parles croisés, à l'instigation de l'abbé de Cilcaux,
après la prise de la forteresse, qui aurait tenu bien davantage, si l'eau n'avait pas manqué aux assiégés, à cause
de l'excessive chaleur de la saison.
L'auteur de la chanson de la croisade contre les Albigeois, que l'on croit avoir été un troubadour, nommé
Guillaume de Tudèle, dans une trentaine de vers monorimes, plats et grossiers, de son grand poème, a fait mention du site de la forteresse de Minerve, du siège qu'elle
soutint contre Montfort, et de l'auto da fé des hérétiques
qui suivit sa capitulation. Le ton moqueur sur lequel il
parle du supplice horrible de ces malheureux , est une
preuve du fanatisme féroce qui animait contre les sectaires , non seulement le clergé régulier et séculier, le chef
de la croisade et les barons français , mais encore ceux
des troubadours qui s'étaient enrôlés sous les bannières
de leurs persécuteurs. Malheureux qui ne se doutaient
pas que, dans le chaos d'événements amenés par une
guerre encore plus politique que religieuse , disparaîtrait
la poésie provençale, née d'une civilisation plus avancée
que partout ailleurs , de la prospérité dont jouissaient les
populations de la Gaule méridionale. des loisirs des
princes élégants et courtois de ces contrées, et qui, s'attaquanl souvent dans des sirventes, âprement satiriques à
toutes les puissances, était, d'après la judicieuse remarque
de M. Villemain, comme la liberté de la presse des temps
féodaux !
Le lecteur ne trouvera pas mauvais, je le crois, que je
cite en entier ce morceau. L'idiome dans lequel il est
écrit ne diffère pas tellement de notre patois acluei, que
�22ô
l'on ne puisse le comprendre , en s'en donnant un peu la
peine.
-i
«
«
«
«
Senhor, ço fo en estiu cant liverns se déclina,
Qué revenc lo dous tems è torna la câlina.
E le Coms-dé-Montort dé l'ostéjar saisina;
Al castèl de Menerba, qu'es lai ves la marina,
«
«
«
«
«
»
«
«
«
«
«
Mes lo setge entorn cailals es sa covina
E dressa sas calabres, é (ai mala vesina.
E sas autras peireiras (') è dona e reina;
Péssia los auts murs è la sala peirina,
Qué lo faits de mortier d'arena e dé caucina;
Mot bon denier costeron è mota Musmadina Ç2).
Si lo reis de Marcès (3) ab sa gent Sarracina
E estes tôt entorn, per Santa Katarina !
No lor tengra nulh dams valent un Angévina (*)
Ma contra l'hosl de christ, qué tola gens afina
No pol garantir roqua qué soit aut ni rabina
« Ni castels en montanha.
«
«
«
«
Lo castel de Menerba non es assis en planha,
Ansi m'ajudé ! fës en uan auta montanha ,
Non a pus fort castel entre als ports (5) d'Espanha
Fors Cabaretz è Terme, qu'es al cab dé Cerdanha
« W.
(6)
cel de Menerba y sojorno e sebanha ;
« Lains séra més ab tota sa companha
« Mancel (?) è Angevi è Breton de Bretanha ,
« Loarrenc è friso è celh dé Alamanha.
« Los né traiso per forsa an qué vengues la granha,
« Ei arson mant eretgé, filo dé puta-canha
« È mot fela eretga. qué ins al foc reganha ;
« Ane no lor laicha oms qué valha una castanha
« Poi gitèt oms los corps els mes emei la fanha
« Qué no fesson pudor a nostra gent eslranha
« Aicelas malas res. »
Je n'étais qu'à deux lieues et demie des ruines du châ(1) Ses pierrieis dont les principaux étaient les macliines dites la reine , la dame et la
mauvaise voisine. — (2) Monnaie sarrasine. — (3) Le roi Marsile. — (4) Pièce de monnaie
de l'Anjou. — (5) Passage pour entrer en Espagne. — (6) Guillaume de Minerbe —
(7)
Manceaux , Angevin , Lorrain et Frison.
�224
(eau de Minerve e! des curiosilés naturelles dont j'ai parlé
plus haut, que venaient voir de bien loin les archéologues, les peintres et les touristes, et rien ne me disait
d'aller m'assurer par moi-même delà beauté, du grandiose
de ces monuments. Peu de temps avant de quitter Homps,
pour rentrer dans Narbonne, je me décidai pourtant à
aller voir la grotte de Fauzan, en compagnie de quelques
amis, qui ne la connaissaient pas plus que moi, et d'un
propriétaire de Fauzan même, qui en avait sondé, cent
fois pour une, toutes les profondeurs. Je n'eus pas à me
repentir de cette petite excursion, et je me promis de la
renouveler; mais je ne vis pas cette fois les ponts de Miner ce . distants d'une lieue et demie de la grotte, et, chose
incroyable ! bien que ma visite à la grotte eut dépassé
mon attente , et que l'on m'assurât que les ponts étaient
encore plus curieux à voir, plusieurs années se passèrent
sans que je me décidasse à y aller, et je quittai Homps
sans éprouver un bien vif regret de ne l'avoir pas fait.
Huit années s'étaient écoulées depuis ma rentrée dans
Narbonne. Dans cet intervalle, des velléités nouvelles de
poésie m'avaient repris; j'avais chanté sur un ton tragicomique le triomphe et la chute de la Marianne, sur un
mode tout à fait badin, la prise du fort de La Nouvelle,
par les Anglais, en 1813; j'avais glorifié M. Amadou, cet
arpenteur modèle, dont les agri-menseurs de notre temps
ne sont que la monnaie, et mis sur le métier plusieurs
autres opuscules. Comme toutes ces productions avaient
été pour moi l'occasion de peindre les mœurs de noire
population et de décrire les usages du pays narbonnais,
elles m'avaient obligé à faire une étude un peu approfondie de notre histoire provinciale, et j'avais par devers moi
beaucoup de notes que je désirais pouvoir utiliser. De
�225
quelle manière ? je n'en savais trop rien.
Un voyage à
Minerve m'en a fourni le moyen l'automne dernier; et
cependant je n'y restai pas plus de dix minutes, car une
grande partie de la journée se passa à chercher la grotte ,
que je voulais revoir. Un quidam, que j'avais trouvé par
hasard sur le chemin d'Azillanet, s'était offert de m'y conduire , prétendant en savoir bien le chemin. Je le pris ,
faute de mieux ; mais si son ignorance des lieux fut cause
que je n'y arrivai que sur les deux heures du soir, bien
fatigué, et que, pour descendre au village de Minerve, je
suivis en sautant de rocher en rocher, les sinuosités du
torrent, dont le lit était alors à sec, ce qui acheva de me
harasser, un dicton qui lui vint à la bouche, et qui me
frappa, me mit, quelques jours après , à même d'utiliser
une bonne partie de mes notes.
« Bézèls aquél pic, à
« quatré ou cinq lègos. cap'al cers, pla pus naout qué la
« mountagno de bis à bis, qu'appèloun Mounlaout, » me
dit-il en sortant de la grotte, « acos lou pic dé Noro, sus
« la limito dé VAlbigés Quand és coubert dé nèou , és pla
« raré qué Mountaout nagé pas per las perpeillos ; è,
« quand y jalo, la casaquo è las mitlos émbarrassoun pas
« per aïssis. Es ço qué randoun fort pla quatré bersés qué
« cap dé pasiré ou pastrésso d'aquesté pays nou ignoro, è
a qué baou bous diré :
« Un jour, Noro disio à Mountaout :
« Quand eï fréd , tu n'as pas trop caoud. »
Des quatre vers que mon guide me récita, je n'ai bien
retenu que les deux premiers; les autres, autant qu'il
m'en souvient, expriment la même idée, sur le même ton
de plaisanterie. J'étais bien loin de penser, en les écoutant, et en cherchant à les retenir , que je ferais sur celle
�226
donnée un poème de quatre mille vers. Impatient d'arriver
à Minerve, pour regagner de là, en toute hâte, Azillanet,
où était notre chariot, car le temps était à la pluie, et je
redoutais d'être surpris par une averse d'automne et par
la nuit, dans un pays si affreux , je n'avais pas le cœur à
la poésie. Quand je sortis de dessous le grand pont de
Minerve, la pluie commença à tomber, et ce ne fut qu'avec
le parapluie ouvert que j'escaladai le rocher où est perché
le village. La porte de l'église était entre-bâillée, j'y
entrai, et fus fort étonné de la voir en très-bon état et
même trop coquettement décorée, et si peu semblable à
celle de Termes, village que j'avais visité, quinze jours
auparavant, pour y voir les ruines du château que Simon
de Monfort prit d'assaut, au commencement du 13e siècle,
après plusieurs mois de siège. Une visite de Mgr. Thibaut,
évêque de Montpellier, avait eu pour résultat la restauration de l'église de Minerve. Je n'eus que le temps d'y jeter
un coup d'oeil, et de lire au-dessus d'un tronc l'inscription
qui rappelle l'époque de sa consécration par St. Rustique,
et celle de la prise du château par les croisés français.
« Capiat qui capere potest. » J'extrais de la chanson de
la croisade contre les Albigeois la relation suivante du
siège de Termes. Elle fera le pendant de celle de la prise
de Minerve. Le pauvre troubadour qui composa, à Montauban, ce poème d'environ dix mille vers, n'en retira ni
gloire, ni profil. Il se plaint amèrement, au début de son
œuvre, de n'avoir pas même obtenu, de l'avarice des
barons français, un vêtement
de soie ou un
palefroi
breton ;
« Quel portes suavel amblan per lo sablon. »
aussi souhaite-t-il, dans son dépil, que la Ste. Vierge
�227
el celui qui a fait le ciel et le tonnerre , les confondent,
« Domni deu los confonda que fe lo cel el tro
« È santa Maria madré 1 »
il est trop fier, au reste, pour demander un charbon « de la
plus fine cendre du foyer à des ladres qui ne donneraient pas
même la valeur d'un bouton. » Cette ingratitude est peutêtre la raison pour laquelle l'esprit de la fin de son poème
est si différent de celui du commencement. J'aime mieux
croire cependant que les horreurs commises par les croisés
et la désolation de la province, changèrent sa manière de
voir, et le rendirent sensible aux malheurs des deux Raymond père el fils.
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
Senhors volelz auzir cosi Termes fu prés
E co sa grand vertut Jésus-Christ a tramés
La ost estet entorn foron cinq (i) e très mes
Que l'aiga lor fachi que resecada es
Vi avian asatz a dos mes o a très
Mas nuls homs senes aiga no cug vivre pogues
Pois plog una grand ploia, si majud dieus ni fes !
E venc un grand diluvis de que lor es mal près
En tonas e en vaisels en an ilh asatz mes
De cela aiga presteron e meiran els coures
Tais menazos los près negus no sab on ses
Cosselh an près mest lors que cascus sen fuisses
En aban que morisson en aisi descofes
Las douenas del castel an sus el dompho (2) mes
Cant vent la noit escura que anc oms non saub res
Icheron del castel senes autre arnes
Que sino sas diners no cug nulhs ne Iraches
La doncs R. (3) de Termes dis que hom latendes
Que tornara lains e com lo atendes
En aicela tornado lencontreron Frances
El ne meneron près lai on lo coins forts es
(1) Erreur du troubadour. Le siège ne dura que quatre mois. — (2) Le donjon. —
(3) Raymond de Termes
�228
«
«
«
«
Li autre Catalas e li Aragones
Sen fugeron per tal que homs nols aucires
Mas lo coms de Monfort e fu mot que cortes
Que no tolc a las donas que valha un poges (')
« Ni un diner de monedat. »
L'averse me lit déguerpir du village de Minerve, et ce
fut en courant, non sans danger de m'eslropier, dans un
chemin étroit, boueux el hérissé de pointes de rocher,
que j'arrivai à Azillanet , d'où, au moyen d'un chariot
couvert d'une tente, je regagnai, le même soir, le moulin
d'Homps, mon point de départ. Mes hôtes, pensant qu'avec
un temps pareil je coucherais à Minerve, s'étaient lassés
de m'attendre , et allaient se mettre au lit.
Quelques jours après cette excursion si mal réussie,
en m'en rappelant les circonstances, le diclon cité plus
haut me revint à l'esprit, et je m'imaginai de faire une
description rapide de ce que j'avais vu , au moyen d'un
dialogue entre les deux montagnes, sans me douter d'abord
que , d'une chose à l'autre , toute l'histoire de la province
narbonnaise y passerait, ou à peu près. C'est ce qui est
pourtant arrivé, car je l'ai poussée à grands traits, sans
m'assujétii à l'ordre chronologique, de mon droit de poète,
depuis l'époque de la colonisation de Narbonne, par les
romains, jusqu'au règne de St. Louis, qui réunit le duché
de ce nom à ia couronne de France.
Pour rendre mes descriptions et mes récits plus intéressants, j'ai misa contribution plusieurs légendes du pays
et notamment celle du prétendu siège de Narbonne par
Charlemagne, écrite en prose romane, les uns disent
dans le iome siècle, les autres dans le 14me, par un moine
(1) Petite monnaie du Puy.
�229
de l'abbaye de Lagrasse, nommé Philomène. J'avais déjà
été tenté d'insérer dans mes œuvres la traduction française
de cette légende, qui m'avait coûté trois mois de temps-,
mais quelques amis m'en dissuadèrent, en me disant
qu'elle était sans intérêt, chose dont je n'étais pas tout à
fait d'accord avec eux , tout en convenant que son auteur,
dépourvu d'imagination el de toute instruction classique,
n'avait pas su lirer parti d'un sujet toul pareil à celui qui
devait, trois siècles plus tard . inspirer si heureusement,
dans des genres diamétralement opposés , l'Ariosle el le
Tasse.
Je ne doute pas que ces deux grands poètes aienl eu
connaissance de la légende eu question, qui n'a d'un
poème épique que le squelette, j'en conviens, mais dont
le plan (laprétendue fondation de l'abbaye de Lagrasse,
par Charlemagne, exceptée) n'est pas sans quelque rapport
avec celui de la Jérusalem délivrée. Les hyperboles du
légendaire ignorant qui, sur le ton de la vérité , fait
combattre , sous les murs de Narbonne ou dans les environs, des armées sarrasines et chrétiennes de deux ou
trois millions d'hommes; qui, dans les mêlées des assiégeants et des assiégés, jonche les champs de bataille de
myriades de morts, sans compter les blessés, dont il ne
parle pas; et qui fait toujours, dans les combats singuliers , couper en deux (cavalier et cheval), par ses héros ,
les champions qu'ils ont en tête, ces hyperboles se retrouvent dans le lîoland furieux, avec cette ditîérence que
l'Ariosle ne se jelte dans l'exagération et le surnaturel que
pour s'amuser et pour égayer le lecteur. Un des personna.
ges de son extravagante mais charmante épopée, n'est-il
pas un chevalier poltron nommé Martan ? Eh bien! le
roi sarrasin de Narbonne, dont la femme nommée Orionde
�230
quitte clandestinement la ville, accompagnée de cinquante
jeunes Biles des premières maisons du pays, pour aller
trouver Cbarlemagne, et se faire baptiser avec toute
sa suite; ce roi, fort fanfaron mais peu guerrier, s'appelle
Matran, nom qui a un si grand rapport avec celui du
compagnon de voyage déloyal et déhonté du paladin
Griffon, personnage de l'Arioste.
Comme dans la Jérusalem délivrée, c'est pendant l'absence du plus grand guerrier de l'armée franque (du fameux
Roland que Charles avait envoyé en Catalogne pour la
ravager et en tirer des vivres), et pendant que l'empereur était occupé de la fondation du monastère, qu'une
armée innombrable d'arabes vint assaillir les chrétiens. La
bataille dura toute la journée sans amener l'entière défaite
des infidèles ; elle dût être reprise le lendemain; mais,
pendant la nuit, Roland, qui avait été averti de l'arrivée,
du côté de Narbonne, des rois sarrasins de Béziers, Agde,
Nîmes, etc., venus au secours de Matran, ayant senti la
nécessité de rallier avec son corps détaché l'armée des
croisés, impatiente ainsi que l'empereur de son retour,
vint en grande diligence , et prit part a la bataille du jour
suivant, qui décida de la déroute complète des infidèles,
déjà démoralisés par le bruit de son cor, qu'on entendait
de plusieurs lieues. Entr'autres prouesses de ce miroir de
la chevalerie, il renversa d'un même coup de lance le
roi de Tortose et sept autres cavaliers sarrasins. C'est
merveille de voir, dans cette chronique ou poème, comme
on voudra l'appeler, la rapidité avec laquelle se forment
des armées de cinq cents mille hommes, el la célérité de
leurs mouvements à travers des royaumes entiers. Tout
cela s'accomplit d'une phrase à l'autre. La vitesse de la
vapeur en donne à peine une idée.
�231
Il est fait mention une fois seulement, dans cet ouvrage,
de médecins; mais l'armée pouvait fort bien s'en passer,
car tous les navrés le sont mortellement. Comment, en
effet, sans miracle, rajuster de pauvres diables, toujours
exactement coupés en deux ? Dieu n'en est pas chicbe, en
faveur des chrétiens : le premier est celui des tours de
Carcassonne, qui s'inclinent, en signe de soumission,
devant l'empereur, à la tin d'un long siège , et reprennent
leur position exactement verticale; l'une d'elles, à ce que
j'ai lu , se découvrit de sa toiture , pour le saluer , et n'a
plus voulu depuis souffrir de couvre-chef. Ce ne sont
ensuite qu'aveugles rendus clairvoyants, écloppés redevenus ingambes, muets recouvrant la parole. Il y a jusqu'à une résurrection; c'est celle d'un saint évéque, tué
par le frère de Matran. Dans une déroule des sarrasins ,
le soleil inonde de clarté l'armée des chrétiens, tandis que
les infidèles sont plongés dans les plus épaisses ténèbres.
Lors de la première entrevue que Turpin, suivi de quelques
barons qui avaient pris les devants sur l'armée franque, se
dirigeant vers Narbonne, avait eu avec les ermites, ceux-ci
avaient dit à Thomas, leur supérieur : « Puisque Dieu
« nous a fait l'honneur bien grand d'envoyer ici ces illus« très seigneurs , invitez-les , et donnez-leur à manger des
« mets que nous devons à son assistance. » Thomas s'était
pris à rire, et leur avait répondu : « Vous savez bien que
« nous n'avons qu'un coq qui nous chante les heures;
« pourra t-il suffire à tant de monde? » et le coq fut
épargné. Quand arriva Charlemagne, ils lui offrirent du
vin dans un hénap et une coupe, el, comme il allait
boire, Thomas lui dit : « Seigneur, si vous voulez de
« notre pain , nous vous l'offrons de bon cœur, tel qu'il
« est. » Charles ayant dit qu'oui, Thomas lui apporta un
�232
demi pain de mil, dur et moisi, car il était cuit depuis
onze jours, et le bénit. L'empereur en mangea un peu,
et donna le resle à Turpin, qui en mangea aussi; ainsi
firent Yapostoli fie pape) et quantité de barons ou chevaliers au nombre de sept mille, et tous furent rassasiés
comme s'ils avaient mangé en cour de roi.
Au reste, Charles, malgré sa foi ferme dans les secours
de la Providence, qui ne lui fit pas défaut sous les murs
de Carcassonne, où, en frappant la terre de sa lance, il
en fit jaillir, un jour que l'eau potable manquait aux
assiégeants, une source excellente qui porte son nom, et
qui ne s'est pas tarie depuis mille ans , Charles , dis-je, se
préoccupe ordinairement de la subsistance de l'armée. A
la différence de la plupart des romans de chevalerie , dont
il semble que les héros vivent de l'air du temps comme
les cigales, dans le Philomène, les paladins français et
Charles lui-même, grand tueur de sauvagines„ se mettent
à table , comme le commun des mortels. C'est qu'en effet,
d'après Sancho Pança , qui prisait beaucoup plus une dent
qu'un diamant, ce sont les trippes qui portent le cœur , el
non pas le cœur les trippes.
D'après l'avis du roi de Lérida, qui pensait que Charles
aurait le plus grand déplaisir de la mort des ermites, et
que la conquête de dix villes ne serait pas plus profitable
aux sarrasins , les saints anachorètes furent surpris, tués,
et leur ermitage incendié, après que leurs meurtriers se
furent battus entr'eux, pour un calice qu'ils croyaient
d'or. Il en périt beaucoup par le fer et par les flammes;
puis, un vent impétueux ayant soufflé, cendres, charbons,
débris quelconques tout disparut, excepté les corps des
sept ermites, dont le monceau ne fut pas atteint par le
feu, « car le créateur qui garantissait leurs âmes du feu
�253
inextinguible, ne voulut pas qu'un feu périssable altérât
en aucune manière leurs corps. »
Mais le plus grand de tous les miracles est celui de la
consécration du monastère, faite de la main de Jésus-Christ
lui-même pendant que Charles , les prélats (au nombre de
treize cents, pas davantage) et les barons étant au lit,
le saint-père, après avoir tout disposé pour la cérémonie
du lendemain, dans l'église, où il passa la plus grande
partie de la nuit en prières, était allé prendre lui aussi
un peu de repos dans une cellule. Éveillé par une musique
ravissante, qu'exécutait un chœur d'anges et de séraphins,
et rentré dans l'église, il en vit les murs et les riches tentures tout ruisselants de l'eau bénite « dont le plus béni
des habitants du ciel les avait aspergés. »
Je ne partage pas tout le mépris que font de cette légende
dom Vaissetle et surtout l'abbé Lebeuf, dont l'indignation
s'emporta , dans un mémoire à l'académie des inscriptions
et belles-lettres, jusqu'à en qualifier l'auteur de faussaire.
Comme pièce historique , celte chronique n'a aucune valeur, je l'accorde; si elle remonte au treizième siècle, il
est clair que des interpolations y ont été faites. On s'y
heurte à chaque pas contre quelque anachronisme. Ce
n'est pas par Charlemagne, on le sait, mais par Pépin-lebref, que Narbonne fut je ne dirai pas prise mais occupée après sept ans de siège ou de blocus, et par un traité
formel avec les goths, qui formaient la plus grande partie
de la population, et qui égorgèrent la garnison musulmane; il n'est pas même bien prouvé que le saint empereur ail jamais mis le pied dans une ville, devant laquelle
s'était si longtemps morfondu Pépin, qu'avait inutilement
assiégée Charles-Martel après sa victoire de la Berre ou
de Villefalse, et qui servit de place d'armes à Louis le-
�S>34
débonnaire lorsqu'il alla reconquérir la Catalogne. Le
moine Thurold, auteur de la chanson de Roland, c'est-àdire un autre romancier, est je crois le seul qui ait
parlé du passage de Charlemagne à Narbonne. La légende
de Philomène a bien peu d'intérêt aussi comme roman,
cela esl encore vrai. On serait tenté de regarder la fondation de l'abbaye de Lagrasse, comme son principal sujet,
et non le siège de Narbonne, tant est grand le rôle qu'il
fait jouer aux moines du couvent, et tant est vif le désir
des sarrasins d'en empêcher la construction, si cette fondation n'était pas un pur accident amené par la découverte
faite, durant la marche de l'armée franque, des sept ermites qui s'étaient retirés dans un coin de la vallée de
YOrbieu, où ils vivaient comme des saints, au milieu des
cerfs et des sangliers, dont ils avaient fait des animaux
domestiques. Tout est de l'invention de l'auteur qui, sans
connaître autre chose que son bréviaire , quelques villages des environs, assez bien indiqués, et quelques romans
de chevalerie, a voulu lui aussi en faire un. Tous les
caractères des personnages de sa grossière épopée se ressemblent , à l'exception de celui du roi de Narbonne, le
plus têtu des mécréants, et de la reine Orionde, qui fait
des vœux pour le triomphe des chrétiens, qui se meurt
d'envie d'embrasser leur religion, et qui, à chaque défaite
des sarrasins, ajoute à leur humiliation par ses reproches, ses railleries et ses funestes pronostics. Rien ne
distingue un infidèle d'un chrétien, ni le nom presque
jamais arabe, ni l'armure, ni la manière de se battre.
Avant d'en venir aux mains, les guerriers raahométants de quelque valeur sont tous sommés, par les
paladins français, de se faire chrétiens; ce qu'ils refusent avec mépris. Malran l'est jusqu'à cinq ou six fois
�par Charles ou ses envoyés. « Je ne me ferais pas chrétien
« pour cent villes », répond il à l'empereur, qni offre de
lui laisser Narbonne et d'aggrandir ses domaines à cette
condition. Le grand empereur, sans initiative pour les
plus petites choses, et qui n'assemble son conseil que
pour déférer à tous ses avis, y joue le rôle d'un moine
presque stupide, bien que sa joyeuse fasse de grands
ravages parmi les sarrasins , et qu'il finisse par couper en
deux le fanfaron et obstiné Matran, qui l'accuse, dans les
termes les plus insultants, de lui avoir ravi sa femme.
Point de variété, rien de riant dans cet ouvrage monotone.
On n'y est distrait du récit des combats que par celui des
miracles, des cérémonies religieuses ou des constructions
de chapelles. Pas un mot d'amour. Je me. trompe : Matran
reproche une fois à la reine celui qu'elle a pour Roland ,
à quoi elle répond : « Qu'aucune honte ne réjaillira sur
« lui de son amour pour un si grand guerrier ; car elle
« l'aime d'amour chaste, et, qu'au reste, Narbonne serait
« déjà prise et lui, Matran, mort, n'était l'amour de Roland
« pour elle. » Mais on dirait que dans ce passage le mot
amour n'est que synonyme d'estime ou d'admiration, car il
n'en est plus question dans la suite de l'ouvrage, et je n'en
vois d'autre témoignage, de la part de Roland, qu'un
anneau qu'il fait tenir à Orionde, par l'écuyer de celle-ci,
qui était tombé dans les mains d'un parti de chrétiens, et
qu'on lui renvoie sain et sauf, à sa considération. Lorsqu'après avoir quitté son mari, pour aller trouver Charlemagne, et lui demander à recevoir le baptême, Charles
lui dit de faire choix d'un nouvel époux, parmi ses barons,
ce n'est pas Roland qu'elle choisit, mais Faucon de Montesclair. Il n'est pas question non plus de magie dans cette
légende; son auteur n'aurait pu employer un tel mer-
�236
veilleux sans pécher. Les guerriers, toujours mortellement
blessés, tombent, mais ne mesurent jamais la terre, ne
mordent jamais la poussière; ce seraient-là des images,
et il semble que le légendaire les aient en horreur; ce qui
est inconcevable de la part d'un auteur nourri de saintes
écritures, source intarissable et profonde de poésie, On
n'en trouve pas une seule dans toute la légende ; elle est
sèche comme du liège et lourde comme du plomb. Malgré
tout cela , je ne partage pas , je le répète , tout le mépris
qu'en ont fait les savants mentionnés plus haut, et je me
range du côté de M. du Mège, qui en fait cas, et qui en a
inséré près de La moitié dans ses notes sur l'histoire du
Languedoc II y a là plus que le germe d'un poème épique;
il y en a la charpente. Le grand épisode de la fondation
de l'abbaye de Lagrasse est intimement lié au sujet, et
l'action n'y marche pas trop mal. Ce qui motive l'espèce
d'intérêt que m'inspire cet ouvrage, c'est la naïveté du
récit qui peut fort bien se changer en niaiserie dans une
traduction, l'harmonie de l'idiome employé par l'auteur,
qui se rapproche beaucoup du catalan actuel; c'est surtout
l'un des trois buts qu'il s'est proposés :
Le premier est évidemment celui de glorifier son couvent , de l'élever au-dessus de tous les autres en lui donnant pour fondateur Charlemagne , son principal bienfaiteur; en multipliant les miracles de Notre-Dame al'Orbieu,
sous l'invocation de laquelle il fut placé ; en faisant une
longue énumération des saintes
reliques dont,
à l'en
croire, le couvent était en possession, savoir : quelques
gouttes du sang de St. Etienne, une dent de Ste. Colombe,
un morceau du manteau de St. Laurent, une côte de
Ste. Radégonde, un doigt de St. Vincent, un os de la
poitrine de St. Félix, une manche de la cape de St. Martin,
�237
un morceau de la robe de la Vierge, etc.; en énumérant
aussi les présents de l'empereur et les privilèges extraordinaires octroyés à l'abbaye par Charlemagne et par le
pape. Le second est celui de flatter l'orgueil des anciens
vicomtes de la seconde dynastie, qu'il fait remonter,
contrairement aux chartes , à un premier Aymeric , paladin de Charlemagne que celui-ci, en récompense de ses
prouesses, aurait investi du duché de Narbonne et même
de plusieurs provinces voisines, et doté du tiers en propriété de la grande ville de Narbonne. Enfin le troisième
but de l'auteur a été d'illustrer davantage une ville jadis
célèbre, et qui primait encore pour le spirituel, sinon
pour le temporel, le Languedoc et la province ecclésiastique d'Aix. C'est de cela que je suis reconnaissant à ce
pauvre légendaire. Il a voulu, sans consulter la force de
ses poumons, emboucher non - seulement le basson du
lutrin de son couvent, mais encore la trompette guerrière,
et faire, dans le genre héroïque, ce que j'ai fait, sur
mon violon , dans le genre badin. Nous n'aurons pas plus
réussi l'un que l'autre, mais je lui sais d'autant plus de
gré de ses efforts, qu'on croit qu'il était étranger au pays.
L'intelligence de la guerre manque tout à fait, on le
comprend, au moine qui a composé cette légende, bien
qu'elle soit remplie de combats : « On ne sent pas, en
« lisant cela », comme dit quelque part M. Villemain ,
« comment, au VIIIe siècle, le cœur battait sous l'armure.
« On ne connaît ni la grossièreté, ni le génie de la race
« d'hommes fière et belliqueuse qui combat sous les
« drapeaux de la croix. * Et j'ajoute qu'en lisant cela
on ne connaît pas davantage l'esprit brillant et galamment
chevaleresque de la race d'hommes qui combat sous les
étendards du croissant.
�238
Qui croirait que le pieux empereur, fondateur d'une
abbaye qui ne devait relever que de lui et du pape, dont
l'abbé nouvellement élu avait droit d'albergue pour deux
cents montures, chez le vicomte de Carcassonne, obligé
de lui tenir l'élrier dans celle circonstance ; d'une abbaye
à laquelle il donna immédiatement, en propriété, tout le
terrain qu'une mule pouvait parcourir en un jour, et, plus
lard, la dîme de tout le butin que ferait l'armée ; à laquelle
il donna en outre sa propre chapelle, des livres de prière
hors de prix , des ornements de toute beauté , une patène
telle qu'il n'y en avait de pareille qu'à Aix-la-Chapelle et
à Sainte-Sophie de Constantinople , une garnison de cinq
cents gardes, cinq mille sarrasins récemment baptisés, etc.,
qui croirait, dis-je, que le sacro-saint empereur ait tiré
sa joyeuse contre le premier abbé du couvent de Lagrasse,
et qu'il lui ait coupé la tête sur les marches mêmes de
l'autel, à la fin de la messe? C'est pourtant ce que nous
raconte Philomène, qui prétend que tout ce qui est consigné dans sa chronique, l'a été par ordre de Charlemagne,
et qui nous présente ce meurtre si étonnant comme un
acte de haute justice. Ecoutez !
L'empereur résolu de fonder un couvent dans eette solitude sanctifiée par le séjour des ermites dont j'ai parlé ,
voulait que Thomas, le directeur qu'ils s'étaient donnés,
en fut abbé -, mais celui-ci s'y refusa par humilité, et toutes
les instances de Charles, du pape, des prélats et de toute
l'armée, qui désirait qu'on l'y contraignit, ne purent
vaincre sa résistance. Un chevalier nommé Sunfred, présenté par le comte du Poitou, son cousin , ayant été agréé
par Charles, le pape le mil au milieu de cent chevaliers,
qui furent faits moines, les bénit au son des cloches,
el plaça Sunfred dans la chaire, au chant du Te Deum. Il
�239
lui fit ensuite une allocution très-explicite sur les devoirs
qu'il avait à remplir. L'empereur, de son côté, après le
détail des libéralités qu'il faisait au couvent, recommanda
à toute la communauté , et à l'abbé en particulier, l'exact
accomplissement de leurs devoirs, les menaçant de sa
justice s'ils venaient à les enfreindre. Robert, cbef des
constructeurs des engins de siège, fut chargé de la construction des tours qui devaient protéger le couvent, et,
en outre, d'un moulin sur YOrbieu pour les besoins de
l'abbaye. Cela fait, Charles partit pour aller assiéger
Narbonne. Quelque temps après , Charles ayant eu besoin
de Robert le manda près de lui. L'ingénieur partit, et
laissa sa femme et ses enfants au moulin qu'il avait terminé. Déjà les sept ermites s'étaient séparés des moines,
dont la vie dissipée et les habitudes somptueuses ne convenaient pas à leur humilité et à leur tempérance, et s'étaient
bâti un ermitage sur un mont voisin.
Un jour, le prieur Gilabert, possédé du démon de la
convoitise, dit à l'abbé Sunfred : u Prenons le moulin à
« celte vieille et à ses enfants, et emparons-nous du blé
« qu'il contient. — Je l'aurais fait depuis longtemps, sans
« la crainte de Charles, » répondit l'abbé. Ils décidèrent
donc de le faire , et tirèrent du moulin soixante setiers de
blé qu'il contenait; mais ils y laissèrent pour un temps la
mère et ses deux fils. Il arriva, peu de temps après, que
Robert mourut, sous les murs de Narbonne , percé d'une
flèche. Alors le prieur et l'abbé s'approprièrent le moulin,
mirent dehors la veuve et les orphelins, et leur dirent,
en blasphémant, qu'ils recevraient à l'avenir l'aumône du
monastère. L'aîné des enfants, nommé Raoul, vint trouver
Charles, qui avait beaucoup aimé son père, et, se jetant à
ses pieds, lui apprit la spoliation dont ils étaient victimes.
�240
Charles, outré de colère, écrivit à l'abbé et au prieur de
tout restituer au plus vite, s'ils ne voulaient encourir son
indignation et répondre sur leur tête de leur scélératesse ,
et donna quelque argent au jeune Raoul, qu'il chargea de
la lettre. L'abbé craignit la colère de Charles, mais le
prieur le rassura, en lui disant :
u
L'empereur a beaucoup
a d'affaires; il oubliera celle-ci. Mettons ce jeune homme
« en prison, et uous nous excuserons en disant que nous
<• n'avons vu ni lui ni la lettre dont il est porteur. » L'abbé
abonda dans le sens du prieur : ils incarcérèrent le jeune
homme , et s'emparèrent de l'argent qu'il tenait de la libéralité de Charles. La mère , désolée , alla trouver l'abbé ,
et lui demanda son fils, qui n'avait pas mérité (m tel
traitements; mais sa prière fut rejetée, et l'enfant, dépouillé
de ses habits, battu cruellement. Alors la malheureuse
veuve revint au moulin, accablée de douleur , y prit une
poule et douze poulets en bon point, son unique ressource,
qu'elle mit dans une corbeille , alla trouver Charlemagne
au Bruelh, près de Narbonne , et lui dit, en lui faisant ce
présent, qu'il ne lui restait pas autre chose. L'empereur ,
aussi étonné qu'indigné d'une telle conduite, écrivit de
nouveau à l'abbé de tout restituer, et renvoya la pauvre
veuve, qu'il fit accompagner par un de ses écuyers. Mais
l'abbé et le prieur, redoublant de malice, loin de déférer
aux ordres de l'empereur, prirent à cette femme cent sols
et des vêtements qu'il lui avait donnés. Le second des
orphelins vint à son tour trouver Charles , pour lui dire
que l'abbé avait méprisé son commandement. L'empereur,
ne se possédant plus, part sur le champ pour Lagrasse,
et entre dans le monastère au moment où l'abbé chantait
la messe. Celui-ci, l'ayant aperçu, est saisi d'une crainte
inexprimable; mais l'empereur ôte son manteau, et fléchit
�24d
les genoux. La prière laite, il tire son glaive du fourreau,
et dit à l'abbé , d'une voix impérieuse, de ne pas faire la
messe aussi longue. L'abbé, terrifié du geste et de la parole
de Charles , embrasse en tremblant l'autel, mais Charles
court à lui, et fait sauter sa tête a dix pas. Le corps de
l'abbé tombe par terre, et il se fit alors un vrai miracle,
car pas une goutte de sang ne rougit l'autel. Tous les
assistants s'enfuirent ; mais Charles pria la vierge de lui
pardonner ce meurtre qu'il avait commis par amour de
la justice, car i'abbé avait mérité la mort par son forfait.
Après quoi, il chercha le prieur par tout le cloître, et,
l'ayant trouvé, il lui arracha les yeux. H convoqua ensuite
les moines, et leur dit de n'avoir rien à craindre. Hélias,
l'un d'eux, lui répondit : « Sire , c'est malgré nous que
« l'abbé et le prieur ont commis leurs méfaits; nous et
« nos successeurs en porterons-nous la peine? » —A quoi
Charles répartit : « Hélias , vous êtes de noble race , et ne
« ferez jamais rien de criminel. Je vous charge du gou« vernemeut de l'abbaye, dont, si Dieu le veut, vous
« serez plus tard abbé. » Après cet acte de justice exemplaire, l'empereur fit rendre à la veuve tout ce qu'on lui
avait pris, la recommanda à Hélias, et repartit pour
Narbonne.
J'ai dit qu'ardent était le désir des sarrasins d'empêcher
la construction du monastère. Us pressentaient, sans
doute, tout le mal que leur feraient un jour les moines
guerriers qui devaient l'habiter. Hclias, qui en fut le
second abbé, renversa, en combat singulier, le roi de
Narbonne. Le fanfaron Matran (n'allais-je pas dire Argant !)
en fut si confus, que, retiré couvert de fange du fossé où
il était tombé, et rentré dans son palais, il s'en prit à
Mahomet dont il foula aux pieds l'image en disant que
�242
puisqu'un moine l'avait désarçonné, le pouvoir de ce
prophète était nul. Un autre de ces moines, nommé
Rassois, s'ébaudissant du combat, le jour où les sarrasins
après avoir détruit l'ermitage voulurent forcer le monastère, dit à ses confrères qu'il était plus méritoire, dans
celte circonstance , de combatlro que de chanter les psaumes, et rivalisa de prouesse avec les plus courageux chevaliers, ce qui fit dire au roi de Barcelone : « Nous pouvons
« connaître maintenant que Mahomet ne vaut pas la moitié
« d'un gland, puisqu'il nous a laissé vaincre par ces moines
« noirs. » A quoi répartit le roi de ïaragone : « Ce sont
« plutôt des diables qui nous ont déçus par leur déguise« ment. »
Les juifs ne sont pas mallrailés dans cet ouvrage, tant
s'en faut ! ce qui est une preuve de la grande tolérance
dont ils étaient l'objet de la part de l'église de Narbonne
et des seigneurs du pays, à l'époque où il fut fait. Ils
vont, malgré Matran, vers Charlemagne, lui font de magnifiques présents, promettent de lui livrer une des portes
de la ville (ce qu'ils firent), et ne lui demandent pour
récompense de leur dévouement que d'être maintenus
dans l'usage, où ils sont de temps immémorial, de se
donner un roi, qu'ils prennent dans la race de David,
d'après eux encore subsistante à Narbonne. Charles leur
accorda davantage, car, après la prise de la ville , il leur
en donna le second tiers, et les assura de sa prolection.
Le troisième tiers fut la part de Thomas de Normandie,
que le pape Léon III établit évêque de la province.
Un des messagers de Charles, arrivé d'Espagne, qui
savait toutes les langues, lui annonce la marche d'une
armée innombrable de sarrasins qui le suit, commandée
par Marsile, et lui en fait connaître les chefs secondaires.
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Ce messager a peut-être donné au Tasse l'idée de son
Vafrin, chargé par Tancrède , son maître, d'aller comme
espion dans le camp des égyptiens. Je suis d'autant plus
porté à le croire, que la fin de la légende a du rapport
avec celle de la Gerusalemme lïberata. La prise de Narbonne en effet est suivie, comme celle de Jérusalem ,
d'une bataille plus grande que toutes les autres et contre
une armée innombrable de nouveaux ennemis. Il n'y a ,
dans cette ébauche d'épopée , ni d'Herminie , ni surtout
d'Armide, c'eut été pour un moine le comble de l'abomination; il n'y a pas non plus de Clorinde. Mais si le cygne
de Sorrente a trouvé dans la Penthésilée de Quintus et
surtout dans la Camille do Virgile les principaux traits de
cette farouche et valeureuse guerrière, il serait possible
que l'idée première de ce personnage lui eut été suggérée
par la lecture de quelques chroniques catalanes, dans les
quelles il est longuement question du siège de Narbonne,
par le roi de Cordoue.
D'après une de ces chroniques, citée par Catel, l'armée
des sarrasins, commandée par le roi de Cordube (Cordoue)
et par Martano, son parent, était presque rebutée par
l'insuccès de deux attaques que les Narbonnais avaient
repoussées vigoureusement, par celui d'un assaut général
tant par terre que par mer et par la perte d'une grande
partie de leur flotte qu'un brulôt narbonnais avait incendiée, lorsqu'une galère magnifiquement équipée , déjà
signalée par une sentinelle du camp, s'étant détachée d'une
flotte dont on ne connaissait pas les intentions, mit son
échelle à terre, et qu'on en vit sortir un coursier superbement harnaché, et quant et quant un chevalier d'une
taille imposante, dont le haubert était couvert d'écaillés
de crocodile et le casque surmonté d'un hideux serpent.
�244
C'était une héroïne du nom de Delphina, qui, par le commandement du roi de Trémézen, dont elle était tille adoptive, venait au secours du roi de Cordoue. Cette guerrière,
pétulante comme Marphise de YOrlando furioso, après
avoir causé une émeute dans le camp, par la mort d'un
chef qu'elle tua en combat singulier , à la suite d'une
querelle, décida par sa valeur de la prise de Narbonne,
où elle entra la première, et dont elle fit cesser le pillage
et la tuerie. Lorsque l'empereur vint bientôt après, pour
chasser les sarrasins de Narbonne, Delphina alla le saluer,
et le somma avec menaces de retirer son armée de devant
la ville. Don Zynofre, fils de don Bernard, comte de
Barcelone, ne pouvant supporter l'arrogance de son discours, lui répondit sur le même ton, et en fut défié ; mais
quelque contre-temps empêcha le combat, et Delphina se
retira, dans son quartier, blessée des yeux de don Zynofre.
Elle mit peu de temps après à la voile avec sa flotte, et
il n'en est plus question dans la chronique citée.
J'ai dit que je ne doutais pas que l'Arioste et le Tasse
eussent eu connaissance de la chronique de Philomène,
ou du moine réfugié Guillaume de Padoue , qui se cacha,
dit-on, sous ce pseudonyme, et il m'a semblé qu'ils en
avaient imité quelque chose. Qui aurait-il d'étonnant à
cela quand on sait que la France fut la source principale
de tous les récits chevaleresques ; que du temps du Dante
le provençal était aussi bien la langue littéraire de l'Italie
que celle de près de la moitié de la France et d'un tiers
de l'Espagne ; quand on sait que la poésie provençale,
romane ou limosine, comme on voudra l'appeler, portée
a l'époque du Dante à son plus haut degré de perfection
relative , fut cultivée par un grand nombre de poètes italiens; quand on voit, dans le Dante lui-même, que les
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poètes qu'il invoque el se propose pour modèles, après
les anciens, sont ceux de la langue provençale; quand il
est bien connu enfin que, dès le milieu du XIIIe siècle,
cette poésie était en grande considération dans les cours
d'Italie , et favorisée surtout par les princes de la maison
d'Esté, à la cour desquels brillèrent les deux grands poêles
prémentionnés? Ne serail-il pas possible que la légende
en question, qui était certainement bien connue en Italie,
au seizième siècle, sinon avant, y eut été apportée au
treizième par le pape Clément IV, français d'origine,
ancien ministre de Saint Louis, ancien archevêque de
Narbonne , qui en élaya , dans une circonstance rapportée
par dom Vaisselle, les prétentions de la cour de Rome sur
le comté de Melgueil ? Il en existe une copie en langue
latine à la bibliothèque de Florence, où a pu la voir le
Tasse pendant son séjour dans celte ville. Il y a une
quinzaine d'années , un italien très-lellré nommé Ciampi,
en publia une édition précédée d'une préface, dédiée à
M. Mahul, alors préfet de la Haute-Garonne, et offrit un
exemplaire de cette traduction à chacune des bibliothèques
de Carcassonne el de Narbonne.
On trouve dans cette ébauche de poème épique bien
des jeux de mois grossiers qu'un pareil sujet ne saurait
admettre. Ainsi, par exemple, la maigreur des ermites
avait fait donner le nom de val maigre au site de leur
ermitage ; mais une fois que l'abbaye nouvellement construite est abondamment pourvue de tout, ce nom est
changé en celui de la Grasse. Si le couvent fondé par
Charles dans la vallée de VOrbieu, et qui, par parenthèse,
fut, d'après le légendaire, le vingt el unième sur vingtquatre que l'empereur fonda, dans cette campagne, et
qu'il inarqua chacun d'une lettre de l'alphabet; si ce cou-
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vent, dis-je, est une communauté de moines noirs (de
bénédictins), c'est que les sept ermites que les anges
avaient conduits par la main, dans cette solitude, de l'Université de Paris, où ils prirent la résolution de renoncer
au monde et de suivre Jésus-Christ, étaient noirs comme
des taupes. Autres jeux de mots de la môme façon : il
existe aux environs de Lagrasse un mont ( un puech, en
langue romane) appelé Pierrefixe, et un autre nommé
mont Bressols-, le premier tire son nom de la pierre sur
laquelle l'archevêque Turpin découpa lui-même onze truites, que l'empereur offrit à Thomas, parce que cet anachorète ne voulut pas manger de la chair de cerf et de
sanglier, dont Charles régala ses convives, un samedi
qu'il donna la ceinture militaire à trois rniiîe damoisels;
et le second, d'un grand nombre d'enfants au berceau
(à la brèsso) qui, dans une expédition du côté de Gironne,
tombèrent, avec un grand nombre de prisonniers et un
grand butin, dans les mains d'Ogier, le danois, et qui
furent remis h l'empereur sur celte montagne, nommée
avant Montaigu, où il les fit baptiser. Ailleurs, c'est le
bourg de Cosa , qui change sou nom en celui de Coursan,
parce que Charles, pendant le siège de Narbonne, y lint
un jour sa cour plénière.
Au reste, ce poème, quoiqu'on prose, n'est pas inférieur au plus grand nombre des grandes compositions des
troubadours et des trouvères de l'époque. Je vois bien
que dans ces ouvrages les lignes distribuées par séries
ont à peu près le même nombre de syllabes, que les mois
qui les terminent ont les mêmes assonnances (ce qui n'est
pas difficile puisque l'auteur les leur fait pour le besoin
des vers), et que ces assonnances reviennent jusqu'à satiété
dans des strophes dont quelques-unes ont cent vers et
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davantage, mais point de eésures, point d'harmonie,
point d'images. Ces prétendus vers durs , rigides, hérissés
d'hiatus sont aussi difficiles à avaler, métaphoriquement
parlant, qu'un plat de grossiers légumes préparés avec
leurs cosses cartilagineuses et filandreuses, quand le grain
qu'ils contiennent approche de la maturité. Ce n'est pas là
de la poésie, mais de la prose uniforme et monotone,
grossièrement rimée. (Que le lecteur me permette encore
une autre comparaison; ce ne sera, dans cette longue
analyse, que la seconde ou la troisième , ce qui n'est pas
trop par le temps qui court où les auteurs à la mode en
saupoudrent leur prose et leur poésie, comme avec du
pulvérin de sable colorié mêlé de particules de clinquant,
persuadés sans doute que « si une comparaison nous
fait mieux sentir une raison » , comme dit Gros-René à
sa bien-aimée Lisette, dans la comédie du Dépit amoureux cette raison sera d'autant plus sentie qu'on la flanquera magna comitante caterva d'un plus grand nombre
de comparaisons). Il en est de ces poèmes du cycle carlovingien, en vers monorimes , comme de ces grandes
vignes à lignes exactement parallèles, mais dont les souches mal travaillées, mal taillées et dévorées par l'oïdium
ou le gribouri ne produisent que du carignan aigre ou
bien des raisins de fiancée [dé nobio) au lieu de belles
grappes de tarrél ou de ribayrén. Si tout ce fatras de romans de chevalerie n'avait pas donné lieu aux poèmes
admirables de l'Arioste et du Tasse et au don Quichotte
de Cervantès, qui en est la parodie, je sais bien ce que
j'en dirais encore, au risque de blesser ceux de nos archéologues qui consument leur vie à déterrer ces productions informes et extravagantes, et qui les portent aux
nues, sans craindre de dépraver tout à fait le goût de notre
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siècle, déjà si peu délicat; mais ces divins auteurs leur
ont quelques obligations, el je ne pousse pas plus loin ma
critique: je dis quelques obligations seulement,
car,
malgré les emprunts laits à la littérature du moyen-âge
par l'Arioste et le Tasse, sans l'Iliade , Y Odyssée, YÉnéide,
sans le poème de la Conquête de la Toison d'or , les Métamorphoses , et tant d'aulres poèmes grecs et latins, grands
et petits, parcs magnifiques ou parterres charmants, où
leur muse a si largement butiné, nous aurions quelques
lais el tensons, quelques sirventes, plancïis el fabliaux de
plus (ces pauvres troubadours n'oni jamais su bien faire
autre chose ! et je suis complètement de l'avis de M. de
Lamartine, à ce sujet); mais nous n'aurions rien de pareil
à YOrlando furioso, à la Gerusalemme liberata , ni même
à la Divine Comédie-An Dante.
Pour en revenir à la légende de Philomène, les fables
d'un pays conlribuent à son illustration. Que dis-je ! il n'y
a môme que les villes dont l'origine se perd dans la nuit
des temps, et qui ont joué un grand rôle dans l'histoire ,
qui puissent en avoir. Narbonne n'aurait pas été le sujet
de cette grossière épopée, si sa gloire et ses malheurs, son
opulence passée, sa puissance évanouie, n'avaient pas été
l'entretien des peuples
méridionaux
pendant plusieurs
siècles. Memphis, Troie, Athènes, Sparte, Rome, etc.,
ont eu leurs fables; mais Paris n'en a pas et voudrait bien
en avoir. Cette orgueilleuse parvenue , qui nous écrase de
son fasle, qui nous impose sa langue si terne (postérieure
de plusieurs siècles à l'idiome roman) et ses e muets si
sourds, ses modes si éphémères et si extravagantes et ses
mœurs... «je n'en dirai rien, de peur de mal parler»; cet
ingrat Paris, qui nous inonde de ses livres bons et mauvais, cl n'achète jamais les nôtres , indignes sans doute
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d'être lus par d'autres yeux que des yeux de province ; ce
Paris impérieux , dont nous subissons tous les caprices en
fait de révolutions, dont le goût, malgré ses prétentions,
est si peu sûr en matière de belles-lettres et de beaux-arts,
comme le prouvent tant de réputations littéraires, oratoires,
musicales, théâtrales, etc., si vite faites et si tôt
démolies ; ce dédaigneux Paris à qui la fille de Rome et
son -plus fort boulevard, l'ancienne rivale de Marseille,
l'Athènes des Gaules, la dernière ville de cette immense
contrée occupée par les Francs, après un siège, non pas
tout à fait décennal (ce qui n'est encore arrivé qu'à la ville
de Troie, bâtie par deux maçons de condition divine,
Neptune et Apollon), mais septennal et grâce au traité
formel fait avec les habitants, qui égorgèrent la garnison
sarrasine et stipulèrent les libertés de toute la Gothie; ce
Paris aujourd'hui si beau , si vaste et si populeux, à qui
la vieille Narbonne... enfin nous y voilà! semper deo régique fiddis (quelle glorieuse devise!), a l'obligation de
n'être plus qu'une petite sous-préfecture , sans hôtel préfectoral, sans palais de Mairie suffisamment ajouré, si ce
n'est pour les figures de bois, de toile ou de plâtre du
Musée, qui ont des yeux pour ne point voir; ce Paris
n'était du temps de l'empereur Julien, sous le nom ignoble de Lutèce , dérivé du substantif latin lulum, qui veut
dire boue, qu'une misérable bourgade gelée une moitié
de l'année, où l'on parlait une langue semblable au croassement des corbeaux, n'embrassa dans son étroite enceinte, pendant plusieurs siècles, qu'une centaine d'arpents,
et ne commença à prendre de l'importance que lorsqu'un
demi cent de grands vassaux de la couronne eurent fait
de son duc Hugues-Capet, en l'élevant au trône , la clef de
�280
voûte de l'édifice féodal. Les villes ont leurs destinées
comme les hommes !
Toutefois, ne nous décourageons pas, car si la France
ne peut pas encore appliquer tout à fait à Narbonne, ville
méridionale d'ailleurs, ce vers si connu de Voltaire :
« C'est du Xord aujourd'hui que nous vient la lumière »,
bien qu'uu de nos concitoyens, M. Benoit Bonnel, ait jeté,
dans ses brochures , tant de lumière sur les causes et les
moyens curatifs de la maladie de la vigne ; et bien qu'un
bruit de feuillets pareil à celui des feuilles des arbres du
jardin du Musée, agitées par une forte brise, se fasse
entendre dans les salles de notre bibliothèque les jours de
lecture; dès à présent, au propre, ce qui vaut autant
qu'au figuré , notre ville est, par le gaz à l'eau, la mieux
éclairée des villes de France, et bientôt son système
d'éclairage fera le tour du monde. La présence à Narbonne, au moment où j'écris, d'un sous-ministre d'État
belge, venu pour s'assurer du merveilleux de cet éclairage; les visites quotidiennes faites à l'usine par les plus
célèbres chimistes, dont les observations seront l'objet
d'un rapport qui confondra les ténébreux partisans du
gaz à la houille; celles de plusieurs maires des villes voisines, qui ne veulent pas rester en arrière de Narbonne;
une correspondance incessante enfin de MM. Crouzet et
Cau avec les magistrats d'un grand nombre d'autres , dans
un rayon très-élendu , sont le gage de cette propagation.
Il ne faudrait pas que Yangustuité, les détours dédaliens
et le mauvais pavage de nos rues, dissimulés naguère par
des réverbères aveugles, borgnes ou chassieux, mais
dévoilés aujourd'hui par un éclairage féérique, valussent
à notre cité l'épithète méritée de la plus décrépite ville de
�2M
France. Démolissez hardiment, Narbonnais ! élargissez,
redressez vos rues et vos carrefours, supprimez ces honteuses plaques de zinc qui revêtent le soubassement de vos
demeures caduques et les fait ressembler en quelque sorte
à de vieilles carcasses de navire ; faites des maisons-modèle
encore plus exemplaires que celle de M. Payre ; je n'ai
rien à craindre personnellement du recul, et je puis y
gagner quelque chose.
Après cette sortie contre la capitale, sortie si inattendue
et si forte que j'en suis effrayé, d'autant plus que les dont,
les qui, les que, dont j'ai embarrassé la longue phrase où
elle se trouve, la rendent amphibologique et traînante.—
Mais aussi quelle est la ville célèbre, encore debout sur
ses pieds délabrés, Rome et Constantiuople exceptées?
quel est le souverain, à partCbarlemagne et NapoléonIer?
quel est le grand d'Espagne qui puisse accoler autant de
titres à son nom que ma vénérable ville natale?.... notez
que je fais grâce au lecteur de la moitié de ces titres, dont
pas un n'est usurpé (*). Aussi n'a-telle pas à craindre
qu'une loi nobiliaire, applicable aux villes, la dépossède
(*) Elle fut un temps la capitale du royaume des Visigoths, qui l'appelaient la ville des fleurs. Si quelque prélat put être à bon droit honoré
du titre déprimât des primats des Gaules, c'était bien l'archevêque de
Narbonne, successeur dans ce siège éminenlissime de Paulus Sergius ;
car on sait que le grand apôtre Saul (saint Paul), après avoir converti
cet ancien proconsul de Chypre à la foi chrétienne, en prit le nom, et
que, plus lard, après avoir évangéliséavec lui l'fbérie, il le fit son alter
ego en deçà des Alpes : « Prœcipiens ei ut quos jam domino per fidei
« gratiam ac siparturientes genuerant, in diversis regionibus hispa« nix, lacté eos consolationis tamdiù nutrire studeret donec cibo so« lido perfectx credulitatis vesci indubitanter cognosceret; undè et
« tolam regionem illam in apostolatûs oflicium ipsi commisit. Gallia« rum autem populos ideircô prœdicandos illi credidit
» (Extrait
d'une épître du pape Étienne VI à Théodard, évêque de Narbonne.)
�2S2
d'aucun d'eus. Mais gare Marseille, qui n'a été Romœ
sororj la sœur de Rome, que par métaphore, et Carthaginis lerror, la terreur de Carthage, que par une hyperbole énorme! Gare la cité palladienne, Toulouse, urbs
docla, qui n'est que sémi-docte, puisqu'elle contient à
peine dix savants bien entiers sur cent trente mille habitants, et qui ne se targue pas d'une autre épilhète que
j'oserai lui rappeler : Tolosa tota dolosa! Gare Montpellier,
Mons puellarum , dont ïospuelles, si elles sont plus agaçantes, ne sont pas plus belles qu'ailleurs, et qui n'est
qu'une ville de quatre jours ! Gare Perpignan, qui n'était
qu'un alleu bien chétif au Xme siècle ! Gare Carcassonne,
que certains chroniqueurs du cru appellent Carcasso-Anchisœ, prétendant que le père du pieux Enée fut son fondateur -, d'autres Karkassa, du nom d'une sœur de la corpulente Pédauque (pied d'oie), reine des Volces, et quelques-uns Gaza-Golhorum, parce qu'après la perte de Toulouse , les Visigoths y cachèrent le trésor de la couronne !
(Ce trésor, au reste, fera de notre chef-lieu la plus opulente ville de France, quand ses antiquaires l'auront retiré
du fond de la citerne, où il est sûrement encore). Gare
Béziers, ancienne colonie romaine, sans doute , mais où
Dieu ne voudrait certainement pas résider, quoiqu'endise
le proverbe, s'il venait habiter la terre, pour cent raisons trop longues à détailler, et dont la plus déterminante se trouve dans cet autre dicton : Ne iterùm crucifigeretur, de peur d'être crucifié une seconde fois! Gare
Agde, l'ancienne Agalha enfin , nommée ainsi, je le présume, par antiphrase, et qu'on ne pourra personnifier,
si jamais elle a aussi son Musée, que par une uégresse
du Congo, car elle est noire à faire peur, comme
elle l'était quand elle fut ainsi qualifiée : Urbs nigra,
�283
spelunca latronum, ville noire
traduise le reslc qui
l'osera ! Je ne pousse pas plus loin mon énumération comminatoire, et j'en excepte Nîmes, célèbre colonie romaine
comme Narbonne, et qui reporte son origine à Nemausus,
fils d'Hercule et de Pyrène, de Pyrène, cette belle princesse narbonnaise qui
« Baoujo d'amour pél' fil d'Alcmèno,
«
«
«
«
Quand las Pyrénéos passèt
Am'Herculo qué l'énlébèt,
Dounèt soun noum à la mountagno
Qué nous séparo dé l'Espagno. »
je ne pousse pas plus loin, dis-je, mon énumération comminatoire; mais que de villes, charlatanesquement menteuses, dont les actes de naissance sont controuvés ou falsifiés, à rayer du livre d'or des cités jadis célèbres, dont
la mémoire ne doit pas périr!!!
Après ma sortie malencontreuse, je le crains bien,
contre la capitale et ces petites niches à l'adresse des villes
voisines de Narbonne, qui gravitaient autrefois, comme
des satellites, autour de cette illustre métropole , et qui
s'égayenl aujourd'hui trop souvent à ses dépens, en nous
assourdissant du fameux mot de M, le baron Trouvé :
« Tout se fait mal à Narbonne, même le bien. » (Je m'interromps une fois encore, mais c'est que, voyez-vous, j'ai
ce dicton-là sur le cœur). Tout se fait mal! concéda pour
nos fontaines ignobles , qui ne nous donnent qu'avec parcimonie de l'eau toujours vaseuse; je l'accorde aussi pour
notre palais de justice, où l'on ne peut entrer et ester en
jugement que le parapluie ouvert, et pour notre salle de
spectacle si mesquine, dont la principale entrée est précédée d'une demi-douzaine d'écuries, à la suite l'une de
l'autre, et encombrée de charrettes et de tombereaux ; je
�254
i'accorde encore pour le complément de notre cathédrale,
entrepris depuis cent ans environ, et qui s'harmonie
avec la partie ancienne comme s'harmonierait avec un
beau buste d'Antinous le torse et les jambes du difforme
Quasimodo, le carillonneur de Notre-Dame de Paris; je
vous concède, enfin, MM. les moqueurs des villes voisines ! que la façade antérieure du palais de la Mairie,
en style gothique et trop étriquée, jure avec les autres
côtés de la cour de ce monument, qui sont d'un style tout
à fait moderne ; mais vous êtes-vous jamais trouvé à Narbonne un soir de fête nationale? Si le hasard ne vous a
pas fait cette faveur , venez-y dans cette circonstance, et
vous verrez au frontispice du palais dont je parle une
illumination qui vous arrachera des cris d'enthousiasme, et
vous prierez en grâce l'épicier de vis-à-vis de vous donner
un siège pour la contempler plus à votre aise. Il est grandement à regretter que M. le baron Trouvé ne soit pas
mort centenaire , et qu'il n'ait pas joui d'un pareil spectacle; il aurait retiré de la circulation, sans doute, son
bon mot ou en aurait atténué la malignité par une restriction consolante. Je ne retournerai pas contre Carcassonne
le mot de cet ancien préfet, et je ne dirai pas que tout s'y
fait bien, même le mal ; mais je dirai que ce persifflage a
bien mauvaise grâce dans la bouche des habitants d'une
ville qui s'attribue dans les fonds départementaux de si
grosses sommes, pour les employer à de somptueux monuments, quand elle ne nous alloue que des misères pour
un pareil objet. Et qui donc a fait le plan et dirigé la
construction du palais de justice de Narbonne, dont la
toiture, au bout de vingt ans environ, a si grand besoin
d'être renouvelée, sinon un des architectes de Carcassonne ?
�255
Après ma sortie malencontreuse contre la capitale, et
mes petites niches faites par représailles aux villes voisines de la nôtre, ai-je dit déjà deux fois sans finir ma
phrase, qu'il faut pourtant bien achever et cette longue
préface aussi, je reviens à mes moulons, c'est-à-dire à
mes dialogues mythologico-facécico-historiques. Je n'ai
mis, cher lecteur, que trois mois à bourrer d'une partie
de mes notes le cadre que m'offrait le dicton qui leur sert
d'épigraphe; je suis donc bien loin de croire avoir fait
un poème irréprochable. On y retrouvera tous les défauts
de ma manière, mais on me les a si souvent passés, en
faveur de la gaîté dont j'assaisonne toutes mes pièces, que
je ne songe pas à m'en corriger. Et le pourrais-je, quand
je le voudrais? Ne sont-ils pas chez moi une seconde nature? Que dis-je ! ne sont-ils pas ma nature elle-même?
Allons, allons ! cette composition n'est pas plus mauvaise
que les autres ; elle complète d'ailleurs mon recueil par
les documents historiques dont elle est imprégnée, et peut
avoir pour résultat de les vulgariser dans un public qui
n'en a pas la plus petile notion, car ce que l'on connaît le
moins d'ordinaire (et il n'y a pas bien longtemps que
j'étais moi-même dans ce cas), c'est l'histoire de son
pays. Tout coumptat è rébaltut, mé décidi à la faire émprima.
Comme de tout ce qui précède et de ce que vont se dire
la montagne de Minerve et le pic de Nore, il doit résulter, pour tout lecteur non prévenu, la conviction delà
haute antiquité de IS'arbo Marcius ou Narbo decumanorum,
aujourd'hui Narbonne, et de sa célébrité, pendant près
de deux mille ans; et comme il est décent que ses nobles
reliques soient honorées d'une épitaphe qui rappelle à
�lous les voyageurs des cinq parties du monde ce qu'elle a
été, pour les engager à y séjourner, ne fût-ce que huit
jours, ce qui, en augmentant l'aisance générale et les
revenus de l'octroi, fournirait à ses habitants et à ses
édiles les moyens de la reconstruire et de l'embellir dans
peu d'années, sans ouvrir à cet effet une souscription dans
tout l'univers; je propose au conseil municipal et à l'administration du chemin de fer , après avoir pris l'avis de
la société archéologique, et avec le consentement de M. le
commandant du génie Puiggary, le plus bénin des geôliers
militaires et le plus disposé à faire pour de pauvres
captifs, comme nous le sommes, tout ce que ne lui interdit pas son devoir, de faire graver en lettres d'or (encore
plus apparentes que celles de la porte dite de Perpignan
ou Montmorency), sur le fronton de la porte Neuve et audessus des portes d'entrée et de sortie de la gare des voyageurs, l'inscription suivante :
STA,
URBEM
ET
VIATOR,
ANTIQU1SS IMAM
CELEBERRIMAM
r. u.c.AS !
�DIALOGOS
ENTRÉ
LA MOUNTAGNO DK MINERBO DITO MOUNTAOUT
È LOU PIC DÉ NORO.
PU1ÎMIÈ DIALOGO.
« Un jour, Noio dizâo à Moimtaout :
« Quand eï fre'd , tu n'as pas trop caoud. »
MOUNTAOUT.
Qu'un marrit téms ! moun amie Noro;
Tènés plazé d'estré déforo ?
NORO.
Aoutan qué tu, paouré Mountaout ;
Car, quand ei fréd, tu n'as pas caoud.
MOUNTAOUT.
Amé tant dé nèou sus l'esquino,
As pas trop dé ta pélérino.
17
�258
NORO..
E tu, inoun cher , dé toun caban ,
Qué portés sept mézés dé l'an.
MOUNTAOUT.
Sé cap d'ours nou té ran bizito,
Bibés tout soul coumo un ermito.
As-ti caouqué aoutré passo-téms
Qué dé faïré claqua las dénts ?
NORO.
È tu dé battré la sabatto ,
Mal abrittat per uno matto ;
Ou bé dé béiré, per hazard ,
Courré pés rocs caouqué reïnard,
Fila dins l'aïré lous nuachés
Ou boula lous canards saoubachés?
MOUNTAOUT.
Pas tant qué tu languissi pas :
Soubén , à trabès l'espinas ,
È pas pus leng qu'un jet dé peïro,
Dé l'aoutré coustat dé ribieïro
Bézi dabailla dé Moussus,
Joubés ou biels è pla lettruts,
A pè, sus d'azés ou saoumétos ,
È pla proubézits d'allumétos ;
S'én ban cap'al traouc dé Faouzan,
Cloutut, escur, paouruc è gran,
È tout plé dé ratos-panados
Qué , farouchos , débariados,
�Coumo un issan énl'umatut,
Boultijoun dé cado coustat
Quand la clartat dé las caléillos
Y bén douna dins las perpéillos.
Las bèlos cristalizassious,
Faïtos per las infiltrassious
Dé l'aïgo toumban goutto à goutto
Dé las paréts ou dé la boûto,
Figuroun d'orgués , dé cluquiès,
D'urnos, d'aoutas, dé bénitiès
È d'ornoméns dé touto sorto.
Én s'én anan, cadun n'émporto
Caouqué tros ou caouqué boussi,
Séloun qué ba pot réussi ;
Apeï s'én ban cap' à Minerbo,
Bilaché ount sé béi pas fosso herbo,
Aouméns lou prouberbé ba dits ;
Jama'ï prouberbé nou méntits.
Passoun lou loung dé la ribieïro ,
Pléno dé caïrèls è dé peïro ;
( Per dé péis, crézi fort qu'y gna
Coumo sus la serro à'Oupia) ;
È fan mai d'uno grosso lègo,
D'ount maï d'un s'éndiablo è rénègo,
Per béiré lous pouns naturels,
Tant curiouzés è tant bels,
Qué la ribieïro s'és cruzado
Dins la mountagno éntrabersado.
Cessé , païré dé toutis dous,
Lous a noumadis lous béssous.
La mountagno, tout éncantado
D'uno tant bèlo béssounadp ,
Y a perdounat lou gros affroun
Qu'és caouzo dé soun exan rénoun.
�200
L'un a cént trénto piès dé largé,
È taillât à pic és soun margé;
Lou ségoun és pla mai estréit
È méns élébat, mais pus dréit,
È, dé l'intrado à la sourtido ,
D'un réflèt dé jour a séntido.
D'aquesté, lou naout és planiè ;
Un roc lis y formo taouliè;
Mais dal gran sémblo presqué touto
Dé ma d'homé faïto la boûto.
Qui boudra saoupré sa loungou ,
Ën né décuplan la larjou,
La troubara fort approuchanto
Dé très cénts mestrés è nonanto.
Ço qué counfoun d'estounomén ,
És qu'un tant raré mounumén ,
Ount jamaï maçou ni manobro
N'a més soun esquèl, siogué l'obro
D'un michant rec bramo-la-fan
Qu'és à séc lous trés-quarts dé l'an.
Aquél rec, éfan dé l'ouraché,
Pot sé banta d'un tal oubraché.
Ourbiou, Fresquel, Répudré, Ougnou,
N'an pas tant fait, s'én manquo prou.
Lou Sou, qué coulo al pè dé Termé,
S'és fait un leït dins lou roc fermé ;
Sous réns y déboun faïré mal ;
Mais pas dé poun sus soun béai.
Qué la naturo és singulieïro !
Dal coustat dréit dé la ribieïro,
Lou countré-fort dal pétit poun,
Al loc dé jouèncrre1 lou plafoun,
D'un répé formo uno planéto
Prioundo , mais un paouc basséto.
�Aquis émbarroun sous troupèls
Pastrés, pastréssos, pastourèls ;
Y portoun un manat dé paillo,
È soun cazats sans paga taillo.
Tout aco ba sabi, moun cher,
Presqu'aoutant pla qué moun pater,
Car perdi pas uno paraoulo
Dé ço qué sé dits quand, à taoulo,
Aquélis Moussus à jabot
Sé fan la part dé l'archipot,
Dal pastis ou dé l'aoumèléto
Qué pourtaboun dins la saquéto.
Un tros dé gazéto , soubén
M'és émbouyado per lou bén,
Qu'estroupabo un pan dé salçisso,
Uno coustèlo ou dé sal trisso :
S'y parlo dé guerro , dé pats ;
Dal cours das bis , dal prêts das blads ;
Dal grand Turc è dal réi dé Naplés,
Testut coumo lous trénto diablés ;
Dé naïssénços, d'éntarroméns
È dé touto sorto d'énguéns.
Én battén das pès lou légissi,
È d'aquél papiè mé serbissi
Per tapa dé féndos dal roc
Ount, sans pourtanèl è sans foc ,
Sioï poustat coumo un séntinèlo
Sul' dounjoun d'uno citadèlo.
NORO.
Qué sios herouK , moun cher Mountaout,
D'estré cap' al cers pas tant naout !
Qué Dious mé faguessé la graço
�Aîné tu dé changea dé plaço !
Mais démpeï caouquis sieïs tnilo ans,
Époco ount, amé lous géans,
Michantos testos sans cerbèlo ,
En nous faguén escarcacèlo ,
Grimpèrén bès lou firmomén,
D'ount, per raalhur ! subitoinén ,
Quand lou canigou , qu'y toucabo,
Déjà la pinço démandabo ,
Un pic azugat coumo cal
Per créba lou cièl dé cristal,
È passa coumo per la trappo.
Tout d'uncop... patatraou ! attrappo
Coumo un piliè mal abalit,
En mourtiè d'agasso bastit,
Croulèrén tout débigoussadis,
Closco félado , réns brizadis ,
È sans abé d'èls per ploura ;
Démpeï aquél téms , séquéla !
Aïssis mé cal mounta lagardo ,
Fort mal approubézit dé fardo.
Sioï gairé-bé bist dé pertout,
Iéou , coumo un poucèl dins la sout,
Bézi pas lous laoucéls quand trouno ;
Eï pas qu'uno aouréillo dé bouno ,
La prézénti per t'eseouta.
Countinuo dé mé counla
Tout ço qu'as bist, tout ço qué sabés
Eï pas qué poou qué lèou acabés.
MOUNTAOUT.
Moun cher, sé m'abios escoutat,
T'en saïos pas pus mal troubat ;
�203
Mais, tout fier dé ta naouto taillo,
Boulguèrés éngacha bataillo
Amé qui pot pla mai qué tu.
D'humilitat, grando bertu ,
Sios démunit, toun sort b'attesto.
Eï lou quioul tant naout qué la testo ,
Eh bé ! pourtant émbéji pas
Las espallos dal mount Atlas ,
Ni lou toupét dal monté d'Oro '.
Tant pis per qui l'ourgueuil déboro !
Restén dins nostro coundissiou.
Countinui ma narrassiou
D'abord qu'as plazé dé m'énténdré ;
Eï lou quièr dur, mais lou cor téndré.
A la sourtido dal gran poun,
En anaoussan un paouc lou froun ,
Sé béi lou bièl mas dé Minerbo
Sus un roc quillat ; nou counserbo
Dé soun castél antiqué è fort,
Qu'arrazèt2 Simou dé Mounfort,
Aquél famoux cerco bataillos,
Qu'unos bingt touèzos dé muraillos,
Très barbacanos, un pè-dréit
Dal bièl dounjoun naout mais estréit,
Amé la capèlo goutiquo
Counsacrado per Sant Rustiquo 3
L'an quatré cént cinquanto-trés.
Èro un abesqué narbounés,
D'ount lou jaloux cathoulicismé,
A l'éntestat arianismé
Das bizigoths, tant qué pousquèt,
Amé couraché résistèt ;
Mais lou tourrént fourçèt l'oubstaclé ;
�264
Dious, qué préparabo un miraclé,
Lou faguèt très cénts ans pus tard.
NORO.
Dé qué dizés?... qué sé fa tard?
Enténdi mal; jès, qu'un doumaché!
MOUNTAOUT.
L'amie ! aïssis un gros ouraché
Qué dabaillo dal Poumairol4.
Lou cers buffo qué sémblo fol,
È lou mari, qué pus fort bramo,
Fa fuma lou traouc dé Madamo.
Jésus, moun Dious ! qu'un téms frédas ;
Toumbo dé plèjo à farradats,
Barréjado amé dé granisso.
Arruco-té joust ta brandisso ;
Baou m'estroupa dins moun caban ;
Moun amie Noro , faï n'aoutan ,
È cargo té la pélérino ;
Car és beï Santo-Catharino,
Qu'és la mai' pissaïro, sé dits ,
Dé las santos dal paradis.
Cessé, plé dé rocs è d'ardouèzos,
A déjà créissit dé dos touèzos,
È maï qué iéou lèbo la bouès ;
Goumo n'eï pas dé porto-bouès ,
È lou cadro loung d'uno lègo,
Faou uno paouzo è lèbi l'ego.
Un aoutré cop té countareï,
Aouméns aoutan pla qué saoureï,
La prézo dal fort dé Minerbo
( L'eï dins la cerbèlo én réserbo ),
�265
Séguido dé Vaouto-da-fè
Das patarris 5 dé malo fé,
Qué lous crouèzats , quand lous ténguèroun ,
Coumo anabaptistos brullèroun.
NORO.
Té troumpés; sioguèt Sant Laouréns
Qué grillèt sus carbous ardéns.
MOUNTAOUT.
Parli pas dé Sant Jean-Baptisto ,
Mais sounco das anabaptistos.
Lous anabaptistos soun géns
Qué mesprèzoun lous sacroméns
Dé baptêmé 6 è dé mariaché,
È das bés boloun lou partaché.
Un aoutré jour dounqués saouras ,
È pla dé plazé qué n'aouras,
Ço qu'un jour, sans bén è sans plèjo,
Raccountabo Moussu dé Mèjo,
Un grand sabant dal Languédoc,
Assétat ala sus un roc,
A dé Moussus qué l'escoutaboun,
È , coumo éncantats, lou badaboun ;
Té direï, sus lou bout dal dét,
La bataillo d'Azillanét7,
Ount lou maréchal dé Jouyuso
Signalèt soun bras è sa ruzo ;
È lou blocus dé Peyriac 8,
È lou séjour dins Oulounzac 9
Dal sot fraïré dé Louis tretzé,
Dous cénts ans aban Louis setzé,
Quand , prés à Castelnodary,
�2(16
Lou brabé duc Mountmorency,
Qué jouguèt alors dé soun resto,
Sus lou billot perdèt la testo ;
La grando escoumunicatiou
Escoupido countro Pépiou,
Maillac, Syran , Lespinassieïro,
Bizo, Azillo è la Lébigneïro,
Per Jean Counrad, lou cardinall0,
Qué lous adoubèt coumo cal,
Per sas coundamnablos pratiquos ,
Car sousténion lous hérétiquos,
È bénion dins lou Narbounés
Saccagea la garbo è lous fés ;
E la bataillo dé Laoucato ",
Ount battut à couturo plato,
Més én trossés , dizi millou,
Sioguèt l'espagnol Serbillou,
Dount l'armado l'énbéloupabo,
È qué tout dé bou sé flattabo ,
Un cop aquél bièl castèl prés ,
Dé préndré tout lou Narbounés.
D'aquél chef, dins aquélo crizo ,
Sé troubèt faousso la débizo : i
« Per tant fort qué siogué un rampait,
« Belcop pus fort és moun pétard :
« Dura durioribus frango. »
Soun pétard pétèt dins la fango.
Caouquos miliços das cantous
Dé Béziès , Narbouno è Limoux,
Per sous abesqués exaltados,
E pél' duc d'Halwin coumandados ,
Lou cernoun , noun pas sans effort,
Entré sas lignos è lou fort ;
Dounoun l'assaout à sa rédouto ,
�267
E ba métoun tout én dérouto.
Das Sant-Aunès un réjétoun
S'y moustrèt digné dé soun nourri :
Un pétit-fil d'aquélo damo
Qu'abio fart béiré sa grando ânro ,
En laïssan pénja soun marit
( Déou estré, d'abord qu'és escrit )
D'un loung piboul à la cimato,
Pelèou qué dé randré Laoucato.
Henri quatré, quand ba sapièt.
Én récounéissénço y laïssèt
Lou coumandomén dé la plaeo
Qué sé manténguèt dins sa raço,
Jusqu'al jour ount Louis-lou-Gran
Y l'énlébèt én l'arrazan.
Té dire! lou sièché dé Termé ,2,
Ount tout un estiou ténguèt fermé
Countro Sirnou dit dé Mounfort
É touto la raço dal Nord :
Brétouns , bèlgés , lourréns , franeézés
Armadis countro lous baudouèzés,
Lou païré dal grand Oulibiè,
Alors absént dé soun terriè ;
Lou païré d'Oulibiô dé Termé,
Flou ( n'és pas trop fort aquél termé ),
Flou das chibaliès accoumplits ,
Qué prézabo tant Sant Louis ,
Quand pus tard linido la guerro,
Qué dézoulabo nostro terro,
A sa caouzo sé ralièt,
E per él sous bés proudiguèt.
S'ajèt un jour uno fèblésso ,
Sioguèt pas per cap dé rnaistrésso ;
�208
Èro chasté coumo Bayard ;
Mais fort suchèt al mal dé mar
Qué l'y dounabo la courénto 13,
La passabo pas qu'amé crénto ;
La passèt pourtan, sé bous plaï,
Sept ou beït fés , è béleou mai.
Mais dé mous récits... las prouèssos,
Las abanturos, las largèssos
D'aquéL célébré chibalié,
Pus fort qu'un escadroun éntiè,
Saran pas per aco lou termé ;
Direï tout ço qué, dins lou termé
Dal pais bas ,4, trop ignourat,
Dé pus célébré s'és passât;
È dins Narbouno, bilo noblo
Coumo Roumo è Counstantinoplo,
Qué lous Celtos, dins soun jargoun ,
Noumaboun ïrimoundi ou Trimoun,
Qué bol diré bilo fort grando,
D'ount un faubourg saïo Marmando ;
Narbouno qué, das Tyrièns
Fréquentado è das Phoucéèns l5,
Métèt pla la piouzé à l'aouréillo
Dé la richo è fièro Marséillo 16
Talèou qué lou sénat roumèn
Décrétèt, après examèn,
Qu'uno plajo tant rénoumado
Saïo per él coulounizado;
Dins Narbouno, d'ount Gicéroun,
Persounaché d'un grand rénoun,
Fa lou pus bèl éloché è noumo,
B'énbénti pas, uno aoutro Roumo 17;
Qué Plino , Straboun, Martial,
�269
Moun amie, tratoun pas pus mal :
Dé toutos las bilos la maïré
L'appèloun, sans sé troumpa gaïré ;
Ount l'ampérur Carus nasquèt,
Carus qu'un cop dé trou tuèt 18 ;
Ount, dé sa légiou la pus crâno,
Qu'appélabo la Décumano l9,
Julo César, on s'én soubén,
Fazio fa lou récrutomén ;
Ount soun nébout César Octabo ,
Paourugas finit, quand trounabo 20,
Princé habillé, mais ambicious,
Jusqu'à boulé passa per Dious,
Jusqu'à soufri, caouzo qu'estouno,
Qué dins lou mazèl dé Narbouno
( È né poudèn pas gés douta )
Y counsacressoun un aouta ,
Faguèt dressa quatré cénts taoulos
Per lous députats dé las Gaoulos,
Al Capitolo counboucats
Per énténdré sas boulountats ;
Ount la fillo dé Théodozo 21
(Pus digné qu'él d'apothéozo),
Prizougneïro das Bizigoths,
Couzis germas das Ostrogoths ,
Espouzèt lou famoux Ataulfo,
Ataulfo, dizi, è noun Adolpho,
Qu'un matis, qué lou rudéjèt,
Soun baïlét d'establé tuèt ;
Noço brillanto è sans égalo;
Aquis cantèt lou féblé Atalo,
Aquél manéquin d'ampérur,
Qué prés, pus tard, per soun malhur,
Cantèt uno touto aoutro gamo,
�270
E paguèt soun épithalamo
Dé dous déts è dé la prizou
Qué faguèt dins caouqué Brescou 22
Ount las larmos, pus amargantos
Qué l'aïgo dé rnar ou sas plantos,
Dé lafillo dalréi Clobis,
Qu'abio quittât Tours è Paris
Per lou trôné d'Athanagildo 23
( Parti dé la sacho Clouthildo ),
Coulèroun tant aboundomén,
Car la santo reïno soubén
Per lou bourrut sioguèt roussado,
È dé fango touto seuillado
Quand anabo ou qué rébénio
Dé Sant-Just, ount tant sé plazio,
Perqué boulio pas, la paourasso!
Ségui, d'uno maoudito raço
È pléno dé brutalitat,
Lou culté faoux è détestai;
D'ount anfin la reïno Pyrèno 24
Baoujo d'amour pél' fil d'Alcmèno ,
Quand las Pyrénéos passèt
Am'Herculo qué l'énlébèt,
Dounèt soun noum à la mountagno
Qué nous séparo dé l'Espagno.
NORO.
Coussi ! tout aco mé diras ?
Mais jamaï ba réténdreï pas.
Es pla trop uno loungo histouèro ;
E n'eï pas brico dé mémouèro.
MOUNTAOUT.
Dé qu'eï dit! és Amalaric
�271
Lou fil indigné d'Alaric,
Noun pas lou réi Athanagildo ,
Qu'espouzèt la reïno Clouthildo,
E té démandi pla perdou
D'abé fait un moumén errou.
Al suchèt d'aquél réi saoubaché,
Qu'excusabo un paouc soun juné aché
E surtout lou michant counsél
Dé ségnous , arièns coum'él,
Ajustareï qu'un jour dé festo,
Qu'abio soun fanatismé én testo,
La troubèt dins soun cabinét
Qué passabo soun chapèlét,
Dabant un christ aginouillado.
Malgré sa bouno rénoumado,
Sa naïssénço è sa déboussiou,
È surtout sa résignassiou,
L'insultèt, lou cruèl, lou lâché !
Dé cops murtriguèt soun bisaché,
È la laïssèt peï sus un banc,
Gaïçé-bé morto è touto én sang.
La reïno, dé sous diziguissis
Anfin lasso è dé sous capricis ,
Faguèt saoupré al réi Caribert
Tout ço qu'abio déjà souffert
E tout ço qué la ménaçabo ,
Al loc dé reïno faïto esclabo ,
Sé boulio pas dé soun marit
Émbrassa lou culté maoudit,
È faguèt tèné an'aquél fraïré
( Qué b'èro dé païré è dé maïré )
Amé sa léttro un lingé blanc
Tout tacat dé plours è dé sang.
Lou princé an'aquélo noubèlo
�272
SuT cop souno lou bouto-sèlo,
È réunits , dé cabaliès
Pla mountadis, boums guerriès ,
Uno balénto è forto troupo
( Cadun d'élis pourtabo én croupo
Un pla dégourdit piétoun ) ;
Partits dé Paris furiboun,
E tiro dréit cap'à Narbouno.
Lou réi goth, qué la poou talouno,
Fa bité équipa sous baïssèls,
Car n'abio bel cop è dé bèls
Dins la rado è bès La Noubèlo :
Pramo, galèro, carabèlo...
Dé touto formo, dé tout port ;
Én touto hâto, porto à bord
Sas archibos è sas richéssos,
Fa fila tabès sas maistréssos,
È fugits lous trucs, lou cougard !
Mais al moumén dé soun départ,
Én agachan sus la dunéto ,
Béi qué l'y manco uno casséto
Ount ténio ço pus précioux :
Sous diamans è sous bijoux ;
Dé paténos è dé calicis
Qu'abion serbit as sacrificis,
Sus la mountagno dé Sioun,
Dal téms dal sant réi Saloumoun ;
Oubjèts rarés è merbeillouzés,
Qu'amé sabi pas quand dé crouzés ,
Lou famoux Alaric premiè ,
Un paouc mai qu'él saché è guerriè ,
Abio raflat, én pillan Roumo
Dins lou téms ; l'histouèro dits coumo
Sé despito d'un tal oublit,
�Sé trato dé sot, d'estourdit,
Débarquo , è bès lou Capitolo
Courrits, mais lou cor y trambolo ;
Dintro dins soun palais désert j
D'ount la poou dal réi Caribert
Abio chassât sous domestiquos.
Âmé dé ségnous cathouliquos,
A qui soun homé abio fait tort,
E qué gémission sus soun sort,
Clouthildo s'én èro énanado
Jouèndré soun fraïré è soun armado.
Péndén qué dins soun cabinét
Lou réi goth cerco lou coufrét
Qu'abio amagat démést dé fardo,
Lous cabaliès dé l'aban-gardo
Dé Caribert, coumo dé baous ,
Arriboun as quatré galaous,
E sé métoun à la poursuito
D'Amalaric , qué prén la fuito
È sé réfugio tout just
Dins la parouèsso dé Sant-Just,
Dé Sant-Just mêmé, ount la princésso
Cado jour aouzissio la mésso ;
Aquis , dins un coufessiounal,
Sé réjunils tant pla qué mal ;
Rancugnat d'aquélo manieïro,
Coumo un rat dins uno ratieïro ,
Mai mort qué biou è tout én plours,
A toutis lous sants a récours.
Sa prièro és pas énténdudo,
È sa darnieïro ouro és béngudo :
Un souldat hardit è brutal
Déscoubrits soun amagatal,
Sus él, coumo un furioux , s'élanço ,
�274
È lou traouco d'un cop dé lanço.
Un tumulté affrous séguiguèt
La mort d'aquél michant suchèt ;
Al foc, al biol, al pi Haché
S'ajustèt, piètat ! lou carnaché ;
È Caribert, pla trop bénjat,
S'én tournèt, dé butin cargat,
Dréit à Paris , sa capitalo,
D'ount parèt pla la cathédralo.
Atal crébèt Amalaric
25,
Couzi ségoun d'Athalaric,
Fil d'Alaric è nèp d'Euric ,
Pétit-fil dé Théodoric,
Ël, qu'ai pillaché tant at'ric,
Dur coumo un roc ou coumo un p'
Sé conduizio tant rie à rie
Amé lou poplé cathoulic.
Dé qué né dizés , moun amie ?
NORO.
Qué s'abio coumo tu lou chic ,
Té faïo ma respounso én ic ;
Né sioï pribat. ço qué mé fie !
Dal plazé qué préni à t'énténdré
Babi, sans poudé m'én déféndré.
MOUNTAOUT.
Tout aco té ba countareï
Mai al loung, è n'oublidareï
Ni lou coumbat dé Bilofalso
26,
Qué sioguèt pas fricot sans salso ;
Ount lou réi franc Charlés-Martèl
�275
Moustrèt qu'abio boun bras, boun èl,
Car lous Morouls esturrassabo
Coumo un martèl trisso la grabo ;
Ni la bataillo à'Alaric -7,
Mais és countestado è mé fie ;
Ni l'affairé dé Bilodagno a8,
Per lous chréstias , tristo eampagno !
D'ount Sant Guillaoumés, lou paouras!
S'en tirèt én perdén lou nas,
È démpeï aquél jour , peceaïré !
Sé fumet, prizèt pas pus gaïré ;
Mais, dins la eampagno d'après,
Chanjèt sa dérouto é* succès ,
È butèt jusqu'à Barcélouno
Aquélo raço fanfaroilno
Qué einquanto ans ténguèt pés pès
Narbouno , Loudébo è Béziès ;
Las désoulèt per sas rapinos,
È las coubriguèt dé ruinos.
Es aquél Guillaoumés M, moun chèr ,
Qu'anèt pus tard dins un désert,
Pés rocs, noun pas én terro piano ,
Basti un coubén proche d'Aniano ,
D'ount sé béi lou Castel-Géant
Da! famoux bandit don Juan ,
Qué panèt niai dé dous cénts fillos
Dé Pézénas, Mèzo è Sant-Gillos.
Insultados dins soun hounou .
En camizo è sans capichou,
È sans a gâcha sé nébabo,
Lou inarriassas las rambouyabe.
Un jour , Sant Guiliein lou trappèt.
Y saoutèt ai col, l'escanët39,
•
�270
È l'anèt bité, al pas dé courso,
Jita dins YHéraout, bès sa source
Soun leït és aqui tant estrét,
Qué don Juan , à pas-ranquét
È sans préné ban , lou saoutabo,
Ou d'aïgo al jarrét lou passabo.
Aquél Guillaoumés , dit nas court,
E qué tustabo , coumo un sourd,
Sus la canaillo énturbanado
È tant drollomén culoutado ,
Sioguèt l'amie dal grand Roullan,
Mais noun pas coumo él franciman
31
;
Catel, sé ma mémodèro és bouno ,
Dits qu'èro nascut, à Narbouno,
D'Ayméric
32
, premiè dé soun noum,
Princé è guerriè d'un grand rénoum,
È dé la duchesso Ermengardo ,
Fénno assénado, un paouc babardo ,
Qué s'attirèt un bel carpan
Dal duc, soun homé , én critiquan
Dé sous bés l'injusté partaché.
Èro un paouc trop fort l'abantaché ;
Iéou saïo estât dé soun abis ;
Car à Guillem , lou cago-nis,
Lou bièl duc, sans coumpta Narbouno ,
Dounèt Béziès, Nîmés, Alzouno,
Loudèbo, Uzès è Pézénas ;
Per Limoux, existabo pas,
Ni mai ta paouc Castelnaudary,
È Carcassouno, sans lou Barry,
La Tribalo è lou quartiè noou,
Èro un dounjoun à faïré poou.
D'Ayméric lous aoutris maïnachés ,
Qué sé moustrèroun bèlcop sachés,
�277
Al grand Charles réeoumandals ,
S'én anèroun prou rézignats
A soun séjour d'Aix-la-Capèlo.
La récepsiou sioguèt fort bèlo;
L'ampérur, qu'estimabo fort
Ayméric , lou balént, lou fort,
Qu'aro marchabo aîné dé crossos ,
Dounèt coumo un répaïs dé noces.
Dins aquél gala , si bous plaît,
Lou mèl narbounés figurèt
Entré dé platats dé pralinos;
Charlés né manjèt très tartinos.
Dizoun, dins un pla bièl rouman 33,
Qué Charlés, qué n'èro grouman,
A eado dessert né manjabo ,
È lou pus soubén l'arrouzabo
Aimé dé bi blanc dal Bazés
Ou dé Bajos, pla bou tabès.
Lou bièl duc qué, dins las Courbieïros,
Dins la Clapo è bès Marmoulieïros,
Bélèou dous milo bues abio ,
E qué dé loungo ma sabio
Qu a Charlés aoutant agradabo,
Toutis lous ans y gn'émbouyabo
Uno pléno jario... L'amie !
Las jarios dal duc Ayméric
Èroun pas dé las pus pétitos ;
Pla mai grandes qué las marmites
Qu'émplègoun dins lous espitals ,
Né counténion pla cént quintals.
Qui boudra béiré la pareillo ,
S'én ané, noun pas à Marseillo ,
Bès Loundrés ou bès Erzéroum ,
Ou las ruinos d'Herculanoum ,
�278
Mais dins lou jardin dal Musèo ,
A Narbouno. Al cap d'uno allèo ,
La béira quillado aîné goust ;
Dous chapitèous y soun déjoust ;
Sé nul cop dé bén nou la toumbo,
Dizoun qué déou scrbi dé toumbo ,
Caouqué jour , al pus gros saban
D'un corps qué né renferrno tant,
È d'ount tant soubén la gazéto
Dé Danjou sé fa la troumpéto.
Un jour , prénguén un toun pus naout,
Racountareï lou grand assaout
Qué Charlomagnés, én persouno 34,
Dounèt as ramparts dé Narbouno ;
Aqui si qué lou fier Roullan
Troumpétèt dé soun olifan ,
Qué , pus fort qué d'esquillos d'ègo ,
S'énténdio dé mai d'uno lègo ;
D'uno lègo ! dizi pas prou,
L'aouziguèroun dal Canigou,
E lou mamamouchi d'Espagno
N'ajèt quicon... qué riino én agno ;
Surprénguèt cap'à Mountlaourés 3S
Lou camp dal réi Aragounés ,
E das gendarmos dé Marsilo
Ëstrassèt mai dé trénto milo ,
Qué sécoutèt dins un œuillal,
D'ount arribèt qué la Mayral,
Qué jusqu'alors n'èro seuillado
Qué dé fraougno è dé sabounado,
Roullèt dins Aoudé è Marosang 36
Un quart d'aïgo è trés-quarts dé sang,
È dé cargoméns dé cadabrés
�279
Toiitis asclats dé cops dé sabrés.
NO&O.
Jès ! mé fas tout estréinénti ;
Iéou boudro pas té déménti.
Mais coussi lous pousquèt surpréfldré,
Quand dé tant lènc sé fazio énténdré
La bouès dé soun gros éléphan ?
MOUNTÀOUT.
léou té parli d'un olifan ,
Noun pas d'un éléphan, bagasso !
L'olifan és lou cor dé chasso
Qu'abio Roullan , à Rouneivals.
Charlés d'abord, à Burdigals 37,
L'énbouyèt; pus tard à Narbouno,
Ount és éncaro. Aco t'estouno !
Perdut dins la rébouiutiou ,
L'an trappat chez Moussu Stadiou ;
N'és pas faons. Qui ba bol pas créiré,
Quand boudra lou pot ana béiré;
È , chez lous héritiès Bardy,
Déchiffra lou bièl pargami,
Ount lous gestos dé Charlomagno 38
Soun éscrits én léngo roumagno.
Cal inountabo un éléphan?... Cal?
Èro lou grand guèché Annibal39,
Quand faguèt à Narbouno un halto ,
Én bénguén dé bès Ribosalto.
Lou réi bébrysso Narbossa 40
Lou boulio pas laissa passa ,
Per anatrabersa las Alpos,
�280
Mais pus li qué nou soun las talpos,
Quand lou crézion qu'à Prat-dé-Ccst,
Dins la neït décampèt... è zest !
A péno l'albo èro nascudo
Qu'abio dépassât la Bêgudoi[.
Annibal, sus soun éléphan ,
És pas gaïré mai estounan
Qué Bounaparto , bès lou Kairo ,
A chabal sus un droumadairo ,
Ou Marc-Antoni, lou soular ,
Lieutenén dé Julo-César,
♦
Dins Narbouno 4S. faguén la noço ,
Tirât dins un brillant carosso
Per dé liouns dal Sahara
( Qué sans douté abio fait oungra ) ;
Digus coum'él dé tant dé bicis
N'èro pouirit,
NQRO,
Qunis capricis !
Sé sios estât tant loungtéms mut,
Quno charro per un début !
Jès ! quno foun larjo è prioundo ;
Sios un baïssèl qué sé déboundo.
MOUNTAOUT.
A Charlomagno rébénguén,
Desqué s'és appaouzat lou béa ,
D'après lou moungé Philomèno,
És caouzo gaïré-bé certaino
Qu'aco sioguèt dins aquél téms
Qué Charlés foundèt bingt eoubéns
Amé caouquis-unis dé passo ;
43
�281
Lou pus famous sioguèt Layrasso
D'ount lous très cents moungés guerriès .
Qu'èroun toutis dé chibaliès,
Soun boun boulé récounésquèroun ,
È cranomén sé pénchénèroun.
La probo té la dounareï.
NORO.
È couro?
MOUNTAOUT.
Qui sap ! bélèou beï.
Tè ! sul' cop. La nèplo és pus raro ,
È lou soulél mostro sa caro ;
Anan énténdré pés mourrèls
Lous flageouléts das pastourèls,
Lous bèbès è las ésquillétos
Das moutous è dé las crabétos.
Dal cers è dal mari couflat
Cal a perdut? Cal a gagnât?
Cadun n'a pla prou per soun coumpté ;
Tant niillou. Répréni moun counté :
Un jour u, dal coustat dal jardin
Qu'a prés lou noum dal paladin
Nébout dal famoux Charlomagno
( Narbouno alors dins la campagno ,
Bès lou mari mai s'ésténdio,
È Mato-Pézouls counténio ),
Un jour dounc l'abat dé Lagrasso ,
Doublât d'uno bouno cuirasso,
E lou braquomart dégainât,
Ajèt un duèl acharnât
�%8
A tué Matran , réi dé Narbouno.
Balaac , réi dé Garcassouno ,
Grand rouffian, énsigné boulur,
S'attaquèt al crâné priur.
Famouzo partido carrado !
Qu'ai répaous, l'uno è l'aoutro annado
Examinabo am'intérès,
Brassés crouzats è l'armo as pès.
Balaac, d'un grand cop dé lanço
Sé béjèt trabersa la panço ;
Pés réns y sourtiguèt d'un pan,
È régrétèt, lou sacripan !
Dé s'estré énfermat dins Narbouno ,
Quand las tourrés dé Carcassouno
( Digus b'aouïo jamaï crégut ! ),
A Charlés faguén lou salut,
Dé trénto dégrès s'énclinèroun ,
Peï fièromén sé rélébèroun.
Sa fénno, qu'abio noum Carcas ,
Per aquos lou séguiguèt pas :
Touto soulo, én grando assurénço,
Countinuèt sa résisténço 45 ;
Circulabo al tour das ramparts,
Tirabo dé peïros , dé dards ;
Bei sé cargabo uno bounéto
Roujo ou blanco, déma biouléto,
È fazio toutis sous efforts
( Toutis sous souldats estén morts
Dé la sét, dé la colérino,
Per l'éspazo ou la fan caïno )
Per faïré créiré as assiégeants
Gascous, aquitèns, francimans ,
Qué dal loung siècbé s'alassaboun ,
È per cénténos dézertaboun ,
�283
Qu'am'uno bouno garnizou
Poudro fort loungtéms tèné hou.
Un jour mêmes d'uno terrasso
Jétèt uno trèjo pla grasso
Al bèl mitan das assiégeants,
Embucado noun pas d'aglans ,
Mais dé sial è dé bladéto ;
Caouquos fés , am'uno troumpéto ,
Sounabo l'attaquo ou l'appel.
' Aco si qu'és abé d'esquèl !
Anfin , après tant dé manganos ,
Un bèl jour, sus las barbacanos ,
Déspléguèt un grand drapèou blanc ,
È sé soumétèt al réi franc.
Charlés , amé fort bouno graço ,
La réçapièt ; peï, à Lagrasso.
L'abat Razouls la batizèt ;
Caouqué téms après éspouzèt
Roger, qu'èro coumté dé Flandré.
Balaac ,. s'abio boulgut randré
Sa citadèlo à l'ampérur ,
S'assurabo un triplé bounhur :
Primo, aouïo saoubat sa carcassu
Qué traouquèt lou priur Ignaço ;
Saïo pas anat dins l'énfer
Tant lèou bizita Lucifer ;
Peï aouïo gardât Carcassouno ,
Car Charlés , pla bouno persouno .
Y l'aouïo toujours manténgut
Mouyènan houmaché è tribut46 ;
Anfin, dé sa fénno balénto,
Tant lino , tant intelligénto ,
Dé sa brabo fénno Carcas ,
La mort lou séparabo pas.
�284
NOHO.
Carcas, Carcassouno, Carcasse.
Tè ! justomén un bèl gorp passo.
Aquélo damo dé rénoum
Pourtabo pas un poulit noum.
Al ségur, quand la batizèroun ,
Un méns rascagnous y-n' dounèrpun.
Aro rébénguén à Matran ;
Boudro qué n'attrapessé aoutan
Qué Balaac soun camarado.
MOUNTAOUT.
Oh ! n'ajèt uno espélinsado :
Lou réi Matran, l'abat Bazouls
Sul' terrén-claous restadis soûls,
Lou réi dé Narbouno aménaço
Soun adbersari è l'éscridasso.
Dizoun qu'èro pla fanfaroun ,
Ço qu'appèloun un Rodomoun.
Dé la mort dé soun camarado
A dé ségur l'âmo troublado ;
Régrèto dé s'estré éngachat
Tant én aban , mais és cernât.
A la bistô dé dos armados,
Coumo an'un spectaclé plantados,
Coussi gaouza bira lou dos ,
È faïré un déscampatibos ?
Lou dat és jétat... coussi faïré !
D'un matamor sé douna l'aïré.
Aquesté tounsurat, sé pot,
Court è rédoun coumo un pipol,
Dé I'aoutré aoura pas las alluros.
�285
L'abat fa pouèh dé sas injuros ;
A counibattré gar' l'aqui prèst.
Toutis dous , la lanço én arrèst,
Soun partits. La premieïro passo
Fabourizo lou dé Lagrasso ;
Sa lanço traouco lou surtout
Dé Matran; boun ! soulidé atout.
Sé créi mort, mais sa car és sénso,
È réprén un paouc d'assurénço ;
Quant an'él, a mancat soun cop.
Tournoun l'un sus l'aoutré al galop :
Matran à Mahoumét s'adresso ;
D'aquis né béndra sa détresso ;
Mais , én boun chréstia, nostré abat,
Én sé signan , s'és adressât
A Nostro-Damo dé Lagrasso.
Jèto sa lanço , è prén sa masso...
Uno masso d'armos , moun cher !
Armado dé pounchous dé fer,
Grosso coumo uno bèlo gourdo ,
Cént fés mai qu'un ésparçou lourdo,
È n'én déscargo sus l'armét
Dal sectatou dé Mahoumét
( Do'unt la lanço mal dirigeado
Countro la sèlo s'és coupado
Dal chabal, fortomén bardât,
Dal crâné è réligious abat )
Un tal cop qué, coumo dé béiré ,
Lou fracasso, è qué l'y fa béiré,
Per un téms gras , brumous è gris ,
Lou cristallin dal paradis,
Las planétos è las éstèlos,
È trénto-sieïs milo candèlos.
L'écho dal fort dé Sant-Francés
�Né répélèl lou soun bingt i'és ,
È das Courdéliès la nayado
Né sioguèt talomén troublado ,
Qu'à sa sourço métén un tap,
Prénguén soun gros boutél sul' cap,
È pénsan dé trouba un azillé
Pus rétirat è mai tranqilillé
t
Anèt ajusta soun rajol
A lou dé la foun dé Sant-Paul.
Démpeï aquél téms, las dos sourços
Métoun én coumu sas ressourços,
Mais lou bassi dé Sant-Franeouès
Es séc coumo un émbut dé boues.
Dal truc, coumo un pourichinèlo,
Matran sus soun chabal chancèlo ;
El, qué séntits sa libertat,
Ruo , saouto dé tout coustat,
È tout éstabouzit l'àmourro
Dins un gourgas ramplit dé sourro ,
D'ount sé pot pas désémpétra.
S'abancoun. per l'én rétira ,
Baïléts. écuyès è géns d'armos.
Lons Francs courrissoun à las armos ,
Dé crénto qué lou paouré abat
Per tant dé géns siogué accablât.
Aquis qué lou coumbat s'éngaeho
Sus touto la ligno, amé racho.
Matran , rémountat à chabal,
Ount sé lèn pas trop coumo cal,
Car sé résséntits dé sa chuto ,
Piquo das dous talous, è buto !
Coubert dé l'raougno è tout capot
Dintro dins la bilo al grand trot.
La reïno, îummado Ourioundo,
�287
Bruno piquanto , un paouc rédoundo ,
Poulido coumo las amours ,
Dé soun bouèlo à Irabès lous jours
( Car, coumo uno biergés clastrado,
Abio sa figuro émmascado;
Atal ba bol la réligiou
Chez las fénnos dé sa nassiou ),
Assétado al naout d'uno tourré,
Bès la porto Réi47 la bist courré,
È presqu'aoutant bité qu'un gous
A qui fa pruzi lous talous
Un bièl coubri-plat, uno éscougo ,
Éstacats sarrat à la cougo,
È l'a bist déjà, patatraou !
S'éspata , coum'un gros grapaou ,
Dins la fango dé la cunéto.
Quand daban sé béi lou mazéto
Tant mouffous è tant mal bardât,
Lou trato dé manjo-gagnat,
Dé poultroun , dé poulo bagnado :
« Amé cal nié sioï maridado,
« Iéou qu'abio tantis dé parlits !
« Lou dey d'Alger, lou dé Tunis
« E lou pacha dé Trébizoundo.
« Santo Biergés ! paouro Ourioundo !
« Eï fait un pla poulit affa.
« Baï, cougard ! baï té démouffa ;
« Fas béni lou fasti dé béiré ;
<( Mais per acos anés pas créiré
« Qu'amé tu bolgué pus coucha !
« Té déféndi dé m'approucha.
« Coussi, moun Dious ! n'és pas un soungé?
« Per un toundut, un féblé moungé
« Té laissés éspoulsa péi' sol,
�288 ■
« Amé dé sourro jusqu'al col !
« Qué dira lou réi dé Cordouo,
« Toun bèou-païré? » Atal lou baffouo,
NORO.
D'après iéou loii ménèt ti'op mal.
Attrapèt pas caouqué coufal?
MOUNTAOUT.
S'én saïo bé gardât, l'ibrougno!
Quoiqué sioguessé sans bergougno ,
Car sas géns b'aouïon pas pennés ,
Ni soun bêou-fraïré Omar tabès ,
Béngut dal founzé dé l'Espagno
Per faïré testo à Gharlomagno,
È sécouri lou réi Matran,
Qué n'a bézoun , lou saccaman !
NORO.
Uno oubserbatiou baou té faïré :
Douti fort qu'à la Biergés-maïré
La reïno , turco dé nassiou ,
Ajé fait uno exclamassiou
Pus lèou qu'à Mahoumét, qué diablé !
Un Dious nascut dins un éstablé,
È per uno Biergé énfantat,
Cap dé turc nou ba créi, goujat.
MOUNTAOUT.
Co qué cougo al founzé dé l'âmo,
Coumo un gabèl sul' foc s'énflamo
A la pus pétito ouccasiou.
�fi
♦
280
Ourioundo à sa réligiou
Démpeï loungtéms tégno pas gaïré ;
Y triabo fort dé s'én traïré ;
Go qué nouirissio dins lou cor
Ésclatèt amé soun transpor ,
È la suito té fara béiré
Qué l'exclamatiou és dé créiré.
Lou réi Matran, aquis déssus
Sé rétiro , énrachat è fus
Coumo un rat qué, per uno anougo,
Al trébuchét laïsso la cougo,
Car s'y-n' resto, n'a pas qu'un paouc
Qué ba sé lépa dins soun traouc ;
Sé gaouzabo s'anio battré.
Mounto l'éscaliè quatré à quatré,
È dintro dins soun cabinét.
Un imagé dé Mahoumét,
Am'un pigeou qué lou counséillo
E l'y roucoulo dins l'aouréillo ,
Ero à la parét accrouchat
( Sus un prègo-dious al coustat
Èro un bèl libré dé prièro ),
Lou décrocho, tout én coulèro,
Lou déchiro , lou mét pés pès
È l'apostropho én soun patouès :
« Tè ! balés pas uno castagno;
« Sé tégnos pas per Charlomagno ,
« Bei m'aouïos pas abandounat
« Dins moun humiliant coumbat
« Am'aquél abat dé Lagrasso,
« Tout plé dé bermino è dé crasso ;
« N'as pas dous ardits dé bertu,
« È Jèsus-Christ pot mai qué tu ! »
�290
Mais és lou tout s'aco t'amuzo,
Moun amie , té démandi excuso.
NORO.
Fadégés ! n'eï jamaï aouzit
Rés qu'ajé troubat tant poulit.
Eï maï naouto qué tu la croupo ;
Sul' cap té manjaïo la soupo ;
Tèni lou méou pla maï lébat,
Mais coumo un'éspigo dé blat
Dal rouzal toucado, è qu'à l'eïro
Dé gra sé troubo fort laougeïro.
Sé mé poudion am'un razou
Coupa lou tiers dé ma naoutou,
Lou dounaïo, sans cap dé péno ,
Coumo un bièl boussi dé coudéno,
Per abéiré én ma poussessiou
La mitât dé toun énstrucsiou
È lou mièch-quart dé ta mémouèro.
Qu'uno bèlo caouzo és l'histouèro !
MOUNTAOUT.
Saïo trop té diminua.
C'és atal baou countinua :
Lou réi Matran, qué tout énquièto,
Fénits per diré al faous prouphèto :
« N'as pas dous ardits dé bertu,
« È Jèsus-Christ pot maï qué tu. »
Aco dit, dédins uno tino
Ba sé faïré rascla l'ésquino.
Soun négré, per lou parfuma,
Y porto la pipo à fuma ;
Dins lou téms qu'és dins la bégnouèro ,
�291
Al leït passoun la bassinouèro •
Anfin, Matran sé mét al leït
Per y rounca touto la neït.
Cépandan la reïno Ourioundo ,
Qué séntits uno hourrou proufoundo
Per soun homé , sa réligiou
È per sa barbaro nassiou,
Dins la mémo neït sé ^>réparo
I
A s'én ana, sans diré garo.
Abio més dins soun intérès
Caouquis-unis dé sous suchèts ,
Ségnous goths, roumèns è gaulouézés
Qué tégnon bèlcop as francézés.
Dé la porto dé Perpigna 48
La gardo abio sapiut gagna.
Ramasso toutos sas caouquillos ,
Qué dé béiré fan barbarillos ;
Qué dé jigious 49, richés jouailliès
Dé Narbouno, Nîmé è Béziès ,
An'aquél trafic pas gés guêchés,
Per counserba sous pribilèchés ,
Y abion béndut à boun mercat,
Ou qué Matran abio raflat
Quand dé las gleïzos cathouliquos
Lous Turcs pillèroun las réliquos 50 :
Perlos, rubissés, diamans
Grossis coumo d'ioous dé faizans,
Dé perdigals ou dé pintardos ;
Prén tabès sas pus bèlos fardos,
È péndén qué l'ogré és al leït,
Émbiroun bès la mièjo-neït,
A pétit bruch , dins la campagno ,
S'én ba per la porto d'Éspagno,
�292
Soun majordomé èro à l'aguét,
Dal coustat dal rèc-dé-beyrét,
Amé cinquanto joubés fillos
Dé las pus illustros famillos
Dé Narbouno ou dé l'émbiroun ,
Qué l'atténdion déjoust lou poun.
Toutos fazion gaoubi dé béiré,
È Philomèno , qu'on pot créiré,
Prétén qu'abion pla* ço qué cal
Dins las pochos dal dabantal :
Fosso bijous è musmadinos,
Qué soun quadruplos sarrazinos
Balén mai dé quatré-bingts francs.
Toutos , sus dé bèls chabals blancs
Màgnificomén arnescadis,
Bès lous Francs, à Bajos campadis ,
Ount Charlé abio soun pabillou ,
Débion , coumo fillos d'hounou ,
Éscourta la bèlo sultano.
Élo mountabo un bèl alfano
51
Tout négré, ormi un pè qu'abio blanc ,
Ardént, mais coumo un agnèl franc.
Quand à jouènt sa brillanto troupo,
Tout partits... soun lèou à la Coupo
52
La luno atténdio aquél moumén
Per mounta dins lou firmomèn;
Per fabouriza l'éscapado,
Abio prouloungat la béillado ,
Malgré qu'ajessé dé régrèt
D'y béiré quitta Mahoumét,
€ar lous Sarrazis à la luno
Fan hounou ; toujours n'an caoucuno
Figurado, siogué al drapèl,
Siogué al turban, qu'és soun capèl,
�295
Ou siogué an'aquélos pipassos,
Loungos dé proché dé dos brassos ,
D'ount sé serbissoun per fuma ;
Sé las passoun dé ma én ma,
Aquiouladis , cambos crouzados ,
Coumo lous taillurs. Las annados
Per las lunos saboun coumpta,
È Mahoumét y bén counta
Qué dins la pocho dé sas braguos
Un jour la métèt. Soun dé blaguos.
A Plazénço soun arribats
Sans estré gaïré fatiguats.
Dins un éndréit d'aquésté termé ,
Beï cultibat, mais alors ermé,
Qué s'appèlo lou Pabillou,
Charlés abio soun pabillou.
Ayméric, lou chef dé sas flottos,
Qu'amé sas bèlos galiotos ,
Das éscumaïrés sarrazis
Dé Tanger , Maroc è Tunis ,
Abio purgat aquélos plajos ,
Ténio soun éscadro joust Bajos.
Co qué beï appèloun l'éstan
Dé Bajos ou bé dé Sigean 53,
Ëro alors uno immanso rado
Cado jour dé Fan fréquentado
(Mai d'un histourièn ba dits)
Per dé traficans lébantis :
Égyptiens , grègous, génouézés,
Amaï tabès pés pounéntézés.
Mais , qu'un sort ! démpeï aquél téms ,
Entrénadis per lous couréns
Lou limou , lou grabiè , la sablo ,
�294
La raudoun counio impraticablo ;
Sémblo qué lou Rhône è YHéraout,
Ànimadis countro aquél graout54
Qué méno à la bilo rqumaino ,
Dé la pus maliciouzo haino.
Ajén niés dins-soun intérès
L'Orb, qué coulo al pé dé Béziès ,
Bilo dé la mémo ourigino ,
Ount toujours lou lucré doumino ,
S'énténdoun per lou coumoula ;
E ço qué déou lou dézoula ,
És qué YAoudé , dins soun passaché ,
Mai qu'élis y porté doumaché,
E, sé coumpourtan coumo un sot,
Y transbazé tout soun dépôt.
Quand pas pus lèng qu'un cop dé froundo
Sé trobo la réino Ourioundo
Dé la téndo dé l'ampérur ,
Douno méssaché à soun courur
Dé l'abiza dé sa béngudo.
Per lou réi franc èro atténdudo ,
Car la princésso y abio éscrit
Uno déspacho ount èro dit
Qu'aquél jour mêmé à la béillado
Débio faïré sa safranado.
Uno aoutro caouzo, moun goujat,
Tégno Charlés arrébéillat :
Es qué sul' matis , én persouno,
A la grando è fièro Narbouno
Boulio douna lou grand assaout,
Faïré faïré à Matran lou saout,
Lou saout qu'appèloun saout-dé-carpo ,
Dal pus naout dé la countréscarpo ;
�29b
A tout lou poplé circouncis ,
Ulémas , marabouts, muphtis ,
Dal parapèt dal Capitolo
Faïré faïré à pipo-rédolo,
E , sus toutis lous minarès ,
Planta lou drapèou dé la crouès.
Dins sa téndo dounc lou mounarquo
Èro amé caouquis chèfs dé marquo :
Roullan, Ayméric , Oulibiè ,
Saloumoun, lou danouès Aougiè ;
Sus uno taoulo pla ésclaïrado
Èro la carto désplégado
Dé Narbouno... soun port spacious
Coustruit per Antoni lou pious 55,
Sous bieillis témplés, sas muraillos
Énnoublidos per cént bataillos ,
Sous Thermes, soun cirqué, soun poun
Dount parloun Sidouèno è Straboun,
Soun Capitolo , soun théâtré
Ount lous baïssèls sé bégnon battré,
Tout acos y èro éndicat ;
È Charlés rabit, éncantat,
Dits qué quand aoura prés Narbouno
È Sarragosso è Barcélouno
( Qué Narbouno l'y dounara ),
Aoura rés pus à désira.
Lou courur, qué la reïno émboyo,
Al cor y bén méttré la joyo ,
Just an'aquél mêmé moumén
Dintro , saludo è lou prébén
Dé la fuito è dé l'arribado
Dé sa maistrésso courounado.
�Ordré sul' cop al sénéchal
Aymoun 56 dé fa mounta à chabal
( La cérémougnè lou régardo )
Lous cént milo hommés dé sa gardo ;
Lous doutzé pairs soun couniboucats ;
Turpin è lous prélats mandats;
E fa léba la princésso Aoudo 57,
Dins soun leït alors touto caoudo ,
La nobio dal famous Roullan
Qué l'ampérur aïmabo tant,
È qu'am'élis fazio campagno,
Per qué ténguessé un paouc coumpagno
A la reïno , dount l'afflicsiou
Méritabo sa coumpassiou.
Quand la reïno è sas doumaïzèlos
Ajèroun rélébat sous bouèlos,
Dal camp un crit unibersèl
Ébranlo l'aïré, mounto al cièl,
Sé réspén lènc dins las campagnos ,
E réstoundits per las mountagnos
Coubertos dé pins 58 d'alentour ;
E lous pouètos dé la cour,
Sé n'èro pas éstado bruno,
L'aouïon coumparado à la luno,
A la planéto Jupiter ,
A Bénus , qu'appèloun Vesper.
Entré uno doublo loungo brando
Dé chibaliès, qu'Aougiè coumando,
Ourioundo è soun éscadroun
Gagnoun lou riché pabilloun
Ount lous atténdio Charlomagno
En noumbrouzo è noblo coumpagno;
�297
A sous ginouls ba sé jéta ,
È réfuso dé lous quitta
Qué nou sa grandou cathoulico
Ajé aouzit soun humblo suppliquo ;
E, per lou mouyèn d'un drogman
(Ço qu'un interprèto appélan),
Y dits 59 : « Qué quésqué né résulté ,
« N'a per déssus lou cap dal culté
« D'un poplé dé Dious détestât,
« Sénténo dé perbersitat,
« Chez qui las fénnos soun ésclabos ,
« E, per tant qué sé mostroun brabos ,
« Per bingt ou trénto n'an qu'un poul ;
« Qué per élo lou sang y boul
« Quand, per béiré én mar uno bèlo ,
« Cal qué s'émmasqué d'un grand bouèlo,
« E quand béi soun hounou gardât
« Per un grand négré mutilât,
« Co qué dé toutos las injuros
« Per las damos soun las pus duros ;
« Qu'à sous pès bégno sé jéta ,
« Touto décidado à quitta
« Soun homé , sa fé, sa courouno
« È sa grand' bilo dé Narbouno
« Ount tout és ço déjoust déssus ,
« Per adoura l'énfan Jésus
« È la Biergés, sa bouno maïré ;
« Qué Narbouno téndro pas gaïré ;
« Qué sous beït cénts milo habitans,
« Souldats , marins , oubriès , marchands,
« Goths, jigious, gaulouézés, arabos
« Patission d'ersés è dé fabos ;
« Qué lous gats , lous rats, lous limaous
« S'y béndion à dé prèzés baous ;
�298
« Qué las sémèlos dé las grouillos
« S'y manjaboun én ratatouillos ;
« È qué sé soun marit Matran ,
« Grand partisan dé l'alcouran ,
« Baouginard, à closco téstudo ,
« L'ajessé ésooutado è crégudo ,
« Démpeï pla loungtéms lous chréstias
« Gantaïon sous alléluias
« Dins la famouzo baziliquo
« Rébastido per Sant Rustiquo
60
;
« È qué lou drapèou dé la crouès
« Floutaïo sus sous dous cluquiès,
« Sul' frountoun dé Santo-Mario
« E sul' palais dé la Mairio ;
81
« Qué, sé boulén rémarida,
« Lou prégabo dé l'y douna
« Un marit à quis agradessé,
« E , sé sé poudio , l'y plaguessé ;
a Qué sas sachos fillos d'hounou,
« Al ségur, dion pas qué nou ,
« S'y prézéntaboun dé fringuaïrés
« Noblés, balénts è fadégeaïrés ;
« Mais qu'au resto toutos faïon
« Tout ço qu'él è lous Francs boudrion,
« Amaï qu'y faguessoun la grâço
« Dé las fa batiza à Lagrasso. »
Charlés , toucat dé soun discours,
Dé sous désirs 6 dé sous plours,
Dé sa joubéntu, dé sa gràço,
Dits : « Qué ba l'énbouya à Lagrasso,
« Ount lou boun ermito Thoumas
e2
« Dount lou papo Léon fa cas,
« Dins caouquis jours y fara béiré
,
�299
« Tout ço qu'un boun chréstia déou créiré,
« E qu'apeï sé maridara
« Amé lou ségnou qué boudra ;
« Qué pot caouzi parmi sa suito. »
Élo bous y réspoun. dé suito
« Qué boulio per homé Mountcler 63. »
Or aquél grand ségnou, moun cher !
Èro un chibaliè sans réproché,
Qué dé la reïno èro tout proché,
È qué , das èls luzéns qu'abio ,
Coumo sé dits , la sang-bébio ,
Péndén touto la counférénço ,'
Am'un transport, uno cousténço
Qu'èro faïto per l'émpaouma ;
Élo l'abio énténdut nouma ,
Co qué fa qué, n'éstén séduito,
Lou noumèt per soun noum désuito.
SORO.
Coussi, sul' cop , én mêmé téms ,
Bol réçaoupré dous sacroméns !
Èro ana pla bité én bézougno,
È moustra pla paouc dé bergougno ;
Car anfin , d'après ço qu'as dit,
Matran èro pas éscoufit ;
L'abion rétirat dé la cabo,
È dins soun le*alors rouncabo.
Dins aquél fait bézi un cumul.
MOUNTAOUT.
Soun mariaché èro un acté nul ;
Bé mai, n'èro pas un mariaché,
Mais sounco un laid councubinaché.
�500
Èroun pas dous dins mémo car ;
È Mahoumét èro un paillard
Qué chez soun poplé outourizabo
Lou coumercé impur dount uzabo ,
È qué dins la chréstianétat
D'un polygamo fa un fourçat.
Dé Balaac la fénno fièro
N'agiguèt dé mémo manièro ;
Lou papo è cinquanto prélats
Abion ésclarcit aquél cas.
Mais perqué tant dé berbiaché?
Quand sé faguèt lou mariaché ;
Matran , démpeï beït jours tibat,
Èro am'és diablés al sabat.
Aquélo neït84, dédins la bilo
Sé tramo uno guerro cibilo,
Ëntuzado pés partizans
Dé Charles è das Francimans.
Lous Goths, lous Boumèns sé counfoundoun ;
Amé lous Jigious courréspoundoun.
Aquél poplé, tant détestât
Alors dins la chréstianétat
Per sas uzuros, sas pratiquos,
È pés réizés goths cathouliquos,
Maï qué pés réizés arièns,
Tratat coum'èroun lous j^ayèns,
Jadis, dins aquésto countrado,
Abio fabourizat l'intrado 65
Das Morouls è das Sarrazis.
Béndicatifs aoutant qué fis ,
Pus tard, per lous Morouls cachadis
È per lou réi Charlés gagnadis ,
Fazion cadéno as assiégeans
�301
Gascous, Aquitèns, Francimans ;
As Sarrazis tégnon rancuno ,
È boulion y-n' fa béiré uno.
Lous Goths è lous Roumèns tabès ,
Qu'abion presqué las mémos lés
Désémpeï lou réi Chindasbindo
66
E soun successou Reccesbindo ,
Pés binqurs bèxats è pillats ,
È dins sous uzachés troublais ,
Suppourtaboun pas qu'amé racho
Lou joug d'uno secto saoubacho.
Un d'élis , noumat Ansémou 6',
Ségnou courachous , plé d'hounou ,
D'aquél coumplot èro lou céntré ,
È péndén qué lous Francs , al béntré ,
Al cap das Morouls , sus ramparts ,
Tiraïon dé peïros , dé dards
Amé sous arcs è sas machinos ,
Noumados michantos bézinos,
Gattos , mangounèls è bèliès,
Débio, dins toutis lous quartiès,
Douna lou signal as bourgézés
( Toutis partizans das Francézés,
Préparadis al cop dé ma ,
È qu'abion pla dé qué s'arma ) ;
Toumba tout d'un cop sus la croupo
Das Sarrazis, amé sa troupo ;
Coupa lous réns as mécréans,
È doubri las portos as Francs.
Aquélo dangéirouzo mino
Sé préparabo, à la sourdino ,
Chez un rabin belcop énstruit,
Dé la raço dal réi Dabid,
�Qué Kaloumino 68 sé noumabo.
Assémbladis dins uno cabo
Èroun , aquélo mémo neït,
A peu prêts unis set ou beït;
Aquis sioguèt délibérado
Aquélo famouzo émbassado
Qué lous Goths amé lous rabins,
A l'amagat das Sarrazins ,
A Charlomagnés émbouyèroun;
Tout arréglat, sé séparèroun.
A la testo das députats
Per lous Bizigoths émbouyats,
Èro Ansémou , ségnou fort saché,
Qué, per faïré aquél court bouyaché,
Prénguèt bès Fountfrédo un détour,
Mais arribét aban lou jour.
Lou famous douctou Kaloumino ,
D'uno tant célèbro ourigino,
È qué sé crézio, lou maoudit !
Pétit couzi dé Jésus-Christ,
Dé Jésus-Chrit qué rénégabo ,
Sus unis quatré azés ménabo
Ëliézer, Rubens, Nathan
È lou sarro-piastros Mathan,
Dal pentateuqué è das prouphètos
Toutis famouzés interprètos.
Dins dé gorbos , lous cinq rabins
Pourtaboun qui sap lous séquins 69 !
È dé diamants d'un calibré
Coumo s'és jamaï bist dé gibré.
. A Charlomagno prézéntats
Das jigious lous cinq députats
Sus sous couïdés sé prousternèroun ,
�Sous riches prézéns ouffriguèroun ,
E Kaloumino J|y diguèt,
Én fort boun hébru, sé bous plaît,
Qué traduiguait Alcuin , lou moungé ,
Amé Thodulfo, ancien canoungé ,
Car aquélis grandis douctous
L'abion séguit am'aoutris dous :
« Siro, dé bostris faits l'histouèro
« Dé cadun és dins la mémouèro,
« Dal pôlé sud al pôlé nord
« È dal pic dé Noro al Thabor , »
Sans figuro ço qué bol diré...
Mais mé sémblo t'énténdré riré !
NORO.
Kaloumino à iéou mé citèt!
Bèlcop d'hounou qué mé faguèt ;
Mé séntissi pruzi l'ésquino.
Mais d'un méssouriè m'as la mino;
Aquélo té la passi pas ;
Mé passés d'éncés joust lou naz.
Mé counéissio , souèt, sé pot faïré ,
Per iéou lou counéissio pas gaïré,
È dal gran Charlés la bertu
La counéissi pas qué per tu.
MOUNTAOCT.
«
«
«
«
«
«
Siro, dé bostris faits l'histouèro
Dé cadun és dins la mémouèro,
Dal pôlé sud al pôlé nord
È dal pic dé Noro al Thabor,
Car s'éstén, coumo fan las bartos,
Pertout ount sé jogo à las cartos 70,
�504
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
D'abord qu'és bous, sans countrédit,
Qu'y réprézéntats dé Dabid
La majestuouzo persouno ,
E noun pas Dabid ", dé Narbouno,
Qué né fabriquo è qué né bén.
A bostris pès , am'un prézén ,
Sioï énbouyat én émbassado
Per ma nassiou intéressado ,
Qué rés per rés nou fa jamaï,
E qué bous n'ouffrira pla mai,
Quoiqué ajén la fardo pudénto,
S'aquél présén nou bous counténto.
Passa dal coustat dal pus fort
Abèn per règlo, noun à tort,
Per countinua sans mézuro
Nostros fraoudos è nostro uzuro.
Aoutros fés, joust lous réizés goths ,
Lébabén toutis lous impôts 72.
Péndén dous cénts ans, nostris païrés
Y faguèroun pla sous affairés,
Surtout dal téms d'Amalaric ;
Mais, à sa mort, lou réi Theudic 73
Quittèt lou séjour dé Narbouno
Per ana cap'à Barcélouno.
Aro amé nous aoutris , Matran
Sé coumporto coumo un brigan :
Dins nostris coffrés toujours chumo,
Jusqu'al biau nous rasclo ou nous plumo
Nous a parcadis toutis soûls
Dins lou claous dé Mato-Pézouls,
Pés Roumèns noumat Énsabourro :i,
Tout plé dé bermino è dé sourro ;
Mais aquis loungean per hazard
Quatré cénts touèzos dé rampart,
�SOS
« Justomén dal coustat dé bilo
« Qu'attaquo Roullan, sion dèts milo
« Qué la garnizou matarén
« E las portos y doubrirén.
« Sus jigious eï grando influénço,
« Per moun sabé, per ma naïssénço,
« E réspectat coum'un Jacob ,
« Per soun réi mé boudron bèlcop ;
« Car fidèls à sous bièls uzachés
« Démpeï lou téms das patriarchés,
« Coumo as gitanous y-n' cal un
« Qué séntigué un paouc lou furun. »
Aco dit, lou bièl Kaloumino
Coumo un arquét plègo l'ésquino ,
E douno countro lou parbis
Un cop dé froun qué pla poumpits.
Charlés, rizén joust sa moustacho ,
D'un aïré dé bountat l'agacho
È l'y dits : « Qué récounéstra
« Ço qu'Israël per él fara ;
« Qué sus lous Jigious dé Narbouno
« Y pot pas manqua la courouno,
« Amé juridicsiou, tout soul,
« Sul' cagnard 75 è Mato-Pézoul,
« Sans qué digus lou naz y métté,
« E dé lous bèxa sé permétté. »
Mais lou ségnou goth Ansémoun
Parlèt sus un pus noblé toun 76 :
« Sé, sourtits dé la Germanio
« Ou das bosqués dé la Scythio ,
« Per trabersa l'Elbo è lou Rhin,
« È rouina l'ampiré Roumain,
« Nostris païrés, barbaro raço ,
�506
Ëmigrèroun toutis én masso
Amé sas fénnos , sous éfans,
Sas téndos è sous charabans ,
Daban souè fazén taoulo razo ,
Passan tout al fiai dé l'éspazo
Joust la counduito d'Alaric ,
Al pillaché toujours afric ,
Mais général dé grand couraché ;
Sé pus tard, per soun abantaché ,
Auxiliaris paouc ségurs
Ou bé traités das ampérurs,
Per dé serbicis qu'y randèroun ,
A lous paga lous oubligèroun
Én terros , én gras ou argén ,
È s'y rébénion trop soubén ,
Én groussiguén toujours la soumo ,
È féniguén per pilla Roumo ;
Sé l'ampérur Honorius ,
Per n'énténdré parla pas pus
È sé dégacha dé sas pinços ,
Y dounèt dé grandos proubinços
Dins las Gaoulos, è d'ount pus tard
Gagnèroun jusqu'à Gibraltar,
A l'Aoudé, al Rhôné è à la Louèro
( Go qué sé béi dins nostro histouèro ),
Immansé è fertilé pais
Ount bibion coumo dé gourris ,
Car lous bés qué s'approupriaboun ,
Lous Gaulouèzés y lous laouraboun ;
Aro qué sion pas lous pus forts,
Lous pagan caré aquélis torts !
Sé dits qu'un bandit nou fa guaïré
Am'un pillard un boun affairé,
Cépandan , per lou réi Clobis
�Alaric dous sioguèt ouccis
E sa pus bèlo armado touto
Echarpado ou mézo én dérouto.
Toulouzo al Francés sé randèt ;
Narbouno alors prédouminèt78,
E lou trézor dé la courouno
Sioguèt pourtat à Carcassouno
(Ount lou cercoun, sans lou trapa 1
Démpeï quatré cénts ans , én ça ,
È lou cercaran , lous éspièclés !
Bélèou jusqu'à la fi das sièclés ).
Y réstèt aquésté païs
E FEspagno. Dé mal én pis ,
Démpêï, squs affairés anèroun ;
Car éntr'élis s'éspélinsèroun,
Malgré lous counséls fort sénsats
Dé sous abésqués è curats .
Qué lous aouïon cibilizadis 80
Sé lous ajèssoun éscoutadis.
Aqui qu'un jour, bès Gibraltar ,
Lous Sarrazis passoun la mar;
Dins unos dos ou très campagnos
Subjugoun toutos las Espagnos
Méns un cantou... Toutésfénit,
Lou règne das Goths és détruit !
Nostré tourbénguèt; qu'un désastre
Troupèl sans gousses è sans pastré 81
Sioguèrén bincuts , rabachats ;
Aqui, Siro, trénto ans passais 82
Qu'aquélis brigands nous malménoun
Nostros pus bèlos fillos prénoun
Per né faïré ço qué l'y pi aï ;
Mais, Matran , és pla lou qué mai
Nous rançouno è nous assassino.
�508
Anfin la boulountat dibino
Bous émboyo à nostré sécours;
Mais sion lassés d'estré toujours
Coumo dé poucèls éscaoumadis
Ou coumo d'agnèls éscourchadis.
Sans nous aoutris poudèts parrés ;
Siro , s'és bist uno aoutro fés :
Charlés Martel, bostré grand-païré,
Aïssis ajèt parrés à faïré ,
Malgré qu'an aquél grand coumbat,
Qué dé la Berro 83 és appelât
( Sa pus glouriouzo journado ! ),
Ajé démoulit uno armado
D'aquélis sallés mécréans,,
Pus noumbrouzo qué lous issans
Dé mouïssals qu'ai tour dé Narbouno
Éspélissoun à cado aoutouno,
E boutioloun sous habitants,
Ou las gragnotos das éstangs ,
Quand l'éstiou , lou cap foro l'aïgo,
Fan soun councert qué nous égayo.
Aïssis mai d'un chèf fort expert
A échouât : sé Caribert
Prénguèt Narbouno per susprézo,
Lou léndéma l'aouïo pas prézo.
La mar presqué dé touto part
Embirouno soun naout rampart84.
Abèts pas d'éscalos prou loungos ,
E bous crézi pas prou d'éspoungos
Per désséca nostris foussats
Dé trénto piès d'aïgo inoundats.
Ço qué sans nous sé pot pas faïré ,
Amé nous coustara pas gaïré.
Én bénguén dins nostré pais,
�509
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
Per né cassa lous Sarrazis,
Charlés Martèl è sous Francézés
Endispaouzèroun lous Gaulouézés,
Lous Roumèns , lous Jigious , lous Goths ;
Sioguèroun barbarés è sots ;
En énémics lous saccagèroun ,
È jusqu'as aoutas déspeuillèroun 85.
Siro, faguesséts pas coum'él ;
Escoutats pus lèou moun counsél :
Sé bous ouffrissèn bés è bidos,
Nous cal dé fortos garantidos ;
Nostris uzachés manténdréts,
È nostros lés counfirmaréts.
An'aquélo coundissiou , Siro ,
Nous pastaréts coumo dé ciro ;
Sans élo, per bostré intérès ,
Sarén pus durs qu'un souc dé bouès ;
È boun' tournaréts , Excéllénço,
Mal-courat dé bostro émpuissénço.
Dins aquésté grabé moumén,
Sé iéou sioï lou réprézéntén
D'Agdé ,• Capestang è Narbouno ,
È dal pais dé Carcassouno,
Moun camarado Coconas
Estipulo per Pézénas ;
Raffanèl, qué s'y béi pas gaïré,
Parlo per Nîmés è Beoucaïré ;
E lou rétapat Jolibouès ,
Per Loudèbo, Mèzo è Béziès. »
Atal parlèt én homé saché
Aquél assénât persounaché.
Charlés un paouc réfléchiguèt ;
Éginard , Alcuin counsultèt,
�310
È l'y réspoundèt : « Sion d'accordi ;
« Tout acos , Méssius , bous accordi.
« M'éngachi per mous déscéndéns ,
« Qué ba téndran sé soun prudéns. »
Aco dit, l'archébésqué d'Arlés
Passèt un crucifix à Charlés ,
È Charlés soulennèlomén
Faguèt sus lou Christ lou sermén
D'oubserba toujours aquél pacté,
Dount lou moungé Alcuin passèt acté.
Apeï toutis an'un banquét
Anèroun faïré réssoupét.
NORO.
Très fés heroux qui dos fés soupo ;
Agessé un barquétat dé soupo
Aquésté souèr per moun répaïs !
Quand nou sioguessé pas al graïs ;
Mais n'aoureï, per touto ressourço ,
Qu'un bouil-à-baïs 86 d'aïgo dé sourço ,
A la tempèraturo près
Dé la glaço ou dé dous dégrès.
Qu'uno fan ! qu'uno bido rudo !
MOUNTAOUT.
La grando lampo nous s'atudo !
Amie Noro, bézi pas pus
Ni Faouzan, ni tu , ni digus ,
È démpeï mai' dé mièjo-ourado,
Dins sous cazals s'és émbarrado
La coïllo das oubriès minurs :
Férmos, éfans è géns madurs
Qu'an passât la journado éntieïro
�311
A tira dé carbou dé peïro
Dé la mino dé Moussu Loup.
Aquél Moussu n'és pas tant loup
Qué soun noum ba poudro fa créiré,
Nani pas ! on n'a qu'à lou béiré.
Sé coumo un loup biou rétirat
Dins lous rocs qué s'és pas dounat,
Mais ton dé sous duris ancêtros;
Sé l'on lou béi pus lèou én guêtres ,
En boumbas, én grossis souliès,
Qu'aîné dé pantouflos as pès
È débas dé sédo à la cambo,
A soun fouyè , qué toujours flambo ,
Mai d'un mandiant transit dé fréd,
Affamât ou miech-mort dé sét,
Réçaou boun accueil, assisténço ;
D'aquél termé és la Proubidénço ;
È, pél' bouyachur égarât,
Soun mourrèl és un Sant-Bernad,
È sa démoro és un houspici.
Éxcuso-mé, s'aïssis fénissi,
Ei mal dé sét, sioï énraoucat,
Per beï moun comité és acabat.
VI ML PlIliMIE D1ALOGO.
��315
st:«;oi v
DIALOGO.
NORO.
Hola hé!...
(àpan)
Roupilléjo éncaro.
Jès qu'un bèl téms qué sé préparo !
S'èrén dins lou més dé fébriè,
Pas mai' qué l'aïgo an'un paniè
Téndro la nèou qu'eï sus l'ésquino;
Mais sion qu'à Santo-Catharino ,
È sans caouqué fort marinas,
Moun fréd lançol sé foundra pas...
Mountaout! Mountaout!..
(à pan)
pas dé noubèlos.
Sounoun beït houros à Pradèlos !
T'éspertés , ou té jèti un roc
1
MOUNTAOUT.
Qu'és acos ? én dacon y a foc,
Per crida d'aquélo manieïro?
S'as lou foc à la chiminieïro,
È tramblés per toun moubiliè,
Tant pis per tu. L'hiber dargnè
M'assurèri chez Roch Escandro,
�Al burèou dé La Salamandro ;
S'és à Cessé, Ougnou , Ribocèl,
Porto-z-y d'aïgo am'un curbèl 1 ;
Mais s'és pas qu'à tous fabourizés ,
Laïsso-lous brulla qué soun grizés.
NORO.
Saras dounqués toujours farçur.
Sapralèto , qu'as lou son dur !
MOUNTAOUT.
Eï pas passât uno neït bouno.
NORO.
L'eï pas passade pla millouno ,
Sans m'estré pourtant anuyat.
Dins ma cerbèlo eï répassat
Tout ço qué hier mé racountèrés.
Eï pas brico oublidat ount n'èrés :
Né démourèrén al sermou
Dal députât goth Ansémou.
Aquél perso unaché, biettazé !
N'èro pas créntous , ni cap d'azé.
Qu'uno âmo, qu'unis séntiméns,
È qu'unis fortis arguméns !
Aquél bièl douctou Kaloumino ,
Dount aoutant souplo èro l'ésquino ,
Amé sa patto dé bélours,
Faguèt pas un tant bol discours.
Tout ço qué dizés dé Narbouno
M'amuzo, m'éncanto è m'éstouno ;
Mais s'èro un tant fort boulébard ,
�515
Sé tan naout èro soun rampart,
Goussi dounc abion pouscut faïré
Lous Goths, per y dintra, couuipaïré?
MOUNTAOUT.
Moun cher , Théodoric premiè ,
Qué ségur èro un boun guerriè,
Qu'abio gagnât tant dé bataillos ,
Battèt mai d'un an sas muraillos,
È crézio pla s'én émpara,
Démunido qu'èro dé gra,
Dé car, dé touto bituaillo.
Eh bé ! s'én rétournèt la paillo ,
La paillo al quioul2. Litorius,
Un lieuténén d'Aétius,
Uno neït qu'aquélis barbaros
Dourrnission coumo dé missarros,
Car lou crézion pla lènc d'aquis ,
È qué lou léndéma matis ,
La garnizou déscourachado
Poudio qué battré la chamado,
Amé dèts milo cabaliès
Qu'abion én croupo dous séstiès
Cadun dé blat ou dé moungétos ,
Bén al galaoup dé bès Léhrétos,
Lous susprén, lous mét én hachis,
Pés pès das chabals lous chaoupits ,
È dintro, naouto la banieïro,
Én cioutat, per la porto Aquieïro.
Acos sé béjèt, moun amie,
Lou grand réi goth Théodoric,
Déjoust lous ramparts dé Narbouno;
Abio pourtant prés Carcassouno,
�516
Qué passabo, à justo razou ,
Pél' Fort lou pus fort dal cantou ;
È débio pus tard , én Chauipagno ,
Amés Roumèns fazén campagno,
Bincré lou farouché Attila ,
Émbouyat per tout dézoula.
Y périguèt coubert dé glouèro,
Laissén un grand noum dins l'histouèro.
NORO.
Qu'unis grandis ébènoméns !
Y a.pla paouc d'arroundissiméns,
Bé mal', pla paouc dé capitalos
Qu'ajoun dé pareillos annalos !
Castros 3, ba dounoun per certèn ,
Tiro soun noum d'un camp roumèn ,
Mais és pas éstat uno bilo,
È pla pichouno, qu'én l'an milo ;
Las réliquos dé Sant Bincén
Faguèroun soun accrouèssomén
A l'époquo ount Sant Douminiquo
S'approuprièt sa basiliquo 4,
En diguén as bénédictèns ,
Qu'èroun sous foundatous ancièns ,
Lou léndéma dé sa béngudo :
« Qu'uno bouès dal cièl déscéndudo
« Y la dounabo expressomén. »
Go qu'ajèt pas soun agromén ;
Es poussiplé qué né doutessoun ;
En tout cas, calguèt qué cédessoun.
S'és bé librat caouquis coumbats
Per aïssis, dal téms das crouèzats :
La liguo y pourtèt sous désastres,
�517
È lou premiè ségnou dé Castrés
Sioguèt un fraïré dé Mountfort ;
Un Jouyuzo y trappèt la mort
Én trabersan uno ribieïro,
Après uno dérouto éntieïro ;
Maï d'un castèl és éstat prés,
Saccachat è pus tard réprés ;
È maï tabès d'uno bourgado
Sioguèt arrazado ou crémado ;
Dé Coundés , dé Mountmoréncys
Soun passadis à per aïssis
Amé dé pétitos armados
Dé fanatiquos coumpouzados,
Qué faguèroun las cént hourrous 5 ;
Tout acos n'és pas glourious;
Mais un pais qu'és pas frountieiro,
Qu'a pas dé pla grando ribieïro ,
Lènc dé las costos situât,
Pot pas jéta gaïré d'ésclat.
MOUNTAOUT.
Toun oubserbassiou és fort bouno.
Aro rébénguén à Narbouno :
S'Ataulfo dins Narbouno intrèt,
Én téms dé béndémios sioguèt6.
Dispersadis dins la campagno
Èroun lous habitans, caoucagno !
Dins las carrieïros, pés oustals ,
L'un adoubabo dé sémals .
Al rastèl, accrouchan sa piquo,
L'aoutré çaouclabo uno barriquo,
Un aoutré éstancabo lou trèl
Ou dins sa cabo tégno l'èl,
�318
Per béiré sé quicon rajabo ,
Qui carréjabo , qui faougnabo ;
Digus as ramparts per gue'ïta ;
Coussi dounc poudé résista
A dé géns qué sé prézéntaboun
Én amies , è qué bous prégaboun.
Peï l'ampérur Honorius
Sé poudio pas fiza à digus ;
Dins l'éstat tout sé démargabo,
È tout lou moundé goubernabo.
Un narbounés, noumat Jovin
Qué coumandabo sus lou Rhin ,
Sé faguèt prouclama , à Mayénço ,
Ampérur , è , sans résisténço ,
Un tiers dé la Franco prénguèt;
Dé Narbouno s'asségurèt,
Y mandèt Sabastia soun fraïré,
Mais soun régné durèt pas gaïré :
L'un, à Balénço sioguèt prés,
L'aoutré dins Narbouno tabès ;
Jovin , pél' général Dardano ,
A l'antenno d'uno tartano
Sioguèt pénjat pél' gargaillol ;
Al fraïré coupèroun lou col.
Dé caouquis mézés dé rébolto ,
Paouré proufit, tristo récolto !
Dé tout acos lou fénimén
Sioguèt qu'un jour, sul' mandomén
D'un ampérur noumat Sévèro 8
( Agessé crébat én galcro ! ),
Sioguèt librado al poplé Goth,
Dé la rafuza pas tant sot,
Narbouno è touto sa proubinço,
Dounassiou hountouzo è pas minço.
�Lou goth Ansémou, jusqu'à! bout,
Al réi francés diguèt pas tout
Al suchèt dé soun dur grand-païré
( Sans douté per y pas désplaïré ) :
Préténdion qué Charlés Martèl,
Per s'estré moustrat tant cruèl
Dins la bèlo Septimanio,
Caouquis cops noumado Gouthio,
Narbonensis prima tabès,
Espagno intrà montés dé fés,
Proubinço dé Gaoulos éncaro,
Go qu'anfin és Languedoc aro,
Am'uno cadéno dé fer
Èro garroutat dins l'enfer %
Él qu'abio més à la cadéno,
Dins nostro Proubinço rouméno,
Tant dé fénnos è tant d'éfans,
Tant d'homés pétitis ou grands,
Tant saccachat dé mounastèris
È tant pillât dé réliquèris.
Dizion qué quand un més après
Boulguèroun, d'un cercueuil dé bouès
( Siogué dé garrie ou dé chaîné ),
Traïré d'aquél grand capitaïné
Lou cadabré è lou béstimén
Per lou coulca débotomén
Dins uno pialo sépulcralo ,
Joust uno capèlo rouyalo,
Al loc d'un cos pla counserbat,
Amé tant dé souèn émbaoumat,
Lous assistans è las géns d'obro
Troubèroun pas qu'uno coulobro
Ënormo , è qué lous infectèt
Al pun qu'un d'élis n'én crébèt.
�Mé diras qu'aco soun dé fablos
Absurdos è pla misérablos.
Al jour dé beï pénsan atal ;
Mais , dins aquél sièclé brutal.
Abion uno grando influénço :
Prézéntaboun la Proubidénço
Presto à castia, tôt ou tard ,
Lou ségnou cruèl è pillard,
Luxurious, paouc caritablé,
Qué bèxabo lou misérablé,
Sans bergougno è sans crénta rés.
Dé justiço y gn'abio pas gés,
Pas maï én pax qu'én téms dé guerro.
Ço qué soul al grand dé la terro
Èro un troublo-plazés , un mors ,
Qué réprimabo sous transports,
L'énclinabo bès la cléménço,
Lou pourtabo à la péniténço ,
Mêmé à répara fosso fés
Lou doumaché qu'abio coumés,
A s'énclastra , sé faïré ermito ,
A faïré bouli la marmito
Pés paourés è pés pélérins,
A coumbattré lous Sarrazins, 1
Èroun , Noro, aquélos légéndos
Qué sé countaboun joust las téndos ,
Dins lous palaïzés, pés oustals,
Dins lous pus pétitis cazals.
Dé l'hiber n'èroun récréados ,
Al pè d'un boun foc, las béillados.
Qui sab lou mal qu'an émpachat !
Qui sab lou bé qu'an proucurat !
Car sé lous pécats è lous bicis
Dé touto raço dé supplicis
�521
Y soun punits sans rémissiou,
Un bèl trait, uno bouno acsiou,
La prièro è la péniténço
Y soun jamaï sans récoumpénso.
Dal grand réi goth Théodoric,
Déjoust Narbouno, moun amie,
T'eï dit tout aro la dérouto ;
Mais sioguèt pas lou dargnè , bouto
Qu'ajèt suchèt dé régréta
D'estré béngut per s'y fréta.
Dal téms dé Guifred, l'archébésqué
A dets ans counsacrat abésqué ,
Narbouno , én milo dozo-beït 10,
Sioguèt imbéstido dé neït
Per uno armado sarrazino
Qu'èro béngudo à la sourdino ,
Per un téms brumous, débarqua
A La- Noubèlo ou bès Sigea.
Dé sé douna d'aquélis. aïrés,
Sus la fé dé sous débignaïrés ,
Sé répéntiguèroun , ségur !
Lous Narbounézés , per bounhur,
Èroun éstadis prébéngudis ;
D'armos è d'angèns pla munidis
Per soun bicoumté Bérangè,
Per crénta pus méns lou dangè,
S'anèroun toutis méttré à taoulo...
A doublé séns és ma paraoulo :
Ço qué cadun d'élis manjèt,
L'âmo maï qué 1' cos nouiriguèt ;
Dins un calici, à tantis qu'èroun ,
Sous curats y ba sérbiguèroun
Quand sé sioguèroun couféssats,
È dé sous pécats pla purgats.
�522
Coumptant dounc sus la Proubidénço,
S'én anèroun , am'assurénço,
Coumbattré per sa réligiou ,
Sas lés , soun princé , sa nassiou ;
Sus Morouls sé précipitèroun
Én masso , è lous écharpénèroun.
L'aoutou qué rapporto aquél fait,
Qu'a pas d'oublidat don Baissèt " ,
Ajusto qué d'uno bingténo ,
Pèl rabouillut, négro coudéno ,
Grands, pla faïts, né faguèroun doun
An'un abésqué d'én amoun;
Goumo dé gousséts idoulaboun ,
Parlaboun pas, sounco jaoupaboun.
Toutis lous aoutris , raccourcits ,
Sioguèroun d'un piè pus pétits ;
Dé turban démpeï sé passèroun ,
È per toujours tabès perdèroun
Lou goust dal fricot è dal pa
È dal boun binot, séquélà !
Car coumo dé traous né pintaboun ,
È per dargnè sé pénchénaboun
Dal précepté dé l'alcoran ,
Qu'és l'ébangèli muzulman.
NORO.
Moun amie, sans qu'acos té fâché ,
Sioï réboultat d'un tal carnaché ;
Tous Narbounézés couféssats
Sé moustrèroun maï qu'énrachats.
MOUNTAOUT.
Démpeï la mort dé Charlomagno,
�323
Moun cher , lous Sarrazis d'Ëspagno
Abion pas pus rés éntréprés
Dé grand sul' coumtat Narbounés;
Mais sas costos, tant éspaouzados ,
Sioguèroun soubén insultados,
Péndén plusiurs cénténos d'ans ,
Per aquélis sallés roufians,
Qué tout pillaboun è brullaboun,
Fénnos , maïnachés énlébaboun ,
È couméttion las milo hourrous...
Jucho-n'én per un trait ou dous :
Un jour, dins lou sièclé doutcièmé
Mé soubéni pas dal quantièmé,
Lou surléndéma dé Nadal,
Un councilé proubincial
Sé tégno dins la cathédralo
Dé la bilo archiobisbalo
l3,
Dal téms dal primat Lébézou.
L'abésqué d'Elno, én Roussillou ,
Qué sus dos crossos s'appuyabo
( Udalgarius sé noumabo ),
A sas larmos dounan lou cours,
Dins un pla piétadous discours ,
Qué né faguèt dé pla sincèros
Raja sus las barbos sébèros
D'uno cénténo dé prélats
Dins la sacristio assémblats,
Y diguèt qué l'aoutro sémano
Uno pinquo mahoumétano
Sus sa costo abio débarquât
D'homés à turban un arpat,
Qu'émménèroun én ésclabaché,
Sans agacha lou sexé è l'aché,
12,
�524
Caouquos doutcénos dé créstias
Dé Bendrés è d'Empurias;
Qu'aquélis brigands crapulouzés,
Per rélâcha lous malhérouzés
Qué pès è pungs éncadénats
Èroun dins la calo émpilats,
Ount ésprémits sé dézoulaboun ,
A titré dé troc démandaboun
Noun pas dé fédos ni d'agnèls ,
Ni dé bourrétos ou poucèls,
Mais cént fillos, bloundos ou brunos
È flourados coumo dé prunos,
D'unis quinzé à bingto-quatré ans ,
È qu'ajessoun pas dé galans ;
Qu'uno démando tant infâmo ,
Pla faïto per réboulta l'âmo
Dé tout homé cibilizat,
Tout soun troupèl abio éndignat ;
Qu'alors aquélis éscumaïrés,
Per randré dé fils à sous païrés ,
A sas fénnos tant dé marits ,
Abion, én piastres dal païs ,
Boulgut uno soumo tant forto,
Qué soun district, dé cap dé sorto ,
D'un cap à l'aoutré dézoulat,
Né poudio pas fa la mitât.
« Qué faïré dins un cas sémblablé ! »
Diguèt lou prélat bénérablé.
« Toutis mous bés soun déténguts
« Per dé ségnous durs è gouluts,
« È qué bèxoun , sans rés énténdré,
« La gleïzo qué déouïon déféndré ;
« Dins mous prats, qu'arrozo la Téch,
« M'an manjat lou bért è lou séc ;
�325
« Débouraïon, tant an paouc d'âmo !
« Dé mai dé cént maillols la ramo,
« Coumo és dit dins lou Narbounés ;
« D'éspargno n'eï presqué pas gés ;
« Pourtant ma paraoulo eï dounado
« Dé fourni la soumo éxigeado ,
« Dé crénto qu'ai premiè boun bén ,
« Sé bézion pas béni l'argén ,
« Lous bandits dé la carabèlo
« Sul' cop métessoun à la bèlo.
« Ës qué sus bostro caritat,
« Mous caris fraïrés , eï coumptat,
« Sus la dal poplé dé Narbouno,
« Quoiqu'oungan siogué pas trop bouno
« La récolto, è qué bostris blats
« Siogoun per l'aoudénquo énléssats.
«
«
«
«
«
«
Sabi lou téms pla difficillé,
È pourtant n'appèli al Councillé.
Mous malhérouzés dioucézains ,
Ésclabos d'aquélis baourièns ,
Oui, lous randréts à sas famillos ,
È souffriréts pas qué cént fillos
« Brabétos , dé touto bèoutat,
« Qu'an déjà bélèou fiançât,
« As mécréans abandounados ,
« Siogoun per élis oubligeados
« Dé rénéga sa réligiou,
« È dé counténta sa passiou.
« Quant à iéou, s'abèts trop d'affaïrés
« Per m'assista, mous caris fraïrés,
« Séguireï, dins moun émbarras ,
« Lous éxémplés qué m'an dounats
« Sant Cézari, sant Aphroudizo 14 :
« Béndreï ma darnieïro camizo ;
�526
« Coumo un pastré, per qué ba seï,
« D'un bièl argaout mé serbireï;
« Librareï, sans né garda brico ,
« L'argéntariè dé ma fabriquo :
« Mous calicis, mous éncénsiès ,
« Mas paténos , mous candéliès ,
« Ma crosso d'or, mas richos capos,
« Dal grand aouta las bèlos nappos ,
« Per courri bité à soun sécours... »
An aquél pun dé soun discours,
Dal prélat las larmos rédoubloun ,
Gémits, sas idèos sé troubloun ,
Coumo un sant dé bouès débén mut,
È sé l'abion pas sousténgut,
A pél' sol, dé soun naout, toumbabo.
NORO.
È dé qué faguèt lou Counclabo?
MOUNTAOUT.
D'un discours tant téndré toucat,
Boutèt à l'unanimitat
Uno quisto amé d'indulgénços,
Qué sérbirion dé récoumpénsos
A toutis lous qué dounaïon
Dé sous dignès ço qué poudrion,
Per uno obro tant méritouèro.
Aïssis un aoutré trait d'histouèro
Qu'aouïo grand tort dé d'oublida ;
Crézi qué pot qué t'agrada :
D'Édouard très, réi d'Angléterro,
Lou fil, qu'èro un foudré dé guerro
15
�527
È lou prince négré noumat
A caouzo qué tout énnégrat,
Sus sa poitrino forto è duro,
Bruno ou négro èro soun armuro,
Én trétcé°cént cinquanto-trés
Ou cinq , la dato fa parrés,
Bén dé Bourdèous am'uno armado
Dé coupo-jarréts coumpouzado,
Dé routiès è dé malandris,
Dé safragniès è dé couquis,
Toutis mots qué soun synounymés i6,
Michants suchùts cargats dé crimés,
Traberso tout lou Bourdèlés ,
Lou Toulouzén , lou Lauragués
Ount déstruiguèt cinq cénts bourgados,
Castèls, bilos mal rampardados
Ou pribados dé garnizous.
Castelnaudary amaï Limoux,
Dal foc , dal pillaché tastèroun ,
È lous Carcassézés tramblèroun
Én béjén brulla sous faubourgs.
Lou princé anglés marcho toujours ,
Pénsan, quand aoura prés Narbouno,
Dé buta jusqu'à Magualouno ;
Saccacho Alzouno , Mounréals ,
Trésbés, noumat alors Trésmals ".
Dé très mailléts , per armourios ,
An fait très B... qu'unos manios !
Soun écussoun noubèl fa pas
Qué lou terrén siogué pus gras ;
Mais aoutant n'abio fait Lagrasso,
Qué dé pla magro bénguèt grasso 18
Quand Charlomagné ajèt foundat
Aquél coubén tant rénoumat
�528
Qué jétèt tant dé bèlis gaïssés,
Coumo lous oumats è lous fraïssés.
Pépious gardo à soun écussou
Sas très agassos 19 ; a razou ;
Coumo Oulounzac gardo soun oulo 20,
Ount iéou faïo pintra uno poulo ,
Tant sas géns éscarrabillats
Soun richés , si nou fort aïzats.
La babardizo , moun cher Noro,
Ta pla lous bilachés déboro
Qué lous simplés particuliès,
Créi bo ; lous nègo-paquètiès
Dé Coursa 21 dizoun qu'én mémouèro
D'uno célèbro cour plénièro
Qué Charlomagnés y ténguèt,
Péndén qué Narbouno assiéjèt,
Sa coumuno , Cosa noumado ,
Dal noum dé beï s'és appélado.
Qué sé troumpoun dins aquél loc ,
Né méttro pas lous déts al foc,
Car anfin sé la princésso Aoudo 22,
Amé qui Charlé à la ma-caoudo
Fadéjabo mai d'uno fés ,
È soun nébout Roullan tabès ,
Dounèt soun noum à la ribieïro
D'ount la dézignassiou premieïro
Ero YAtax, sé pot pla fa
Qué lou noum présént dé Coursa
Ajé l'ourigino sus-dito.
Dé moun récit préni la suito :
Per lou princé anglés , séquéla !
Jusqu'alors tout anabo pla ;
Mais , sé béjén la passo bouno ,
�Préténdèt counquéri Narbouno.
D'aquélo illustro bilo alors
Lous ramparts èroun pas pla forts :
Èroun pas qué dé tarra-gèlo ;
Car sé ma mémouèro és fidèlo,
Simou dé Mounfort, lou brigand!
S'estén brouillât, cént ans aban 'zs,
Amé l'abésqué dé Narbouno
( Qué dé duc boulio la courouno,
Ount abio pas mai dé dréit qu'él ;
Èroun un pla brabé parél
D'ambissiouzés hypoucritos,
Tantôt loups , tantôt gato-mitos ),
Abio obténgut dal réi Louis ,
Béngut pus tard dins lou pais ,
Am'uno grossissimo armado,
Per rénoubéla la crouèzado,
Qué lous ramparts tant rénoumats
Dé doutât24 sioguessoun razats.
Mais sé lous ramparts dé la bilo
Eroun dé coustrucsiou fragilo ,
Sous habitants , pla décidats
A sé déféndré, è coumandats
Per Ayméric sept, soun bicoumté ,
Dé l'anglés biffèroun lou coumpté,
Car sioguèt tant mal réçapiut,
Qu'és él qué sioguèt lou bincut.
Lou bourg crémat è dos parouèssos
Sioguèroun toutos sas prouèssos.
Dé sous morts è dé sous blassats
Laïsso lous foussats coumoulats ;
Pénso dé né tira béngénço
Sus Capestan... Mais dé Proubénço,
Dé TAoubergno è dal Bibarès
�530
Apprén (pué la beïllo à Béziès
És arribado la miliço.
D'un aoutré coustat lou cers fisso,
La mountagno-négro blanchits
Das flocs dé nèou qu'y éscoupits ;
Toumboun pas roustidos las callos...
Qué té fa lou princé dé Gallos ?
Téndos , bagachés fa pléga ,
È sé mét à rétrougrada ,
Én abandounan sas balistos ,
Dount la pus grosso èro à Balistos 25,
Qué désémpeï n'a prés lou noum.
Énsi, bélèou lou soul affroun
Qué d'aquél célébré homé-d'armos
Ajoun ésproubados las armos ,
És pla Narbouno , ount échouèt,
Moun cher amie , qu'y l'énfligèt.
Én s'én rébénguén , lous Anglézés
Abimèroun lous Minerbouêzés.
Houmps , Azillo , Ciro , Oulounzac ,
Tout acos sioguèt més à sac.
Mais s'afflijo méns l'infourtuno
Quand à fosso moundé és coumuno,
S'én counsoulèroun, én pénsan
Qué n'abion attrapât aoutan
Tant dé bilos, tant dé bourgados
Per lous Anglézés trabersados.
NORO.
Dizios tout-aro , moun amie,
Qué Simou-Mounfort ric-à-ric
N'èro béngut, rés nou m'éstouno,
Am'un abésqué dé Narbouno.
�531
Tout ço qué dizés dé Simou
M'intéresso à justo razou ;
Eï toujours maoudit sa mémouèro
È mésprézat sa faousso glouèro :
Dé Lavaur , dal païs Castrés ,
Qué saccachèt qui sap las fés !
Sioï lou gardièn è la frountieïro.
Couflèt l'Agout, nostro ribieïro ,
Ount sé perdoun tant dé courénts
Sourtidis dé mous fortis réns,
Dal sang dé paourés mizérablés
Mai égaradis qué coupablés ,
Qué dé bounos prédicassious
Aouïon ramènats al Boun Dious ,
A la crézénço cathoulico,
Pla millou qué lous cops dé piquo
Dé sous halébardiès cruèls ;
È soun d'oumats dé mous mourrèls ,
Moun cher Mountaout, qué sérbiguèroun
As buchès ount lous roustiguèroun 26 ;
D'acos né podi pas douta.
Oublijo-mé dé mé counta
Coussi Mountfort roumpèt la paillo
Am'él prélat ; bruch dé canaillo,
Coumé sé dits, nou duro pas.
Sioguèroun lèou répatriats ?
MOUNTAOUT.
Al preiniè téms dé la crouèzado ,
Qu'és das Albijouèzés noumado ,
Arnaoud, dit l'abat dé Cistèl,
Bouno lénguo è marrido pèl,
Qué, per mandomén dal Sant-Sièché,
�332
La préchèt amé pribilèché
Dins la Franco è délà lou Rhin,
S'én attribuèt bèl è bien
Tout lou manéch è la counduito,
È la ménèt biou. Dins la suito,
Quand lou bicoumté dé Béziès
Sioguèt émbouyat ad patres 21,
È qué soun superbé doumaino
(Pés crouèzats qu'uno bouno aubôno
Sioguèt counquis è rabachat,
Dious sab coussi ! lou dit abat
Faguèt ta pla per sas pratiquos ,
Per soun crédit è sas rubriquos,
Qu'ai réfut dé grandis ségnous
D'un cor pus grand, mai générous,
Lous crouèzats, randudis arbitrés ,
Dounèroun lous bés è lous titrés
Dal paouré bicoumtat éscatsat
A Simou qué l'abio doundat28.
Lou prélat, dins aquél affairé ,
Abio soun but én fi coumpaïré,
E fazio am'él : Tè tu, tè ièou;
Aquis toun lot, aïssis lou mèou;
Car un jour boulio dé Narbouno
( È sa bizado èro fort bouno )
Sé mitra dé l'archébéscat
Tant ésténdut, tant pla doutât.
Per la maistrézo dé l'armado ,
Qu'abio gaïré-bé dirigeado,
Coumo dé dréit, Simou l'ajèt,
È digus nou l'y countéstèt;
Car per la pougno è lou couraché
Abio sus toutis l'abantaché ;
Mais sa grando cupiditat
�355
Dé sous faits terniguèt l'ésclat.
Pus tard , dal coumté dé Toulouzo ,
Qu'abio dounat dins la bélouzo
Ën laïssén péri soun nébout,
Ël à qui né boulion surtout,
Lou tour bénguèt29 : sus sas proubinços,
Qu'èroun noumbrouzos è pas minços ,
Lous crouèzats sé jétèroun lèou.
Quand sé béjèt dins lou pannèou,
Uzèt dé toutos sas réssourços
Per s'én tira. Qui sab las coursos
Qu'à dréito , qu'à gaoucho faguèt !
Lou moubomén qué sé dounèt!
Mais sièchés, coumbats , alliénços ,
Tout trahiguèt sas éspérénços ;
È malgré sa proutestassiou,
Sous sérméns , soun absoulussiou ,
Sous actés dé boun cathoulico ,
Tratat coumo un franc hérético ,
Dé sous bés sioguèt déspuillat,
È soun déqué sioguèt dounat
A soun implacaplé adbersari.
Lou papo l'y sioguèt countrari,
Per qué sioguèt circoumbéngut,
È dins soun errou manténgut
Per sous légats, qué sé béndèroun
A Mountfort, è qué l'éspaoulèroun ;
È lou Councilé dé Latran
Attribuèt al counquéran
Toutis lous bés , touto la terro
Qu'abio gagnât péndén la guerro ;
Dé Proubénço lou marquizat
Sioguèt cépandan rézerbat30.
La dounassiou èro précizo :
�'
534
Sé Narbouno èro éstat counquizo,
Lou duché d'aquél grand païs
A Simou-Mounfort èro acquis ,
Car Ramoun n'abio agut lou titré ;
Mais l'archébésqué, soun chapitré,
Lou bicoumté è lous habitans ,
Qu'èroun amies das Francimans,
Ou qué lou sémblan né faguèroun ,
Quand lou sac dé Béziès sapièroun ,
Abion tratat am'és crouèzats u;
Qué sé n'èroun fort pla troubats;
Car, préné aquélo Métropolo ,
Èro pas faïré à Pigeou-bolo.
S'as séguit moun razounomén ,
És clar, coumo aro fa dé bén,
Qué sé Mounfort, dé Carcassouno ,
Dé Castelnaudary , d'Alzouno,
Qu'abio prézos, èro ségnou,
B'èro pas dé Narbouno, nou.
Aro passén al camarade
Dount èro éstat l'âmo dannado,
Boli diré Arnaoud-Amalric,
Qué débénguèt soun énémic :
Quand dal bièl Ramoun l'héritaché
È dé soun nébout l'apanaché
Sioguèroun prézis , lou gros lot,
Per Simou , qu'èro pas manchot,
Sioguèt rézerbat sans countesto ;
Mais s'ajèt la pus bèlo besto
Dé las nippos dal bièl Ramoun ,
Sas camizos dé bèl Boiroun,
Soun surtout, sas braguos pus moufl
Un aoutré prénguèt sas pantouflos,
�Un aoutré soun fichu dé col ;
Qui sa bounéto ou soun iançol;
È, dins sa casséto à poutingo ,
Qui prénguèt anfm sa chiringo.
Aoutromén-dit, lous chibaliès ,
Lous barous è lous écuyès
Aquitèns, gascous ou francézés,
Qué, per mata lous Albigézés,
Per Mounfort abion coumbatut,
Sé partachèroun dal bincut
Lous marquizats , las barounios
È las pus tèougnos ségnourios 32.
Atal faguèroun lous prélats
Qué s'èroun moustrats débouats
A la caouzo dal noubèl coumté,
Quand bénguèroun régla soun coumpti
Coumo das prélats dal païs
Caouquis-unis s'èroun counduits
Ou féblomén ou dé manieïro
A sé faïré jéta la peïro
Per lous partizans dé Mounfort,
È qué lou féblé a toujours tort,
Lous chiringuèroun d'abanios,
Y prénguèroun sas abbéios ,
Sas euros, sous canounicats ,
Surtout sous brabis abéscats ,
Bé mai, lous éscoumunièroun ,
È péndén loungtéms s'én doulguèroun.
Lous abésqués d'Agdé è Béziès ,
Dé Carcassouno è dé Bibiès ,
Surtout Rabasténs , dé Toulouzo,
Qué lou jounglur Foulquo jalouzo 33,
Sioguèroun bruscomén cassats,
Ou tout al méns rémerciats ;
�336
È l'archébésqué dé Narbouno ,
Bérangè, la passèt pas bouno.
Sabi pas pla sé né crébèt ;
Mais ço qu'és ségur tout à fait,
És qu'Arnaoud faguèt bouno fîeïro
È s'installèt sus sa cadie'iro ;
Qué sa mitro è soun pallioun
D'Arnaoud décourèroun lou froun
È tapissèroun las éspallos ;
È pousquèt pla manja dé callos ,
Dé touto raço dé gibiè !
Car , dins lou dioucèzé éntiè
È dins las proubinços bézinos,
Abio dé brabos coundouminos ,
Fosso bilaohés è castèls 34.
Dé daourados è dé pagèls ,
D'huitros, langoustos, clabèlados
Y-n' pourtèroun dé sémalados,
È dé pagneïrados dé crans
( Soun dréit s'ésténdio sus éstans
Ta pla qué sus touto la costo ),
È tout acos à rés nou costo.
Lou Bourg , la mitât dé Cioutat,
Grosso part das dréits dé l'Éstat,
Èroun tabès dé soun doumaino,
D'après uno pancarto ancienno
Dounado à sous prédécessous
Per Pépin , dount lous successous
D'acné én aché la counfirmèroun ,
È qué lous papos sanctiounèroun.
Dal moumén qué sé béi noumat
Al sièché dé l'archébéscat,
Fa d'uno courouno ducalo
�Ourna sa mitro épiscopalo;
Dé duc narbounés, sans faïçous j
Sazits lou titré è las hounous,
È fa déspléga sa banieïro
Sul' dounjoun dé la porto Aquieïro.
T'oubserbi, moun cher, én passan,
Qué lou counciié dé Latran,
Téngut pus tard, ni lou Sant-Païré,
Qu'èro sans titré per ba faïré,
Éncaro abion pas dispaouzat
Das bés dé l'éscoumuniat,
Dé sas hounous , ni dé soun titré.
M'ésténdi sus aquél chapitré
Un paouc trop, è bélèou à tort.
Qué faguèt cépandan Mountfort
Dins uno talo circounsténco?
Mountfort, foundat sus la sénténço
D'un counciié proubincial,
Qué sé moustrèt trop partial35,
Dal proucédat d'Arnaoud s'éstouno;
Dits qu'és él qu'és duc dé Narbouno ,
È qué soun dréit lou sousténdra
Contre qui lou countestara.
Coumo pus tard, dous ou très papos
Qué sé saïon fîcuts dé tapos
Amai bélèou éscarraougnats,
S'én dacon s'èroun attrapats ,
Las claous d'én sus sé disputèroun,
È mêmés s'éscoumunièroun ;
Aquis lou duché narbounés
Countestat éntré dous ou très,
Éntré quatré, per millou diré,
�Ô58
Car lou papo , qué boulio riré,
Sus aquél païs préténdèt
Un dréit qué mal justifiât 37.
Èro boulé mangea lous musclés
( S'abio agut affairé à d'abuclés ),
È per caritat y douna
Las caouquillos per déjuna.
Lou malherous proupriétari,
A qui tout sé moustrèt countrari,
Sioguèt lou pus mal sousténgut.
Arnaoud , per attégné soun but,
Al papo Innoucént très s'adrèsso.
Mountfort, dé soun coustat, s'émprèsso
D'émpaouma lou princé Louis ,
Qu'abio déjà quittât Paris
Per préné part à la crouèzado 38,
È créi soun affairé gagnado ;
Mais aban qué siogué arribat
Dins lou duché tant tiraillât,
Lou débot héritiè dal trôné ,
Simou, qu'a d'affas bès lou Rhôné ,
Bén à Narbouno, è bol dintra
Dé soun dréit per s'asségura;
Mais al naz y tancoun la porto 39.
Coumo èro presqué sans éscorto,
Dissimulo, è cap'à Béziès
Partits sut' cop das quatré pès ;
Aquis sé béi la mémo injuro.
La passabo caouquos fés duro !
Un aoutré cop 40, per prébéni
Lous désseins dal brabé Ayméri,
D'Ayméri, ségnou dé Narbouno,
Cargat, per lous dé Barcélouno
È per lou poplé d'Aragou ,
�Dé réclama dal dur Simon
Lou aoubèl princé, tout maïnaché,
Que Mountfort gardabo én outaché
Démpeï lou coumbat dé Murèt
( Ount tant cranomén périguèt
Pierré, réi d'Aragou, soun paire ,
Qué Mountfort aïmabo pas gaïré ) ;
Rassémblo toutis sous crouèzats ,
N'én fa très corps , pla coumandats ,
È sé dirijo sus Narbouno ;
Mais lou bicoumté nou s'éstouno ;
Per l'archébésqué sousténgut
( Car per duc l'a récounéscut ),
Prétén y-n' déféndré l'intrado ;
Cap' an'él, am'un corps d'armado ,
D'Aragounézés ranfourçat,
Marcho, lou drapèou désplégat,
Dal loc sé douno l'aban taché,
E l'attén, amé boun couraché,
Sul' naoussural dé Mountrédoun.
Cal n'ajèt? L'histouèro réspbun :
« Ayméric très , lou fier bicoumté. »
Mountfort, qué sé béi lènc dé coumpté
Rébén à la cargo, én furou ,
È douno un grand cop d'éspérou
A soun chabal, qué sé rébuto,
Ruo, sé cabro è lou culbuto ,
È d'aoutan mai facillomén ,
Qué sé roump , an'aquél moumén ,
La sanglo dé sa forto sèlo ;
È , ségur, l'éscapèt pla bèlo
41
!
Car d'Ayméric lous francs-archès,
Rapidés coumo dé lébriès,
Quand l'an bist cabussa dé mourré ,
�540
Cap' an'él sé métoun à courré ,
È sans Léby, soun maréchal,
Qu'arribo, à courso dé chabal,
Am'un ranfort dé cinq cénts gardos,
A grandis cops dé halobardos
Sa panouillo y aouïon traoucat
Coumo un curbèl à pourga blat.
Toutis énsémblé répoussèroun
Lous assaillants è lou saoubèroun.
Ayméric dintrèt dins doutât
Sans estré gés éntéménat
Dins sa rétraito fièro è lénto,
Coumo uno mouscasso prudénto
Qué , cassado amé lou mouscal,
Per la sirbénto d'un oustal,
D'un platat dé mico groumando
Ou d'un nouzèl dé bèlo biando,
A la cargo rébén soubén,
Counténto à la fi sa talén,
È dins un cantou dé couzino
Ba sé réjuni, la mastino !
Per tranquillomén digéra.
Un paouc pus tard y tournara ;
Mais sé dé fiertat, én mazéto,
Fa trop brounzina sa troumpéto ,
Garo das cops dé cabéçal,
Mai tarriblé qué lou mouscal !
Én aquél téms, la poulitico
Coubézo è machiabélico
D'aquél scélérat dé Mountfort
Réçapièt un échec pla fort :
Calguèt, boulguessé ou nou boulguessé ,
Qué dé sas propos mas randessé 42,
�♦
Per ordré dal papo lnnoucént,
Dé sous délais fort mécountént,
As députats dé Bareélouno
(Béngudis éxprès à Narbouno),
Lou joubé princé d'Aragou ;
È sioguèt, dizoun , un ségnou
Dé bouno testo è forto pougno,
Grand maistré, dins la Catalougno ,
Dé la miliço das Témpliès ,
Moungés armât* dal cap as pès ,
Un réjétoun dé la famillo
Das Mountrédoun dé Caraguillo
Qué dounèroun per goubernur
Al pichot princé, alors minur.
Guidât per un tal persounaché ,
Débénguèt un réi crâné è saché.
Aro , moun cher, qué m'én soubén ,
D'un aoutré grabé ébènomén ,
Per qui sioï, té baou fa lou comité,
D'ount lous débats , entré lou coumté
È maistré Arnaoud, lou papolard,
Sioguèroun la caouzo pus tard.
Louis , fil dé Philippo-Augusto ,
Féblé , mais d'uno fé roubusto ,
Dé soun païré oubténguèt anfin
Dé béni coumo pélérin ,
Mais pélérin armât én guerre ,
Dins nostro malherouzo terro ;
A Balénço , sé prounouncèt43
Per Mountfort, qué l'émbabinèt,
Countro lou prélat dé Narbouno ,
A qui, parlant à sa persouno ,
�Per mé sérbi d'un mot d'huchè,
Diguèt dé laissa lou duché ,
È d'arraza , plat coumo uno eïro,
Sous ramparts faits dé bèlo peïro ,
Préténdén qué lous habitants
Eroun toutis dé mécréants
Infectadis dé las douctrinos
Albijouèzos è patarrinos :
Per néga lou gous dé Bernât,
Sabés qué lou fan énrachat.
Lou princé, un paouqaét trop crédullé,
Éscoutèt un grièf ridicullé
Inbéntat per un ambicious
Qu'aouïo subournat lou boun Dious ,
Sé Dious sé laïssabo surpréndré,
Mais digus y.-n' pot pas rébéndré,
È Simou-Mountfort.b'ésproubèt
Al damier assaout qué dounèt
A la grando è fièro Toulouzo
( Bilo mai qu'uno aoutro jaiouzo
Dé sous dréits, dé sas libertats
È dé sous coumtés tant aïmats ),
Quand , lançât coumo per miraclé ,
Un tros dé molo dal bazaclé
A la çlosco l'éndébénguèt,
È rétté mort l'éspandiguèt44.
Aban dé carga la cuirasso,
Per pressa l'assaout dé la plaço,
Dizoun qu'abio couinuniat,
E cantat, d'un cor pénétrât,
Séntiguén lou moumén critiqué ,
Aquél tant soulannèl cantiqué
Qu'a prés lou noum dé Siméon :
Nunc dimiltis servum tuum.
�Sabi pas s'amé l'assisténço
D'un sant d'uno talo influénço ,
Malgré sous crimés inouis ,
Soun âmo anèt én paradis.
Mais és ségur qu'après sa chûto
Tout s'én anèt én débarruto ;
Qué dal Languédoc lous crouèzats
Sioguèroun roundomén cassats ;
Qué Ramoun sept, per soun couraché ,
Rattrapèt tout soun héritaché ,
È, ço qu'és pla mai' surprénén,
Am'él sécrèt counséntimén
D'Innoucént très , dal papo mêmé 45
Qu'abio déscargat l'anathêmé
Su'l cap dal bièl coumté Ramoun ,
Qu'èro sieïsièmé d'aquél noum ;
És tabès caouzo pla séguro
Qu'Amaoury la passèt tant duro
( Amaoury, fil è successou
Dal cruèl è coubés Simou ) ;
Qué troubèt pas dins Carcassouno,
Éncaro pus méns à Narbouno,
Caouquis éscuts à émprunta ,
Per , dins sa détresso , assista
Lous barous dé soun éntouraché ,
En sé dounan él mêmé én gâché 46 ;
Ço qué per résultat ajèt
Qué tout lou moundé lou quittèt,
È qu'anfin, à bout dé counsténco
È dé fatiguo è dé déspénso,
Per toujours quittèt lou pais,
È tratèt amé Sant Louis 47,
Qué né faguèt soun counétablé,
Aoulromén dit coumté d'éstablé.
�544
NORO.
Coumté d'éstablé ! qu'un émplouè !
MOUNTAOUT.
M'én saïo counténtat, ma fouè !
Aquélo plaço èro fort bouno ,
È pus tard débénguèt millouno ;
Duguesclin è Mountmoréncy
La juchaboun un boun bouci.
Lou mot dé généralissimé,
Moun amie, n'és lou synounymé...
Démoro ! un Moussu dé Sabran 48
L'abio gagnât, én pla sabran ,
Aquél émplouè counsidérablé,
Dé grand maréchal, counétablé,
A la cour dal coumté Ramoun ,
Qu'èro cinquièmé dé soun noum ;
È Soult, un grand homé dé guerro,
Qué nasquèt, moun cher, dins ta terro,
Al bilaché dé Sant-Amans ,
Ba sioguèt, sus sous bieillis ans ,
A la cour dé... cal èro?... atténdi!...
NORO.
Dé Louis-Philippo, t'énténdi.
Sa cargo la counéissio pas ,
Mais saïo pla talibournas
Sé sabio pas un paouc la bido ,
Glouriouzo è tant pla ramplido ,
D'un guerriè qu'a fait tant d'hounou,
Noun pas soulomén al cantou
Ount fadéjèt dins soun énfanco,
�545
Mais éncaro à touto la Franco,
A la Franco d'ount rétardèt
Lïnbaziou aoutant qué pousquèt.
Dé la bataillo dé Toulouzo ,
Qué l'y sioguèt tant glouriouzo,
Podi fort pla mé rappéla...
Lous aouziguèri49, séquéla !
Sous cops dé canou qu'éscaïssaboun
L'armado anglézo , tant pétaboun.
MOUNTAOUT.
Amaoury , dins soun émbarras ,
Té beï déjà dit, troubèt pas
Ni soou , ni maillo, à cap dé titré ;
Mais l'archébésqué è soun chapitré ,
En sé dounan dé moubomén ,
Y proucurèroun caouqué argén ,
Qué sérbiguèt per soun bouyaché,
Fait én pla pétit équipaché.
S'aquél duc sioguèt sans crédit,
És qué soun rollé èro finit.
Cado jour , noubèlo disgràço
Affligeabo lous dé sa raço ;
A soun coustat, soun fraïré Guy
Toumbèt, à Castelnaudary 50,
Blassat à mort d'un cop dé flècho;
Dé lou bénja y ajèt pas mècho ,
Lou sièché ajèt michanto fi.
És justomén aquél dit Guy,
Princé justé è plé dé couraché,
Qué béjèt Danté 51, én soun bouyaché,
Amé Birgilo per partner,
Dins las proufoundous dé l'énfer.
�546
Per qué lou béjèt, dounc y èro.
Abéiré éspouzat l'héritièro
Dé Bigorro , dount lou ma rit
Èro pas éncaro éscoufit,
Malgré la disproupoursiou d'âché,
È sans atténdré lou beubaché ,
Balguèt à Guy lou tratomén
Qué fa soun éternel tourmén ;
Mais Simou , soun guzas dé païré,
Qu'y faguèt faïré aquél affairé,
Méritabo niai lou brazas ,
È lou Danté l'y béjèt pas !
En probo dé la forto haino
Qu'aquélo bilo tant ancienno
È tant rénoumado aoutros fés
Esproubabo per lou Francés,
Per Mountfort é toulo sa raço ,
Éscouto aquésté fait, dé grâeo :
Un jour , amé soun ounclé Guy,
Dizoun qué lou princé Amaoury,
Sans barbo éncaro è mièch maïnaché ,
Faguèt à Narbouno un bouyaché
Ount louchèt à l'archébéscat.
52
,
Soun ounclé sioguèt rétirat
Chez lous Témpliès. Dins la souèrado ,
Faguèroun uno passéjado,
Séguidis dé sous écuyès ,
Dins lous pus poulidis quartiès.
Das Jigious béjèroun l'éscolo
Tant célèbro , è lou Capitolo ,
Noumat Capduèil per éscaïs ,
Das prouconnsuls ancien palais
È das réizés goths hérétiqués.
�Lou premiè das Goths cathouliqués
Reccared , sioguèt lou darniè
Qué lou béjèt éncaro éntiè ;
Y séjournèt mai d'uno aoutouno
Aban dé pourta la courouno.
Alaric dous è Liuva
53
L'abion éntréténgut prou pla ;
Én castèl-fort lou transfourmèroun
È sous parapéts crénélèroun ;
Mais démpeï cinq cénts ans al méns
Èro doubert as quatré béns.
Lou douyèn dé la synagoguo,
Qu'èro un famous archéologuo,
Grand furétur dé manuscrits ,
As princés moustrèt Sant-Félix ,
Parouèsso abandounado è tristo,
Qu'aoutros fés bournabo la bisto
Dal Capitolo, è l'y diguèt
Coussi lou martyr sé bénjèt54
Dé Léoun , lou jui iscounsulto ,
Èn punissiou dé sa counsulto ;
Mais l'y diguèt pas , lou sournoués !
Qu'ai miraclé cré/.io pas gés.
Per millou béiré la ribieïro
È la campagno dé Libieïro,
Alaric désirabo fort,
Mais sans s'én donna tout lou tort,
Abatlré la tourré élébado
D'aquélo gleïzo bénérado.
Dé soun grand chancéliè Léoun ,
Ouratur , législo proufound,
È d'aillurs fort boun cathoulico ,
�548
E noun pas coum'él hérético,
Boulguèt un jour abé l'abis ,
Justomén l'annado ouiH Clobis ,
A Bouglé , battén soun armado ,
Lou métèt én capiloutado.
Noti, per doublida parrés ,
Qué Léoun , ségnou narbounés ,
Dé l'Éstat ménabo la barquo ,
È qué dal pus famous mounarquo
Das Goths, d'Euric lou gran guerriè,
Èro éstat premiô counséillè.
Aquél ministré clarissimé
Sioguèt tabès l'amie éntirné
Dé Marcellus , Félix-Magnus ,
Livius è Counsencius,
Toutis narbounézés célébrés,
Qué mouriguèroun dé las fièbrès
Uno annado ount la rnalaoutiè
Pés bièls sé moustrèt sans quartiè.
Es d'aquél sénsat persounaché,
Qué s'èro toujours moustrat saché,
Qu'Alaric dous prénguèt l'abis ,
Per abattré dé Sant-Félix
Lou cluquiè qué tant lou geïnabo ,
È Léoun, jusqu'alors ésclabo
Dé soun cathoulicismé ardént,
Béspoundèt coumo un imprudént,
Coumo aouïo fait un hérético ,
Al grand déspit dé la fabrico :
Qué ço qué soun princé boulio,
Sans tarda s'exécutaïo.
Uno brabo goutto séréno
Dé soun pécat sioguèt la péno,
�As dous premiès cops dé martels,
Sioguèt abuglat das dous èls.
NORO.
Aban la mort perdré la bisto,
Moi, moun Dious, qu'uno caouzo tristo !
Né sabi quicon , iéou paouras !
Sé mé bézi lou cap dal naz
És lou tout. Toutos las éstèlos ,
Las ménudos coumo las bèlos,
Las qu'a jamai bistos Hcrchell
Dins las immansitats dal ciel,
Ni Képler , ni mai Zoroastrés ,
È qué soun qué dé grano d'astrés ,
Coumo moun pdter las sabio ,
È ta pla qué tu las bézio ,
Siogué à mièchour, siogué à la bruno.
Jamai mé troumpabi pas d'uno,
Quand las coumptabi amé mous déts ,
Coumo un pastré dé Massuyuéts,
Dé Lacaouno ou dé Cabarédos
Coumpto sous moutous ou sas fédos.
Mé troumpèri un jour cépandan
( Tu, Mountaout, n'aouïos faït aoutan )
D'un parél dé cénts. Y tournôri,
È tout moun coumpté rétroubèri.
Coussi dounc aquos sé faguèt?
Té ba baou diré, moun cattèt :
Uno couméto qué passabo
Dins sa cougo las amagabo ,
Tout just coumo soun amagats ,
D'animals qué noumareï pas ,
Dins la trèsso d'uno gitano
�Ou coUmo dé bers dins la lano.
Aouïo douncqués bèlcop planit
Dé Léoun lou grand érudit,
Dins lou téms , la grando inïourtuno ,
D'abord qu'am'él m'èro coumuno;
Mais , moun cher , la sapièri pas.
És pla graciablé lou cas ;
È tu, Mountaout, sé la sapièrés,
Per tu soul pla qué ba gardèrés.
As Mountfort aro rébéndrén ,
Sé bos; balion pas grand argént !
MOUNTAOUT.
Pertout ount lous princés passaboun,
Dé cado coustat admirabotm
Dé restos dé touto bèoutat
Das mounuméns dal téms passât :
Aïssis un bas-rélièf dé témplé,
Qué figurabo , per exémplé ,
César-Octabo rébénguén
Dal pais Cantabré, al moumén
Ount pourtat dins uno litieïro ,
Lou cap foro dé la pourtieïro,
Béi s'éspatarra soun bailét,
Qu'un cop dé trou a tuat nét55.
D'un aïré éspantat l'agachabo ;
A pé'l sol éncaro flambabo
L'éntorcho qué lou paouré éfan,
Per y fa lun , à l'éndaban,
Aquél souèr à la ma pourtabo.
Aillurs , per aquél mêmé Octabo,
Kroun jétats lous foundoméns
D'un témplé das pus éléguéns 5e,
�Én l'hounou dal bén d'ount lou soufflé,
Qu'baléné dous ou qué sé coufflé ,
Purifio aquésté païs,
Qu'appélan Cers ou Bardants,
Qu'és lou Mistral d'Occitanio ,
La Tramountano én Italio,
D'ount Manjo-fangos és l'éscaïs,
Car dins un rés né fa un répaïs ;
Lou cers anfin qué Columèlo
Ou Catoun Coufflo-maïsso appèlo.
Lous Roumains , fortis per lous us,
Lou terminèroun én ius,
Cir ou Cercius l'appélèroun,
È dins soun témplé l'adourèroun.
Ount èro? ba sabi pas pla.
Bélèou sus rocs dé Cap-dé-Pla,
D'ount sé béi pus lènc qué Laoucato.
NORO.
È perqué pas sus ma cimato
Ou bé sus la dé Mountalét,
Qu'a pus naout qué iéou lou toupét,
Ount sémblo qu'âgé prés naïssénço,
È d'ount sé béi jusqu'én Proubénço ?
És-t'y poussiblé ço qu'as dit ?
MOUN.TAOUT.
Moun cher, dins Sénéquo és éscrit
Lou grand philosopho Sénèquo
Qué bal uno bibliouthèquo.
Qu'un poplé tant supersticious ,
Amie Noro , ajé fait un dious
D'un bén bioulént mais salutari,
Al pais bas tant nécessari !
�Saras pas surprés quand saouras,
Tè ! paraoulos pudissoun pas...
Qué d'un aoutré, pla sécourablé,
Mais én souciétat paouc aïmablé ,
Sourd ou bruyant, fort irnpourtun,
M'as énténdut !... n'abion fait un.
Deus crepitus lou noumaboun ,
È las biellétos l'adouraboun ,
Per qué dé sous ésclaffidous
Lou joc sioguessé aïzat è dous.
Aquél dious , à las grossos maïssos ,
Assétat éntré dos émbaïssos,
Tour à tour las fazio buffa ,
Coumo aquélis ésta-braza,
Éstamaïrés dé cassérolos,
Dé paro-graïs ou dé païrolos ,
Qu'amé sous couidés è sous déts
Fan ana sous doublés buffets.
Pus lènc, sus uno bèlo frizo,
Qu'abio prés uno coucho grizo ,
Julo-César, closco-pélat,
Mais d'un port plé dé majestat,
Rénoubèlo la coulounio
Dé Narbo, qu'uno épidérnio
Abio déspublado as trés-quarts
Lou pus fermé das boulébards ,
Car atal Cieéroun l'appèlo ,
Dé Roumo la bilo éternèlo.
Y caserno lous décumans ,
Dizi millou, lous bétérans
D'aquélo phalanjo tant brabo
Qué Décumano sé noumabo,
È qu'abio lébado aoutros fés,
57,
�Anount? al païs narbounés.
A la bataillo dé Pharsalo
La crégnission maï qué la galo
Lous joubés chibaliès roumains ^
Qué s'èroun faïtis Poumpéiens,
Tant à razou dé soun couraché
Qu'à caouzo qu'as èls , al bizaché
Y bizaboun , per la plupart,
Pé'l counsél dé Julo-César;
Car aquélo bèlo junésso ,
D'ount cadun abio sa maistrésso
Amaï très ou quatré sé cal,
Qué ménabo al spectaclé , al bal,
Ou béiré , dins l'amphithéâtré 58,
D'homés è dé liouns sé battré,
Créntabo, al rétour dal coumbat,
Dé s'y moustra tout balafrât.
Dé la noço dé Placidio
( Sorré dal grand princé Honorio
È fillo d'un aoutré ampérur
Pus récoumandablé , ségur ! ),
Amé lou bizigoth Ataulfo ,
Qué pot pas rima qu'amé Adolpho
Sus un bèl malbré dé Paros ,
S'én bézio , sé boulèts , qu'un tros
Mais lou resto sé débignabo ,
È d'aillurs fort paouc impourtabo,
Lous persounachés éssentièls,
Counserbats , saoutaboun as èls.
Sus lou premiè plan dé la scèno,
Lou Goth, béstit à la roumaino ,
A la nobio fazio prézén
Dé cinquante bassis d'argén ,
�354
Que cinquante) pajés pourtaboun,
È tant coumouls qué sé crébaboun ,
Dé quadruplos , dé diamans
Bèlcop pus grossés qué d'aglans,
D'abélanos ou dé cérieïros ,
È plés tabès dé jarratieïros ,
Dé bracèléts è dé couliès
Faits per lous millounis jouailliès.
Élo , souncido per la péno,
Plouro coumo uno Madéléno ,
Tèn lou mariaché à déshounou,
Mais gaouzo pas diré qué nou,
Tandis qué lou préfet Attalo,
Aoutro figuro préneipalo,
Ganto, én battén un éntréchat,
Un aïré al cas approupriat.
A l'éndréit das anciennis Thermés,
Das bans publics, én d'aoutris terrnés ,
Légiguèroun uno inscripsiou 59,
Mounumén dé bénérassiou
D'aquélo bilo récounstruito
(Car per lou foc sioguèt déstruito)
Én l'hounou dAntoni, lou pious ,
Coumo César tratat én dious.
Al déspéns dé soun éscarcèlo,
Faguèt dal poun à La Noubèlo
Élargi, pla paba lou port,
Per qué lous baïssèls dé transport
Maï coumodomén y bénguessoun,
Y carguessoun ou déscarguessoun ;
Abio cént passés dé larjou
È trénto piès dé proufoundou...
Eï fait uno errou , nié répréni !
�Quand eï tort, su'l cop n'en coumbénL
Cal és qué pot pas sé troumpa?
Es lou général Agrippa ,
L'amie è lou géndré d'Octabo ,
Qué per lou grandi s'éffaçabo ,
Soun bras dréit coumo soun support,
Qué faguèt aggrandi lou port.
Én y moustran las bèlos caouzos
Qué sus dé cénténats dé laouzos,
Dé toumbos, frountouns ou bassis,
Èroun , am'un trabal éxquis,
Én saillido réprézéntados,
Mais déjà bèlcop dégradados
Per lous sièclés ou lou martèl,
Lou foc , lou salobré ou lou gèl,
« Princés », diguèt l'Israélito,
« Dé nostro bilo décrépito
« Lous noblés restos qué bézèts ,
« Al jour dé bel sans cap dé prêts,
« A d'uzachés bils émplégadis,
« È coumo à plazé mutiladis ,
« Saran fort récercats un jour.
« Iéou lou béireï pas lou rétour
« Qué préparo la Proubidénço
« Al goust, à l'art, à la sciénço,
« Car dins quatré cénts ans dé beï,
« Paouré bièl Mouyzo ! ount sareï?...
« Ount soun Bénjamin dé Tudèlo
« È touto la docto séquèlo
« Qu'eï dins moun juné âché énténdut
« Aïssis éxpliqua lou Thalmuth
« Ou prouféssa la médécino :
« Jochanan, Énoch , Kaloumino
�« È Théodore , l'érudit,
« Dé la raço dal réi Dabid 60 ;
« Mais aoura loc, ba gaouzi créiré...
« È, ténêts ! mé sémblo lou béiré ;
« Dins lou libré dé l'abéni
« Moun art mé permét dé légi :
« Bézi las léttros réstaourados
« Pertout païs , è pla pagados ,
a È dé milieïrats d'érudits ,
« Én quisto das bièls manuscrits ;
« Sé d'oubri dé bibliouthèquos
« Per las obros latinos, grecquos ,
« Mais, dous cént cinquanto ans pus tard,
« Tout baragouin aoura sa part.
« Pertout dé muzéoums sé foundoun ,
« D'ount las bastos salos aboundoun
« Dé médaillouns è dé tablèous,
« Dé bustés è dé chapitèous
« Én marbré, én geïs , én terro-gèlo,
« Faouto dé matieïro pus bèlo.
« Jès, moun Dious ! qué dé passérats ,
« Dé parpaillols è d'éscarbats ,
« Dé laouzèrds è dé couloumbrinos
« Dins dé boucals , joust dé bitrinos !
« Aquis iéou bézi ramassât,
« Si nou biou , aouméns émpaillat,
a Cizélat, broudat, én pintruro
« Tout lou bestial qué la nature
« A prouduit, prouduits, prouduira
« In seculorum secula.
a Qui pot abéiré uno moumio
« Dal téms dé Job ou Jérémio ,
« Un curo-dén dé Pharaoun,
« Un urinouèr dé Saloumoun ,
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«
«
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«
a
«
«
«
«
La lunéto d'ount Zoroastrés
Jadis agachabo lous astrés ,
Uno pantouflo dé Judith ,
Lafroundo dal grand réi Dabid,
La lanterno dé Diougèno ,
Un dedal dé la bèlo Hélèno,
Ba sarrara coumo un trésor ,
Car sé béndran soun pézant d'or.
Mais arriè Béziès , Carcassouno ,
Mountpéliè mêmés !... és Narbouno
Qu'aoura lou pus noblé loucal,
Car a serbit dé tribunal,
Dé palais archépiscopal,
Dé synodé proubincial,
Dé fourtéresso è d'arsénal,
Dé counsistouèro électoural,
Dé coumici municipal,
D'aoubèrjo à pô coumo à chabal,
È jusqu'à dé salo dé bal,
Car és pus grand qu'un éspital,
Uno casernd , un séminari ;
Boun paoumou sara nécessari,
Cadra loungo cambo , boun pè
Per mounta soun naout éscaliè ,
Souèt ; mais apeï per récoumpénço ,
Qu'un basté dépôt dé sciénço,
Qué d'érudits , grands ou pichous,
Charmoun lous èls das amatous !
Qué dé boulumés émpiladis
Sus las taoulos ou fulliétadis !
L'un coupio, l'aoutré légits ,
Un aoutré, sus lou bért tapis
Désplègo un plan ou caouquo carto,
Un aoutré, dal rodoul s'éscarto
�358
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
È cerco un libré sus rayouns ;
Plumos, coumpassés è crayouns
Soun soubén suchèt dé disputos.
Sièclé herous ! glouriouzos luttos !
Pas cap dé sièché inouccupat ;
S'én béi mai d'un qué, trop geïnat,
A faouto dé trouba dé plaço,
Pé'I sol, su'l ginoul éscribasso;
Per counténta tant d'amatous ,
Cal abé sous dous èls pla bous !
« Lous grandis salouns dé pintruro,
« Ribals das salouns dé lecturo ,
« Préséntoun lou mêmé cop d'èl :
« Dabant un Guido , un Raphaël,
« Uno testo anglézo , allémando,
« Un tablèou d'éscolo flamando ,
« Un bèl païzaché dal Poussin,
« Un coumbat dal bièl Gamelin
« Bézi lous chabaléts bracquadis ,
« È tant, qué né soun éncôumbradis.
« Tabès s'én béira dé sabants ,
« P'homés d'ésprit è das pus grands !
« È dé pintrés per éxcéllénco !
« Crézèts-bo, n'eï la présciénço.
« Lous ossés mé faran pas mal
« Quand aco sara... m'és égal;
« Béireï pas lous traits bénérablés
« Das trénto sabants introubablés
« Qué foundaran un mounumén
« Ount s'éngouffro è fioulo lou bén,
« Sans cap dé pouèlo ou chiminieïro,
« Fréd l'hiber coumo uno glacieïro,
« Ount dins l'éstiou fa calimas
�359
« Coumo dins uno uzino à gaz,
« Un paouc trop naout, mais loung è largé ,
« Ount aouran , ségur , pla dé margé
« Per y pénja fosso tablèous ,
« Pintrats sus tèlo ou sus pannèous ,
« Dé cinq francs jusqu'à cinq cénts rnilo 61..
« Es égal. Dins la bieillo bilo ,
« Naout è bas, furéti pertout,
« Car caouquos fés dins uno sout
«. Déstarri dé boucis pla rarés,
« Saoubats dal martèl das barbarés.
« Amé passiénço , amé passiou
« DéchifFri la méndro inscripsiou ,
« È né counserbi uno coupio ;
« Moun fil Rubèn las éstudio ;
« L'inbéntari és fort abançat,
« Dins bingt ans l'aourén acabat.
« Ço qué bous dizi bous éstouno ,
« Mais èro fort grando Narbouno !
« Ço qu'és déssus sabèn prou pla,
« Mais ço qu'és déjoust... halte-là !
« D'antiquitats abèn dé massos
« Pus bas qué quinzé ou sétzé brassos.
« Lou zèlo , un paouc trop émpourtat,
« Das premiès chréstias n'a brizat ;
« Honorius, sé pot pla diré 62,
« N'a tabès bèlcop fait déstruiré ;
« Lous Bourguignouns , lous Bizigoths,
« Pourtant méns barbarés qué sots,
« Bostris Francs, sans qu'aquos bous fâché,
« An tabès fait un grand rabâché ;
« Mais qué direï das Sarrazis,
« Das Arabos?... Ah, lous couquis !
« N'an pas pécat, aoutant qu'on pénso,
f
�«
«
«
<c
«
Per brutalitat, ignourénço ,
È mai d'un, quand démoulissio ,
Sabio fort pla ço qué fazio ;
Démoulissio per récoustruiré ,
Anount?... Princé, bous ba baou diré
Alors lou rabin y countèt,
En abréjan tant qué pousquèt,
Qu'én l'an sept cént quatré-bingt-trétzé ,
Dins mqunîprécédént dioucétzé
(Car n'èri, sé né sioï pas beï,
Ê toujours m'én rappélarei,
Dal dioucézé dé Narbouno ,
Débéngut lou dé Carcassouno ;
È n'èro coumo iéou Sant-Pous,
Ërijat, per Jean bingto-dous ,
En abésquat... anats-mé diré
C'aquos fa pas créba dé riré !
È n'èro éstat tabès Alét,
Fait abésquat tant pétitét ),
Y diguèt qu'an'aquélo dato
Bénguèt, dal coustat dé Laoucato,
Lou rédoutabié Abd-el-Mélèk,
Justomén aquél qué gagnée
Sus Guillèm, én razo campagno ,
La bataillo dé Bilodagno ;
Qué rabachèt nostré pais
Amé cént milo Sarrazis ,
È s'introuduiguèt dins Narbouno
Al couménçomén dé l'aoutouno;
Qu'y faguèt dé butin pas tant
Qué sèptanto ans auparabant
N'abio fait Zama , per éxémplé64,
Car troubèt pas dins cap dé témplé,
�361
Dins cap dé gleïzo dé coubén
Las grossos coulounos d'argén
Tant naoutos , tant pla cizèlados,
Qu'aquél arabo abio raflados ,
Mais d'ount, per ordre d'El-Hacham ,
Fil dal califo Abd-er-Rhaman,
Tant célébré per sas counquètos,
È tant cantat per lous pouètos,
Ënlébèt ço dé pus poulit,
Én malbré , én pourphyré ou granit,
Per né para lou bèl muzéo
È la magnifico mousquéo 65,
Couménçadis , dèts ans aban ,
Per lou califo Abd-er-Rhaman ;
Y diguèt qu'aquélis barbarés,
Per transpourta d'oubjèts tant rarés,
Bès Cordouo, à l'émir Hacham ,
Qué s'én couflèt joust soun caftan ,
Émménèroun én ésclabaché
Fosso habitants dé tout éstaché ;
Qué lous homés è lous goujats,
Coumo manobros émplégats,
Dé sas suzous, paourots ! trémpèroun
La caous è lou geïs qué pastèroun
Pés mounuméns d'ount eï parlât ;
Mais qué ménados al mercat,
Tout én plours è gaïré-bé nudos ,
Las tillos sioguèroun béndudos
A dé rénégats lébantis ,
Ço qué déspuplèt lou pais.
La part d'Hacha m, dins lou partaché
Dé l'or proubénguén dal pillaché,
Sioguèt dé cént milo mikals ,
D'ount faguèt doun as héspitals.
�Lous princés , bès l'amphithéâtre 68,
Qué né counténdro maï dé quatré
Dé lous d'aro , amaï sèt ou beït,
S'én anèroun abant la neit.
Das pélérins la bèlo peïro,
Beï féndudo , alors touto éntieïro ,
Lou rabin Mouyso y moustrèt,
È fort douetomén y countèt
D'aquél mounumén l'ourigino ;
Apeï, lou loung dé la marino,
Toujours dal coustat dé doutât,
Bénguèroun bès la Bicoumtat ;
Dal coustat dréit dé la ribieïro,
Qué coulabo alors tout éntieïro
A Narbouno, è noun à Coursa ,
Sé réserbèroun dé passa
Sus lou poun dé quinzé trabados,
Per quatorzé arcèous suppourtados ,
Per bizita caouqué aoutré jour,
Dal faubourg én faguén lou tour,
Lou coubén dé Santo-Mario,
Dé Sant-Paul la grande abbéio
È bèlcop d'aoutris mounuméns
Qu'à l'ésprit mé soun pas préséns ,
È sans d'oublida , dins la trotto ,
Dé sé fa moustra la gragnotto 67
Qué bous lanço d'aïgo pé'l froun
Quand, dins lou bénitiè proufoun
Ount sé tèn coumo dins un béiré,
Dé trop proché on cerco à la béiré.
NORO.
Es dounc biou aquél animal ?
�563
MOUNTAOUT.
È nou, qu'és dé malbré, fierai !
Co qu'ajusto fort al miraclé.
NOHO.
léou t'éscouti coumo un ouraclé,
E bélèou mé fas éngouli
Dé craquos , n'én bos ? gar' n'aquis.
MOCNTAOUT.
La récepsiou , fort paouc cibilo,
Das habitants d'aquélo bilo,
Azilé dé l'urbanitat,
Lous dous Mountfort abio frappât ;
Las probos èroun manifestes
Qué sé rouinaïon pas én festos :
L'un , én lous agachan béni,
Bité changeabo dé cami ;
Un aoutré, amé mésprèts crachabo,
È dé trabès lous agachabo ;
Sé bézio pas qué dé capèls
Énfounçadis jusquos as èls.
Lou jigiou soul qué lous ménabo ,
È qué sus tout lous renseignabo ,
Abio per élis d'atténtious ;
Aoutromén dé salutatious
Das grands è dé la poupulaço ,
Pas mai qu'anun azé qué passo.
Aquél jour, dé la Bicoumtat
Lou bicoumté s'èro abséntat.
Dizion qué, sapién l'arribado
Das dous Mountfort, qué paouc aïmabo,
�364
S'èro acaminat bès Pourtèl,
Ount sa famillo abio un castèl
Dins un termé ramplit d'hermassés ,
Qu'a prés lou noum dé Castellassés.
Soun intendant, as dous ségnous
Faguèt frédomén las hounous,
È lous ménèt dins uno sallo
D'ount la paruro principalo
Ero un magnifiqué pourtrait
Qué réssémblabo, trait per trait,
A la bicoumtesso Ermengardo
fi8,
Réçapién dé la ma d'un bardo
( Co qu'appélan un troubadour.
Car n'éntréténio dins sa cour ),
Assétado joust un platano,
Dé coupléts én lénguo roumano.
Sus lou ségoun plan , pé'l coustat,
L'artisto abio répréséntat
Uno naouto è soumbro pinédo,
Am'uno bisto sus Fountfrédo
6S,
Fountfrédo , coubén rénoumat,
Per Ayméric ségoun foundat,
Sépulturo dé sa famillo ,
È qué la princésso sa fillo ,
Qu'èro un typé dé perfecsiou ,
Abio prés sous sa proutecsiou.
Al founzé, sus uno coulino ,
On bézio la noblo hérouïno
A la testo dé chibaliès
Arnéscadis dal cap as pès ;
Ero béstido én amazouno ,
È sa bicoumtalo courouno,
Sus un drap coulou bermilloun ,
�Ralliabo soun éscadroun.
D'intrabo, sans douté, én cainpagno,
È s'én anabo bès l'Ëspagno,
Ën Proubénço ou én Périgord,
Assièja caouqué castèl-fort :
Tortozo, Sant-Frount, Trinquétaillo,
Ou, prébéjén uno bataillo,
Ouffri soun councours débouat
A caouqué aliat ménaçat,
Car, sans ménti, sa loungo bido
És d'un bout à l'aoutré ramplido
Dé traits dé fidèlo amitié ,
Dé justiço è dé baléntiè.
Mais aoutant, dé sa noblo faço,
Lous traits'èroun plénis dé graco,
Per la bountat épanouits ,
Aoutant d'un moungé , bis-à-bis ,
A michanto régardaduro ,
Èro sébèro la figuro.
Èro Pierré dé Castelnaoud 70,
Coullégat dal cruèl Arnaoud,
È dé Raoul dé Cabarédo,
Coum'él ancien moungé à Fountfrédo,
D'ount Innoucént très lou tirèt,
Quand éndispaouzat tout à fait
Countro lou coumté dé Sant-Gillos ,
A dé sémounços inutillos
Boulguèt, crézén abé razou ,
Substitua lou courréjou.
Per réprima das héréticos
Lous blasphémés è las pratiquos,
Pierré soun mandat séguiguèt,
Amaï, sé pot, lou dépassèt,
�366
A soun cost è déspéns , pécaïré !
Car un mati, proché Bèoucairé ,
Toumbèt mourtalomén blassat
D'un grand cop dé piquo al coustat
Qué l'y pourtèt un hérético ,
D'aoutris dizoun un doumestico
Dé Ramoun , qué lou séguissio,
È qu'én l'assassinan crézio
Faïré un acté al coumté agréablé ;
Mais coumo jamaï lou coupablé
Digus nou lou déscoubriguèt,
Cadun créguèt ço qué boulguèt.
Caouquos paraoulos éscapados
Al coumté, è mal interprétados,
Quand sioguèl éxcoumuniat
Per lou rudé è bioulént légat,
Dé sous énémics moutibèroun
Lous soupçouns è lous serbiguèroun ;
È per malhur Innoucént très ,
Lou pénsan coupablé tabès,
Publièt aquélo crouèzado,
Signal d'uno. guerro acharnado,
Qué, per cado goutto dé sang
Qu'abio rajat dal magré flanc
D'un moungé fougous mais sincèré,
Coumo un anachorèto austèré,
Élouquént coumo Sant-Bernad,
Mais d'un zélé mai émpourtat,
Né faguèt coula dé ribieïros
Dins las Cébennos, las Courbieïros ,
È péndén bingt ans dézoulèt
Lou pais qué la subiguèt.
Pierré soubén , dins soun déliri,
�367
Souhaitabo dé péri martyri ;
Én béjén soun apoustoulat
Presqué sans cap dé résultat,
Boulio dintra dins sa cellullo ,
Lou papo manténguèt sa bullo,
È sa démissiou réfuzèt.
Castelnaou dounc countinuèt
Én Languédoc coumo én Proubénço
Soun mandat per oubéissénço.
La racho dal partit Baudoués
La défièt, qui sab las fés !
Sioguèt un ardént missiounari,
É dé soun brutal arbitrari
Maï d'un abésqué n'appélèt
Al papo qué lou toulérèt,
Témouèn Bérangè, dé Narbouno,
Qué sé béjèt, caouzo qu'éstouno !
Dé fégnant, d'uzuriè tratat,
Sé béjèt, én outro, accusât
D'abéiré abandounat soun sièché ;
On lou béi cépandan al sièché
Dé Minerbo, sèpt ans pus tard,
Co qu'és pas lou fait d'un cougard ;
Mais, moun cher, dins lou mouyèn aché
Èro fort coumu lou couraché :
Fénnos, moungés , ritous , prélats ,
Al bézoun né mancaboun pas.
Coumo lou soulél sé couchabo,
È qué sus tablèous qu'agachabo
L'oumbro paouc à paouc sé fazio,
Amaoury, qué mal s'y bézio ,
Ba bès la finestro éntr'ouberto,
Dounan sus la plaço, couberto
�368
Dé curiouzés, dé dézubrats
Countr'élis fort mal dispaouzats ;
Per l'alanda lou boulét pousso.
Sioguèt pas forto la sécousso
Émprimado an'aquél boulét,
È pourtant countro la parét
Tustèt am'un fracas dé diablé.
Un bén dé cers abouminablé
Fioulabo dins aquél moumén.
Préténdoun qué dal countré-bén
Èroun cussounadis lous ossés ;
Pouirit ou nou, toumbèt én trossés, .
Presqué sus pès d'un paouré bièl
Qu'à la ma tégno lou capèl
Per la caritat sé fa fairé.
È , ségur, s'én manquèt pas gaïré
Qué nou sioguessé éstroupiat;
Mais anfin sioguèt pas toucat.
Gar'aquis qu'un malboulén crido :
« Al paouré homé an doustat la bido,
« È, mai dé forço qué dé grat,
« Soun dintrats dins la Bicoumtat,
« Ount ba métoun tout al pillaché !
« Réssoubénèts-bous dal carnaché
« Fait per lous crouèzats à Béziès 71,
« Ount matèroun tant dé milliès
« ( Préténdén qu'èroun d'héréticos ),
« D'habitans , bounis cathoulicos ,
« Dins las gleïzos réfugiats ,
« Qué boulion saouba sous curats
« En faguén souna las campanos ,
« En sé préséntan én soutanos ,
« EJn capos , én bounéts carrats ,
« Sans poudé fléchi d'énrachats
�369
«
«
«
«
Qu'élis tabès énségutèroun ,
Rançounèroun ou massacrèroun !
Coumo lou pillaché és soun but,
Tout réspoun an'aquél début. »
Un aoutré rappèlo à la foulo ,
Qué , coumo dé pézés dins l'oulo ,
Mounto , dabaillo, ba è bén,
L'abouminablé tratomén
Dal bicoumté dé Carcassouno n,
È las taillos qué sus Narbouno
Impaouzoun quand aco l'y plaï,
Ço qué nou-finira jamaï
Tant qu'én détal, sinoun én masso,
Sara pas déstruito la raço
Das Mountfort, d'ount l'abiditat
N'a pas jamaï rés respectât.
Aqui qué las testos sé mountoun.
Lous émutiès d'abord sé coumptoun ,
Co qué démando pas grand téms.
Quand sé bézoun quatré ou cinq cents
D'un cop d'èl, countro très ou quatré
Coumo d'énrachats ban sé battré.
Lous bourcadèls, lous cioutadèls,
Qué sé fazion lous grossis èls
Paouc abant aquélis affairés ,
Soun d'accordi coumo dé fraïrés.
Qui s'armo d'un pic , d'un coutèl,
È qui presto soun tambourèl,
Qu'émplénoun dé grossos calados ,
Dé las carrieïros derrabado*.
Lous cossouls è lous magistrats,
Countro lous Mountfort irritats,
�570
Qué soubén, per s'én faïré un gâché,
Lous an gardadis én outaché 73,
È finalomén rélachats
Après lous abé rançounats ,
Fermoun lous èls per parrés béiré,
As rapports réfuzoun dé créiré,
È chez élis ban s'émbarra;
Arribara ço qué poudra !
Coumo un tourrén , la poupulaço
Dins la Bicoumtat dintro én masso.
Lous dous Mountfort, sous écuyès ,
Quoiqué siogoun bounis guerriès ,
Sé béjén tant dé moundé én testo ,
Filoun, sans démanda soun resto ,
Pés tarrats ou pés souterrèns
Coustruits , dins lou téms , pés Roumèns.
Lou finimén dé l'algarado
Sioguèt, d'après la rénoumado,
Qué lous princés herouzomén
S'abrittèroun dins un coubén ,
D'ount, déguizats è sans coumpagno,
Gagnèroun dé neït Bilodagno;
Mais lous dous paourés écuyès ,
Proche dal coubén das Témpliès,
Per lous émutiès émpougnadis ,
Sioguèroun à fait massacradis ;
Car és atal qué l'innoucén
Pé'l coupablé pago soubén.
NORO.
È lou famous archéologo,
Lou douyèn dé la Synagogo,
Las caoussos néttos s'én traguèt?
�371
MOUNTAOUT.
Oh ! n'eï pas sus iéou dom Baïssèt ;
Aro , per lou cop, m'émbarrassés.
Métén qu'y coupèroun lous brassés j
È qué, coumo un gat dérréntat,
Lou laïssèroun sus lou pabat,
Ou métén qué Péscolquichèroun,
È coumo sourciè lou néguèroun.
NORO.
Tout ço qué mé countés mé plaï,
Mais prèzi pla mai ço qu'és gaï.
Gacho s'as quicon à mé diré
Qué mé posqué un paouc faïré riré.
MOUNTAOUT.
Baou suspéndré ma narrassiou ,
Per pas lassa toun atténsiou.
Farén un paouquét dé siesto ;
N'abèn bézoun. Peï, dins ma testo ,
Cercareï per après dinna
Quicon qué té posqué amuza.
Hoï, qu'un bol dé canards saoubachés
Announçoun lou fréd. Soun dé lâchés;
Sé boulaboun un paouc pus bas,
Am'uno froundo, à tour dé bras ,
Né toumbaïo mieïjo doutcéno.
i
NORO.
Atal si ! né baldro la péno.
Aco , moun cher, t'arribara
Quand Cessé à tous réns mountara,
�572
È quand lous asprés aragnoussés
Coumo d'amouros saran doucés.
Per iéou, quand mé piquo un mouïssal,
Faouto dé lou finta d'ount cal,
Mé douni unis souffléts, mazéto !
Qué s'aouzissoun dé La Caounéto.
MOUNTAOUT.
Moun amie, qui n'a pas ço séou ?
As toun mal coumo iéou lou méou.
Sé cadun pourtabo à la plaço
Ço qué lou rounjo ou lou tracasso ,
Noumbrouzés saïon lous doulénts,
Mais s'y béio paouc dé counténts.
Saïon fort rarés lous affairés :
S'y trappaïo pas dé croumpaïrés ;
D'échangés s'y-n' faïo pas cap :
L'un gardaïo soun mal dé cap,
Soun mal dé réns ou sa jaounisso,
L'aoutro sa doulou dé matriço,
Un aoutro sa fièbré ou sa toux,
Un aoutré soun tic doulouroux ,
Qui sa couliquo néphrético,
È qui sa doulou sciatiquo.
Mais baou faïré un bricou-dé son;
Après té cercareï quicon ;
Quand aoureï dourmit dos hourétos,
Aoureï mas idèos pus néttos.
FI DAL SEGOUN DIALOGO.
�575
TRÉZIÈMÉ DIALOGO.
NORO.
Eh bé ! té sios prou répaouzat ?
Ço qué cercabés b'as trappat ?
MOUNTAOUT.
Crézi qué si. Las géns dé Bizo
Qu'és pas su'l bord dé la Tamizo,
Mais al ran d'un magré courén
Qué ta pla sé chanjo én tourrén
Dé qu'unos fés... Mais lou counéissés;
N'és pas fort aboundént én péissés ,
Sounco én grabiè gros ou menut,
Én caillaou rédoun ou pounchut,
È né podoun émbouya querré
Lous Méssius dal cami dé ferré,
An'aquél rèc qu'eï pas noumat...
NORO.
N'és pas bézoun, l'eï débignat ;
És lou marrit tourrén dé Cessé.
Basté qu'un jour s'éngloutiguèssé
�574
Dins caouco coumbo , bès Faouzan,
D'ount tournessé pas , lou brigan !
Per faïré éncaro dé doumaché
As camps qué soun sus soun passaché.
Gn'a qué dizoun qué m'appartén,
Mais lou rénounci éntieïromén.
MOOTTAOJJTj.
Lous qu'am'aquél rèc an affairé,
Én éffet, s'én rizoun pas gaïré ;
Sé bézoun mai d'un oharragal.
N'én sab quicon Moussu, Giral
È Moussu Pinèl dé Lataulo
Ou dé Truilhas, qué sé dézolo
Quand un jas luzént dé grabiè ,
Dé la naoutou dé mai d'un piè,
Ou dé caillaous blancs , brus ou grizés ,
Dé sous maillols caousso las bizés ;
Y fa béni la larmo à l'èl.
NORO.
Laïsso las bizés dé Pinèl.
T'èrés éngachat à mé diré
Quicon qué mé faguessé riré ,
È tout aro mé fas ploura !
MOUNTAOUT.
Das Bizots l'histouèro béndra ;
Tè ! gar' l'aïssis : Las géns dé Bizo
Dépassaboun én maraoudizo,
Cént ans y a , sé faouti pas,
Tout lou poplé dal pais bas ,
D'après un certèn réprouberbi
�37J
Fort éscampillat. Mais t'oubserbi
Qu'aquélis dictouns mésprézants
Soun méns bertadiès qué michants ,
Car suffits soubén d'un soul crimé,
D'un soul trafic illégitimé
(S'én fa pertout, toutis lous jours),
Moun amie, per y douna cours.
Uno caouzo tabès séguro
Es qué sé chanjoun dé naturo
Caoucos fés lous particuliès ,
Soubén dé bilachés éntiès,
Qué, faouto dé bouno pouliço,
Méttion sus las déns la justiço ,
Soun débéngudis am'él téms
Un pan é dé pla brabos gens ,
Tandis qué d'aoutris al countrari,
Sachés è calmés d'ourdinari,
Mézis én bizibilioun,
Soun aro un pandémounioun
Qué douno à la judicaturo
Trénto fés mai dé tablaturo
Qu'uno bilo ou tout un cantou.
Suffits caoucos fés d'un ritou
Saché, prudént è caritablé,
Per traïré dé las mas dal diablé
Plusiurs cénténats d'habitants,
Mal égaradis qué michants,
D'un noubèl mairo , d'un noutari,
È d'aoutros fés d'un missiounari.
Mais s'és an'un prédicadou ,
A plusiurs énearo millou ,
Qué l'abésqué ou soun grand bicari
Douno lou poudé nécéssari,
Qu'aquélis apostouls aouinéns
�57fi
Siogoun humbles , douces , prudéns ,
È noun pas souttiziès, biéttusco !
Groussiès coumo d'ordi ou dé rusco ,
Coumo un certèn moungé éspagnol,
Qu'èro pas un Bincént dé Paul,
Ni maï un sant Francés d'Assizo.
Aquél moungé bénguèt à Bizo
Per coumberti sous habitants,
Qu'y fazion bèlcop trop michants ,
Adounats à toutis lous bicis
È pas gés exacts as oufficis.
Doun Francisco èro lou surnoum
D'aquél capucin furiboun.
Lou diméngé dé Pantacousto,
Ount dinnèt pas am'uno crousto
Chez lou curât d'aquél éndréit,
Cap lébat, coumo un suisso dréit,
Am'uno figuro sébèro,
Mountèt lous dégrès dé la chairo.
Lou Magnificat terminât,
Après abéiré saludat
Laougeïromén, coumo per grâço ,
La fabrico è la poupulaço,
Mais fort pla Moussu lou ritou ,
Dé qui trappabo lou bi bou ,
Lous pouléts è las aouréillétos
Pla téndrés è pla sucradétos ,
Faguèt un sermou paouc sénsat,
D'un fort michant lati lardât,
Sus lou^bersét dé l'ébangèli
Dé sant Mathiou, sé m'én rappèli,
Ount és rappourtat qué satan
( Qué tu coumo iéou mésprézan ;
�377
Per nous aoutris és pas dé erégné. )
Ënlébèt un jour Nostré-Seigné
Sus un mourrèl belcop pus naout
Qué tu Noro è qué iéou Mountaout,
È qué d'aquis y faguèt béiré
( M'humilii è ba débi créiré )
Lous ampirés , lous marquizats ,
Lous rouyaoumés è lous eoumtats ,
Pachaliks, duchés , barounios ,
Républicos è ségnourios
Qué touto la terro countén
Dal léban jusquos al pounén ,
È dal Nord, ount fa pas bou brico,
Jusquos bès lou pôlé antarctico,
Ount dizoun qué fa tant dé fréd
Qué s'y pot pas'béouré al galét.
Après un fort loung berbiaché ,
Quand sioguèt an'aquél passaché
Dé soun sermou fort indiscret,
Lou capucin atal parlèt
A soun mal-graougnat aouditouèro ,
Ramassât al bas dé la chairo :
« Tout ço qu'aro bézés és méou ;
« Eh bé ! quand boudras sara téou ;
« Ba goubernaras à ta guizo ,
« Coumo un Pharaoun , un Mouïso,
« Diguèt à Jésus, satanas,
« Ba j uri, è m'én dédireï pas :
« Terro, mar , homés , bestios, péissés ,
« Sé per toun dious mé récounéissés
« A mous pès én té prousternan,
« Coumo al témplé lous jigious fan.
« Moun doun n'a pas qu'aquésto claouzo
�378
Y tèni fort; és pas sans caouzo :
Mé réserbi Bizo ou Bizan ,
Qu'és un bilaché pas pla grand ,
Bès Narbouno, al bord dé la Cessé.
Qu'un sant, coumo sios , y anèssé,
Es ço qué jamaï créireï pas ,
Diguèt én riguén satanas ;
È pénsi qué sé n'y és anadis,
S'én saran , ségur! mal trappadis. —
È perqué dounc ? » diguèt lou Christ. —
Parcéqué jamaï s'és pas bist
Dé parouèsso ount la maraoudizo
Siogué pus coumuno qu'à Bizo :
Groumands ! las léndés ba soun méns.
És qué per s'azuga las déns
È chappa millou la boulaillo,
Qué bous manjo , aquélo guzaillo !
Dé carrotos ou salcifits ;
D'ourgull ! né soun toutis bouffits :
Lou pus pézouillous dal bilaché
Sé créi un pla grand persounaché ;
Sé boli uno... baoujo, un boulur,
Aquis lous trappi à cop ségur;
Un faoux-témouèn coumo un faoussari,
Aquis rés dé pus ourdinari ;
Un ibrougnasso , un jougadou ,
D'aquélo anjanço ço millou ,
Lous èls clugats , aquis sé trobo ;
N'eï fait, qui sab las fés ! l'ésprobo ;
Lous gourris s'y coumptoun per cént ;
Y gn'a trénto per un balént ;
Ço das aoutris toutis b'énbéjoun ,
Né crèboun ou né malaoutéjoun ,
E per rés sé fan un proucès,
�579
« Qué sé juoho coumo à Caoudiès 2. »
Acos atal qué doun Francisco ,
Sans préné gardo à ço qué risco ,
Das pécats ditis capitals
Irrémissiblés ou mourtals,
Éspuizèt la noumanclaturo,
Én né cargan outro mézuro
Lous Bizots, d'él pas trop counténts ;
È dabaillan , sans perdré téms ,
Filèt tout dréit cap'à la porto.
La sémounço èro un paouc trop forto ;
Tout lou moundé s'én ouffénçèt.
Francisco s'én appercéguèt ;
Tabès prénguèt l'abancalado,
Per fugé lous cops dé calado ,
Lous trucs à cops dé rastélats.
A calma lous ésprits mountats
Suffiguèt pas la bouès dal mairo ,
Ni la dal curât Trémouillèro.
Homés, fénnos , fillos , éfans,
Bieillis , joubés, pétits ou grans ,
Jusqu'à trénto goussés ou goussos ,
Tout acos s'y mét à las troussos,
È , sé l'ajessoun attrapât,
Pla ségur , l'aouïon éspallat,
Déchiquétat, jétat dins Cessé,
Per qué jamaï pus y tournèssé ;
Mais lou drollé abio boun coumpas ;
Jitèt soun froc sus un bartas ,
È sans fa sous adious à Bizo,
Én calçoun , én cos dé camizo ,
Aoutan rapidé qu'un lébriè,
Souplé coumo un réssort d'aciè,
�380
Sans préné gardo à las ourtigos,
Arpéntèt rastouls è garrigos ,
Bignos , ésparcéts , sémënats ,
È, sans pé'l sol douna dal naz,
Faguèt dos lègos d'uno trotto,
È , tout én suzou , plé dé crotto ,
Sans qué pousquèssoun l'émpougna,
S'arréstèt qu'à Marcourigna.
Sous poumpils tant né souffriguèroun ,
Qu'uno soulo plago faguèroun.
Dé la casso qu'abio éndurat
Sé rémétèt chez lou curât,
Mais né gardèt toujours mémouèro.
Per né fini d'aquélo histouèro ,
Ajustareï qué lous Biz'ots
Dé l'abé pas prés un paouc sots ,
Sus sa défroquo sé bénjèroun ,
Al mièch dal mercatla brullèroun.
Eh bé ! dal counté qué t'eï fait,
Amie Noro , sios satisfait ?
NOEO.
Ah ! ah ! ah ! ah !
MOUNTAOUT.
Dé qué né dizés?
NORO.
Ah ! ah ! ah ! ah !
MOUNTAOUT.
Ba pla ! né rizés?
�384
NORO.
Dal riré qu'eï fait eï trappat
Coumo uno punto dé coustat ;
Aco passara ; n'én soun caouzo
Francisco è la drollo dé claouzo
Stipulado per satanas.
S'anabo faïré un soul faous pas,
Qué, coumo un capucin dé cartos,
S'anessé traba per las bartos,
Dé la bido, aquél souttiziè !
Nou rémountabo su'l jouquiè.
Aoutan , amaï lou chic , né pésqué
Qui coum'él fara.
MOUNTAOUT.
L'archébésqué
Sébèromén lou sémouncèt,
È bitomén lou rambouyèt
A soun coubén dé la Gerdagno,
Sus la limito dé FËspagno.
NORO.
Aro qué m'as appétissat
Am'aquél ragoust rélébat,
È préparât à ta manièro ,
Rébénguén à toun cours d'histouèro.
Abios éntréprés, m'én soubén ,
Lou récit d'un ébènomén
Ount Mountfort jouguèt un gran rollé.
MOUNTAOUT.
Tout lou moundé né cridèt Toile !
�382
Aquis si qué soun ambissiou ,
Soun hypoucrito déboussiou
Sé moustrèroun sans faous-bizaché !
A ço dé pus sant qu'un outraché !
T'eï countat qu'un parél dé fés
Simou Mountfort abio éntréprés,
Am'uno armado ou sans éscorto,
Dé sé faïré d'oubri la porto
Dé Narbouno, è qué pousquèt pas
Dé cap dé branlé y mettré'l nas,
Aouméns amé soun noubèl titré;
Mais quand d'un impaouzant arbitré,
Dal princé, per él prébéngut,
La bouès ajèt fait faïré chut !
È qu'émménats à Garcassouno ,
Lous paouris cossouls dé Narbouno
Ajèroun, amé raco-cor,
Randut houmaché al dur Mountfort,
Qué lous carguèt dé fortos taillos,
Sans coumpta qué dé sas muraillos
Ëxigèt, è sans rémissiou ,
La radicalo déstrucsiou 3 ;
Quand lou bicoumté dé Narbouno,
Mandat pé'l princé à Garcassouno,
Ajèt él tabès rétractât
L'houmaché qu'abio fourmulat
A l'archébésqué , è passât acté,
Én énrachan , d'un aoutré pacté
D'après louqual récounéissio
Un brutal, qué tant haïssio,
È qu'abio tant suchèt dé crégné,
Per suzérèn è per mousségné ;
Quand lou councilé dé Latran
Ajèt, pus tard , al counq«éran
�585
Allouât toutos las countrados
Qué soun éspazo abio gagnados,
È tout lou resto séquestrât
Pé'l fil dal bièl Ramoun cassât,
Sé, pus tard, millou qué soun pairé,
Guillèm sabio ména l'arairé,
Faïré al four , tèné lou timpu ;
Alors si qué lou fièr Simou
Sé coufflèt, anaoussèt las alos.
Bité, bité ! fa fa sas malos
Per Narbouno ount sé flatto, à tort4,
Dé dintra su'l cop, sans effort,
Sans archès, froundurs, ni géns d'armos.
Mais l'archébésqué a d'aoutros armos
A qui, dins aquél tristé téms,
Lous soubérèns per tant baléns
È per tant puisséns qué sioguessoun,
Moun amie , caillo qué cédessoun.
Èro lou sabré spirituèl,
Qué, pus fort qué'l matérièl,
Boumpio boucliès , cotos-dé-maillo,
Coumo un hachouèr brizo la paillo.
Lou méndré clérgué ou sacristèn
N'éspadounabo bèl et bièn ;
Lou pus soubén per sa défénso,
È per castia l'insoulénço
Dé ségnous pillards è sans fé,
È caouquos fés à tort tabé
Su'l dréit d'autrui per éntrépréndré,
Oupprima lou féblé è s'ésténdré.
És just aquélo armo qu'Arnaoud,
Pas mai' qu'Innoucént très nigaoud,
Oupposo, dins aquélo lutto,
A Simou qué.lou persécuto.
�384
Y signifio, à Lézigna,
Qu'és prèst à l'éxcoumunia ,
Majouralomén , dins las formos ,
Per las injustiços énormos
Qué s'és permés bis à bis d'él,
Sans suchèt, prénguén pas counsél
Qué dé soun diablé dé caprici
È dé soun ourgull, michant bici !
Païré das pus grossis pécats
Sé, lou pus ingrat das ingrats,
Dins lou duché qué poussédabo,
È qué lou sant-sièché y dounabo,
Troublabo pus loungtéms la pats.
Dous abésqués, qu'èroun cargats
D'y noutifia la ménaoo,
Qu'y faguèt faïré la grimaço ,
S'abouquèroun am'un parél
Dé prélats qué ténion per él,
Per coumbéni d'un arbitraché.
Mountfort suspéndèt soun bouyaché.
La séénço , an'aquél suchèt,
Al bourg dé Canét sé ténguèt,
Dins un castèl, sus la ribieïro,
D'ount, al mouyèn d'uno passieïro,
Faguèroun pus tard un mouli •
Mais rés pousquèt pas abouti;
Toutis dous èroun trop mountadis :
Coumo dé dogouls acharnadis,
L'un ténio, boulio pas lâcha ,
È ni maï ta paouc partacha ;
E lou titré dé simple coumté
Dé l'aoutré fazio pas lou coumté.
S'abio pouscut estré ampérur 5,
S'én saïo pas passât, ségur-!
�Aouïo dounat, per l'as dé trèflo
( Pourtant èro pas un manèflo ),
Dé toutos sas cartos lou joc ;
Né méttro pla las mas al foc :
Ço qué bol diré , sans figuro ,
Qué per abé l'inbestituro
D'un duché émbéjat, Dious sap !
E per sé méttré sus lo.u cap
Aquélo ducalo courouno
Qué lou trèflo paro è féstouno
( Noun pas dé trèflos dé cartou ,
Dé similor ou dé latou,
Mais dé diamants énehassadis
Dins l'or è pla distribuadis ),
Aouïo cédât tout l'Albigés ,
Lou Laouragués , lou Carcassés ,
Lou Nimoués , anfin, l'azé couto !
La proubinço gaïré-bé touto :
Pastis magnifiqué è pla bou,
D'ount lou mièch és ço dé millou.
Dos ou très aoutros counférénços,
Séguidos d'aoutant dé défénsos ,
Démourèroun sans résultat,
Tant cadun èro accaprissat ;
È Simou marchèt sus Narbouno.
Sé crézio pla la passo bouno :
Abio pas pus per ouppousants
Ayméric ni lous habitants ,
Qu'èroun liats per sa paraoulo.
Èro infourmat, qu'à la cadaoulo,
Èro claouzo , tant soulomén ,
La porto, dins aquél moumén ;
Mais l'archébésqué, sous canoungés ,
�586
Un ramat dé clérgués, dé mouugés,
D'énfans dé chor , dé sacristèns
Y serbission d'herso è d'angèns ,
Dé pount-lébis è caousso-trapos.
Lou spectacle dé tant dé capos,
Mîtros, crouzés è candéliès
Qué sàziguèt sous écuyès ,
Quand lous dous battans alandèroun ,
È tant dé soutanos béjèroun ,
Tout aoutré qu'un marrit-coula
Aouïo faït bité récula ;
Mais bainomén aquél tartaré
Aouziguèt lou Mensam negare,
Os, salutem et caetera 6 ;
Lou resto ba sabi pas pla ,
Qu'és la pus tarriblo cénsuro,
L'éxcoumunicassiou majuro,
Qué fa qué l'éxcoumuniat
És rayât dé la souciétat
Das brabés è purs cathoulicos,
E cassât dé las bazilicos ;
Qué digus pot pas manja am'él,
Ni l'assista dé soun counsél,
Sé n'a bézoun per caouqué affairé,
Ni dins la malaoutiè , péccaïré !
Y prépara, per soun argén ,
Uno tizano , un labomén ,
Anfin qué fa qué quand succoumbo ,
Al loc dé l'y cruza uno toumbo
Al céméntèri... sans hounous,
L'éntarroun presqué coumo un gous
Quand Arnaoud béi qué sa sénténço
Countro Mountfort és sans puissénço,
�387
Douno ordré à soun oufficial
Dé tourna tança lou pourtàl,
E démando , én cridan , ma forto.
Mais dé Mountfort la grosso éscortd ^
An'un signal d'aquél bourrèou ,
Tiro l'éspazo dal fourrèou ,
Bous toumbo sus aquélo masso ,
A subrépélis per cuirasso ,
Qué, coumo dé pigeous-touriès ,
S'émboulèt bès sous couloumbiès ,
Én battén dé sas blancos alos,
Cridan Libéra nos à malos !
E Vade rétro, Satanas !
Qu'unis éxplouès per dé crouèzats !
Lou léndéma, per las carrieïros ,
Ount dé bourg aro soun las eïros
( Lou quartiè A'Albolas alors ),
S'accampèt, npun pas fosso morts,
Ni fosso blassats, ba cal diré,
Mais , podi pas tèné lou riré,
Mais dé brassats dé candéliès,
Dé goupillous è d'éncénsiès,
Dé mountaïrous dé brébiaris ,
A né rampli plusiurs armaris ,
E quinzé cénts bounéts carrats ,
A la bataillo démourats.
NORO.
Qué débénguèt dins la dérouto ,
Maistré Arnaoud?
MOUNTAOUT.
Ba bas saoupré, bouto !
�588
L'archébésqué, paouré goujat !
Sioguèt lou pus méns effrayât ;
Él tabès èro un maistré-d'armos,
Faït à dé pus grossos alarmos.
A las navàs dê Tolosa
Séfaguèt pas gés méspréza.
Caouquis mézés après soun sacré,
Assistèt an'aquél massacré 7
Dé Morouls è dé Sarrazis,
D'ount jamaï pus lous Ousmanlis,
Abimats , nou sé rélébèroun.
Un moumén, lous chréstias flaïssèroun...
És Amalric , quand ba béjèt,
Qu'à la cargo lous raménèt.
Très réizés , d'ount lou dé Nabarro,
Éntraînadis dins la bagarro,
Rougiguén jusqu'al blanc das èls,
Per l'ancièn abat dé Cistèls
D'estré dépassats én couraché,
As Morouls tournèroun bizaché.
Atal faguèroun lous souldats,
Animadis per sous curats ;
La bataillo récouméncèroun,
È finalomén massacrèroun
L'armado das mahoumétans.
Dé bounéts grecs ou dé turbans
Mai dé soixanto milo...
NORO.
•
Pesto !
MOUNTAOUT.
Moun amie, sioguèroun dé resto.
�*
m.)
NORO.
Oh ! qué s'én manquèt mai d'un quart.
Quand n'ajèt Arnaoud , per sa part ?
MOUNTAOUT.
Bélèou quinzé cénts...
NORO.
Qu'un doumaché
Qué per dé chréstias sans uzaché,
Ajé pas pouscut né couffa
Soun clérgè ! fazion soun affa ;
Car, én mé racountan l'histouèro
( Perdi pas tan lèou la mémouèro ! )
Dé l'intrado, sans permissiou,
È dé l'éxcoumunicassiou
Dé Mountfort, mé dizios tout aro,
Qué, quand soun éscorto barbaro
Enségutèt lous capélas,
Dins lou quartiè das Albolas,
Ount dé nostré téms soun las eïros ,
S'arrémassèt, per las carrieïros,
Just quinzé cénts bounéts carrats ,
Qué, sans douté,.y randèroun pas.
Caouquos fés m'én countés , ba sabi.
MOUNTAOUT.
As mai d'ésprit qué nou pénsabi.
Mountfort, dins Narbouno dintrat,
Anèt dréit à la Bicoumtat
Y réçaoupré lou dréit d'albergo.
�590
NORO.
Y manjèt, dizés , uno aoubergo ?
MOUNTAOUT.
S'èro éstat qu'uno aoubergo, raï !
Mais per un duc callio pla mai
Dé faïçous , surtout dé déspénso.
Un duc és maï qu'un coumté, pénso !
Lou dréit d'albergo, moun goujat,
Èro lou dréit d'estré louchât
Chez soun bassal , dins un bouyaché ,
Souè, sas géns è soun équipaché,
D'y manja péndén un tal téms,
Dal bassal al cost è déspéns.
L'archébésqué éscuman dé racho
D'uno persécussiou tant lâcho ,
Réjunit dins l'archébéscat,
Ount soun chapitré a coumboucat,
Per castia tant d'insoulénço,
Sounjo d'aggraba la sénténço ,
Én fulminan lou Schemmata,
Qué lous Jigious , très milo ans y a ,
A soun dé troumpo publiaboun
Countro lous qu'éxcoumuniaboun.
Lou Thalmuth dits qué Débora,
Certènjour, lou faguèt rounfla,
Al bruch dé quatré cénts troumpétos ,
Countro Méroz (soun pas sournétos),
Per abé mancat à l'appèl
Dé la miliço d'Israël,
A la beillo d'uno bataillo,
�59d
È pas dounat soun cop dé daillo 8.
Coumo lou poplé narbounés
N'a pas gés bouchât, bol tabès
E d'uno manieïro prou duro,
Y réména la pourrituro ,
È lou méttré dé soun partit,
Al mouyôn d'un boun interdit9 :
Das carrillouns sé régalaboun ,
Quand cént campanos y jougaboun
Tantôt un aïré pla débot,
Tantôt las Cornos d'Assiot10,
Das cluquiès saran énlébados ,
È dins dé cabots éntarrados;
Dins lous cazés lous pus préssans ,
Pas pus dé mariachés ni bans ;
Pas pus dé mésso ni cantico ;
Pas pus tabès dé biatico ;
È pés morts, tratats én maoudits,
Pas pus cap dé De profundis ;
Lous sants, béstidis dé rémudos ,
È las santos gaïré-bé nudos ,
Dé sous pèdestals dabaillats,
È d'un bouèlo négré drapats,
Sus lou malbré saran coulcadis;
Pas pus dé ciergés allumadis;
Dal mari, dal cers è dal grec,
Lou bén és déclarât infec ;
Pas pus dé coumuniou , quand mêmé
È pés éhfants pas dé baptêmé ;
E , per fini tant dé pas pus,
Pas dé sacroméns per digus,
Tant qu'aouran pas , à cops dé piquo ,
Cassât lous Mountfort è sa cliquo.
L'ordré tarriblé és décrétât,
�392
È su'l cop és éxécutat.
S'as séguit la nouménclàturo
Das éffets d'aquélo mézuro ,
Jucho dé la dézoulassiou
Das narbounézés én quéstiou !
Faou bélèou la scèno trop loungo,
Mais eï chucat, coumo uno éspoungo ,
Ço qué su'l pais eï aouzit
Counta per mai d'un'érudit
E per mai' d'un archéologo
( L'archéologio és én bogo ) ;
Toulouzo n'a gaïré-bé cént
D'un zélé, ségur ! fort ardént ;
Cinquanto illustroun Carcassouno ;
E la bieillo è tristo Narbouno,
Tant déchudo dé sa grandou ,
N'a pourtant à cado cantou.
Soun pas dé la premieïro forço ;
Dé la sciénço an qué l'éscorço ;
Mais aquélo éscorço , l'amie !
És pas d'aotfzino ou dé garric,
Qu'appèloun dé tan ou garouillo,
Ni dé carbasso ou dé citrouillo ,
Mais pus lèou dé pèl dé citrou,
D'ount sé pot fa quicon dé bou.
Dé la Bicoumtat la capèlo,
Pla pichouno è pas gaïré bèlo,
'
Èro surtout expressomén
Coumprézo dins lou mandomén ;
Mais al mésprèts dé la sénténço ,
Un abadot, per coumplazénço
Ou per argén , lou léndéma
�( N'abio caouquis-uns à la ma )
Ëntréprén dé diré uno raésso ,
Ount Simou Mountfort, la coumtésso,
Toutis lous éxcoumuniats
Dé sa suito , soun appélats
Per lou battal dé la campano,
Qué brandits uno ma proufano.
Das battoméns d'aquél battal
Cént fillos s'attrapèroun mal,
Trénto fénnos préns abourtèroun ;
Lous pus courachouzés tramblèroun ,
Én pénsan as grandis malhurs ,
D'ount èroun lous abant-coururs ,
Sé lou légat, prélat pus saché,
Birabo pas aquél ouraché.
Lou palais dé l'Archébéscat
És bis à bis la Bicoumtat.
Las dos tourrés sé ménaçaboun,
È mai d'uno fés s'émbouyaboun ,
Dins aquél téms tant malherous ,
Noun pas dé fouasséts dé Limoux ,
Mais dé flèchos è dé calados,
Ou bé d'éntorchos énflambados.
Quatré pans én l'aïré saputèt
L'archébésqué, quand aouziguèt
Lou soun bruyant dé la campano.
Dizoun qu'ésquissèt sa soutano
Dé la coutro , è qué su'l pabat
Jitèt soun bounét galounat,
Ount las léttros initialos
Dé las bilos épiscoupalos
Qué dé sa mitro dépéndion,
�3'J4
Én argént broudat sé bézion.
Èroun noou, sans coumpta Narbouno ,
Sabouôr : Toulouzo, Carcassouno ,
Elné, Nimés, Agdé, Béziès,
Loudèbo, Magualouno, Uzès;
Toutos én déça dé l'Éspagno,
Mais én Catalougno ou Cerdagno,
N'abio caouquos unos dé mai,
È pla rétribuados , bai !
La pus richo èro Barsalouno ;
Après élo bénion Girouno,
Aouzouno , Urgèl ou bé Pailhas.
Tarragouno alors b'èro pas.
Toutos émbrassaboun la Marcho
Dé l'Éspagno, è d'un patriarcho,
D'un pountifo coumo Aaroun,
Abio lou poudé , sans lou.noum ;
Car das papos la poulitico
S'én accoumoudabo pas brico ".
L'archébésqué, outrât dé déspit,
Dé béiré bioula l'interdit,
Coumo s'èro uno bagatèlo,
Per un boussinét dé capèlo,
È dé réçaoupré un tal soufflét, .
Dé cal? dé caouqué prestoulét,
Instrumén dé soun cidbersari,
Qué sourtissio dal séminari,
Per abéiré pas lou darniè,
Fa rassémbla tout soun clérgè.
Abio bé caouquos ésquillétos ,
Noun pas las quatré cénts troumpétos
D'ount Débora sé serbiguèt
Countro lou qu'éxcoumunièt,
�395
Per abé fait la galabèsso
Quand Israël, dins sa détrèsso ,
Abio bézoun dé soun sécours ;
È ni mai quatré cénts tambours
D'ount uzaboun pas gaïré éncaro ;
Pousquèt pas fourma sa fanfaro
Qué dé bassouns è dé serpéns .
E caouquis aoutris instruméns ,
Per las cérémouniès funèbros
En uzaché, è per las ténèbros.
Entourât dé beït suffragans ,
D'aoutris prélats un paouc méns grands,
Dé doutcé clérgués énnégradis ,
Pourtan dé ciergés allumadis ,
Arnaoud , d'un aïré décidât,
Marcho dréit à la Bicoumtat.
Arribat dins lou bestibulo ,
D'ount la balétaillo réculo ,
Soummo, d'uno bouès dé sténtor ,
L'abat, qtfés al Confiteor,
È l'accoulyto dé serbici,
D'interroumpré su'l cop l'ouffici ;
Peï, sous péno dé damnassiou,
Sans cap d'éspouèr dé rémissiou,
Ourdouno à Simou, qué l'agacho
D'un èl alucat per la racho ,
Dé sourti d'un loc counsacrat, ,
È per sa présénco suillat,
Tant qu'ajén pas fait péniténço
Sara liât per la sénténço,
Qué sous crimés , sous mancoméns ,
Sous piégés, sous faoussis serméns
È soun ambissiou déréglado
�Y an cént fés améritado.
L'abat, pallé coumo la mort,
Quoiqué sousténgut per Mountfort
( Qué, céssan dé fa lou tartufo ,
Lèbo las éspallos, sé trufo ,
E rits amé sous oufficiès
D'indécéntos plazéntariès ),
Sé séntits manca lou couraché ,
Sé soubén pas pus dal passaché
Dé sa mésso , è , tout stabouzit,
La récouménço à ['introït.
D'Arnaoud la furou sé rallumo ,
Sous pots sé ramplissoun d'éscumo ,
Débén rougé , jaouné, bioulét
Coumo sous gants è soun rouquét ;
Un per un prén lous doutcé ciergés ,
Én imboucant la santo Biergés ,
Lous doutcé apostouls è sant Paul,
Lous atudo, lous fie pé'l sol,
Lous fa pila coumo dé béiré
( Èro d'uzaché, ba cal créiré),
È , douminat per sa passiou ,
Lanço l'éxcoumunicassiou
Irrémissiblo, irréboucablo,
Perpétuèlo, inéxourablo,
Countr'él, sa fénno , sous énfants,
Michants ou nou, pétits ou grands,
Sous couoséillès , soun éntouraché,
Soun chapélain, sas géns à gâché,
Countro qui lou récatara ,
Lou traitur qué lou nouirira ,
Lou taillur qué lou béstira,
Lou fourniè qué l'y pastara,
Lou barbiè qué lou razara ,
�397
Lou pégot qué lou caoussara,
Lou médéci qué lou béira ,
L'amie qué lou saludara...
NORO.
Su'l cap mé fas dréssa lous pelsés.
Arresto-té! bézi qué guèlsés.
MOUNTAOUT.
.
Anfin countro qui manjara
Proché d'él, è soun leït fara ,
Bibant, am'él caquétara,
Mort, soun cadabré éntarrara ,
Ou per soun âmo prégara ,
Et caetera et csetera...
NORO.
Et caetera , t'énténdi diré !
Y poudio pas arriba piré.
MOUNTAOUT.
Lous qu'atal maoudission, én loc
Troubaboun pas aïgo ni foc ;
Èroun réduits à manja d'herbo.
NORO.
S'y gn'abio pas, coumo à Minerbo
MOUNTAOUT.
Quand y mancabo lou gibiè,
Crébaboun sus un fumériè.
�598
La cérémouniè terminado,
Maistré Arnaoud, la testo lébado ,
Ëbacuo la Bicoumtat,
E r'intro dins l'Arehébéscat.
NORO.
Tout acos y ba laïssèt faïré,
Mountfort ? oh, ba crézi pas gaïré !
MOUNTAOUT.
Tout acos , moun brabé goujat,
Es dins l'histouèro counsignat,
Mais ajusto qué lou jour mêmé
D'aquél tant tarriblé anathèmé,
Mountfort faguèt sazi lous bés
Dal prélat, sas réndos tabès,
È réçaoupré, à grands cops dé peïros ,
Sous criurs quand, per las carrieïros,
S'én anaboun per troumpéta
Ço qu'eï noumat lou Schemmata.
Parits pas qué lous narbounézés
Encaro sé sioguessoun mézés
Dal bord dé soun prélat Arnaoud,
Aouméns y faguèroun défaout
Péndén qué las peïros bougaboun,
È lous countré-bénts déboutaboun
Dal palais dé l'archébéscat,
Qué failliguèt estré fourçat.
Lou léndéma d'aquél ouraché,
Mountfort sé métèt én bouyaché,
È s'én anèt cap'à Paris.
La fabou dal prince Louis
Faguèt qué Philippo soun païré,
�391)
Qu'après aco bisquèt pas gaïré,
Lou saludèt aquélo fés
Dal titré dé duc Narbounés.
Un duché d'aquélo impourténço
Y dounabo la préséénço
Sus la mitât das doutcé pairs ;
Un sabant è das pus experts
Ba dizio l'aoutré jour éncaro ;
Abio pla la pus bèlo caro
Qu'ajé bisto dins lou cantou ;
S'appèlo Moussu d'Aragou ;
D'un aïré animât ba countabo
An'un aoutré qué l'éscoutabo
Amé la pus grando atténtiou,
A Moussu Boudét dé Pépiou ;
Dizio qué sus sieïs pairs laïquos
( Gn'abio aoutant d'écclésiastiquos ),
Lou pourtur dal titré én quéstiou,
Primabo, sans countestassiou.
Arnaoud, an'âquélo noubèlo,
Al papo Honoré très n'appèlo,
Mais parits inutillomén ;
Paouc dé téms après, al coubén
Dé Fountfrédo anfin birèt paoutos.
S'oubténguèt perdou dé sas faoutos ,
Dins l'aoutré moundé, sabi pas ;
Mais és pla ségur, én tout cas,
Qué lous moungés lou régréttèroun ,
Per él fosso méssos cantèroun ;
Bibant, y fazio fosso bé,
È dins soun testomén tabé
Lous oublidèt pas , al countrari,
Car y léguèt un bèl armari,
Sous librés è soun grand chabal,
�400
Ount sé tégno coumo Annibal.
A Gistéls , la maïré abbéïo,
D'ount dépéndio la counfrairio,
Soun cos pus tard sioguèt pourtat,
È poumpouzomén éntarrat.
Quant à Mountfort, sa créaturo ,
Qu'y randèt tant la bido duro ,
Mountfort èro déjà crébat ;
Mouriguèt d'un cop dé pabat,
Joust las muraillos dé ïoulouzo ,
Bilo sabanto è poupulouzo
( Sabanto, és élo qué ba dits,
È sé caoucun la countrédits,
Sara pas iéou toujours, bièttazé !
Dé poou dé passa per un azé ).
Gn'a qué dizoun qu'és un nanét
Qué dirigèt lou trébuchét
D'ount partiguèt aquélo peïro ,
È d'aoutris uno mouligneïro ;
Iéou crézi qu'és la ma dé Dious
Qu'éscrazèt aquél ambicious.
Hoï, moun Dious ! qu'uno grosso faouto;
Tè, gifflo-mé, pari la gaouto.
NORO.
Maraoud ! n'eï pas lou bras prou loung.
M0UNTA0UT.
Eh bé, mé la pardounés dounc !
L'aoureï pla bité réparado.
A l'époco dé la crouèzado,
Dé Narbouno lou grand prélat
�401
Abio pas cap d'outouritat
Sus abésqués dé Catalougno.
Guifrèd , pountifo sans bergougno,
È mai' qu'Arnaoud mêmés guérriè,
Sioguèt, crézi, l'aban-dargnè 12
Qu'amé soun tant bèl dioucétzé
Né faguèt marcha quinzé ou sétzé ;
Dé qu'uno maniéïro, Dious sab !
Car s'én coupabo pas lou cap ,
Sinou per ségui sous capricis.
Traficabo das bénéficis
Dé las gleïzos dé soun réssort ;
Crouzés , capos , calicis d'or ,
Richés missals , tout éscroucabo ;
Peï as Jigious ba baratabo,
Per né gourja lous chibaliès ,
Lous souldats è lous éstaffiès
Qu'abio prézis à soun serbici.
Cerca brugo èro soun délici ;
È presqué toujours cuirassât,
Piquo à la ma, sabré al coustat,
A sous suflragans rédoutablé ,
Èro méns un primat qu'un diablé.
Noumat archébésqué à dèts ans,
Jusquos qu'ajèt lous pelsés blancs,
Péndén soixanto ans d'exercici...
NOEO.
És-t'y crouyablé ço qu'aouzissi?
MOUNTAOUT.
Pourtant és pla la béritat.
Aquél désordré, moun goujat,
�402
Dins la gleïzo n'èro pas raré
An'aquél sièclé tant barbaré.
Abio pas doutcé ans tout à fait
Lou grand pountifo Bénouèt,
Qu'èro dé soun noum lou nobièmé,
Quand sé mittrèt dal diadèmé,
Tiaro ou trirègné appélat,
Qué distingo la papaoutat.
Péndén soixanto ans d'exercici,
Dizio dounc... mais nou , soun ouffîci,
Pas qu'à quinzé ans lou rampliguèt
Aquél saccaman dé Guifrèd ;
Mais à dèts n'abio abut lou titré :
Ës qué lou poplé, lou chapitré
Èroun pas pus prézis per rés ;
D'électious y gn'abio pas gés,
Ou bé n'èroun qué per la formo.
Lous grandis bassals , caouzo énormo !
Chez élis presqué soubérèns ,
Car lous dréits , dits régalièns,
Coumo dé gouluts, uzurpaboun ,
Éncaro pus méns respectaboun
Dé las gleïzos las libertats ;
Dispaouzaboun das abésquats,
Dé las abbéios ou euros ,
Én fabou dé sas créatures ,
Dé sous géndrés , dé sous éfants,
Ou las béndion dignès coumptans.
Ermengaoud, dal bicoumté fraïré ,
Èro éstat, y abio pas gaïré,
Archébésqué, è'sioguôt Guifrèd
Qu'à prêts d'argén y succédèt.
Après Guifrèd , la prélaturo
Ésproubèt la mémo souilluro
�403
D'un Pierré, abésqué dé Rhodés ,
Fraïré d'un bicoumté tabès ,
È précizomén dé Narbouno.
Ba bos pus fort? quand Tarragouno,
Grâço al bicoumté Bérangè,
Qué créntabo pas lou dangè ,
As Sarrazis sioguèt doustado ,
È , per récoumpénso , dounado
.( A ço qu'eï bist dins Faourièl),
Per Ramoun Bérangè , lou bièl ;
Qu'èro coumté dé Barcélouno ,
A soun alliât dé Narbouno 13,
Sioguèt, per éxprès, stipulât
Qué séjamaï l'Archébéscat
( D'uno bilo aoutros fés famouzo ,
Démpeï très cénts ans malherouzo ,
Sous lou joug d'un poplé maoudit )
Èro pé'l papo réstablit,
Lou dréit d'électiou,'sans partaché,
D'élis dous saïo l'apanaché ;
Qué lou bicoumté Bérangè
Poudro jamaï, sans lou coungè
Dé soun ségnou dé Barcélouno ,
Céssa dé fa, dé sa persouno,
Guerro acharnado as Sarrazis ;
È qué dins lou pais counquis ,
D'ount sé partachaïon lou dèoumé
(Qu'unos préténtious è qu'un flèoumé
Séjournaïo, péndén dèts ans,
Él ou sa fénno ou sous éfants.
Atal, moun brabé camarado,
L'affairé sioguèt tripoutado,
Sans counsulta Louis-lou-Gros,
OuPhilippo premiè... qué bos?
�404
Démpeï lou téms dé Cliarlomagno,
Mêmé aban, la Marcho d'Éspagno
A la courouno apparténio,
Mais lou coumté qué la ténio
Sé prébalio dé sa puissénço
Per biouré dins l'indépéndénço.
Én rébénguén à moun suchèt,
Lou païré d'aquél dit Guifrèd,
Qué goubernabo la Cerdagno,
Sus las ffountieïros dé l'Éspagno,
È qué sioguèt lou foundatou
Dé Sant-Marti dal Cani'gou,
Per éxpia sous houmicidés,
Dé qu'eï dit !... sous infanticides,
Cént milo soous abio dounat
Dé nostré riché Archébéscat.
NORO.
Cént milo soouzés és pas gaïré !
Per él sioguèt un boun affairé ;
Fazion pas qué cinq milo francs.
MOUNTAOUT.
Té cal saoupré qué per sieïs blancs
A la fieïro on abio sieïs fédos.
Am'él téms chanjoun las mounédos.
Quand Sant-Just sé rébastiguè.t,
Cadooubriè, per jour, réçapièt
Dous ou très soousés per salari ;
N'abio prou per soun nécéssari.
Un abat, dal noum dé Bérard ,
Léttrut, flourat è gras al lard,
Rédoun coumo uno damo Jeanno,
�40o
Ba countabo l'aoutro sémano.
Dizio qué d'aquél mounumén ,
Qu'a coustat, tant dé téms, d'argén
( Mé rappèli pas dé la soumo ),
La premiéiro péiro , dé Roumo
Sioguèt émbouyado à Maurin
( Abésqué métropolitain ),
Bénido per Clémént quatrièmé,
Qué b'èro éstat tabès él-mêmé ,
È ministré dé Sanl Louis ,
Sous lou noum dé Guy-Fulcodis.
NORO.
Es un paouc séc aquél passaché ;
Mé plaï méns , sans qu'aco té fâché ,
È dé bèlcop , bélèou eï tort,
Qué dal saccaman dé Mountfort
L'éxcoumunicassiou majuro,
È qué la sémounço prou duro
Dé Francisco , lou capucin ,
Al paouré poplé bizotin.
Y podi pas pénsa sans riré;
Mais douti fort, sé ba cal diré ,
Qué jamais un prédicatou
Agé , dins sa michanto humou ,
Sans cap dé moutif dé rancuno ,
Insultât touto uno coumuno,
È dins dé termés aoutant forts.
MOUNTAOUT.
Émbès él èroun pas sans torts.
Eï mancat un paouc dé mémouèro
En té countan aquélo histouèro ,
�106
Aquélo bieillo tradissiou;
Baou répara moun oumissiou :
Aquél capucin coulériquo,
Amé lou counsél dé fabrique
Ajèt caouquo difficultat ;
Sé créguèt pas récoumpénsat
Am'un cénténat dé dardénos ,
Dé sas suzous è dé las pénos
Qué caouquis jours aouparaban
Abio prézos , siogué én prêchan ,
Siogué én répassan à counfèsso
Tout l'éscabot dé la parouèsso ;
Mais lou sournouès dissimulât,
È quand lou cadot réçapièt,
Én riguén joust sa barbo grizo ,
Y diguèt : « Quittareï pas Bizo
« Sans bous faïré un aoutré sermon ,
« E dé moun récull lou inillou ;
« L'eï préchat l'annado darnièro
« Dabant Mounseignur la Bcrchèro ,
« Qué rié sioguèt counlént, Dious sab
« Ba$proubèroun sous cops dé cap
« È cinquanto piastros d'Espagno ,
« Per moun coubén, bès la Cerdagno.
« Pertout anfin ount l'eï préchat
« És éstat bèlcop louanjat.
« Sara ma'darnieïro aoudiénço ;
« Mais bous méttreï pas én déspénso,
« È lou grand plazé qu'y préndréts ,
« Messius, bous coustara parrés. »
Gratis , én éffèt, l'hypoucrito
Faguèt l'houmélio susdito ;
Mais la pubrèt un paouc trop fort,
E tout lou moundé y dounèt tort.
�407
Am'uno brabo bastounado
Méritabo d'éstré pagado.
Lou rébérén païré Garniè ,
Prédicatou prou singuliè,
Un jour qu'èro fort én coulèro ,
Apoustrouphèt, estén én chairo ,
La counfrariè das pélérins ;
En lous tratan dé libertins,
Dé boulurs , d'angeanço dal diablé,
Souèt ! mais lou fait èro éxcusablé ;
Caouquis-uns b'abion méritât ;
Lous maraouds abion déboutât
Lou magré troune dé sa capèlo
(Qué bal pas la dé Coumpoustèlo,
Né méttro pla las mas al foc ! ),
Al naz dé sant Jaoumé è sant Roch ;
È caouzo tabès réboultanto !
Un jour dé la sémano santo ,
Am'és soouzés qu'abion panât,
Lous groumands abion riboutat.
L'abat Graniès, ancièn minime ,
Sapièt lous qu'abion fait lou crimé.
Dé la susdito counfrariè
Èro, crézi, grand aoumouniè.
Lous poudio fa méttré én galèro ;
D'uno rémountranço sébèro
Lou brabé homé sé counténtèt ;
A beït ou dèts francs lous taxèt,
Qué méttèt dins la tiro-liro,
Per lous paourés ou per dé, ciro.
Dé paters è dé pas signats
Y-n' proumétèroun à manats.
L'affairé ajèt pas d'autro suito.
�408
« Qu'un gros pécat ! qu'uno incounduito ! »
Diguèt lou brabé abat Graniè,
Qu'abio prés én particuliè
Très das pélérins pus noutablés ,
È qu'èroun d'aoutant mai coupablés
Qué la neït dal cop , lous baourièns !
Abion boulgut estré gardièns
Dal mounumén dé la capèlo.
« Qu'uno counduito criminèlo !
« Dé bous Balthazar Meissouniè ,
« Dé Canaoulo, lou campaniè ,
« È dé bostré couzi Baillado ,
« Un aoutré Prègo-Dious-Bernado 14,
« E d'un zélé tant éscaouffat,
« Qui b'aouïo jamaï soupçounat !
« Al banc dé l'obro abèts un siôché,
« E coumétèts un sacrilèché !
« Lou trounc das paourés déboutats ,
« E das dignès qu'abèts rafflats ,
« Né croumpats uno bèlo piotto,
« E bous n'anats chèz la Mariotto,
« Qué dizoun un fort michant loc ,
« Toutis très , al pè d'un boun foc,
« Fièrs coumo dé rats per la paillo,
« Ganta , saouta , faïré ripaillo,
« Dé boun bi blanc bous ibrougna ,
« E , ço qué déou mai indigna ,
« Un jour dé la sémano santo !
« Qu'uno counduito réboultanto !
« Per faïré dé pareillis traits ,
« Cal estré pla michants suchèts ! » —
« Abèn coumés uno bassèsso ,
« Né coumbénèn coumo à counfèsso ;
« Mais és pas tant gros lou pécat,
�409
«
«
«
«
«
Moussu , qué bous b'an rappourtat,
Car, quand nous méttèrén à taoulo ,
Iéou, Balthazar è Jean Canaoulo,
A Sant-Just, à Sant-Sabastia
Abion sounat Valleluia. »
NORO.
Oh , oh, oh, oh ! qu'uno parado.
MOUNTAOUT.
Sioguèt lou pélérin Baillado
Qué dé la sorto s'éxcuzèt,
Tout én récounéissén lou fait.
Prénio per uno bagatèlo
Lou bol dal trounc dé la capèlo ,
La ribotto, al cost è déspéns
Dé qui, moun Dious ! das indigéns .
Dal moumén qué quand s'ataoulèroun ,
Én bounis chréstias atténdèroun
Mièchour, è qu'à Sant-Sabastia
Y sounèssoun Valleluia.
NORO.
Las brabos géns ! qu'uno counsciénço !
És drollo aquélo counférénço;
Mais mé parlabés d'un sermou.
MOUNTAOUT.
L'eï pas bist ; mais Moussu Darbou ,
Ancièn abadot, n'a prés noto ;
Sé jamaï bén béiré la grotto,
Sé bos, y lou démandareï ;
Apeï té lou débitareï.
�410
Crézi qu'és uno paraphrazo, ,
Én boun francés , d'aquésto phrazo :
Domus pacis, domus mea, '
Et non latronum spelunca.
Mais sabés pas ço qué bol diré...
NORO.
Iéou ! su'l cop , baou té ba traduiré :
Oustal dé pax és moun oustal,
Noun pas dé boulurs un nizal.
Dé té truffa n'agés pas l'aïré !
Es acos , s'én manco pas gaïré ;
Eï tant énténdut dé lati ;
Péndén dèts sièclés, sans ménti,
Per aïssis és éstat én bogo.
Lou pus sabant archéologo
Dé Narbouno ou dé Carpantras ,
Bélèou mai qué iéou lou sab pas.
Amaï l'éspagnol tabès sabi ;
Sans l'appréné lou débignabi ;
E, sé m'émbouyabo én missiou ,
Lou ministré dé l'instrucsiou 15,
Dins quatré jours té faïo béiré
Sé ço qué té dizi és dé créiré ;
Mais d'aïssis podi pas boucha.
Pousquèssé dé tu m'approucha !
MOUNTAOUT.
Al gouziè, moun cher, eï la brazo ;
Es séc coumo un fourrèou d'éspazo,
E podi pas pus éscoupi.
Lou soulél bén dé déguerpi,
Saïo pas téms qué finiguèssén
�411
La counférénço è nous coulquèssén?
NORO.
Sioï gaïré-bé dé toun abis ;
La répréndrén déma matis ;
Mais anés pas fa l'éspièclé ,
Mé ramboyés pas an'un sièclé ,
Car béi mé sioï arrégalat
Maï qué s'abio pla riboutat ;
N'eï pas manjat qué très brigoulos,
Pourtant, sans unché è toutos soulos.
Las poummos dé lerro aïcésté an
An mancat, è crèbi dé fan.
La nèou couménço dé bouno houro ,
È finira sabi pas qu'ouro.
Bibi, coumo lous cagaraous ,
Dé l'aïré dal téms , n'és pas faous ;
Mais ço qué cént fés maï m'attristo,
És d'abé tant michanto bisto.
È tu, dé qu'aouras per soupa ?
MOUNTAOUT.
Ni fricot, ni roustit, ni pa ;
Un coulp d'aglans, pas gaïré doucés,
Barréjats amé d'aragnoussés.
Nostré sort és fort malheroux ;
Herousomén qué toutis dous
Abèn boun féché... Anén , couraché !
La bido n'és pas qu'un passaché,
Pus loung per nous aoutris , d'accord,
Mais tout ço qu'a bido aoura mort.
N'abèn passât lous trés-cinquièmés.
Moun amie, sion pas pus lous mômés ;
�412
A iéou lous pelsés mé s'én ban ;
N'eï pas per faïré un catogan ;
È tu , pélat coumo uno anougo,
Té bézi pas la bèlo cougo
Qué t'arribabo jusqu'as réns
Al téms das Celtos ignouréns,
Qué tas aouzinos adouraboun.
Al loc dé mangeanço, y nizaboun
D'oursés, dé singlas ou chacals
E touto raço d'animals ;
Dé sas gnacados è grappados
Abios las cars éntéménados ;
Aro sios pas pus bizitat
Qué per caouqué loup affamât
A qui dounés la rétirado.
NORO.
La mangeanço s'és énanado
Amé mous pelsés, as razou ;
Mais m'én trapi pas gés millou :
Las plantadouiros, lous bigossés
Mé pénétroun jusquos as ossés.
Aro qué sioï closco-pélat,
Dal soulél ei lou cap brullat ;
Pas pus cap dé pi, ni d'oumado
Per mé para d'uno ramado ,
D'un nébayrat, quand és pas fort,
Dé bardanis, quand buffo à mort ;
Tout aro, dins aquésté termé,
Sé béira pas quatré pans d'hermé.
MOUNTAOUT.
Tabès biouras pas izoulat.
�413
Al loc d'aglans aouras dé blad ;
Én plaço d'amellous dé pignos ,
Aouras dé razins per las bignos ;
Troucaras countro dé figuiès
Gaouquis raichantis castagniôs.
Té planissés, quand lous bigossés
Té gratuzoun un paouc lous ossés ;
S'èroun dé malbré , moun amie,
Séntios un paouc mai lou pic !
Car t'én derrabaïon dé trossés ,
Loungs , carrats , pichounis ou grossés,
Per né faïré, séloun lou cas,
Tantôt un Dacier, un Thoiras ,
Un Claoudo Bic , dé mémo éstoffo ,
Un Baylé, lou grand philosopho,
Toutis nascuts dins l'AIbigés ;
Un Soult, la terrou dé l'anglés,
Dins lou téms dé nostris désastrés ;
Un Sant Bincént, patrou dé Castrés ;
Tantôt uno urno, un chapitèou ,
Uno mouzaïco , un toumbèou.
Das réns dé la serro dé Caounos
N'an trait dé loungs dé cinquanto aounos ,
Per Bersaillo è per Trianoun ;
Tabès s'és faïto un grand rénoum ,
Tandis qué tout lou moundé ignoro,
Pas lènc d'aïssis , lou pic dé Noro.
Adiou, l'amie ! jusqu'à déma.
Boudro pla poudé m'éstréma
Joust caouqué dolmèn druidiqué
Ou dins caouqué cabot celtiqué,
Coumo y gn'a tant dins toun pais ;
Mais n'abèn pas à per aïssis;
Ni mai' cap dé palét dal diable ,
�414
Sé jamaï, ço qu'és pas crouyablé ,
Lou diablé a jougat al palét
Sus pics dé Noro è Mountalét.
NORO.
És bingt fés gros coumo uno molo ;
Sus un rooas pounchut trambolo.
N'abèn un , én sus dé Burlats,
Dé la Biergés !
MOUNTAOUT.
Ba pénsi pas.
S'èro un totoul, ba poudro créiré,
Sus ta paraoulo , sans ba béiré ;
Car las fillos as osséléts
Jogoun maï soubén qu'as paléts.
Émbarro-té, moun amie Noro !
Dourmigués pas lou cap déforo.
NORO.
È tu tabès , paouré Mountaout !
Car quand eï fréd tu n'as pas caoud.
Sé sioï énraoucat ou toussissi,
Tous éstournuts ja lous aouzissi !
Quand sioï per la goutto éngarrat,
Dal rhumatismé sios cansat.
MOUNTAOUT.
È quand as déts eï dé cidoulos.
N'as as pès coumo dé brigoulos.
NORO.
Per toutis dôus qu'un tristé sort !
�44b
MOUNTAOUT.
Baïh ! biourén jusquos à la mort.
NORO.
Co qué m'as proumés té rappèli.
MOUNTAOUT.
Ba téndreï, té ba rénoubèli ;
Mais coumpti sus toun atténtiou.
NORO.
Saïo pla sot ! Adiou !
MOUNTAOUT.
Adiou
Février 1857.
��NAISSÉNÇO
DÉ JACQUES PREMIÈ,
FIL DÉ PIERRE DOUS , RÉI D'ARA GOU , È DÉ MARIO ,
SÉGNOURÉSSO DÉ MOUNTPÉILLÈ \
PROLOGO.
Il n'en finit donc pas , ce poète incompris !
« Nul n'aura de l'esprit que nous et nos amis. »
Un noumat Ramoun Mountagnè,
Qu'èro , crézi, dé Mountpéillè,
Ëscriguèt, én léngo roumano ,
Ou limouzino, ou catalano,
Ou proubénçalo, aquos tout un
( Soun d'accordi, sus aquél pun,
Catel, Glaoudo Bic, dom Baissèto
È dé Mèjo, soun interprète;
È qui sas notos légira ,
Pla lèou s'én asségurara),
La noblo è curiouzo bido,
Dé faits d'armo è d'amour ramplido,
Dé Jacqués un, réi d'Aragou.
A décida qu'un libré és bou
ii
27
�418
Un soul extrait pot pas suffiré 2 ;
Mais aquél extrait m'a fait riré,
Quoiqué issut .coumo un tros dé bouès ;
L'eï traduit dins nostré patouès ,
Noun pas dé faïçou pédantèsco ,
Mais à ma modo, à la burlèsco,
Én stylé un paouc ouriginal.
Sans faoussa lou fait préncipal,
N'eï broudat caouquo circousténço ;
És rélatif à la naïssénço
Dal persounaché d'ount s'agis ,
Qué réprénguèt sus Sarrazis
Dous ou très rouyaoumés d'Éspagno.
La Catalougno è la Cerdagno
È lou coumtat dé Roussillou ,
Mountpéillè, d'ount èrd ségnou,
È tout soun district, qu'és pas mincé,
Né faguèroun un fort grand princé.
Per patrou lou sort y dounèt,
Noun pas sant Pierré ou sant Bénouèt,
Sant Paul, sant Jordi ou sant Guillaoumés,
Mais tout just lou bienheroux Jaoumés,
Pés Éspagnols tant bénérat,
Qué tout aoutré és à soun coustat
Coumo és al coustat dé la luno
La planéto la pus coumuno,
Ou lou paterné abat Mézy
Costo Mounségnur Curbézy.
Aquél fil dé Pierré è Mario
Foundèt mal' d'uno counfrairio,
È faguèt fosso caritats.
Acos atal qué lous pécats
S'éxpiaboun al mouyèn aché ,
�44 9
Ou bé én sabran , amé couraché,
Lous Morouls è lous Sarrazis,
Qu'èroun éncaro, lous couquis !
Per énsi diré , à nostros portos 3.
Sé tiro al sort dé fosso sortos :
La princésso dé Mountpéillè ,
A soun poutountoun , pla tardiè ,
Boulguén douna lou patrounaché
D'un grand sant, sans qué cap sé fâché ,
D'éntré lous apostouls aouméns ,
Lous aoutris , sé soun pas counténts ,
Qué dansoun ! prénguèt élo-mêmé ,
La beïllo dal jour dal batêmé ,
Doutcé ciergés, toutis égals,
Loungs è grossis coumo dé pals
(Mountagnè n'a bist la facturo),
Blancs coumo la nèou frésco è puro ;
Sus cadun appliquèt lou noum
D'un apostoul, am'un pouènçoun
(Quand sioguèssé am'un tros d'ardouèzo,
Importo fort paouc à ma thèzo ) ;
Lous faguèt énsémblé alluma.
S'atudèroun lou léndéma,
Sieïs à mièchour, très a-n-un'houro,
È lous aoutris sabi pas qu'ouro;
Ba sap pas ta paouc Mountagnè ;
Mais és ségur qué lou dargnè
Pourtabo sus soun étiquéto ,
È d'uno éscrituro pla néto ,
Lou noum dé Jacqués lou majur.
B'agachèt coumo un grand bounhur,
És préténdut qu'aquél dit ciergés ,
Pus gros qu'uno botto d'aspergés
Ou d'éspargous, én mouriguén ,
�420
Jétèt un ésclat tant ardént,
Qué jusquos al naout dé la bouto
La gleïzo né flambéjèt touto,
È qué... z-z-zt ! pus bité qu'un trait,
Uno grosso bélugo anèt
Méttré lou foc à l'auréolo ,
Dé couiré daourat ou dé tolo,
Qué dal Sant oundrabo lou froun ,
Précizomén coumo un dragoun
( Sareï pas crégut, ba crénissi )
Pot faïré à-n-un foc d'artifici.
D'un éncantomén général
Aquél fait sioguèt lou signal :
Toutos las campanos sounèroun ;
Lous habitants illuminèroun,
Tapissèroun è pabouazèroun ;
Toutos las fénnos s'émblanquèroun ;
Fosso proucéssious baraillèroun;
Péndén sèpt jours lous bals anèroun ;
Dé grandos/wsfos sé faguèroun ,
Ount fosso barous s'énglandèroun ;
Las barounos applaoudiguèroun,
È dé rubans distribuèroun ;
Toutis lous bramo-fan chappèroun ,
S'ibrougnèroun tant qué boulguèroun
Sé dé pétards nou sé tirèroun,
Faouto dé poudro nou pousquèroun ;
È l'éfant rouyal batizat,
Jacquounét sioguèt appélat 4.
Lectur, aquél préliminari
M'a pariscut prou nécéssari.
�421
Naïssénço dé JACQUES premiè.
Aquél princé , saché è balént,
Bénguèt al moundé drollomént.
Pierré , réi d'Aragou , soun païré ,
Abio prés én dégoust sa maïré,
Ségnourésso dé Mountpéillè.
Ardent coumo un pigeou-touriè ,
Mais à la guerro bouno lamo,
S'èro amourachât d'uno damo
D'aquélo bilo , ount la bèoutat
És méns raro qu'à soun mercat
Lous arsèlis è las ténillos ,
Chèz las moudistos las éspillos ,
È lous anèls chèz un jouaillè ;
Mais la flou dé tout Mountpéillè ,
La béouzo dé Moussu dé Brosso ,
Mort lou souèr mêmé dé sa noço,
Piouzo è chasto , bouillo pas,
Flourit ou nou, saouta lou pas.
Prézéns , madrigals , sérénados
Èroun pagats én rébuffados.
Dé Mountpéillè lous magistrats ,
L'abésqué è toutis sous curats ,
Qué tégnon bèlcop à Mario,
Dé qui bégno la ségnourio .
Créntaboun qu'un princé éstrangè ,
A faouto dé cap d'héritiè ,
�422
Tôt ou tard , nou s'en émparèssé ,
È sus sous dréits éntréprénguèssé.
S'abouquèroun sécrètomén
Am'un chambellan coumplazén
Qué dé sas amours... sallo euro!
Abio lou manéch. Un mercuro
Lous payèns l'aouïon appélat.
Nostré sièclé, méns dalicat,
D'un éscaïs pus laid qualifio
Lous garnoméns qu'an l'infamio
Dé sé faïré courtiès d'amours ;
Y gn'agut, y gn'aoura toujours.
Coumbénguèroun d'un artifici
Per proufita dal michant bici
D'aquél princé tant débaouchat.
Quand tout sioguèt manigançât,
« Princé » , y dits lou baïlét dé crambo,
Tout én y frictiounan la cambo
( Lou diméngé dé carnabal
Sé l'èro fatigado al bal,
Ount aquél grand courur dé fillos
Dansèt bélèou trénto quadrillos. )
« Entré ounz'houros ou mièjo-neït
« Béndra partacha bostré leït
« Aquélo damo tant poulido,
« Qué fazio tant la ranchérido ,
« È mé boulio débizacha
« Quand cercabi à la débaoucha.
a Dé la péno qué m'a dounado,
« Eï la testo débariado.
« Crézèts-bo , mous razounoméns
« An mai fait qué bostris prézéns ,
« Qué bouillo pas jamaï réçaoupré.
« Uno caouzo qué bous cal saoupré
�425
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
( È sans aquélo , én quatré mots ,
Bous poudèts pla fréta lous pots
È la raya dé bostro listo ),
És qu'éntén pas estré gés bisto
Dé digus , ni mêmé dé bous.
Lou mystèri, aquél dious jaloux
Qué bol abé per séntinèlo ,
A d'èls dé chot. Uno candèlo
Ou l'éntorcho dal dious d'amour
L'énfusco aoutant qué lou grand jour.
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
Aquélo bèoutat sans pareillo,
Aoutant roujo qué la grouzeillo
Quand és dins sa maturétat,
Mé dizio d'un cor pénétrât : —
Moun émoussiou saïo tant forto ,
Qué déma m'attrapaïon morto,
Sé la clartat d'un lampioun
Sé réflétabo sus moun froun ;
Mé créïo sus uno ésplanado ,
Al mitan dé la passéjado,
Su'l mercat ou dins lou mazèl ;
Mé sémblaïo qu'à rébès d'èl
Mé régardo la poupulaço ,
È , coumo un baourièn m'éscridasso ,
Coumo énténdi cacha lou joc ,
Mé cal pas dé lun ni dé foc. —
« Sé mostro pla trop difficillo,
« Mais anfin pot estré tranquillo ;
« Allumareï pas un luquét
« Per y béiré lou cap d'al dét, »
Réspoun al baïlét lou réi Pierré.
« Bès ounz'houros baï-mé la querré. »
�424
È dal counténtomén qué n'a,
Lou sarro jusqu'à l'éscana :
Su'l pè dréit fa dos pirouétos ;
Prén un parél dé castagnétos ;
È canto , à gouziè désplégat,
Un trioulét qu'a coumpouzat.
Ba sans diré qu'aquélo damo
Sabio pas un mot dé la tramo
Qué lous prud'homés ourdission ;
Qué dins lou coumplot qué fazion
Abio pas à jouga dé rollé;
Mais sioguèt quicon dé pla drollé.
Lous cossouls , pla sécrètomèn ,
Émboyoun querré à soun coubén
La reïno qué, touto énnégrado ,
A Jésus-Christ s'èro dounado,
È , sans éscouta soun déspit,
Louprégabo per soun marit.
Y démandoun , coumo un serbici,
Dé pas fa manca l'artifici
Per soun abésqué outourizat,
Dins l'éspouèr d'abéiré un goujat
Qué caouqué jour y succédèssé ;
Qué per ta paouc qué s'y préstèssé,
Lou cop mountat réussio ;
Car Pierré émbabinat créio
Passa la neït amé la damo
Per qui-s-èro tout foc è flamo,
È créio qu'agèssé éxigeat
Qué tout lun sioguessé atudat,
Siogué per crénto ou per caprici.
S'èro per élo un sacrilici,
�42b
Qué pénsessé as Mountpélleïréns ,
Dé qui lous bus lous pus ardénts
Èroun qué dé soun mariaché
Proubénguessé caouqué maïnaché
Qué dé soun aïul maternel
Ajessé Thardiesso è l'ésquel ;
Qué dins sa mantillo éstroupado ,
Pé'l baïlét dé crambo ménado,
Bès las ounz'houros dé la neit,
Abio qu'à s'ana méttré al leït
Al coustat d'él, lou laissa faïré,
Én ouffriguén à Dious , peccaïré !
La grando mourtificassiou
Qu'énduraïo d'aquélo actiou,
Én pénsan qué sé la carésso
Créi dé caréssa sa maistrésso.
La paouro reïno y counséntits :
Prén soun chapèlét è sourtits ,
Dins sa mantillo éngouloupado,
A l'houro qu'abion indicado.
Guidado per lou chambellan ,
Dintro dins la crambo én tramblan ,
Ê, sans un mouquét dé candèlo ,
Sé dirijo bès la ruèlo
Dal leït qué trop pla counéissio,
Ount toutos la neïts dourmissio
Al téms dé sa bouno fourtuno ,
Sé coulco, è né pipo pas uno ;
Tout sé faguèt coumo èro dit,
È soun falimar dé marit
Sé douto pas dé cap dé sorto ,
Tant és abuglo , ardénto è forto
La passiou dount és poussédat,
*
�426
D'abé sa fénno à soun coustat.
Lou fait, quoiqué paouc braisemblablé ,
N'és pas per aquos incrouyablé,
Car anfin l'histouèro dits pas
Ni qué séntiguessé dal naz ,
Qu'agessé la barbo péludo,
Ni maï qué sioguessé boussudo,
Qu'agessé al col caouquo tumou,
Uno éscrouèlo, un galamou,
Ni mai cap dé tétou dé borni...
Mais n'eï pla prou dit, è mé borni.
Dal débaouchat Pierré l'errou
Durèt uno houro, è sioguèt prou ;
Aouïo durât un paouc éncaro ,
Mais la scèno qué sé préparo
Ba faïré béiré à l'égrillard ,
È mêmés un paouc trop al clar ,
Qué , malgré qué siogué pas guêché ,
S'és laissât préné dins lou pièché.
Tout d'un cop l'hardit chambellan
Bous alando, à doublé battan,
Raou ! raou ! la porto dé la crambo,
È peï sé saoubo , à touto cambo ,
Dé crénto dal résséntimén
D'un princé proumpté è bioulén,
Dount surprénguèt la counfiénço,
En diguén qu'én touto assurénço
Poudro riré è sé diberti
Jusqu'à cinq houros dal mati,
È sé cal cinq houros é mièjo,
Per qué lou téms èro à la plèjo
È lou ciel négré coumo un four,
È qu'un paouquét aban lou jour,
�427
A pétit brueh e sans candèlo ,
Béndro préné Madoumaïzèlo ;
Mais n'arribèt tout aoutromén :
Aquis qué dins l'appartomén ,
Dount las portos soun alandados ,
Bous dintroun , à bèlos cordados ,
Doutcé ségnous ou chibaillès,
Doutcé clérgués ou prébendiès,
Doutcé damos è doutcé fîllos
Drapados dé bèlos mantillos,
Doutcé habitans dé tout éstat...
Mais crézi qué n'eï d'oublidat !
Oui, per ma fé, doutcé canoungés ;
Qué mai éncaro ? doutcé moungés,
Qué ménabo l'oufficial,
Toutis munidis d'un fanal.
Eï pas méntiounat dous noutaris,
Lous témouèns lous pus nécéssaris ;
Qu'és aquos d'abé pas dé cap !
Aro n'eï pas d'oublidat cap.
Dintrats qué soun , toutis sé réngoun
Sus sieïs dé filo , apeï atténdoun
Ço qué dira l'oufficial,
Qué préchabo pas brico mal.
Qui sioguèt surprés ? lou réi Pierré
Qué lous abio pas mandats querré ,
Quand , couffat d'un bounét dé neït,
Béjèt à l'éntour dé soun leït
Tant dé frocs è tant dé soutanos,
Dé casquous è capèls à banos ;
Failliguèt né bira lou séns.
Dous cénts ciergés , toutis ardénts,
Dé soun grand ésclat l'éblouissoun ,
Su'l cap sous pelsés sé haïrissoun ,
*
�428
Créi qué tout aquél moundé bén
Per faïré soun éntarromén ;
Mais paouc à paouc sé tranquillizo.
S'agèssoun toussit sa camizo,
Dé la suzou dount és trémpat
Aouïon émplénat un farrat.
Sé rébiro bès la ruèlo...
Hoï, moun Dious ! surprézo noubélo !
Al loc dé béiré à soun coustat
La damo qu'a tant désirât,
Béi uno facio dé carêmé,
È récounéis sa fénno mémé ;
Sa fénno , qué soun tratomén
Abio faït fugé à-n-un coubén ;
Sa fénno, paouro créaturo !
Qué poudio pas béiré én pintruro.
Anén ! és clar coumo lou jour
Qu'an boulgut y jouga lou tour.
Qu'un partit préné ! coussi faïré !
Sé rézigna ou n'abé l'aïré.
És ço qu'à la fi coumprénguèt
Lou réi Pierré, è ço qué faguèt.
Am'uno facio mai sérèno
Atténdèt la fi dé la scèno.
« Chibaillès , moungés è curats ,
« Dins aquésto pièço assémblats ,
« È bous tabès, mas doumaïzèlos,
« Parados dé flous è dantèlos ,
« Qué , pla ségur ! aouïots pagat,
« Dé la grando curiouzitat,
« Sé bous agèssoun d'oublidados,
« È bélèou bous siots pas coulcados » ,
Diguèt lou saché oufficial;
« Bézèts toutis pla coumo cal
♦
�429
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Qué bostro reïno , tant aïmado ,
Am'él réi s'és rapatriado;
Démpeï ounz'houros dé la neït
Soun toutis dous al mêmé leït.
A l'abéni, Pierré , pus saché,
Am'élo fara boun ménaché,
Ço qué nous douno un grand éspo
Qué bès l'intrado dé l'hibèr,
Sé Dious bol è la Santo Biergés,
A qui counsacrarén lous ciergés
Qué toutis abèn à la ma,
Nostro reïno nous dounara
Un bèl goujat, dé bouno raço,
Qué caminara sus la traço
Dé soun bizaïul Guillèm très.
Dal paradis , ount l'abèn més,
Proutèjara él è sa terro,
Sara soun counsél dins la guerro ,
Dérouta ra sous énémics,
Y proucurara fosso amies,
È bénira sa déscéndénço ;
Bisquén dins aquélo assurénço.
Lous noblés è lous capitouls
Bous démandoun grâço à ginouls ,
È la marmaillo prousternado ,
D'un grand répénti pénétrado
( Aouzissèts sous gémissiméns ! )
Bous la démando én mêmé téms.
Y l'accourdaréts , noble Pierré !
Car abèts pas un cor dé ferré.
Éxcuzats , én fabou dal but,
Lou coumplot qu'abèn councégut ;
Ço qu'abèn fait és pas un crimé :
Bouillon qu'un éfan légitimé,
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«
«
«
È noun pas un tros dé bastard,
Un éstrangè , sans cap d'égard,
A bostro mort nous goubernèssé,
È coumo d'éfans nous tratèssé...
Anén ! mous amies , tout ba pla.
Bous fa sinné dé bous léba ,
Bostré réi, qu'és la bountat mêmé ;
La cléménoo à soun diadèmé
Courduro un fluroun pus brillant
Qu'uno perlo è qu'un diamant.
Oubriès , païzans è porto-faïssos,
A fortis réns, à bèlos maïssos ,
Qué, quand bénèts carga dé blad
Pé'l chapitré ou per l'abéscat,
Bous disputats per las carrieïros
Pla pus fort qué dé luquétieïros,
Cridats toutis amé transport :
Bibo ! bibo Pierré lou fort !
Bibo Pierré lou magnanimé !
Qui bol l'égala , cal qué trimé !
Dious nous douné un bèl réjétou
D'un princé tant justé è tant bou !
Bibo Pierré ! bibo Mario !
Dious proutèché sa ségnourio !
Das chibaillès bibo la flou !
È das sarrazis la terrou !
Lous frèto dins toutos las règlos.
«
«
«
«
«
«
Hoï, moun Dious ! cridoun coumo d'aig
Eh bé, nous prénèts per dé sourds !
Faïon méns dé bruch dèts tambours ,
Quinzé cournuts , trénto boudègos
È bingt paréls d'ésquillos d'ègos !
Las aouréillos ban nous sanna ;
(Toutis cridoun qué jamaï pus. )
�431
« Bous aouaion dé Frountigna.
« Sé pot-y crida dé la sorto !
« Chut ! chut ! ou passats-nous la porto
« È laïssats-mé dé moun serinou
« Termina la péroraizou.
« Princé, éxcuzats aquélo anjanço ,
« Toujours pléno dé turbulanço ,
« Qué cridaïo bèlcop mai, ja !
o Sé déma bous bézio pénja.
« Abèts ciméntat bostro glouèro :
« La plumo d'aciè dé l'histouèro
« Bén d'éscriouré bostré grand noum
« Costo lou dal grand Scipioun.
« È bous, Méssius lous gardo-notos ,
« Qu'abèts acampat tant dé crottos
« Amé bostros raoubos d'éscot,
« Tant larjos, qu'à-n-un paquébot,
« A-n-uno tartano pla bèlo,
« Poudron , ma fouè ! serbi dé bèlo,
« Dréssats-nous un proucès-berbal
« Exact, én doublé ouriginal,
« Afin qué ço qué bous fan béiré
« Per lou public siogué dé créiré ;
« Tout aquos bous sara pagat ;
« Aïços és un aoutré countrat,
« Séguit d'uno noubèlo noço ;
« Sé nostro reïno débén grosso,
« Sara pas qué dé soun marit.
« Anén-nous-én ! tout és finit.
Atal finiguèt la séénço.
Per Pierré qu'uno péniténço !
Lou rancunoux s'én soubénguèt :
Dé jour én jour maï détéstèt
�432
Sa fénno , tant brabo è tant santo ,
Qué maï d'un histourièn banto.
Am'élo boulguèt dibourça,
Dins las formos. Per l'y fourça,
Articulèt è prénguèt texté
(Mais èro un pla sallé prétexté)
Qu'él, Pierré, abio foulatréjat,
Aban dé passa lou countrat,
Am'uno couzino gèrmano
Dé la reïno. Qu'uno chicano !
Èro d'un tort sé prébalé.
Mais aban tout fazio balé :
Qu'amé lou coumté dé Coumingé ,
Qué la doutèt dé fosso lingé 5,
Èro unido pé'l sacromén,
Dé soun libré counséntimén,
È n'abio agut maï d'un maïnaché ,
Quand sé faguèt Faoutré mariaché ;
Or, la lé dibino interdits
Qu'uno fénno ajé dous marits. —
Sans douté, amaï la lé roumaino ;
Mais èro caouzo pla certaino
Qué lous juchés abion cassât
Aquél mariaché prétextât,
Parcé qué lou siur dé Coumingé ,
Aoutant débergoundat qu'un singé ,
Sé truffabo das sacroméns ,
Car abio très fénnos , aouméns !
È qué , per counséquént, Mario
Poudiopla, sans poulygamio,
Éspouza Pierré d'Aragou,
È qué soun mariaché èro bou.
Innoucént très , qu'alors règnabo,
È qué lous pus hardits doundabo,
�453
Soun pourbouè l'acculliguèt pas,
È Pierré ajèt un pan dé naz.
A Murét, d'un grand cop dé lanço,
Pus tard, y traouquèroun la panço. —
«
Qué débénguèt lou chambellan ,
Qué filèt amé tant dé ban
Quand ajèt alandat las portos ? —
S'arréstèt pas qu'én Aïguos-Mortos ,
Ount s'amaguèt dins un paillé ,
È r'intrèt pas dins Mountpéillè
Qué quand sa fénno Léounèlo
Y faguèt saoupré la noubèlo
Dé la mort dal réi Pierré dous,
Débaouchat, souèt ! mais courachous ,
È toujours pla boun cathoulico,
Quoiqu'alliat d'un hérético.
D'aquél éstrangé è court déduit,
Jaequés-un sioguèt l'héroux fruit;
Sioguèt pious coumo sa maïré,
E bataillur coumo soun pairé ,
Mais , pécaïré ! fort amouroux,
È dounèt toutos sas tabous
AI chambellan dount l'artifici
(Al mouyèn dé soun sallé ouffici,
Qu'èro d'éntrétèné lou bici ),
Grâço al générous sacrifici
Dé la reïno mézo al supplici,
Abio, sans cap dé préjudici...
Atténdèts un paouc, m'én sourtissi !
Randut un noutablé sérbici
A-n-él Jacqués , tout lou premiè,
Béngut al moundé tant tardiè ;
�434
Qu'èro un miracles qué sa maïré,
Ségur ! l'agessé pouscut faïré ;
Peï as paourés Mountpéilleïréns ,
Qué béjèroun sous bus ardéns
Coumbladis per aquélo ruzo.
Lectou, sé moun counté t'amuzo ,
Sareï milo fés trop pagat,
Car, ségur! m'a pla paouc coustat.
lemfovo 1857.
�Sixième Entretien,
AMI LECTEUR ,
J'ai puisé à plein cruchon, comme à mon ordinaire , pour
composer les trois entretiens historiques qu'il me reste à te
communiquer, dans les sources plus ou moins connues
qu'on m'a signalées ou que mon instinct m'a fait découvrir,
et je ne crois pas avoir omis aucun fait vraiment intéressant de nos annales narbonnaises. Au reste, j'ai plus tenu
que je ne t'avais promis; car je ne m'étais pas proposé
d'écrire l'histoire de notre ville. C'est une tâche qu'a entreprise notre savant compatriote Galibert, auteur de plusieurs
ouvrages estimés, et qu'il accomplira à son honneur. Son
long séjour à Paris et à Toulouse lui ayant permis de fouiller
dans les vastes archives de ces deux grands centres littéraires , tu peux être sûr de trouver un jour dans son livre,
depuis longtemps annoncé, ce qui ne sera pas dans le mien.
Je n'ai pas toujours eu le soin de marquer par des guillemets les gros emprunts que j'ai faits à l'Histoire de Languedoc, loin de là ! mais ma manière d'écrire t'est tellement
�450
connue, mon cher concitoyen, que tu distingueras aisément, dans ce gros recueil, et que tu porteras à mon passif
tout ce qui n'est pas de moi. Mon actif, ce sont les nombreux
poëmes, en français et en patois, que contient ce livre, la
forme de mes dialogues et la gaîté dont j'ai assaisonné le
tout; mais l'érudition qui s'y trouve, je la dois à vingt
bailleurs de fonds différents. Pour me servir d'une comparaison que me suggère la circonstance, comment se fait un
reposoir, à Narbonne , un jour de procession générale , sous
le portail béant ou dans la cour d'une paroissienne zélée,
de Mademoiselle Méjean , par exemple. Le sol qui supporte
ce monument, fait à la hâte, est sa propriété; mais il s'en
faut de beaucoup que tous les objets qui le décorent lui
appartiennent. La plupart des tapis, des tentures, des vases
de porcelaine ou de métal, des chandeliers ou candélabres ,
des fleurs naturelles ou artificielles dont elle dispose, ce
sont MM. Delmas, Nombel, Mesdames Barthe, Cancéris,
Mesdemoiselles Clara Crouzet, Anna Duval qui les lui ont
t
prêtés; mais elle donne à cette chapelle improvisée la forme
la plus gracieuse que possible; elle place ces ornements
avec tout le goût qu'on lui connaît; elle fait enfin un reposoir qui flatte la vue, qui réjouit tout le quartier, et qui
n'est pas indigne de recevoir le saint sacrement. Eh bien !
mon cher lecteur, c'est quelque chose de semblable que j'ai
fait avec des souvenirs d'enfance, des traditions recueillies
çà et là, des renseignements et des paragraphes de livres
pris un peu de partout. Je ne suis presque que le tapissier de
mon monument monographique; mais pour y classer tant
de choses, et pour en rendre la lecture tout à la fois agréable et instructive, j'ai pris une peine infinie, une peine
dont ne peuvent avoir l'idée que les personnes qui se sont
quelquefois essayées, tant en prose qu'en vers, dans un
genre le plus facile de tous, en apparence, mais en réalité
le plus difficile. « Si les vers aisément faits sont rarement
�437
aisés », il en est à peu près de même de la prose. Il faut
bien que cela soit, puisque pour un livre un peu volumineux, dont l'auteur a su «d'une voix légère» comme dit
Boileau,
« Passer du grave au doux , du plaisant au sévère » ,
nous en comptons par milliers écrits dans le style noble ou
tout à fait sérieux. Mais ce préambule n'est déjà que trop
long; la forme du dialogue t'amusera probablement davantage. Voici venir mon Aristarque, précédé de son joli petit
chien jappeur, à la queue panachée, qui va me donner de
la tablature. Nous allons encore discourir à perte de vue sur
les personnes et les choses du pays. Tu ne prendras que
ce que tu voudras de notre bavardage; mais ne vas pas te
dispenser au moins de jeter les yeux sur le sermon si pathétique et si orthodoxe du révérend père Bourras qui en fait
partie, car il contient des choses très-profitables; les survivantes de ses vieilles ouailles de Ginestas qui, par la négligence, sans doute, de leurs précédents pasteurs, abion loutos
saoutat lou parré, s'étaient toutes échappées du bercail, et
qui y furent ramenées, sans qu'il en manquât une, par ses
salutaires exhortations, peuvent en porter témoignage.
L ARISTARQUE.
(
Au bas de l'escalier du jardin du musée, h l'àulem qui Vaïiènâ
a lu porte. )
Je suis à vous dans un moment, M. Birat, j'ai un indispensable besoin de me faire cirer les souliers, et le brave
François se trouve ici bien à propos.
L'AUTEUR. Faites, Monsieur, ou plutôt faites faire. Je suis
une fort mauvaise pratique, moi, pour les déerotteurs, car
les jours ouvrables je porte des souliers blancs, des souliers
vernis les dimanches, et, en temps de pluie , des socques
en caoutchouc.
�458
L'ARISTAKQUE.
VOUS
n'êtes pas le seul, malheureusement
pour cette classe intéressante d'artistes calcèicures. Ceci
tourne bien mal pour eux ; ils n'auront bientôt plus à cirer
que la corne des pieds des chevaux qu'ils étrillent. D'un
autre côté, le ramonage ascensionnel s'en va, tant sont
étroits aujourd'hui les tuyaux de cheminée. Adieu le chant
joyeux de : « Ramonez-ci, ramanez-là la cheminée de haut
en bas! » On ne voit presque plus de ces honnêtes enfants,
« Qui de Savoie arrivent tous les ans ,
« Jît dont la main légèrement essuie
« Ces longs tuyaux engorgés par la suie » ,
comme dit assez poétiquement Voltaire. Le nommé Thomas,
ce décrotteur huppé que vous connaissez bien , est mort la
semaine dernière. On dit que le chagrin de voir sa profession presque perdue l'a tué.
L'AUTEUR.
11 s'est trop pressé de mourir. On se met à cirer
les appartements à Narbonne; cela gagne jusqu'aux épiciers.
Le travail ne manquera jamais aux décrotteurs, bien qu'il
pleuve rarement dans notre pays.
L'ARISTARQUE.
Là î me voici... Notre banc accoutumé est-il
libre ?
L'AUTEUR.
Non, Monsieur. Je le vois occupé par MM. Vic-
tor Alibert, Griffe et Roland. Leur conversation est très-animée. Il est question entr'eux , à ce que je crois , de pénitents blancs et bleus et de pèlerins. Je parierais que leur discussion roule sur l'interdiction faite par Mgr. de La Bouillerie, aux uns et aux autres, de pousser leur procession de
la Fête-Dieu en dehors de la paroisse dont ils dépendent.
Cette mesure terrasse les confréries et fait beaucoup de
mécontents. Ils y voient un indice infaillible du mauvais
vouloir de l'évêque à leur égard, et craignent pour leur
existence. Quelques exaltés poussent à la dissolution de leur
confrérie.
�L'ARISTARQUE. Voulez-vous que je vous le dise , Monsieur?
il n'y aurait pas de mal à ce qu'on en finit une fois pour
toutes avec ces confréries de parade. Les sacs, dont ces
gens-là s'affublent et se masquent, ne sont pas de notre
époque. On n'a pas l'idée de ces déguisements dans le nord
de la France, et rien n'étonne autant un étranger qu'une
procession de pénitents, quand elle se trouve sur son passage. Ce n'est que pour se faire voir que la plupart d'entr'eux figurent à leur procession; il y a trop de recherche
dans la mise de quelques-uns. Ce n'est pas avec des sacs de
la plus fine percale, aux manchettes brodées, et avec des
souliers de satin blanc si coquets, qu'on se roule dans la cendre, en témoignage du repentir de ses fautes. Les hommes
graves et vraiment pieux se sont retirés, et laissent le champ
libre à la jeunesse qui ne les écoutait pas. Cette jeunesse
fume, saute, se bouscule, fait des espiègleries aux filles,
et, à tout bout de rue, quitte la procession? pour entrer au
café ou au cabaret. On voyait autrefois à ces processions de
pénitents des filles d'un âge nubile; elles n'y vont plus
par décence. On y faisait de la bonne musique ; les virtuoses
se sont retirés, et les motets ne sont plus chantés que par
des braillards (*). Par qui sont tenus les cordons du dais ?
vous le savez, par des élèves de l'institution Amardel.
Entrez dans les églises de pénitents un peu avant, un peu
après la procession.... quelle cohue ! quel brouhaha! quel
foirai S passez-moi le mot. La piété éperdue s'envole ,■ ce
jour-là, le voile sur les yeux et les doigts dans les oreilles,
de sa sainte retraite envahie par une multitude évaporée,
et ne rentre dans l'église que le dimanche d'après, quand
i*) Le lecteur voudra bien ne pas oublier que mes entretiens histori ([lies ont été composés bien longtemps avant la fondation de l'Orphéon
narbonnais, dont les chœurs donnent aujourd'hui tant d'agrément à
nos t'êtes publiques.
�440
tout est rentré dans l'ordre accoutumé. Les confréries ont
eu leurs beaux jours dans les premières années de la restauration. Elles firent quelque bien en distrayant un peu les
esprits de la politique. Le royaliste ne voyait plus un bonapartiste dans le pénitent bleu ou blanc , son confrère, et
réciproquement. Il y avait, sans doute, dans leur fait,
beaucoup d'ostentation; on se passionnait un peu trop; on
médisait volontiers des membres de la confrérie adverse ;
on cherchait à se surpasser en tableaux, en ornements
d'église, en musique, en prédications; mais la voix des
vieillards était écoutée et le bon ordre maintenu.
L'AUTEUR. VOUS êtes bien sévère. Dieu garde que vous
ayiez jamais l'oreille de l'évêque!
L'ARISTARQUE. D'autres l'ont à ma place, et s'ils ont appelé
l'attention de Monseigneur sur le scandale de ces simulacres
(je dirais de ces parodies de procession, si le saint sacrement n'y était pas), ils ont bien fait.
L'AUTEUR. VOUS exagérez beaucoup. Je conviens qu'il y a
quelque chose à reprendre dans la tenue des pénitents,
durant le parcours de la procession ; mais un peu de désordre à l'entrée comme à la sortie est chose inévitable, et ce
désordre est autant le fait des curieux que des pénitents. Le
public, jaloux d'entendre les chœurs, entre à flots pressés
dans les églises, et la confusion s'en suit. Qu'on réprime
l'abus, je le veux bien , mais qu'on garde l'usage. Je vous
avoue mon faible : je suis peuple sur beaucoup de points.
J'aime la pompe dans les processions, et celle des pénitents me plait. Je vois là comme un uniforme qu'enfants,
hommes murs et vieillards portent également ; pas de ces
petits garçons mal vêtus, mal chaussés, mal peignés que
l'on voit aux processions de paroisse, et qui en gâtent le
coup d'oeil. J'aime ces longues files de porteurs d'encensoir
qui manœuvrent en avant du dais avec tant d'ensemble, et
si je savais m'en servir, je serais peut-être tenté de m'en
�faire prêter un, de me couvrir d'un sac, et de grossir le
nombre de ces vaillants thuriféraires.
. Vous en auriez assez au bout d'une demi-
L'ARISTARQUE
heure ! C'est-à-dire que vous allez là à peu près comme
au spectacle , comme à une revue, pour récréer vos yeux et
vos oreilles, pour respirer l'odeur de l'encens ou le parfum
des fleurs qui décorent les reposoirs, et très-peu pour y
prier Dieu.
. Monsieur !
L'AUTEUR
. Beaucoup n'y vont pas dans un meilleur
L'ARISTARQUE
esprit, et c'est précisément ce qui fait que je n'aime pas ces
confréries profanes. Parlez-moi de celle de Saint Vincentde-Paul , dont on voit les membres aux processions de paroisse , chacun un cierge ou un livre à la main, y prier
dévotement, la tête basse ! Pas de brouhaha, pas le plus petit
désordre ; aussi est-il impossible que les témoins d'une procession pareille , en voyant l'humilité, la modestie , la tenue
irréprochable de tant de gens si recueillis, n'en soient pas
fortement impressionnés. La piété sincère se gagne, Monsieur, mais ce n'est pas aux processions des pénitents qu'elle
fait des prosélytes.
. Toute votre critique, Monsieur, porte sur les
L'AUTEUR
pénitents des deux couleurs ; mais vous ne parlez pas des
pèlerins. J'ai vu quelqu'un qui vous ressemblait fort à cette
procession, jeudi dernier, et ce quelqu'un tenait d'une
main un œillet rouge et de l'autre un cordon du dais.
. Eh bien oui ! Monsieur , c'était moi, et j'ai
L'ARISTARQUE
accepté l'honneur qu'on a bien voulu me faire. Mais ces
pauvres pèlerins! on ne peut pas dire qu'ils sortent par
ostentation ; leurs ornements sont si mesquins , leur costume si terne, qu'on croirait qu'ils sortent pour se mortifier;
car ce sont plutôt des mortifications qui les accueillent que
des compliments. Ils entendent de tout côté ces paroles peu
flatteuses : « Oïh que soun paouquis ! soun pas f/aïré pla
�un
troussats ! han un pla paouré dais! etc. » Eh bien! ils
prennent tout cela en esprit de pénitence; ils chantent trèsdévotement les psaumes ou les litanies, qu'ils savent par
cœur, et sont fort dociles au commandement de leur prieur
et des porteurs de bâtons-courants..... qui n'auraient pas
beaucoup à courir , j'en conviens, de la tête à la queue de
la procession . si l'on ne plaçait les comparses en arrière les
uns des autres, à peu près à la distance qui sépare les bancs
de pierre de la promenade des barques. Ce sont ces vertus
qui
leur
valent
mon estime, et puis, je les eus pour
clients lors de l'enlèvement de la fameuse pierre, dite des
•pèlerins, qui fait l'ornement de notre musée.
. Ah , ah !
L'AUTEUR
. Je ne pris rien pour mes honoraires, comme
L'ARISTARQUE
vous pensez bien.
. Et fùtes-vous aussi, Monsieur, le défenseur de
L'AUTEUR
ceux d'entr'eux qui se permirent, dans le temps, d'enfoncer
le tronc de leur chapelle, et de faire bombance avec l'argent
qu'ils y trouvèrent ?
. Chut ! chut ! il n'y eut pas procès, au reste ,
L'ARISTARQUE
et cela s'arrangea sans esclandre chez M.e Reverdy, grâce à
l'intervention du révérend père Garnier. Ne concluons pas
du particulier au général. Leab uno disce omnes est un mauvais adage qui ne devrait pas avoir cours parmi des gens
charitables , n'en déplaise au grand poëte Virgile !
L'AUTEUR. Soit. Je leur passerais, Monsieur, d'être fort mal
accoutrés, de porter de gros souliers au lieu de sandales,
des toques graisseuses ou de difformes chapeaux ronds au
lieu de chapeaux en toile grise cirée, à grands bords, relevés sur le devant, mais ils sont sans bourdon et sans gourde,
attributs rigoureux pourtant de leur confrérie, et ce qu'il
y a peut-être de plus fort! sans coquilles à leur roquet de
velours noir. Tout cela n'est pas cher pourtant. Ils font
mentir te proverbe : « Ce n'est pas à un pèlerin qu'il faut
�443
vendre des coquilles (à pèlerins y cal pas béndré caauquittes). Le pèlerin qui se respecte ne doit pas faire mentir
un pareil proverbe. Il en vient un tous les ans, de je ne
sais où, pour assister à la procession de ses confrères de
Narbonne, mais celui-là , qui n'a peut-être jamais vu la
mer, a son roquet bien garni de coquilles et de petits miroirs; il a aussi une gourde suspendue à la ceinture; bien
plus, ce qui se voit rarement, son long bâton est panaché
d'une longue palme. Vailà ce qui s'appelle un pèlerin bien
équipé !
L'ARISTARQUE. Notre banc n'est pas encore libre; diable !
L'AUTEUR. Pas encore ; continuons notre promenade. Vous
savez qu'il me passa par la tête, il y a un an , d'acheter les
petites vaches, les vachettes en cuivre doré qui, attelées à
une petite charrue en fer et garnies de»rubans, figurent
au bout d'un bâton peint en rouge, dans la chapelle des paysans, à Saint-Paul.
L'ARISTARQUE. Vous eûtes le droit de les garder toute l'année , avec le drapeau de Saint-Étienne, selon l'usage. Que
vous en coûta-t-il ?
L'AUTEUR. Trente-cinq francs , Monsieur, plus cinq francs
pour l'aubade qu'on vint jouer sous mes fenêtres.
L'ARISTARQUE. Ce singulier bedeau, dont la robe large et
le bonnet conique, surmonté d'une houppe rouge , sont couleur vert de perroquet, était-il en tête du cortège?
L'AUTEUR. Oui, Monsieur.
L'ARISTARQUE. Il fallait vous faire jouer par les musiciens
cet air si joli, qu'on appelle la Marche de Simon de Montfort,
au son duquel les jardiniers font danser leur Castelet.
L'AUTEUR. Ils en jouèrent de fort anciens, mais celui-là
ne fut pas du nombre. Si la dause du Castelet se faisait en
janvier et non pas en juin, je croirais que ce bedeau, de
vert tout habillé, a du rapport avec l'homme vert, acteur
principal dans la cérémonie qui se célébrait jadis à Amiens.
•
�444
S'il faut en croire une tradition du pays, le jour où saint
Salve découvrit, dans l'abbaye de Saint-Acheul, le corps
de saint Firmin, originaire de Narbonne, comme vous le
savez, les arbres se chargèrent de feuilles et de fleurs , bien
qu'on fut au cœur de l'hiver. Pour perpétuer le souvenir
de ce prodige, le bedeau de Saint-Firrnin assistait, le 15
janvier, à l'office de la cathédrale, vêtu de feuillage, et,
pendant le magnificat, il allait dans les stalles offrir aux
chanoines des chapeaux de fleurs. Le peuple, qui chérissait
ces gracieuses fêtes , attachait un grand prix aux fragments
de la tunique du bedeau , qu'on appelait ce jour-là l'homme
vert. Chacun désirait en avoir quelque feuille comme gage
de bonheur. Sans attendre donc la distribution qui s'en faisait après l'office, devant !'Hôtel-de-Ville , on épiait le moment où ['homme vert sortait de la cathédrale pour gagner
la place; là on l'entourait, suivant un vieil usage, on lui
arrachait sa robe , feuille par feuille, et c'était toujours avec
peine qu'il parvenait à s'échapper sans autre déchirure des
mains de ses assaillants.
. Bien que la découverte
L'ARISTARQUE
des reliques de
saint Firmin ait donné lieu au pi'odige et à la cérémonie
commémorative dont vous parlez, je crois comme vous,
Monsieur, que le bedeau des jardiniers de notre banlieue n'a
aucun rapport avec l'homme vert d'Amiens. Il était naturel
d'habiller plutôt de vert que de noir ce personnage, puisque
c'est le jour de la Fête-Dieu que sort le Castelet, tout incrusté
des fleurs de la saison , comme il le serait que ses porteurs
eussent la veste Verte, la ceinture rose et la culotte blanche. Dans quel but achetâtes-vous ces vachettes, et que vous
ont-elles rapporté ?
. Elles ne m'ont rien rapporté du tout, et je ne
L'AUTEUR
tenais pas à cela ; mais j'avais chez moi la fameuse Marianne
de carton, et je voulais qu'elles lui tinssent compagnie. Je
savais que d'après un ancien usage, qui vient de se perdre
�445
comme tant d'autres , le possesseur du drapeau des paysans
le cédait, moyennant une petite rétribution, aux jeunes
gens qu'ils invitent à leurs noces ou au baptême de leurs
enfants. Si l'on était venu me demander le drapeau pour un
pareil objet, j'en aurais appliqué le loyer à l'achat de chapeaux de pèlerin. C'était mon intention, que j'avais communiquée au sieur Lagarde, mon chapelier; il peut en
porter témoignage. Avec une quarantaine de francs, il
m'aurait fourni douze chapeaux de pèlerin, bien-conditionnés, que j'aurais été heureux d'offrir à ceux de la pauvre confrérie qui n'ont pas les moyens d'en avoir; mais on
n'est pas venu me demander le drapeau, et mon projet n'a
pas abouti. Les jeunes gens d'aujourd'hui aiment bien mieux
boire quelques bols de punch ou quelques tasses de café de
plus que de louer, pour le faire figurer à un baptême ou à
une noce, le drapeau de leur chapelle, représentant d'un
côté le bon saint Etienne, leur patron, et de l'autre le grand
évêque narbonnais, saint Paul Serge. Vous savez déplus,
Monsieur, que j'ai reproduit dans mes vers la plupart des
usages du pays, et je me flattais que le séjour dans ma
chambre de ces petites vaches, si joliettes, pouvait me
valoir quelque bonne inspiration.
L'ARISTARQUE. Et qu'avez-vous fait à leur sujet?
L'AUTEUR. Presque rien , Monsieur, je l'avoue à ma honte , »
parce que je n'en sais pas bien l'origine peut-être.
L'ARISTARQUE. Il fallait inventer quelque jolie légende.
L'AUTEUR. L'invention n'est pas mon fort, Monsieur, vous
le savez très-bien.
L'ARISTARQUE. Oh ! il y en a dans quelques-uns de vos
petits poèmes... Ah, bon ! ces messieurs ont levé la séance.
Emparons-nous vite de leur banc pour que personne ne s'y
mette... Là! donnez-moi une prise de tabac; je vous offrirai
en échange une pastille de guimauve. J'ai un peu mal à la
gorge. Euh! euh!... nous voici bien. J'étais déjà fatigué.
�446
J'ai peu dormi la nuil dernière; une maudite affaire m'a
occupé jusqu'à minuit.
L'AUTEUR.
VOUS
êtes bien sur de ne pas charrier du sable
dans l'autre monde, comme l'on dit, car vous piochez diablement dans celui-ci. Je ne suis pas sans crainte à ce sujet,
moi, qui pendant si longtemps n'ai pas fait grand' chose, et
qui maintenant ne fais que des riens.
L'ARISTARQUE.
Votre esprit n'a trouvé sa voie que bien
tard, voilà tout. Est-ce bien votre faute? Reprenons notre
entretien au point où nous l'avons laissé. Vous ne connaissez
donc pas du tout l'origine de l'usage des vachettes?
L'AUTEUR. J'ai bien trouvé quelque chose, mais je n'en
suis pas satisfait.
L'ARISTARQUE.
L'AUTEUR.
Voyons.
Ma mémoire me servira mal si je ne trouve pas
certaine note que j'ai faite à ce sujet. Elle est peut-être dans
ce pataud de papier, où j'ai mis un peu d'ordre par bonheur avant de venir. Voyons!... 10e siècle*... 4ïe siècle....
Abrégé de la vie de Guifred... Je vais y être
J'y suis! De
l'archevêque Pierre el de l'origine probable de l'usage de la
vente aux enchères dé las baquétos. C'est bien cela. En feuilletant au hasard Y Histoire de Languedoc, je vis que Pierre ,
évêque de Rhodez , qui s'était emparé du siège épiscopal de
Narbonne, à la mort de Guifred, et qui, quoique excommunié par un concile tenu à Rome en 1080, se maintint en
fonctions avec l'agrément de son clergé, par le crédit que
lui donnait sa parenté étroite avec le vicomte , dont il était
le frère, tint, le 7 mai de cette année, dans la cathédrale,
une assemblée qui eut ceci de remarquable, dit dom Vaissète, qu'elle fut composée des trois ordres ou états, distingués entr'eux, et que c'est peut-être le plus ancien monument où se trouve cette distinction. L'archevêque et ses
neveux donnèrent alors, du consentement des seigneurs
(seniores) et des citoyens de Narbonne, et en présence
�d'un nombre infini de peuple, aux chanoines de la cathédrale, qui vivaient en commun , «la dîme du sel de toutes
les salines qui étaient sur la côte jusqu'à Sigean et à la mer,
avec celle de tout le poisson qu'on pécherait dans la mer,
les étangs et l'Aude, depuis Pérignan et Coursan jusqu'à
Leucate, excepté ce qui était de l'alleu de Saint-Paul. »
L'ARISTARQUE. Excusez du peu ! je comprends à présent la
faveur dont jouissait l'archevêque auprès de son chapitre,
bien qu'il n'eut pas été élu canoniquement.
L'AUTEUR. Le trente et un du même mois, ce même prélat,
assisté de ses neveux , de plusieurs évêques, de plusieurs
centurions, hommes illustres et nobles, et du consentement
de la multitude, donna aux chanoines de Saint-Paul la dîme
du sel et du poisson dans toutes les terres et alleux de cette
église, situés dans le comté de Narbonne. Ce prélat prit à
la fin de l'acte le titre d'archevêque de Narbonne et d'abbé
de Saint-Paul, depuis la mort de Guifred , de bonne mémoire
De bonne mémoire, quelle impudence! j'ai fait un
abrégé de la vie de Guifred, qui s'était souillé de tous les
crimes. Un pareil éloge ne pouvait sortir que de la bouche
d'un excommunié, qui se regardait peut-être comme inférieur en mérites à l'homme qui l'avait été cinq fois, mais
qui prenait le chemin de l'être aussi fréquemment que son
coupable prédécesseur. Voici ce que pensait de ce prélat le
pape Grégoire Vil, indigné de ce qu'il se maintenait
dans le siège de Narbonne par son propre crédit et celui de
ses neveux , et qu'il s'opposait à l'intronisation de Dalmace,
régulièrement élu. «Nous vous prions», écrivit ce papeaux
princes de Narbonne, pour les exhorter à être favorables
à Dalmace. « Nous vous prions et exhortons, de la part de
« St. Pierre, de venir au secours de l'église de Narbonne,
« qui est depuis longtemps en proie aux membres du démon,
« et de favoriser de tout votre pouvoir notre frère Dalmace.
« Quant à l'usurpateur, qui n'est pas entré par la porte,
�448
« connue un pasteur , mais par ailleurs , comme un larron ,
« qui perd et sacrifie les brebis de J.-C, résistez-lui de
« toutes vos forces ; lâchez de vous rendre saint Pierre pro« pice et votre débiteur; car il peut vous ôter le salut, de
« même que les biens de la vie présente et de la future. »
On voit par là, remarque dom Vaissète, que le pape, suivant les faux principes qu'on s'était fait alors, menace les
princes de Narbonne de les dépouiller de leurs domaines
s'ils ne lui obéissaient. Il paraît, Monsieur, que ce'loup de
Pierre n'évacua la grande bergerie, où il faisait tant de
ravages, qu'en 4086. Il fut cause de l'excommunication du
vicomte Aymeri et de tousses sujets, qui n'en furent relevés
que quand Pierre, venu à résipiscence, ouvrit à Dalmace
la porte du bercail narbonnais et alla rejoindre le chétif
troupeau de Rhodez, dont il avait été le pastenr.
Revenons à l'acte du 51 mai 1080, par lequel l'intrus
Pierre donne aux chanoines de Saint-Paul la dîme du sel et
du poisson dans toutes les terres de cette église. Cette libéralité se termine par une autre, très-minime, et qui pourtant appela toute mon attention. 11 donne, en outre, aux
chanoines de Saint-Paul, une paire de bœufs que l'on devra
entretenir et renouveler tous les ans aux dépens du revenu
de l'autel de Saint-Paul.
J'ai cru trouver dans cette libéralité l'origine de la coutume « qui consiste » a écrit un de mes amis, votre confrère, dans l'almanach narbonnais de l'année 1848, « à
« promener dans toute la ville, à l'issue de la grand' messe,
« au son du fifre et du tambour, deux vaches, en bois
« doré, attelées à une charrue et fixées au bout d'une
« perche. Un vigoureux paysan porte au devant de cet em« blême des champs un drapeau de la plus ample dimen« sion, à coins verts et blancs, séparés par une grande
« croix rouge. A chaque carrefour et sur chaque place le
« cortège s'arrête, le drapeau se déploie en vastes saluts,
�148
« l'appariteur de l'Hôtel-de-Ville fait entendre une manière
« de fanfare qui n'est, à tout prendre, qu'un modeste appel
« de trompette, et l'homme aux petites vaches fait par trois
« fois son encan et publie le chiffre de la dernière enchère ;
« après quoi la promenade continue jusqu'à ce qu'enfin, de
« retour au point de départ, sous le clocher de St.-Paul,
« entre les deux coups de midi, l'adjudication soit procla« mée au plus offrant , qui prend dès lors possession des
« baquettes et du drapeau pour une année seulement; et>
« lorsque dans le cours de l'année une noce ou un baptême
« se font parmi les paysans un peu aisés, ils vont traiter
« avec le possesseur du drapeau , pour en pavoiser, le jour
« de la noce, la fenêtre de la chambre des nouveaux mariés,
« On pense généralement que las baquétos sont un vestige
« du paganisme, qui avait des fêtes et des hommages pour
« chacun de ses dieux et de ses déesses. Le christianisme
« leur a fait plusieurs emprunts et a conservé beaucoup de
« ses dépouilles; mais à chaque emprunt, à chaque dé« pouille, il a mis sa consécration, et c'est ainsi que les
« petites vaches ne marchent jamais qu'accompagnées d'un
« triple étage de pain bénit, au bout d'une perche, au mite
lieu d'un entourage de fleurs. »
Il paraît que cette explication ne satisfait pas tout le mon-
de ou qu'on en a perdu mémoire, puisque beaucoup de personnes continuent à demander ce que signifie cette promenade. J'en cherchais une autre dans ma tête, lorsque je
tombai précisément sur le passage de la donation de l'archevêque Pierre. Oh! oh! me dis-je, après l'avoir lu, je suis
sur la trace d'une explication dont la justesse peut-être contestée , mais qui aura au moins le mérite de la nouveauté.
Est-il bien sûr que ce soient des vaches que l'on promène
dans la ville vers le milieu du mois de mai? Est-il bien sûr
au moins que l'on n'ait jamais promené que des vaches de
cette manière? Pourquoi ne ferait-on pas cet honneur à des
Il
29
�450
bœufs qui tracent des sillons plus profonds, et qui ne sont
pas détournés des travaux du labourage par le soin de leur
progéniture? Le cortège part de Saint-Paul tous les ans,
n'est-ce pas, et y revient pour l'adjudication ? Autre circonstance remarquable ! il se compose exclusivement de paysans du bourg. Cet usage a lieu en mai, et n'est-ce pas en
mai que l'archevêque Pierre donna aux chanoines de SaintPaul une paire de bœufs qui devaient être renouvelés tous
les ans? Voilà qui est bien établi. Eh bien ! n'est-il pas possible que pour conserver le souvenir des libéralités du prélat, les chanoines aient imaginé de se procurer le simulacre
de deux bœufs attelés à une charrue, et de le faire porter en
procession un jour de grande fête ? Dans cette hypothèse, les
paysans du quartier de bourg devaient se disputer l'honneur
de porter ce simulacre, qui est aussi le symbole et le symbole le plus significatif de l'agriculture, comme ils se disputent celui de porter le drapeau ou tout autre ornement
d'une procession. Pour ne pas faire de jaloux, ils eurent
peut-être l'idée de mettre cet honneur aux enchères, en
faisant tourner au profit de la chapelle de Saint-Ëtienne le
produit de l'adjudication. Ne savons-nous pas que dans
plusieurs communes rurales de notre arrondissement on
met aux enchères, les jours de procession extra muros
(surtout lorsque la distance à parcourir est considérable,
car alors l'acte est plus méritoire) , l'honneur de porter le
christ ou la bannière? Si le dicton populaire, qui n'a pu être
mis en circulation que par un mauvais plaisant, est vrai :
sé lous foutrais portoun la crouts, si les nigauds portent
la croix aux processions, doublement nigauds sont ceux qui
achètent , à chers deniers, le droit de la porter. Mais non ,
cette opinion n'est partagée, dans nos villages, que par
ceux qui préfèrent s'attabler au cabaret ou au café que de
concourir à un acte de piété, ayant souvent pour objet
d'éloigner de la commune un fléau redoutable.
�451
Si ce n'est pas l'honneur de porter les petites vaches que
mirent aux enchères les chanoines de Saint-Paul, n'est-ce
pas l'adjudication au rabais de la fourniture des bœufs en
question qu'ils firent faire tous les ans, le jour de l'Ascension, à la fin de la messe? Je ne donne cette explication
que pour ce qu'elle vaut. Que le lecteur la compare avec la
précédente et prononce ! Je ne donnerais pas un mesuret
de lait... de vache pour la voir adopter de préférence.
L'ARISTARQUE. Votre explication est assez ingénieuse , mais
je lui préfère celle de notre confrère M. Yven. L'usage de la
promenade des petites vaches se lie à celui du châtelet et de
la ramée. Les vachettes sont une réminiscence des fêtes de
Cérès , comme le châtelet et la ramée en sont une des fêtes
de Flore. '
Me voilà bien édifié sur le compte de l'archevêque Pierre,
que nous ne pouvons, en conscience, comprendre parmi
les illustrations du pays. Je ne serais pas fâché, puisque
nous y sommes , de faire plus ample connaissance avec Guifred, son prédécesseur, dont je ne sais pas bien la vie.
Vous avez là la note qui le concerne, veuillez bien me la
communiquer.
L'AUTEUR. De tout mon cœur. Écoutez : Après la mort
d'Ermengaud, fils du vicomte Matfred, qui par son crédit
lui avait procuré l'épiscopat, l'archevêché de cette ville,
qui était un des plus riches de la chrétienté, excita la convoitise de divers prétendants. Guifred , comte de Cerdagne ,
se donna de grands mouvements pour procurer ce bénéfice
à son fils puiné, qui n'avait alors que dix ans.... Ce désordre, Monsieur , ne doit pas vous surprendre ; il était presque général dans l'église. On vit, quelque temps après, un
pape, Benoît IX, âgé seulement de douze ans.... Le succès
de ses démarches parut au comte de Cerdagne d'autant
plus assuré qu'il était allié de Raymond, vicomte de Narbonne , qui, suivant l'usage de ce siècle , devait disposer en
�452
quelque sorte de l'archevêché de cette ville. 11 agit donc
auprès du vicomte, de sa femme et de leur fils Bérenger, et,
pour les engager dans ses intérêts, il promit au premier
100,000 sols à partager entre lui et le comte du Rouergue,
qui, en qualité de marquis de Gothie et de comte particulier de Narbonne, avait aussi part à l'élection de l'archevêque. Cette offre ayant été acceptée, et la somme promise
comptée, le jeune Guifred fut élu et sacré bientôt après. 11
exerça, dit-on, les fonctions épiscopales à l'âge de 15 ans.
Deux ans après son élection , les Sarrasins de Cordoue,
s'étant mis en mer , débarquèrent de nuit dans l'endroit de
notre plage le plus voisin de Narbonne. Ils comptaient surprendre cette ville, sur l'assurance que leurs devins leur
avaient donnée qu'ils s'en rendraient facilement les maîtres. Ils l'investirent de grand matin; mais ils furent bien
trompés dans leur attente. Les habitants, se voyant assiégés, eurent recours à la prière, et ayant fait une communion générale, ils firent une sortie si vigoureuse sur les
Sarrasins, qu'ils en tuèrent un grand nombre, et emmenèrent les autres prisonniers. Guifred, alors âgé de douze
ans seulement, ne put être d'aucun secours à son troupeau
dans cette grande alerte, et ce fut dommage, car il devint
un grand batailleur. Un premier différend entre l'archevêque
et le vicomte Bérenger, fils de Raymond , a lieu en 1023;
on en ignore le motif; il est appaisé par la médiation de
l'évêque d'Ausonne. Us tinrent ensemble, cette même année,
un plaid, où l'on trouve quelques circonstances remarquables au sujet du duel judiciaire. Auger, abbé de Saint-Paul,
et ses chanoines avaient un différend avec un seigneur du
pays. Ne pouvant convenir des faits, les parties contendantes résolurent de terminer leur querelle par le duel, et remirent pour gage de bataille, entre les mains du vicomte, la
somme de 500 sols. Le jour marqué pour le combat étant
arrivé, le champion de l'abbaye de Saint-Paul, après avoir
�455
reçu la communion , était prêt à entrer en lice , quand l'archevêque Guifred, le vicomte Bérenger et tous les nobles du
pays, qui tenaient les assises, conseillèrent aux parties de
s'accommoder par le partage du domaine qu'elles se disputaient, ce qu'elles firent.
L'ARISTARQUE. L'humeur belliqueuse de Guifred ne se révèle
pas encore , bien au contraire !
L'AUTEUR. NOUS y viendrons. Les évêques et les grands
seigneurs de la Septimanie et de la marche d'Espagne s'assemblèrent à Tulujes, en Roussillon, pour remédier au
désordre et à la confusion auxquels l'Église et l'État étaient
alors également en proie par le fait des seigneurs, qui
vexaient impunément le clergé et le peuple, et qui, s'étant
arrogés le droit de venger leurs querelles par les armes, se
faisaient une guerre implacable. Plusieurs conciles s'étaient
efforcés d'apporter quelque remède aux maux qui résultaient de cet état de choses; mais comme les prélats qui
les composaient seuls , n'avaient que des armes spirituelles
à opposer à des abus si communs et si autorisés, et qu'ils
n'étaient pas appuyés de l'autorité temporelle, la licence
des mœurs continua à faire de nouveaux progrès, jusqu'à
ce que quelques seigneurs plus religieux voulussent bien
concourir au rétablissement de la paix. Ceux de la province
ecclésiastique de Narbonne furent des premiers à donner
l'exemple, et tinrent pour cela une assemblée, en 1041 ,
avec les évêques et les abbés du pays, dans les prairies de
Tulujes, près de Perpignan. Guifred y présida. On y fît
divers règlements pour interdire, sinon pour toujours, du
moins pour certains jours de l'année et certains jours de la
semaine, les guerres particulières et tout acte d'hostilité.
Les peines comminées par le concile étaient, selon les cas ,
l'amende, l'exil à temps ou perpétuel, la réparation du
dommage au double, et enfin celle du sacrilège. Le mot
trêve dérivant, d'après Du Gange, de l'espagnol tregua, on
�454
est fondé à croire que le premier établissement de la trêve
de Dieu doit être attribué au concile de Tulujes.
. Mais les actes de ce concile remarquable
L'ARISTARQUE
firent beaucoup d'honneur. Monsieur, aux prélats qui y
siégèrent, et en particulier à l'archevêque de Narbonne,
qui le présida. Je ne vois pas encore—
. Nous y sommes. Que
L'AUTEUR
vous êtes impatient,
Monsieur! Les prélats les moins réguliers dans leurs mœurs
comme l'a très - bien constaté Henri Martin, reprenaient
parfois conscience de leurs devoirs quand ils se trouvaient
réunis en concile. Ils devenaient alors susceptibles de sentiments et de résolutions tout à fait étrangers à leur vie
habituelle... Je continue : Les évêques et les chapitres furent
chargés par ce concile d'en faire observer les canons, avec
pouvoir d'excommunier ies violateurs de la trêve de Dieu ;
mais on trouva beaucoup de difficulté à faire exécuter ce
décret. On statua de nouvelles peines contre les infracteurs,
dans divers conciles généraux ou particuliers. Mais toutes
les censures canoniques n'étant pas suffisantes pour faire
observer la paix, on se vit enfin obligé d'employer la voie
des armes. On leva des troupes, et on établit des impositions pour les entretenir; ce qui fut l'origine de l'établissement de la Pezada, autre mot espagnol.
Guifred fut un des premiers qui violèrent les décrets du
concile. Il ne se fit aucun scrupule d'employer la force dans
les différends qu'il eut, pendant tout son épiscopat, avec
Bérenger, vicomte de Narbonne. L'envie de dominer fut la
principale source de leurs querelles, et fit naître entr'eux
une guerre qui fut très-funeste au pays. Guifred leva des
troupes, aliéna une partie des terres de son église pour les
soudoyer, et en donna une autre partie à divers capitaines
qu'il engagea à son service. Ce ne fut pas le seul dommage
que ce prélat causa à son église. A la mort de l'évêque
d'Urgel, il n'omit rien pour faire élire à sa place Guillaume,
�son frère, et, voyant qu'il ne pouvait réussir qu'à force
d'argent, il promit de donner cent mille sous de cet évêché.
L'ARISTARQUE. Encore cent mille sous!
mais c'était donc
un prix fait, comme celui des petits pâtés, pour tous les
évêchés , quelle que fut leur importance.
L'AUTEUR. Pour trouver cette somme, Guifred livra les croix,
les reliquaires, les vases sacrés et l'argenterie de l'église de
Narbonne à des orfèvres juifs, qui allèrent les trafiquer en
Espagne. Il vendit ensuite les livres de cette église...
L'ARISTARQUE. Ce n'est pas notre zélé bibliothécaire, s'il
eut vécu dans ce temps-là , qui aurait, à la mort de ce
malheureux, prié pour le repos de son âme!
L'AUTEUR. Je le crois bien ; ni vous non plus. Il réduisit
enfin ses ecclésiastiques à la mendicité. Non content de ces
entreprises sirnoniaques, le désir de réussir dans ses projets et de s'attirer la protection de la comtesse d'Urgel, le
porta jusqu'à se rendre son vassal, démarche qui lui attira
le mépris de toute la noblesse.
L'ARISTARQUE. Quelles énormités et quelle bassesse !
L'AUTEUR. Quelque temps après, Guifred parut se repentir d'une conduite si peu épiscopale. Il convoqua un concile
à Narbonne, et là , en présence de divers prélats et de plusieurs seigneurs du pays, il quitta l'habit militaire dont il
s'était revêtu , et déclara anathême tant contre lui-même,
s'il venait à le reprendre , que contre les autres évêques de
la province qui ceindraient l'épée ; mais, peu fidèle à sa
promesse, il reprit bientôt après le métier auquel il avait
renoncé, et recommença la guerre contre le vicomte.
L'archevêque et le vicomte étaient en bonne intelligence
en 1048. Us donnèrent ensemble aux chanoines de la cathédrale et à ceux de St.-Paul, pour les mettre en état de mieux
célébrer le service divin, la dîme du poisson qu'on prendrait aux environs de Narbonne, ainsi que du sel de plusieurs marais salants,
�45(>
L'ARISTARQUE. Et ce sont précisément les mêmes libéralités que fit son successeur Pierre aux chanoines de SaintJust et de St.-Paul !
L'AUTEUR. Il les avait réduits à la mendicité; fallait-il bien
qu'il les tirât de cette position cruelle ! On voit que Guifred,
pour se dédommager des sommes qu'il avait données pour
l'archevêché de Narbonne, mettait à prix les bénéfices de
son église.
En 1054, Guifred convoqua un autre concile, dont le
principal objet fut de confirmer la trêve de Dieu et de réparer les infractions qui y avaient été faites. Ces infractions
avaient été causées, pour la plupart, par les différends qui
régnaient entre l'archevêque et le vicomte, lesquels se réconcilièrent par la médiation des évêques du concile. Le vicomte
céda généreusement à l'église de Narbonne la moitié des
amendes qui lui revenaient, à raison des infractions à la
trêve. Les canons de ce concile furent à peu près les mêmes
que ceux du concile de Tulujes, auxquels on ajouta la défense de couper les oliviers, par hostilité, et d'en enlever
les fruits, A cause qu'on s'en servait pour la composition du
saint chrême et pour le luminaire.
L'ARISTARQUE. C'est fort heureux! ce fut, sans doute, un
biais pour sauver les pauvres oliviers qui, sans cette circonstance, n'auraient pas été plus respectés que les autres
arbres fruitiers. Quelle époque déplorable ! Malheureux propriétaires !
. La guerre se ralluma peu de temps après entre
l'archevêque et le vicomte. Guifred, pour se soutenir, eut
recours au comte de Carcassonne, qu'il engagea à prendre
ses intérêts, moyennant une somme considérable et divers
domaines de son église qu'il lui céda en fief. Ce prélat viola
ensuite la trêve de Dieu qu'il venait défaire serment d'observer, et mit ses troupes en campagne. Bérenger se plaignit
hautement de cette infraction, mais Guifred se moqua des
L'AUTEUR
�457
plaintes du vicomte. En 1057, le pape Victor 11 excommunia l'archevêque Guifred—
L'ARISTARQUE. Enfin !
L'AUTEUR, pour avoir embrassé les intérêts du comte de
Barcelone contre la grand' mère de ce seigneur, qui l'avait
maltraitée et dépouillée violemment de l'administration du
comté de Barcelone, à elle léguée, sa vie durant, par le
comte Raymond Bérenger, son mari. A la prière de cette
douairière , qui se réconcilia, bientôt après , avec son petitfils , le pape Victor leva l'excommunication fulminée contre
Guifred. Il ne le méritait guère, car il avait violé le mandat que le pape lui avait conféré à raison de ce différend.
Nous le voyons excommunié une seconde fois , par le même
pape, dans un concile tenu à Rome et composé de 120
évêques , pour crime de simonie.
L'ARISTARQUE. Et de deux !
L'AUTEUR. Les différends entre l'archevêque et le vicomte
furent sur le point d'être assoupis à l'occasion suivante : Le
clergé et le peuple de Narbonne souhaitaient avec ardeur
depuis très-longtemps d'enrichir leur cathédrale des précieuses reliques des SS. Just et Pasteur, qui avaient souffert
le martyre à Ascalas de Hénarès, en Espagne, sous les empereurs païens. Us savaient que Charlemagne, durant son
expédition au-delà des Pyrénées , avait heureusement recouvré ces reliques , dont il avait eu dessein de faire présent à
l'église de Narbonne ; mais qu'à son retour il avait été obligé
de laisser en Espagne. Guifred , informé du lieu où ce prince
les avait laissées, se donna tant de soins pour procurer à
son église un aussi riche trésor, qu'enfin, l'ayant retrouvé,
il partit pour aller le recevoir, et le plaça dans sa cathédrale. Cette action lui acquit la bienveillance de Bérenger
et de tous les citoyens de Narbonne, et il semblait qu'elle
devait être le gage de sa réconciliation avec le vicomte lorsqu'elle suscita de nouvelles brouilleries. Il s'éleva d'abord
�488
quelques disputes, entre Guifred et son archidiacre, au
sujet des offrandes qu'on faisait pour honorer ces reliques ,
ce qui fit prendre au prélat la résolution de les enlever de
la cathédrale et de les transférer ailleurs. Le vicomte et sa
femme, avertis de ce dessein, prièrent Guifred de ne pas
l'exécuter, et lui offrirent de lui donner des ôtages pour la
sûreté de ses prétentions. L'archidiacre, de son côté, offrit
de s'en rapporter au jugement de l'archevêque d'Arles; mais
Guifred, peu touché de ces offres, enleva secrètement les
reliques des deux saints, et les transféra dans une simple
paroisse de son diocèse, où il transporta en même temps
son siège et son chapitre, avec l'argenterie, les vases sacrés
et les ornements de la cathédrale; il la priva par là des
offrandes que les nobles, le peuple et les pénitents avaient
coutume d'y faire, et il en disposa en faveur de ses soldats.
. Quel brigand ! Je parie que vous ne savez
L'ARISTARQUE
pas quelle était la paroisse des environs où Guifred fit porter ces précieuses reliques?
. Si je l'ai su, je l'ai tout à fait oublié.
L'AUTEUR
. Cette paroisse était Durban , qui, à cette
occasion, se mit sous le patronage des deux jumeaux bienL'ARISTARQUE
heureux. Sa fête et la leur ont lieu le même jour.
. Le vicomte, très-mécontent de la conduite de
L'AUTEUR
Guifred, s'en plaignit, et pria instamment ce prélat de
retourner à Narbonne avec les reliques. La vicomtesse
Garsinde, sa cousine germaine, alla aussi le trouver dans
le même but; mais il ne répondit aux instances de tous les
deux que par des menaces d'emporter les reliques des saints
Just et Pasteur dans un pays étranger, d'où elles ne reviendraient jamais.
. Il aurait mérité d'être brûlé tout vif... d'être
L'ARISTARQUE
dévoré vivant par une fourmilière de rats, comme le fut,
dit-on, Wilderode, évêque de Strasbourg, prélat mondain
et dissolu , pour avoir dissipé les biens de son église !
�4S9
L'AUTEUR. VOUS me rappelez, Monsieur, qu'un chevalier,
qui s'était emparé des terres d'un couvent, eut affaire à ces
singuliers défenseurs de la propriété ecclésiastique. Ne pouvant s'en délivrer, même à coups d'épée, il s'enferma dans
une caisse qu'il fit suspendre en l'air au moyen d'une corde,
afin d'y dormir en sûreté; mais le matin, lorsqu'on ouvrit
la caisse, il n'y restait plus que le squelette de cet usurpateur sacrilège; les rats l'avaient rongé jusqu'aux os pendant
la nuit.
L'ARISTARQUE. Ce chevalier avait un moyen bien simple
pour empêcher les funambules rongeurs de faire leur pâture
de ses chairs.
L'AUTEUR. Et lequel ?
L'ARISTARQUE. Il n'avait qu'à se procurer trois ou quatre
goulots de bouteille ; qu'à faire passer la corde de la caisse
où il avait fait son lit par ces goulots , et qu'à l'entourer ça
et là de quelques plantes épineuses, dé caouquis arjalats.
C'est ainsi qu'en usent nos paysans pour garantir de la dent
des rats leurs saucisses et leurs boudins , quand il les ont
suspendus au plafond de la cuisine.
L'AUTEUR. VOUS avez raison. C'est bien de Guifred qu'on
pouvait dire qu'il aurait vendu les os de saint Pierre, s'il
en avait eu le dépôt !
La vicomtesse, craignant l'effet des menaces de Guifred,
se rendit alors secrètement dans l'église où il avait placé les
reliques, et, après s'en être saisie, elle les remit dans la
cathédrale. Elle rejoignit ensuite ce prélat, et le supplia à
genoux de rendre justice à son mari; mais elle ne put rien
obtenir, et Guifred demeura toujours inflexible. Le vicomte,
espérant encore de le gagner, lui proposa la médiation du
concile de la province , et de s'en rapporter au jugement du
légat du pape; mais ce fût en vain; il lui proposa même
d'aller à Rome pour remettre leurs différends à la décision
du souverain pontife; nouveaux refus de l'archevêque, qui.
�460
pour marquer son ressentiment contre le vicomte , l'excommunia avec toute sa famille, et jeta l'interdit sur tout son
domaine.
. Mais c'est inconcevable !
L'ARISTARQUE
. Bérenger ne pouvant engager Guifred à lui ren-
L'AUTEUR
dre justice, eut recours au légat du pape et aux évêques,
assemblés en concile à Arles. Il leur exposa, ses griefs par
un mémoire, dans lequel il déclara que si la crainte de Dieu
ne l'avait retenu, il n'aurait fait aucun cas de l'excommunication de Guifred, parce que c'était un scélérat déjà excommunié comme simoniaque. « Il a vendu tous les ordres ,
« ajoute-t-il, et pour ne parler que des évêques qu'il a
« sacrés sur mes terres, il les a tous rançonnés jusqu'au
« dernier sou. Il n'a voulu bénir les églises de mon domaine
« qu'à prix d'argent.... Je suis prêt, quant à moi, d'aller
« poursuivre mon affaire à Rome, si le concile refuse de
« recevoir ma plainte, tandis que ce prélat n'y ira jamais,
h
à moins qu'on ne l'y amène garrotté. » Sur le refus du
concile de le protéger contre l'archevêque, Bérenger eut
enfin recours au jugement du saint siège. Nicolas II, qui
l'occupait alors, lui répondit favorablement et excommunia
de nouveau Guifred.
. Et de trois !
L'ARISTARQUE
. En 10(10, Raymond de St.-Gilles, ayant recueilli
L'AUTEUR
la succession de Berlhe, comtesse du Rouergue , sa cousine,
prit possession du comté particulier de Narbonne, dépendant de cette succession. Il fit, vers le même temps, un
accord avec Guifred, dans lequel il promit d'aider ce prélat
contre les évêques de ia province qui s'étaient fait sacrer
sans sa participation; de lui rendre les murs, les tours et
les forteresses de Narbonne, depuis la tour carrée, près de
la porte royale, jusqu'à la porte mauresque ; de le laisser
jouir paisiblement de tout le domaine de son archevêché, et
de le soutenir contre ceux qui s'y opposeraient.
�461
Le vicomte Bérenger s'étant démis de sa vicomté, cette
même année', son fils Bernard, qui prit cette qualité, fit,
par l'entremise de Raymond de St.-Gilles et de plusieurs
seigneurs, un accord avec Guifred. L'archevêque se plaignait de ce que le vicomte lui détenait son siège archiépiscopal avec la moitié de la ville du côté du nord et les autres
domaines de son église. Les arbitres adjugèrent au premier
cette moitié de Narbonne qui s'étendait depuis la porte
royale jusqu'à la porte aquaire, avec les murs du capitole,
situé du même côté, et permirent à l'archevêque de faire
construire une porte qui prit le nom de porte bisbale ou
épiscopale.
L'ARISTARQUE.
Arrêtons-nous un peu ici, puisqu'il y est
question du capitole narbonnais
II existait donc encore à
cette époque ?
L'AUTEUR.
AU
moins en partie. C'est la première fois de-
puis le règne d'Alaric II qu'il en est question dans les Chartes. J'ai parlé de ce monument dans mes dialogues des deux
montagnes, à propos de l'émeute à laquelle donna lieu le
séjour à Narbonne d'Amaury, fils de Simon de Montfort et
de son oncle Guy. Il en est fait mention dans un acte, daté
de l'année 1232, par lequel Pierre Amélii, successeur du
trop fameux Arnaud Amalric, archevêque de Narbonne,
termina ses différends avec le vicomte Ayraeri IV, qui, pour
se soutenir contre lui, avait fait venir dans cette ville un
corps de catalans , et l'avait obligé à prendre la fuite.
L'ARISTARQUE.
C'est ce Pierre Amélii à qui nos pères eurent
l'obligation de l'établissement de l'inquisition, mais leur
orthodoxie s'en indigna ; ils n'en subirent les exigences
tyranniques que pendant un petit nombre d'années.
L'AUTEUR.
Pendant trois ans, Monsieur.
L'ARISTARQUE.
Et, en 1255, je crois, ils envahirent le
couvent des Dominicains, auxquels le pape Grégoire IX en
avait confié l'exercice, les chassèrent de Narbonne, et brillèrent tous leurs registres.
�462
. Oui, Monsieur, mais avant d'en venir là, l'an-
L'AUTEUR
née d'auparavant, de grands troubles, qui ne "se calmèrent
tout à fait qu'en 1236, avaient eu lieu dans notre cité. Le
fanatisme du prieur des Dominicains en avait été la cause,
et la confédération de Yamislance entre les habitants du bourg
l'occasion. Par cette confédération, fondée en 1219, les
bourcadels s'étaient promis un secours mutuel pour la conservation de leurs droits , se réservant de juger eux-mêmes
tous les différends qui s'élèveraient entr'eux. Elle subsistait
depuis plusieurs années, lorsque le père François Ferrier,
catalan de naissance, prieur des frères prêcheurs, découvrit, en mars 1234, un hérétique dans le bourg, qu'il déféra à la justice de l'archevêque et du vicomte. Il fit plus,
emporté par un zèle extravagant, il alla lui-même , à la tête
d'une troupe de sergents, chez un des habitants du bourg,
nommé Raymond d'Argens, qu'il prétendit être suspect
d'hérésie, et le conduisit en prison. Cette action excita une
grande rumeur parmi les confédérés, qui, s'étant attroupés,
enlevèrent le prisonnier ; mais l'archevêque et le vicomte
convinrent d'arrêter de nouveau ce même bourgeois , et allèrent eux-mêmes dans le quartier de bourg pour procéder à
cette arrestation. Ils avaient compté sans les confédérés,
qui, s'étant rassemblés devant la maison de leur confrère,
et les voyant venir pour l'enlever, jetèrent leurs capes,
en criant de toutes leurs forces : « Tuén-lous ! tuén-lous!
toumbèn-z-y dessus ! » , et les obligèrent à s'enfuir, eux et
le prieur des Dominicains qui les accompagnait, après les
avoir fort maltraités. L'archevêque, n'ayant pu appaiser
cette sédition, lança l'interdit sur le quartier de bourg,
et excommunia les confédérés et tous ceux qui auraient
avec eux quelque commerce. Ceux-ci, pour se venger, chassèrent le prélat de la ville, et se saisirent de ses domaines
et de ceux de l'abbé de Saint-Paul. Une première soumission eut lieu cependant ; mais le prieur des frères prêcheurs
�465
ayant reçu l'ordre de son provincial de faire une nouvelle
recherche des hérétiques, dans le diocèse de Narbonne, les
procédures, à cet effet, recommencèrent au moins contre
les habitants du bourg. Ceux-ci, pour les traverser, en
appelèrent au pape et au roi, et cet appel lia les mains de
l'inquisiteur , mais néanmoins ils allèrent trouver l'archevêque, au nombre de cinq cents, lui demandèrent pardon du
passé, et le prièrent de leur rendre leurs prisonniers. Ce
prélat, ayant rejeté leur demande, les troubles continuèrent dans Narbonne. Les habitants de la cité embrassèrent
le parti de l'archevêque, et firent une guerre ouverte à
ceux du bourg; ils s'assiégèrent les uns les autres, et se
battirent en plusieurs rencontres, de sorte qu'il y eut beaucoup de sang répandu. Cette guerre civile durait depuis
deux ans, Monsieur, lorsque par l'entremise de l'abbé de
Fontfroide et du viguier du vicomte, une trêve fut jurée
entre les principaux habitants des deux partis. Le sénéchal
de Carcassonne prit enfin connaissance de ces troubles, et
rendit une sentence par laquelle les habitants de la cité
furent condamnés à réparer les dommages qu'ils avaient
causés à ceux du bourg, et ceux de ce quartier qui avaient
pris part au meurtre de quelques-uns de leurs concitoyens,
à aller servir, pendant un certain temps, contre les infidèles; il défendit enfin aux uns et aux autres de se liguer à
l'avenir par aucune sorte de confédération.
L'ARISTARQUE. Ce qui, du reste, ne saurait être toléré dans
un état bien policé. Le sénéchal de Carcassonne intervint
bien tard, à mon avis, pour mettre le holà.
.
L'AUTEUR
L'autorité des sénéchaux, mal définie et de
fraiche date, n'était pas encore bien obéie. Ces magistrats
n'étaient-ils pas d'ailleurs tout à fait incompétents en matière
d'hérésie? Il paraît, Monsieur, que la conduite des premiers
inquisiteurs fut bien repréhensihle, puisqu'ils furent chassés, en même temps, de plusieurs villes de la province.
�464
notamment de Toulouse. Grégoire IX, qui les avait établis
d'une manière permanente, prescrivit à son légat de modérer leur zèle beaucoup trop emporté, et, sur un ordre de
la cour de France, toutes leurs poursuites contre les vivants
et les morts, suspectés d'hérésie, furent suspendues. Vous
en conviendrez , Monsieur, les Narbonnais qui avaient bien
mérité de l'Église et de la couronne , comme il résulte d'une
lettre que le roi Louis VIII leur avait adressée quelques
années auparavant, dans laquelle il les engageait à garder
soigneusement leur ville, comme par le passé, n'auraient
pas dû être si maltraités.
L'ARISTARQUE. Assurément.
L'AUTEUR. Il y eut recrudescence
de rigueur contre les
hérétiques ou prétendus tels, sous le pontificat d'Innocent
IV, et le concile de Narbonne, tenu en 1245, sous la présidence de Pierre Amélii, auquel assistèrent les archevêques
d'Arles et d'Aix, renchérit en quelque sorte, sur les rigueurs
décrétées en pareille matière par le concile de Toulouse,
tenu en 1250, et par celui de Narbonne même, assemblé
en 1227. Les actes de ce concile se terminent par un aveu
bien extraordinaire, et qui prouve que toutes ces horreurs
produisaient un résultat tout opposé à celui qu'on en attendait. Il y est dit : « Comme il y a des villes où le nombre
« de ceux qui doivent être renfermés dans une prison per« pétuelle est très-grand, en sorte qu'on ne trouve pas
« assez de pierre et de ciment pour construire des prisons ,
« nous conseillons d'attendre là-dessus les ordres du pape.»
Je ne sais pas bien si ce Pierre Amélii, qui avait été chanoine et grand archidiacre de l'église de Narbonne, était
narbonnais de naissance, mais je suis fondé à le croire, car
j'ai lu quelque part qu'au nombre des chevaliers du Temple
qui, du temps de Philippe-le-Bel, assistèrent à la lecture
des articles qui imputaient à l'ordre entier des excès et des
hérésies horribles , était un nommé Jean Amélii ou Amélius,
i
�46S
de Narbonne. En outre, dans un acte de l'an 1067, figure
un certain Pierre Amelius, qui tenait en fief, de l'archevêque, le château de la porte régale. J'en suis fâché pour mon
pays, car, comme le personnage dont je parle a joué le plus
grand rôle dans la province, après la mort de l'abbé de Citeaux et qu'il présida tous les conciles provinciaux tenus
sous son épiscopat, il eut nécessairement la plus grande
part à tout ce que l'autorité ecclésiastique fit de blâmable à
cette époque. Du reste, grand partisan de chevauchées, il
contribua beaucoup à la prise de Valence, que Jacques Ier,
roi d'Aragon, enleva aux maures d'Espagne, en 1256. 11
était au siège de cette ville, à la tête de quelques chevaliers du pays et de cinq cents arbalétriers. Une troisième
mention du capitole narbonnais, car il faut y revenir....
. Et à l'archevêque Guifred surtout, aussi
L'ARISTARQUE
guerroyeur mais bien plus tapageur que Pierre Amélii !
. Oui, Monsieur. Une troisième mention du capi-
L'AUTEUR
tole narbonnais est faite dans un acte de 1277. Pierre de
Montbrun, archevêque de Narbonne, acheta à cette époque ,
pour 12,000 sols melgoriens, ce monument, situé dans la
paroisse de St.-Sébastien , avec ses édifices et dépendances,
à un nommé Guillaume du Capitole, qui, en vertu d'une
clause de rachat, l'avait repris au vicomte Aymeri, auquel
Bertrand, père de Guillaume, l'avait vendu pour 10,000
sous. Ceci est peu important; mais en 1544, Philippe de
Valois, ayant donné des ordres pour mettre toutes les places de la province en état de défense, les consuls et les
habitants de Narbonne se servirent de ce prétexte pour
s'opposer à la démolition de l'ancien capitole de cette ville ,
qu'on nommait Capduel, situé sur une éminence auprès de
la porte royale et des murs de la ville, et qui subsistait
encore alors après une longue suite de siècles.
. C'est bien cela. Ce n'était pas un capitole
L'ARISTARQUE
comme celui de ces vantards de Toulousains, qui n'a jamais
Il
30
�4fiG
été qu'un hôtel-de-ville, où s'assemblent leurs capitouls.
Le caveant consules qui figure sur la porte du bureau de
paix, installé dans cet édifice, m'a toujours fait rire.
L'AUTEUR. S'il faut s'en rapporter à l'assertion des consuls
de Narbonne, « ce monument consiste en une tour, la plus
« forte, la plus grosse et la plus haute de la ville, qu'elle
« décore et défend au besoin de ce côté contre les ennemis ;
« et il est de l'intérêt du roi et de la ville, qui par sa posi« tion est un des boulevards du royaume, que cet édifice
« soit conservé. »
L'ARISTARQUE. Et qui donc voulait le faire démolir?
. L'archevêque Gaubert du Val, Monsieur.
L'AUTEUR
. Oh , le malheureux ! Si j'avais été consul de
L'ARISTARQUE
Narbonne il n'y serait pas parvenu. Pour quoi n'y a-t-il pas
eu dans ce temps-là une société archéologique, pour empêcher «n pareil acte de vandalisme !
»
L'AUTEUR.
Les consuls de Narbonne obtinrent du juge
royal de Béziers une sentence qui défendit cette démolition ;
mais l'archevêque eut recours à l'autorité du roi qui ordonna
d'informer. D'après l'archevêque, « il n'est rien moins que
« vrai que cette tour soit la plus forte et la plus élevée de la
« ville, et qu'un grand danger puisse menacer Narbonne si
« elle est abattue. Il n'y a contre cette tour aucune fortifi« cation, pas même aucun édifice, si ce n'est l'asile ouvert
« aux filles repenties. Il a dessein d'élever avec les débris
« de cet édifice une chapelle en l'honneur de Dieu et au
« bénéfice de ces filles, qui le serviront plus décemment,
« et cette chapelle embellira bien plus la ville que le capitole
« en ruines. Si les consuls de Narbonne prétendent que la
« garde et la conservation des murs de la ville leur appar« tient, et que c'est un devoir pour eux d'en empêcher la
« destruction, les privilèges de l'archevêque de Narbonne
« et de son église, privilèges accordés par les rois de France
« et les empereurs....
�4(17
. Voilà le grand cheval de bataille !
. « n'en peuvent être affectés ; or la tour dont il
« s'agit se trouve dans cette moitié de la ville dont les murs
« et les châteaux appartiennent à l'archevêque. »
L'ARISTARQUE. Que le bon Dieu le
patafiole !
L'AUTEUR. Vous vous êtes trop pressé de maudire sa mémoire. L'information ne fut pas favorable à Gaubert du Val,
et le capitole narbonnais l'échappa cette fois ; mais en 1451,
Jean d'Harcourt, archevêque de Narbonne , le fit abattre,
et de ses ruines on construisit l'église collégiale de SaintSébastien et une bonne partie des nouvelles murailles de la
ville.
L'ARISTARQUE. Cette église, vendue par la nation sous la
première république, a été démolie en grande partie par
son possesseur, et convertie en usine de distillerie. Ce qui
en reste est une masure ignoble. Masure pour masure,
l'ancien capitole était un million de fois préférable !
L'AUTEUR. Notez, Monsieur, que cette même année Jean
d'Harcourt fut nommé patriarche d'Alexandrie; que Louis
d'Harcourt, son frère ou son neveu, lui succéda, et que
celui-ci ne prit possession de son siège que quatre ans après.
Si le premier eut été fait patriarche un an plutôt, peutêtre que le capitole narbonnais subsisterait encore. Ce
Jean d'Harcourt, Monsieur, qui poussa ses prétentions
plus loin qu'aucun de ses prédécesseurs, avait fait en 1459
son entrée dans Narbonne, monté sur une mule, et suivi
de plusieurs prélats et de la principale noblesse du pays.
« Guillaume de Tinières, comme représentant de Guillau« me, vicomte de Narbonne, son fils mineur, étant des« cendu de cheval, prit la bride de la mule , du côté droit,
« et conduisit ce prélat, à pied , depuis la porte reg jusqu'à
« la cathédrale. Il emmena ensuite la mule dans son écurie ,
« et elle lui demeura, sous les protestations respectives. »
L'ARISTARQUE. La noblesse du Nivernais, Monsieur, faisait
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
�4G8
bien plus d'honneur, dans ce temps-là , à l'évêque de cette
province , car le jour de son installation il faisait son entrée
dans Nevers porté sur les épaules de quatre des principaux
barons du pays, ses feudataires... Le seigneur de St.-Nazaire
se désista donc, en cette circonstance , des prétentions de
ses prédécesseurs à la monture du prélat. Jean d'Harcourt lui
abandonna-t-il au moins le service de table auquel avaient
droit aussi ses devanciers après le gala d'usage?
L'AUTEUR. Je ne sais, Monsieur, que vous en dire. Je crois
bien qu'il n'eut de ce repas que ce qu'il en put tirer avec
les dents. Je vois que, depuis Guifred, les prétentions des
archevêques allèrent toujours croissant, et à ce point qu'ils
finirent par se qualifier ducs de Narbonne; et ils trouvèrent
des écrivains assez complaisants, notamment Besse, de Carcassonne, pour prouver, dans de lourds in-quartos, qu'ils
en avaient le droit. Eh, mon Dieu! l'excommunication fulminée contre Simon de Montfort à Narbonne, par le trop
fameux Arnaud, premier généralissime de l'armée des croisés , n'eut pas d'autre cause. Jean d'Harcourt, se donnant
les airs d'un pontife romain, fit tenir, ai-je dit, parle représentant du vicomte , la bride de sa mule, en 1439. Louis
d'Harcourt, son successeur, voulut en faire autant en
1455, mais le lieutenant du comte de Foix, Guillaume,
seigneur de Gléon, contesta cet usage au nom de ce prince ,
qui avait acheté, à la mort de Guillaume II, dernier vicomte de la maison de Lara, la seigneurie de Narbonne,
et qui était alors absent ; et déclara qu'il ne pouvait obéir
à la sommation qui lui était faite, sans consulter auparavant le comte de Foix.
L'ARISTARQUE. Voilà donc, à mon grand regret, le capitole
démoli par un d'Harcourt, Jean ou Louis , n'importe ! Terminons maintenant, sans divertir à autre chose, ce qui
regarde le prélat Guifred. Nous l'avons laissé sous le poids
de trois excommunications.
,
�469
L'AUTEUR.
Il a bon dos, et ne s'en soucie guère. Avant
d'arriver à sa quatrième censure, citons quelque chose de
lui qui lui fasse honneur. A l'occasion d'une croisade qui se
forma en France, vers l'an 1065, contre les Maures d'Espagne, et durant laquelle les croisés firent mourir, sans miséricorde, tous les juifs qu'ils rencontrèrent sur leur route,
le pape Alexandre II, qui désapprouva extrêmement cette
conduite, écrivit à Bérenger, vicomte de Narbonne, une
lettre dans laquelle il le louait beaucoup d'avoir protégé les
juifs qui demeuraient sur ses terres, et d'avoir empêché qu'on
ne leur ôtat la vie. Il paraît que Guifred reçut une lettre
semblable.
L'ARISTARQUE.
C'est quelque chose ; mais peut-être qu'il
répugnait seulement à Guifred de souffrir que des étrangers
vinssent dans son domaine abattre l'arbre dont il cueillait
les fruits. Le prélat qui, par ses exactions, avait réduit
son clergé à demander l'aumône, ne se faisait pas faute
probablement de rançonner ad libitum les juifs de sa dépendance.
L'AUTEUR.
C'est précisément cela ; vous y êtes. Guifred,
qui se sentait coupable de simonie, craignant d'être déposé
dans le concile convoqué à Girone par un légat que Grégoire VII avait envoyé dans la Narbonnaise Ire et en Espagne, pour y poursuivre les simoniaques, s'y rendit, mais
bien accompagné, afin d'en empêcher la tenue. Ses violences furent telles qu'il obligea le légat à sortir de la ville et
à se réfugier dans le château de Bésalu, dont le seigneur le
reçut et lui donna toute liberté d'exercer sa légation. On y
dressa plusieurs canons contre les simoniaques , et Guifred
y fut excommunié pour avoir causé du trouble dans l'assemblée et comme coupable de simonie.
L'ARISTARQUE. NOUS tenons donc la quatrième excommunication de Guifred, et celle-là il ne l'avait pas volée.
L'AUTEUR. Quelques mois après cette sentence. Grégoire Vil
�470
écrivit à Bérenger, évêque de Girone, pour l'exhorter à
s'employer avec ardeur à ramener dans la bonne voie l'archevêque de Narbonne, son frère germain. Il le chargea de
lui représenter que se trouvant déjà dans un âge avancé, il
était sur le point de paraître au tribunal du souverain juge ,
et d'y recevoir la punition des excès de sa vie passée. Il le
pria enfin de ne rien négliger pour porter ce prélat à prévenir, par une salutaire pénitence, un châtiment éternel.
Guifred, insensible à l'anathème dont il avait été frappé
plusieurs fois , se mettait donc peu en peine de le faire lever,
et se maintenait toujours dans son siège, malgré l'excommunication que Grégoire VII avait renouvelée contre lui,
en confirmant celles de ses prédécesseurs, dans le concile
tenu à Rome, en 4078. Ce pape, qui l'avait déposé en
même temps de l'épiscopat, sans aucun espoir de pardon...
absque ullà spe liberationis, confirma cette sentence dans le
concile suivant, tenu en novembre de la même année.
. Voilà bien la cinquième !
. Attendez, Monsieur! je vous ai parlé de cinq
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
excommunications encourues par Guifred ; je vous demande
bien pardon , je me suis trompé d'une.
L'ARISTARQUE.
Il ne fut donc excommunié que quatre
fois..
. Six ! Monsieur , six ! j'ai la demi-douzaine.
L'AUTEUR
. Gh , c'est trop fort et sans exemple !
. Il le fut encore par Grégoire VII au mois de
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
février 1079, avec les clercs et les laïques de son parti;
d'où l'on peut conclure que l'évêque de Girone, son frère,
n'avait rien gagné sur lui, et qu'il mourut dans son péché.
Ce prélat intraitable et batailleur, sur l'armure duquel
s'émoussait le glaive de St.-Pierre et faisaient faux-feu les
foudres du Vatican, mourut, en 1079, à l'âge de 73 ans.
Pour se rendre favorable, dans l'autre monde, le bienheureux Paul Serge , il légua à l'abbaye de ce nom une condo-
�471
mine qu'il avait près de la rivière d'Aude, et qui s'étendait
de la porte royale au village de Cuxac.
L'ARISTARQUE. Peste, quelle condomine ! M. Amadou , le
héros d'un de vos poëmes, n'en arpenta jamais de pareille ,
et son porte-jalon Pépi se serait estimé très-heureux d'en
posséder la centième partie.
L'AUTEUR. Comme je ne veux pas que quelque lecteur,
esprit faux ou esprit fort, concluant du particulier au général , se persuade que tous les archevêques de Narbonne ont
été de cet acabit, je vais opposer à ce récit des faits et gestes d'un brigand qui déshonora l'épiscopat, les portraits de
deux de ses successeurs qui, s'ils ne sont pas flattés, donnent
la plus haute idée de leurs vertus pastorales.
L'ARISTARQUE. Monsieur ! « le fils de Dieu » , comme le fait
observer le savant Fleury, « n'a pas promis de défendre
« aux méchants l'entrée de son église ; au contraire, il a
« prédit qu'elle en serait toujours mêlée jusqu'à la fin des
« siècles. Il n'a pas promis la sainteté à tous les ministres
« et à tous les pasteurs de son église , non pas même à tous
« les chefs ; il a seulement promis des pouvoirs surnaturels
« à tous ceux qui entreraient dans le ministère sacré, suite vant les formes qu'il a prescrites. Ainsi, comme dans
« tous les temps, il s'est trouvé des méchants qui, sans la
« conversion du cœur et les autres dispositions nécessaires,
« ont reçu le baptême et l'eucharistie, il s'en est trouvé
« qui ont reçu sans vocation l'imposition des mains , et n'en
« ont pas moins été prêtres ou évêques, bien- qu'ils l'aient
« été pour leur perte, et souvent pour celle de leur trou« peau. »
L'AUTEUR. Quel heureux à propos, Monsieur ! « L'arehevê« que de Narbonne mourut dans son diocèse », dit le duc de
Saint-Simon dans le LXXX™ chapitre de ses mémoires. « Il
« s'appelait Le Gousl. C'était un grand vilain homme, sec
« et noir, avec des yeux bigles, qui avait été intime du
�472
«
«
«
«
«
«
«
«
«
père Lachaise. L'âme en était aussi belle que le corps
désagréable. Très-bon évêque et pieux; sans fantaisie et
sans faire de la peine à personne ; adoré partout où il avait
été; beaucoup d'esprit et facile, et l'esprit d'affaires et
sage ; possédant au dernier point toutes celles du clergé
et venant à bout des plus difficiles ; allant au bien, parlant franchement aux ministres et en étant cru et considéré. Ce fut une perte qui ne fut pas réparée par M. de
Beauveau , qui lui succéda. »
L'ARISTARQUE. Saint-Simon fait ici d'une pierre deux coups,
ou plutôt, en balançant son encensoir, s'il en fait respirer
le parfum à Mgr. de La Berchère, il en donne au retour un
grand coup au front du pauvre Mgr. de Beauveau.
L'AUTEUR. Le même écrivain, dans une longue digression
sur l'illustre maison d'Esté, fait mention de deux archevêques de Narbonne, oncle et neveu, qui en étaient issus. Us
moururent cardinaux l'un et l'autre; c'est tout ce qu'il en
dit. Mais l'Àrioste, dans le préambule du trente-cinquième
chant du Roland furieux, présente, d'une manière fort
poétique, à ses contemporains et à la postérité, le second
des deux comme le plus grand, le plus vertueux et même le
plus beau des hommes.... Mais qu'avez-vous donc à rire?
L'ARISTARQUE. Vous le saurez tout à l'heure.
L'AUTEUR. « Astolphe, après avoir vu tourner sur le fatal
« dévidoir les écheveauxdes mortels dont la carrière est ter« minée, parcourait les vastes appartements du palais, en
« examinant.cetfx des générations futures. Soudain il aper« çoit un peloton qui semble plus brillant que l'or pur. Si
« l'art réduisait jamais en fils des perles et des diamants,
« ces fils seraient encore mille fois moins éclatants ; sa
« beauté, à laquelle, dans le nombre infini des autres éche« veaux, pas un seul ne pouvait être comparé, plut mer« veilleusement au jeune paladin , et fit naître en lui le
« désir de savoir quand se révélerait au monde une vie si
« précieuse. »
�475
— « Autant cet écheveau l'emporte sur tous les autres en
éclat et en beauté, lui dit l'évangéliste, autant sera favorisée l'existence dont il fixe le cours; caries qualités les
plus rares, les plus dignes d'éloge, qu'un mortel puisse
tenir de la nature, de ses propres efforts ou des dons de
la fortune, seront infailliblement son partage.
« Entre les embouchures de l'orgueilleux roi des fleuves
« est situé maintenant un petit bourg sans importance.
« Devant lui coule le Pô ; derrière ses murailles s'étend un
« marais immense et fangeux....»
L'ARISTARQUE. Tel est à peu près le sîte de Narbonne !
L'AUTEUR. « dans le cours des ans, je vois ce hameau
« devenir la plus célèbre des cités de l'Italie, non pas par
« la force de ses remparts... »
L'ARISTARQUE. Les remparts de Narbonne ne sont pas non
plus, de nos jours, de la première force.
L'AUTEUR.
<( ni par la magnificence de ses habitations
« royales, mais par la culture des lettres et la courtoisie de
« ses habitants... »
L'ARISTARQUE. La courtoisie des Narbonnais est passée en
proverbe ; la culture des sciences ne laisse plus rien à désirer depuis la fondation de notre société savante, et les maisons de nos richards ne sont pas des maisons-modèle, bien
qu'elles en portent le nom.
L'AUTEUR. « Hippolyte d'Esté sera le nom de celui que
« Dieu a choisi pour lui prodiguer tant de dons magnifi« ques. »
L'ARISTARQUE. Oh, oh, oh! quelle exagération !
L'AUTEUR. Comment se refuser au plaisir de citer au moins
une octave de cet admirable portrait !
«
«
«
«
«
«
«
«
«
Quegli ornamenti, qué divisi in molli,
A molti bastarian per tulli ornarli,
In suo ornamento avrà tulli raccolti
Coslui di qu' liai voluto eh' io ti ]>aiïi.
�474
«
«
«
«
Le virtudi per lui. pet lui sofl'olli
Saràn gli st.udi, è si io vorro narrai!!
Altri suoi merti, al fiu son si lonlano
Ch' Orlando il senno aspetterebbe in vano. »
Malheureusement ce phénix des prélats ne devait faire
à Narbonne qu'une bien courte résidence, si tant est qu'il
ait vu autrement qu'en peinture, les clochers de sa ville
archiépiscopale. Les rives du Pô, qui baignent les murs de
Ferrare, sa patrie; de cet Eridan, le roi des fleuves de l'antique Ausonie, que tant de poètes ont célébré; dans lequel
tomba le téméraire Phaéton, précipité du char dePhœbus,
son père; près duquel ses sœurs inconsolables furent changées en peupliers, sont plus riantes que ne l'ont jamais été
celles de l'Atax. Ferrare, dans toute la fraîcheur de l'adolescence, habitée par une cour aimable et brillante, aux
divertissements de laquelle concouraient les plus beaux génies de l'Italie, ne pouvait que l'emporter, aux yeux du
corps et de l'esprit de l'archevêque narbonnais, sur une cité
décrépite, tant de fois saccagée, et les vertus d'un pasteur
si illustre ne purent édifier ni ses nombreux suffragants,
ni son clergé , ni son immense troupeau.
Pour en revenir à Guifred et à sa condomine, à Guifred
qui ne voulait aller à Rome que lié et garrotté, il dut
être enseveli pieds et poings liés ; car c'est ainsi, dit-on,
qu'on enterrait ceux qui mouraient dans les liens d'une
excommunication, à moins toutefois que le chapitre de
Saint-Paul reconnaissant n'ait épargné cet opprobre à la
dépouille mortelle du donateur qui l'avait mis à même de
ne jamais manquer de poisson ni de coquillage, et du testateur, qui lui laissait en toute propriété un champ du premier bon, d'une étendue de près d'une lieue carrée, et dont
les produits devaient combler ses greniers.
. Maintenant que nous avons enterré Guifred,
L'ARISTARQUE
lié et garrotté, ou tout au moins représenté dans cet état
�475
sur le marbre de son tombeau, je vais vous dire pourquoi
je me suis pris à rire tout à l'heure, quand vous m'avez lu
le brillant éloge d'Hippolyte d'Esté, fait par l'Arioste. Je
me rappelais, en ce moment, certain passage d'une lettre
de messer Ludovico , dans lequel il se plaint amèrement de
l'avarice de son patron : « Si le seigneur Hippolyte croit
« pour vingt-cinq écus qu'il me donne tous les quatre mois,
« non sans contestation, me tenir en servage, m'obliger à
« greloter ou à suer à son service ; s'il veut m'exposer aux
« infirmités , être enfin la cause de ma mort, dites-lui que
« je supporterai la misère en patience, plutôt que de me
« mettre en esclavage; et, s'il a cru m'acheter par ses pré« sents, je les lui rendrai sans me plaindre, afin de recou« vrer ma liberté. » L'Arioste accuse ensuite le cardinal
de ne récompenser que les services matériels :
« Apollo ! tuà mercè ( s'écrie-t-il ), tuà mercè. santo
« Collégio délie musé ! io non possièdo
« Tanlo pervoi qu'io possa t'armi un manlo. »
Ce grand poète n'avait donc pas alors de quoi se faire
faire un manteau. Cela me remet en mémoire le legs de sa
robe de chambre que fit le Dante à son ami Boccace, pour
le réchauffer un peu, dans la saison de l'hiver, et le distique latin que Tassoni, l'auteur du Seau enlevé, fit mettre
au bas de son portrait, où il était représenté une figue à
la main :
« Dextera cur licum quœris mea geslel inanem '!
« Longi operis inerces hœc fuit; aula dédit. »
11 avait pour patron un autre cardinal dont le nom m'échappe.
L'AUTEUR. La figue est un fruit doux au moins, et moi,
Monsieur, j'aurais dû me faire figurer sur mon portrait avec
un brin d'aubépine en fruit à la main; ceci soit dit sans que
�m
j'entende me comparer le moins du monde à ces grands
poètes ! Les plus beaux génies de l'Italie furent donc en proie
au besoin dans leur orageuse carrière, car les tribulations
du Dante et les malheurs du Tasse sont connus de tout le
inonde. Il n'y a guère que Pétrarque à qui la fortune ait
daigné sourire un peu.
L'ARISTARQUE. Ma réminiscence vous fait voir qu'il ne faut
pas prendre au pied de la lettre ce qu'a dit de si flatteur
pour son patron le poëte de Ferrare. Il venait peut-être de
recevoir ou se flattait d'attraper quelque gratification d'Hippolyte d'Esté, lorsqu'il réalisa dans les strophes citées la
promesse qu'il avait faite « de rendre son nom si retentis« sant et de le placer si haut que la colombe ne s'était
« jamais élevée à une telle hauteur. » Au reste , le fragment
de lettre que j'ai rappelé est d'une âme fière que l'ombre
même de la servitude effarouche. Mais que cherchez-vous
dans votre tête en ce moment?
L'AUTEUR. Ce que je vais trouver, je crois, bien à propos... C'est cela. L'Arioste et Tassoni ne sont pas les seuls
poètes badins qui aient eu à se plaindre des princes de
l'Eglise dont ils furent quelque temps les secrétaires. Il en
est un troisième, français de nation , qui précisément avait
mis ses talents et son amabilité au service d'un autre archevêque de Narbonue.
L'ARISTARQUE. On le nommait
L'AUTEUR.. Régnier. Oui, Monsieur , le satirique Régnier ,
le précurseur de Boileau, qui ne l'a pas fait oublier, s'attacha un temps à la fortune du cardinal François de Joyeuse ,
dont nous parlâmes si longuement, il y a quinze jours. Ses
poésies nous apprennent qu'il fit un voyage à Rome à la
suite de ce grand dignitaire de l'Église, et qu'il n'eut pas à
se louer de son protecteur.
L'ARISTARQUE. Il est probable, Monsieur , que ses mauvaises mœurs, qui le conduisirent au tombeau à l'âge de qua-
�477
rante et un ans seulement, furent la cause de l'indifférence
de son patron à son égard.
L'AUTEUR. Peut-être bien. Son épitaphe, qu'on lui attribue , est d'un vrai sans-souci. Voyons s'il m'en souviendra :
«
«
«
o
«
J'ai vécu sans nul pensement,
Me laissant aller doucement
A la bonne loi naturelle;
El je m'étonne fort pourquoi
La mort daigna songer à moi,
« Qui ne songeai jamais à elle. »
L'ARISTARQUE. Cette épitaphe, malgré l'hiatus, qui gâte le
dernier vers , est plaisante et bien tournée ; mais je lui préfère le quatrain que voici du poète Maynard. 11 ne vécut pas
sans pensement, lui, dans son métier de flagorneur et de
parasite des grands qui le dédaignèrent, mais il finit par
se résigner à son mauvais destin :
« Las d'espérer et de me plaindre
« Des muses, des grands et du sort.
« C'est ici que j'attends la mort,
« Sans la désirer ni la craindre. »
Au reste, ces deux petites pièces ne sont ni l'une ni
l'autre d'un pêcheur contrit qui redoute le jugement de
Dieu. Parlez-moi du sonnet de Des Barreaux, se jetant,
détrompé et plein de repentir, dans les bras de la religion,
sur la fin d'une longue vie, consacrée à l'impiété et au
libertinage :
« Grand Dieu ! tes jugements sont remplis d'équité;
« Toujours lu prends plaisir à nous être propice ;
« Mais j'ai tant fait de mal que jamais ta bonté
« Ne me pardonnera qu'en blessant ta justice.... » etc., etc.
L'AUTEUR. Puisque, quittant le style sec et monotone des
chroniqueurs du moyen âge, nous voilà de nouveau lancés
en pleine poésie, laissez-moi vous débiter le sermon du père
�47 «
Bourras dont je vous parlai l'autre jour, 11 ne contient environ que quatre cents vers de huit syllabes. Je l'ai fait
depuis notre dernier entretien.
. Ah, ah! vous me ravigotez. Je suis curieux
L'ARISTARQUE
de voir comment vous avez pu faire quatre cents vers sur
la donnée d'un court dicton.
. Eh ! Monsieur , sur une donnée presque pareille
L'AUTEUR
le Dante en a bien fait quinze mille, distribués dans une
centaine de chants
. qu'à l'imitation de Virgile, son modèle et
L'ARISTARQUE
son guide, dans le royaume des trépassés, il eut bien fait
de réduire en un seul d'un millier de vers, tout au plus ! Le
lecteur reste trop longtemps avec lui au paradis, au purgatoire et même à l'enfer , qui pourtant est la meilleure partie
de sa trilogie surnaturelle. Les descriptions interminables
des supplices affreux et bizarres qu'y subissent les damnés
me soulèvent le cœur. Ce salmigondis mythologico-satiricohistorico-théologique, beaucoup trop prisé de nos jours , et
mis au-dessus de La Jérusalem délivrée et du Roland furieux.... (quelle pureté de goût et quelle rectitude de jugement chez les critiques de notre époque ! ) ne m'a jamais
plu. Je relirais deux fois par an, si j'en avais le loisir, les
deux grands poèmes du Tasse et de l'Arioste avec un plaisir toujours nouveau ; mais qui donc en France, excepté les
opiniâtres annotateurs, commentateurs ou traducteurs de
l'épopée du Dante, la lue d'un bout à l'autre, plus d'une
fois dans sa vie ! Dante fut un poète sublime dans deux ou
trois courts épisodes dont l'histoire de son temps lui fournit
très-heureusement pour lui les sujets; mais ce poète sublime , ce grand inventeur de style, ce vrai créateur de
la langue italienne, qui n'était avant lui qu'un patois dérivé
du roman , n'a fait qu'un poème épique sublimement ennuyeux.
. Vous vous rencontrez, Monsieur, avec Lamar-
L'AUTEUR
�479
line, dans l'appréciation de La Divine Comédie. Cette épopée surnaturelle, sans action, sans unité, toute locale, dont
aucun OEdipe littéraire ne devinera jamais les énigmes, et
pourtant si admirée de nos jours, est très-peu lue. Elle ne
l'était pas du tout dans le grand siècle de Louis XIV, ni du
temps de Voltaire, qui la qualifiait de monstruosité poétique , et qui a dit, dans une de ses lettres , que ses visiteurs
à Ferney lui volaient, tous les quinze jours, un Arioste,
mais qu'on ne lui avait jamais pris un Dante... Soyez tranquille, Monsieur, venez sur les pas du père Bourras, au
paradis, au purgatoire et à l'enfer. Le voyage ne sera pas
long, et ne vous donnera pas la mélancolie, car vous ne
verrez comme lui que les portes des trois grandes cités
d'outre-tombe, et vous n'entendrez que les brefs colloques
de ce vénérable ancien pasteur du troupeau de Ginestas
avec les trois préposés inamovibles dont la sévérité et la
vigilance en défendent l'entrée et la sortie... Heum ! heum !
je commence.
L'ARISTARQUE. Attendez un moment; car je ne retrouverais
plus peut-être dans ma mémoire ce que je vais vous dire.
Savez-vous ce que me disait l'autre jour l'ami Pailhiez, à
propos du Dante ?
L'AUTEUR. Voyons !
L'ARISTARQUE. Il me disait que le Dante avait servi pendant
deux ans, en Toscane, vers la fin du XIIIe siècle, sous les
ordres du chevalier Amalric, fils d'Aymeri V ou d'Aymeri VI,
vicomte de Narbonne, général en chef des troupes de la confédération des villes de Toscane, et qu'il s'était trouvé à la
bataille d'Arezzo, gagnée par ce seigneur contre l'armée
de la faction gibeline de cette contrée, qui favorisait l'empereur d'Allemagne.
L'AUTEUR. C'est possible , car le Dante , fils d'un sénateur
de Florence, attaché au parti des papes, fut dans sa jeunesse
guelfe comme son père, et ce furent les guelfes qui triom-
�480
puèrent dans cotte grande journée. N'ayant pu me procurer
une histoire d'Italie un peu détaillée pour m'éclairer tout à
fait à cet égard, je n'affirmerais pas que le Dante ne fut pas
déjà gibelin et fougueux gibelin à cette époque. Il paya de
sa personne à la bataille d'Arezzo, c'est sûr, mais sous quel
drapeau? je l'ignore. Ce que je sais fort bien, c'est que le
pape Boniface VIII, voulant profiter des divisions des Flo rentins pour anéantir le pouvoir des empereurs en Italie,
nomma, en 1289, Charles de Valois, frère de Philippe-leBel, son vicaire en Toscane, et que ce délégué du saint siège,
étant arrivé à Florence, fut prié instamment par les guelfes
de cette ville de leur donner un capitaine expérimenté pour
les commander. Le choix du prince tomba sur Amalric, fils
du vicomte de Narbonne, qui s'était acquis une grande
réputation de prudence et de valeur. Amalric avait amené
avec lui cent chevaliers de Narbonne, qui entrèrent au
service des guelfes, et leur furent d'un grand secours. Grâce
aux talents militaires et au brillant courage de leur chef, ils
furent vainqueurs des gibelins à Arezzo. Le peuple de Florence , enthousiasmé de cette victoire, courut en foule au
devant d'Amalric, qui entra triomphalement dans cette
capitale, porté sur les piques de ses soldats et couvert d'un
drap d'or.
. Peste, Monsieur!
. Attendez ! je ne suis pas au bout. Le bruit des
exploits d'Amalric engagea toutes les villes du parti des
guelfes à l'élire pour capitaine d'un corps de chevaliers
qu'elles mirent sur pied, à leurs dépens, pour continuer la
guerre. Les services de cet illustre Narbonnais répondirent
à l'attente de la confédération des villes de Toscane, pendant
tout le temps de son commandement ; aussi le syndic de
Florence reconnut-il par un acte public, quand il s'en fut
démis, « que le noble et magnifique homme, le seigneur
« Amalric, fils aîné de l'illustre et magnifique homme AyL'ARISTARQUE
L'AUTEUR
�481
« meri, vicomte de Narbonne, capitaine-général de la taille
« des communautés de Toscane, avait parfaitement rempli
« les engagements qu'il avait contractés avec elle. » Pour
le dire en passant, Monsieur, vers la même époque, Amalric, son oncle, servait avec distinction en Palestine; et
quelques années plus tard, il fut nommé lui-même amiral
de France par le roi Charles IV. Ce qui prouve autant que
tout le reste l'illustration de la maison de Narbonne, c'est
que des trois sœurs d'Amalric II, la cadette épousa l'infant
Pierre, troisième fils d'Alphonse, roi de Castille, et la plus
jeune un petit-fils de ce monarque.
Le chevalier Amalric chassait de race, Monsieur, car il
était fils d'Aymeri, cinquième du nom , qui avait sauvé les
débris de l'armée française , lors de la retraite de Catalogne,
sous Philippe-le-Hardi, et non pas d'Aymeri VI, ne confondons pas ! Cet Aymeri VI, fils indigne d'un si noble père,
et le plus nul de tous les vicomtes de la race des Lara,
l'abreuva d'amertume dans la circonstance que voici :
Amalric II avait émancipé ce jeune seigneur à l'occasion
de son mariage avec la fille du comte de Valentinois, et lui
avait fait donation de la vicomté de Narbonne, dont il s'était
réservé toutefois l'usufruit.
Le vicomte Amalric convint, en 1518, avec Bernard de
Son, oncle et tuteur de Tyberge et de Gausserande, filles
d'Arnaud de Son, seigneur de Puisserguier, de donner en
mariage à Guillaume, son fils puîné, l'aînée des deux pupilles , héritière de son père, ou à son défaut la cadette. On
Convint, en même temps, que l'une et l'autre seraient remises entre les mains du vicomte, qui les ferait élever dans
son palais.
Le jeune Aymeri, devenu veuf, mécontent du mariage
projeté entre son frère et l'héritière du château de Puiserguier, et se croyant frustré par la donation du Minervois ,
faite à celui-ci en faveur du mariage projeté, prit une résou
31
�48â
lution dont l'audace égalait l'infamie. Il s'associa un certain nombre de gentilhoinmes déterminés, ets'étant rendu
à leur tête, à Narbonne, la nuit du jeudi après La Toussaint, tandis que son père et la vicomtesse, sa mère, étaient
à la cour papale d'Avignon, il força les portes du palais vicomtal, en emporta l'argent et les meilleurs effets, enleva
les deux sœurs qui y étaient gardées, et sans crainte de la
justice du roi, de la malédiction de son père et du courroux
de son frère, épousa effrontément la timide fiancée de celui-ci.
. Oh, que de crimes à la fois! et il se trouva
L'ARISTARQUE
dans Narbonne un ecclésiastique pour bénir une union faite
sous les auspices du vol, de la violence et de la félonie !
. Apparemment, Monsieur. Le vicomte Amalric,
L'AUTEUR
indigné de l'attentat de son fils , le fit dénoncer au sénéchal
de Carcassonne, qui promit de faire diligence pour se saisir
du ravisseur et de ses complices, et d'en faire bonne justice ; mais il n'en fut rien : les complices de ce fils dénaturé,
de ce frère sans cœur appartenaient aux premières familles
du Narbonnais , le sénéchal vit sans doute
Dans les lâches auteurs de ces faits détestables
Trop de gens à blàson pour trouver des coupables;
l'affaire s'accommoda par l'entremise de l'évêque de Mende ,
et le vicomte Aymeri VI jouit pendant quinze ans environ
du fruit de son forfait.
L'ARISTARQUE.
Quel exemple, je ne dirai pas pour ses
sujets, car, depuis l'établissement des juges royaux et des
sénéchaux, les vicomtes de Narbonne n'avaient plus de sujets , mais pour ses vassaux !
. Les vertus de ses autres enfants consolèrent un
L'AUTEUR
peu le vieux vicomte. Son troisième fils Pierre, qui avait
embrassé
l'état
ecclésiastique, mourut
abbé de Saint-
Paul et évêque d'Urgel, après avoir dans son testament
�485
institué son âme héritière de tous ses biens, c'est-à-dire
après avoir légué tous ses biens aux pauvres.
. Quel singulier temps que ce moyen âge !
L'ARISTARQUE
. C'est ce même Pierre qui donna par un legs
L'AUTEUR
particulier, à la cathédrale de Saint-Just, les ornements
de sa chapelle. Il lui donna aussi son bréviaire, à la condition qu'il serait attaché avec une petite chaîne de fer à la
stalle qu'il occupait lorsqu'il était chanoine, afin que les
bénéficiers qui n'avaient pas de bréviaire pussent s'en servir.
. Les bréviaires étaient donc bien rares à cette
L'ARISTARQUE
époque. Et maintenant, Monsieur, pour faire un peu diversion à tous ces faits historiques, débitez-moi enfin le sermon du père Bourras.
. Le voici :
L'AUTEUR
SERMON DU PÈRE BOURRAS.
Voici la saison des semailles.
Et je suis très-friand de cailles.
On n'en voit plus que par hasard
Mais elles sont grasses au lard,
Et pour deux cailles bien grassettes
.le donnerais douze alouettes,
Et pour trois le plus beau perdreau.
Ce n'est plus le temps de l'appeau.
De cette tromperie insigne ,
D'un chasseur exercé peu digne .
Et dont il n'use qu'à regret.
Comme du miroir, du lacet.
Du filet aux perfides mailles;
Je suis donc très-friand de cailles.
Mes frères, comment en goûter ?
Vous ne venez pas m'en porter;
On n'en voit point sur notre place ;
Il faut donc aller à la chasse.
La chasse est un amusement
Qui n'a rien de compromettant
Pour un curé . quoiqu'on en dise ,
'
�484
Car saint Hubert la favorise.
Au surplus, comme saint Hubert,
Saint Antoine, dans le désert,
Giboya ; car les sauterelles
Sont un gibier; voyez leurs aîles !
Muni de tout mon attirail,
J'étais hier vers le Somail.
Je ne suis pas une mazette,
Et l'abattis fut fort honnête.
« Doucement! pum!... A toi, Médor !
« Cherche par-là ! va, cherche encor !
« Apporte ici ! » La bonne bête
Que m'a donné Monsieur Calmetle,
El que je prise son cadeau !
Six cailles, un lièvre , un perdreau,
Quel transport pour ma chambrière !
Arrondirent ma gibecière ;
Je ne rentrai qu'avec la nuit.
Quand on a fait un long circuit
Dans la plaine ou par la garrigue.
On ressent un peu de fatigue ;
D'une omelette je soupai,
Et de bonne heure me couchai,
En rognant un peu mes prières....
Mais, en revanche, mes chers frères,
Pour attraper l'esprit malin,
Aux oremus de ce matin
J'ai joint un cantique à la Vierge
Et la séquence de Paul Serge,
De saint Paul que les Narbonnais
Doivent honorer à jamais,
Car c'est ici qu'il vint abattre,
Mes frères, le culte idolâtre,
Et qu'il promit le paradis
Beaucoup moins aux grands qu'aux petits;
Je suis donc en règle, j'espère.
Dès que j'eus éteint la lumière,
Tout de mon long je m'étendis,
Et jusqu'au matin je dormis.
O disgraciés enfants d'Ève !
Où va notre esprit dans le rêve !
�485
Nous extravagons en rêvant.
Il est de bons songes pourtant!
Virgile dit (je n'ose y croire )
Que par une porte d'ivoire
Sont envoyés aux bonnes gens
Les songes joyeux, bienfaisants,
Et par une porte d'ébène.
Aux mortels qu'animent la haine .
L'envie ou d'autres passions ,
Les déplaisantes visions.
« Quoi, vous citez Virgile en chaire ! »
Dira-t-on, « vous n'y pensez guère.
« Virgile est un auteur payen. »
Il méritait d'être chrétien,
Comme le pensait saint Grégoire ,
Car il croyait au purgatoire,
Au purgatoire que Luther
Supprime au profit de l'enfer.
Pécheurs, gagnerions-nous au change !
Croyons, nous, que c'est un bon ange
Qui suscite au pécheur chrétien
Tout songe qui le porte au bien,
Et que c'est l'ange de ténèbres
Qui de songes creux ou funèbres,
Et d'images dont on rougit,
Attriste ou salit notre esprit.
Quelquefois un rêve fidèle
A notre esprit pensif rappelle
Ce qui dans le jour l'a frappé ,
Satisfait ou préoccupé.
Comme dix fois par jour m'agite ,
Mes chers frères, votre inconduite ,
Votre mépris de tout devoir
(Comment pourriez-vous m'en vouloir! ).
Vous ne trouverez pas, je pense,
Indigne de toute créance
Le triste rêve que voici.
Il va vous donner du souci,
El je vous le souhaite, au reste !
�486
Delà Jérusalem céleste
J'ai vu, comme des yeux du corps .
Cette nuit, les charmants abords,
Les magnifiques promenades,
Les ruisseaux tombant en cascades
Ou bien en gerbes jaillissant
Plus haut qu'un mât de bâtiment;
Le vaste cloître séraphique
Et la sublime basilique ,
Vis-à-vis de laquelle, en bref,
De Saint-Pierre l'immense nef
Est ce qu'est une balancelle,
Et moins encore une nacelle,
Un sabot du plus faible port,
Auprès d'un vaisseau de haut-bord
Mais de la cité sacrosainte
Je ne pus pas franchir l'enceinte
Comment y fus-je transporté ?
Étais-je en guêtres ou botté ?
Fut-ce sur un léger nuage
Ou sur l'aigle au large plumage
De l'évangéliste saint Jean?
Ou bien sur un rayon d'argent
De la lune ? je ne sais guère ;
Je m'y trouvai, voilà l'affaire
Le porte-clefs du paradis
Ne se trouvait pas au parvis;
Il faisait sa ronde peut-être;
Mais je le vis bientôt paraître
Avec sa barbe de mentor,
Son brillant trousseau de clefs d'or.
Son beau manteau rouge écarlate,
Et muni de sa bonne latte,
Qui lui sert à donner un suif
A tout chinois, arabe ou juif,
Comme à tout fauteur d'hérésie,
Quand il leur prend la fantaisie
D'entrer au séjour des élus
Comme on fait dans un omnibus,
Maudits qu'il sait bien reconnaître'
Je le vis donc vite paraître
�487
Quand j'eus mis la main au pommeau
Du riche et sonore marleau
Rivé sur la porte d'ivoire
Du séjour d'éternelle gloire.
Pam, pam, pam ! —Qui frappe là-bas?
Le révérend père Bourras.
De Ginestas la curatèle
Est confiée à mon saint zèle.
Dans ce bourg inhospitalier
Je sème, hélas ! sur du gravier
Du christ la parole divine,
Qui n'y prendra jamais racine.
Le proverbe de Ginestas
Est: « Courtoplèjo, gran fangas » .
Et j'y vis comme une marmotte,
Tout l'hiver, de peur de la crotte.
Ici vous avez grand crédit ;
Tirez-moi de ce trou'maudit! —
Que Dieu vous délivre d'angoisse
Et vous donne une autre paroisse !
Je voudrais vous voir à Limoux.;
Voyons, cela fait-il pour vous? —
Quelle bienveillance est la vôtre !
Vous êtes trop bon, grand apôtre !
Un chef-lieu d'arrondissement,
C'est trop pour moi, quant à présent;
Mais tenez, par exemple, Azille,
Où fleurit la riche famille
J)es Joiu;. qui chaque an s'accroît,
M'irait comme une bague au doigt.
Dans mon canton j'aurais Jouarre ,
Où j'irais souvent toucher barre,
Et qui me vaudrait cent écus ,
Bon an , mal an, peut-être plus. —
Ne seriez-vous pas bien à Bage ? —
Oh, saint Pierre , que) badinage !
J'aimerais autant Armissan.
Treilhes . Roquefort ou Tuchan. —
Encor quinze ans de patience,
De prières et d'abstinence,
Rourras. et. je vous le prédis ,
�488
Vous entrerez au paradis .
l'our y faire bonne ligure. —
Soit !... je viens voir si, d'aventure .
Par la porte ou le soupirail,
Quelque brebis de mon bercail,
Morte de mort leute ou subite.
Dans son printemps ou décrépite ,
S'est introduite au paradis.
Grâce à vous, qu'il me soit permis
De l'entretenir un quart-d'heure I —
Dans cette benoîte demeure '
Ici, des- gens- (ie Ginestas !
tl n'en est point, allez plus bas.
Du paradis la récompense
Est trop haute pour cette engeance;
Et je crains fort que de longtemps
Nous n'en voyions aucun céans.
Mais descendez au purgatoire;
Trois ou quatre y sont.... je veux croire;
Votre rosaire et votre habit
Vous serviront de sauf-conduit. —
Au purgatoire, sans encombre,
Je descendis quoiqu'il fil sombre.
Pam, pam , pam ! — Qui frappe là-bas ? —
Le révérend père Bourras.
De Ginestas qui, je l'assure,
N'est rien moins qu'une sinécure ,
Dont bien mince est le casuel,
Je suis le chef spirituel.
Si de ce bourg quelque pauvre âme ,
Jadis sur la terre homme ou femme ,
Dans cet hospice passager
Fait son séjour, pour s'y purger
De ses offenses vénielles,
Je lui donnerai des nouvelles
De ses parents, de ses amis,
Que j'endoctrine.... in extremis,
Car ils attendent d'ordinaire
Que le barbier en désespère. —
Ici ! des gens de Ginestas!
�489
Je n'eu ai point, allez plus bas ! —
Plus bas ! n'est-ce pas la latôme,
Qu'en bon français enfer on nomme?
Tout mon sang se glace d'horreur;
Pour y descendre j*ai trop peur. —
Rassurez-vous, les bonnes âmes
N'ont rien à craindre de ses flammes.
Quel besoin de franchir le seuil
De cet affreux séjour de deuil,
Où souffrent sans miséricorde
Tant de gens de sac et de corde !
Si vous avez quelqu'un à voir,
Faites-les monter au parloir. —
Et des hameaux du voisinage
Avez-vous quelque personnage ? J'ai là trois gamins de Canet,
lin magister de Bizanet
Et deux vieilles de la Kedorte ;
Je les entends d'étrange sorte
Maugréer contre leurs parents,
Qui, de leur mort très-peu dolents,
Se leur l'ont pas dire une messe
Pour mettre un terme à leur détresse
Le curé de Camie.... ou de Moux.
Qui n'est pas bien loin de chez vous ,
Monsieur l'abbé de Large-Manche,
Nous a quitté l'autre dimanche;
Il était pour ses pénitents
Trop indulgent.... à ses dépens ;
Sur son surplis de ieurs souillures
11 reçut les éclaboussures.
Le dernier curé de Cruzy,
A pris son congé samedi.
Il faisait très-bien ses offices.
Et n'avait pas de bien gros vices j
Mais un bon civet de lapin ,
Arrosé d'un litre de vin
De Céret ou de Rivesalte,
Au rôti lui fit faire halte ;
Un accès de goutte le prit...
Mais j'en ai, sans doute, trop dit,
�490
Que vous importe son histoire !
Dieu vous assiste ! Au purgitoiro
Aucun luron de G inestas
Ne prend la douche ; allez plus bas ' —
Donc, muni de mon bréviaire,
Ce talisman si nécessaire!
Et mon bâton blanc à la main .
De l'enfer je pris le chemin.
Arrivé devant la grand' porte,
Je frappai trois coups... de main morte ,
Car il me prit un tremblement!...
Tenez, frères, en ce moment,
i'iien que d'y penser, je tressaille,
Et je dois être couleur paille.
Pain, pam, pam ! — Qui frappe là-bas ? Le révérend père Bourras. —
Eh ! que nous voulez-vous, bon homme
Me demanda le majordome
De cette cité de douleur.
Vous êtes le seul voyageur
Qui, depuis que je suis en charge ,
En la voyant, ne passe au large.
Vous n'avez pas l'air d'un damné,
Mais plutôt d'un prédestiné.
Depuis tant d'ans que je les flaire,
Mon bon nez ne me trompe guère.
Homme de paix, cher au bon Dieu ,
Que venez-vous faire en ce lieu ? —
Je viens voir si dans ce repaire,
Dans ce gouffre où l'on ne rit guère,
Où le combustible est peu cher,
Où gissent sur des lits de fer,
Matelassés d'ardente braise,
Tant de forçats si mal à l'aise,
Où tout est chaîne et cadenas,
11 est des gens de Ginestas.
Ce que vous aurez peine à croire,
Point ne s'en trouve au purgatoire ;
Il n'en est pas plus dans les cieux,
Ce dont je suis fort soucieux.
�491
Où donc sont-ils les misérables !... —
Ils sont, Bourras, aux cinq cents diable
Me répondit le vieux portier.
Au bas de ce grand escalier,
Vous pouvez voir d'ici leur geôle ;
Ses parois sont, de forte tôle ;
De tôle aussi sont les baquets,
Où , frits comme on frit des rougets ,
Ils trempent dans la poix bouillante,
Dont la vapeur les empuante,
Depuis les pieds jusqu'au menton,
Et souvent ils font le plongeon. —
Quoi ! tous les morts de ce village
Ont donc eu l'enfer pour partage ! —
Tous, depuis sa fondation,
Et sans la moindre exception.
Les plus zélés missionnaires,
Les curés les plus débonnaires,
Avec ce peuple, au mal enclin ,
Ont toujours perdu leur latin ;
Vous y perdez aussi le vôtre ;
A moins que du ciel quelque apôtre
Ne vienne pour les convertir,
La fin du monde peut venir
Sans que de cette vieille jassu
Aucun mouton, à laine crasse,
Soit admis parmi les brebis
Du saint troupeau du paradis ! —
Chers frères, vous pouvez m'en croire,
Ce pronostic comminatoire
Jusqu'au fond du cœur me perça.
Et mes esprits bouleversa.
Je m'éveillai, de sueur moite,
Et renversai de la main droite
Ma table et mon vase de nuit.
Marguerite accourut au bruit,
Me crut frappé d'apoplexie,
Et craignit très-fort pour ma vie : —
Moussu! Moussu! que! bous après? —
Laissais, laissais! saraparrës;
�492
Je viens de faire un mauvais rêve.
En attendant que je me lève,
Faites-moi vite un bol de thé.
Ergô nunc intelligite !
Mes frères, changez de conduite,
Non pas demain, mais tout de suite ;
Car pour quelqu'un de vous, ce soir.
Peut s'ouvrir l'horrible manoir.
Plus de bamboche et plus de danse !
Priez et faites pénitence !
Orate, compungimini.'
(1 n'avait pas encor fini,
Il s'agitait encor en chaire,
Soudain un grand coup de tonnerre,
Qui tout le monde abasourdit,
Dans la vaste nef retentit.
Par un vitrage entra la foudre ;
Elle fracassa, mil en poudre
Un lustre antique de cristal,
Qui pendait en un fil d'archal;
Brûla du chantre la perruque,
Mais sans endommager sa nuque ;
Perça, comme au virebrequin ,
Le support de bois du lutrin ;
De sa vapeur, odeur de soufre,
Faillit étouflèr l'abbé Joufre,
Lequel de sa voix de fausset
Au lutrin kyriélisait,
Et s'échappa par la rosace,
Épanouie au mur de face.
Ce fut un effroi général.
La peur l'emporta sur le mal ;
Mais pourtant, dans ce trouble extrême ,
Chacun dut rentrer en soi-même.
Père Bourras fut en crédit ;
Tout son troupeau se convertit :
Plus de vol, pas le moindre trouble ,
Le casuel s'accrut du double;
Poulets. pintades et canards
Voletèrent de toutes parts,
�493
Dans tous les pâtis becquetèrent.
Et pour leurs maîtres s'engraissèrent;
Plus d'indécents charivaris,
Concubins devinrent maris;
Pendant huit jours, en grande presse,
Chacun accourut à confesse;
Et depuis lors , dans le canton ,
Ginestas fut en bon renom.
Mais. lecteur, je te vois sourire ,
Et crois même t'entendre dire :
« Bah! ces brusques conversions ,
« Faites sans restitutions,
« Ont quelque chose d'un peu louche ;
« Car la grande pierre de touche
« D'un vrai retour du mal au bien ,
« C'est l'abandon fait au prochain
« De ce que par fraude ou rapine ,
« Fût-ce un vieux torchon de cuisine !
« On délient à son détrimeut. »
Lecteur,je comprends l'argument...
Mais , en droit, ce qui se compense .
Emporte paîment et quittance.
Eh bien, lecteur, le croiras-tu ?
Tout compte l'ait et débattu,
Dans la circonstance susdite ,
Tout le monde se trouva quitte. —
Bravo! le trait est bien malin.
Mais il me plaît, car il est lin.
. Bravo ! sans doute; car je retrouve dans
L'ARISTARQUE
cette pièce votre manière libre, familière, facile et votre
inépuisable gaîté. Il est bon homme, au fond, le père Bourras ! On sent dans ses paroles onctueuses qu'il n'a rien tant
à cœur que le salut de son troupeau. J'aurais bien mieux
aimé trinquer avec lui, un jour de fête de village, qu'avec
cet insulteur de dom Francisco , ce capucin furibond qui se
fit chasser de Bize, à coups de fourche et de fouet ( à cops
dé rastèlats) par ses auditeurs exaspérés. Comme s'il ont
�494
pris pour texte de son sermon ces paroles de je ne sais plus
quel docteur de l'Église : « Quœ alibi sunt vitia ibi sunt
mores » , il traita du haut de la chaire tous les Bizois de
voleurs et toutes les Bizoises de libertines ; aussi ne convertit-il personne pendant sa mission , et se fit-il renvoyer
par l'archevêque dans son couvent de la Cerdagne. Il y a
bien plus de mesure dans le sermon du père Bourras; mais
je vous dirai une chose qui va bien vous surprendre, et
que je ne sais que d'hier, c'est que le père Bourras n'a
jamais été curé à Ginestas, il est mort curé de Luc ou de
Marcorignan. A l'âge de plus de quatre-vingts ans, il était
encore un cavalier des plus solides.
L'AUTEUR. Ah, que me dites-vous!
L'ARISTARQUE. La vérité ; mais que cela ne vous affecte pas
trop, n'allez pas en tomber malade! Le dicton subsiste, et
vous sert d'excuse; car c'est d'après lui que vous avez fait
cette jolie pièce. Je l'ai écoutée avec beaucoup d'attention.
Vous allez me permettre, n'est-ce pas , de vous faire quelques observations à son sujet, selon mon habitude ?
L'AUTEUR. Faites, Monsieur, faites.
L'ARISTARQUE. Le morceau le plus remarquable de ce petit
poème est celui qui est relatif aux songes, en général, et
qui commence par cette pathétique exclamation :
O disgraciés enfants d'Êve !
Vous avez tiré un grand parti du passage si connu du
VIe chant de l'Enéide :
"
«
«
«
«
«
Sunt geminœ somni porlœ; quarum altéra fertn'r
Cornea, quâ veris facilis datur exitus umbris;
Altéra candenli perfecti nitens elephanto.
Sed falsa ad cœlum mitlunt insorania rnanes.
His ubi tùm natum Anchises unà que Sibyllarn
Prosequitur dictis, porta que emillit eburnâ. »
Mille, dont le style n'a pas le mérite de la concision,
�495
excepté dans sa traduction si estimée des Géoryiques, a
paraphrasé dans douze vers faibles et traînants ces six vers
serrés de Virgile, mais il est exact dans sa paraphrase. Le
cygne de Mantoue parle des songes vrais ou faux et non pas
des songes joyeux ou déplaisants. Il fait sortir les premiers
de son enfer par une porte de corne et non pas d'ébène , et
les seconds par une porte d'ivoire. Ce passage a fort embarrassé les commentateurs. En effet, puisque les événements
qui font le sujet des entretiens d'Anchyse avec son fils,
dans le Tartare et dans l'Elysée, devaient arriver par l'ordre
des destins; puisque toutes les ombres qui passent sous
leurs yeux avaient eu un corps ou devaient en revêtir un
quelque jour sur la (terre, et que les prophéties du père
d'Enée, concernant la grandeur future de Rome et sa domination sur tout l'univers, devaient s'accomplir, il semble
que c'est par la porte de corne qui donne issue aux songes
vrais, veris umbris, qu'Anchyse aurait dû ramener Enée
au séjour des vivants, et non par la porte d'ivoire qui.
d'après Virgile, livre passage aux rêves trompeurs, falsis
insomniis. Je ne me charge pas de lever cette objection ,
dont l'objet a pour nous peu d'importance. Delille , disais-je
donc, en délayant dans sa redondante phraséologie le passage dont il s'agit, n'en a pas modifié le sens, tandis que
votre père Bourras fait dire à Virgile quelque chose qui n'est
pas précisément ce que ce grand poète a dit. Ce n'est qu'une
inadvertance excusable, et que je lui pardonne avec d'autant plus de raison que son orthodoxie se garde bien d'admettre les fictions du paganisme, quelques belles qu'elles
soient. Ses observations toutes chrétiennes à l'égard de celle
qui nous occupe font un bel effet, et durent impressionner
vivement son auditoire.
Croyons-nous que c'est un bon ange, etc., etc..
Et que c'est l'ange <le ténèbres,
Qui de songes creux ou funèbres
�49C
Et d images dont on rougit
Attriste. .. attriste....
L'AUTEUR.
ou salit notre esprit.
. Bien, bien! Mon observation faite, je n'ai
L'ARISTARQUE
que des éloges à donner à ce morceau du sermon, et surtout aux quatre ou cinq vers relatifs aux idées de Virgile
sur le purgatoire :
Il méritail d'être chrétien,
Car il croyait au purgatoire,
Au purgatoire que Luther
Supprime au profit de l'enfer.
Chrétiens , gagnerions-nous au change !
Ces deux derniers vers sont deux coups de massue qui
terrassent le protestantisme. Je sais encore bon gré au père
Bourras d'avoir parlé dignement de saint Paul Serge; mais
ce que je ne puis m'empêcher de critiquer au début de son
sermon, c'est la manière dont il se justifie devant ses paroissiens, non pas de son goût pour les cailles, que je partage, mais de son penchant pour la chasse. De ce que saint
Hubert est le patron des chasseurs , il n'en résulte pas que
la chasse par monts, par vaux et sur les étangs soit permise
à un curé de village. Passe pour la chasse aux becs-figues ,
dans le jardin clos d'un presbytère ! lit pourquoi? parce que
le curé, qui n'est là vu de personne, se trouve dans le cas
d'une légitime défense, car il défend ses meilleurs fruits,
ses figues cou-tordues ( ms figuos col toussidos) des atteintes
des becs-figues ou des pierrots. J'ai lu un passage de saint
François de Sales à ce sujet.... Je pourrais le retrouver !
L'AUTEUR. Saint François de Sales n'est pas aussi explicite
contre la chasse que vous le croyez , bien au contraire; il la
classe parmi les divertissements honnêtes dont on peut user
en se conformant aux lois de la prudence commune....
. et aux arrêtés préfectoraux. Je crois que le
L'ARISTARQUE
�W7
passage de son Introduction à la vie dévote, auquel vous
faites allusion, regarde les fidèles, en général, tandis que,
s'il m'en souvient bien, celui que j'ai lu se rapporte particulièrement aux prêtres; c'est bien différent.
. Je voudrais bien le voir. Un passage de saint
L'AUTEUR
Cassien me semble militer aussi en faveur du père Bourras.
L'ARISTARQUE. Pas possible !
. Le bienheureux Cassien rapporte qu'un chasseur
L'AUTEUR
ayant trouvé saint Jean l'Evangéliste qui s'amusait avec
une perdrix qu'il tenait sur son poing, lui demanda pourquoi un homme de son caractère perdait le temps à cet
amusement, et que le saint lui ayant demandé , à son tour,
pourquoi il ne tenait pas toujours son arc bandé, le chasseur lui répondit que s'il l'était toujours il perdrait sa force.
Sur cela le saint apôtre lui répliqua : « Ne vous étonnez
« donc pas que je donne quelque relâche à mon esprit, car
« ce n'est que pour se rendre plus propre à la contempla« tion. »
. Que concluez-vous de cette réponse?
L'ARISTARQUE
. J'en conclus qu'un homme d'église peut se per-
L'AUTEUR
mettre ce que se permettait saint Jean l'Evangéliste ; car la
perdrix qui faisait son divertissement, ce saint l'avait sans
doute prise à la chasse.
. Ce n'est pas sûr du tout, car le don des
L'ARISTARQUE
miracles ne pouvant être contesté à saint Jean l'Évangéliste, il put fort bien se faire que la perdrix fut venue à lui
d'elle-même , pour le récréer dans sa solitude. Les vies des
saints sont pleines de ces sortes de prodiges... et, tenez!
d'après Philomène, les sept ermites qui furent l'occasion de
la fondation de l'abbaye de Lagrasse, par Charlemagne,
lorsque d'aventure il passa par cette partie des Corbières
pour venir expulser de Narbonne le farouche Matran, vivaient au milieu des perdrix de ces montagnes comme parmi
des animaux de basse-cour.
"
.
32
�498
L'AUTEUR. Il n'est pas expressément fait mention de perdreaux dans le passage que vous citez.
L'ARISTARQUE. Puisque le voisinage des ermites avait fait
perdreaux cerfs et aux sangliers, dont parle Philomène, leur
naturel sauvage, j'en conclus à fortiori qu'il en fût de
môme des-perdreaux.
L'AUTEUR. A propos! je tiens du sieur Puel, mon voisin,
dont le père avait été cocher à Fontfroide , que le frère convcrs qui venait à Narbonne tous les deux jours, pour y
faire des provisions, se faisait suivre par un sanglier tout à
fait apprivoisé. Il m'a dit aussi que les cénobites de ce monastère, qui étaient dans l'usage d'aller tous les ans à la
foire de Lézignan, dont ils faisaient l'ouverture, y arrivaient
vêtus de noir, à la française, le chapeau à claque en
tête et l'épée au côté. Un fait plus curieux est celui-ci :
M. Bouisset, agent de la Compagnie royale d'assurances,
m'a assuré...
. Oh ! alors.
, avoir entendu dire à son père, ancien notaire,
qu'ayant été mandé à l'abbaye pour y passer un acte, il
y avait séjourné trois jours entiers à jouer et à chasser,
sans qu'on lui parlât de l'affaire pour laquelle il était venu ;
ce que voyant, il avait fait seller son cheval à l'insu de ses
hôtes insouciants, et s'en était retourné sans dresser l'acte.
L'ARISTARQUE. Que de larmes devaient coûter bientôt à ces
moines le coupable oubli des devoirs de leur état!.... Mais
laissons là, si vous le voulez, saint Cassien et saint François de Sales comme deux autorités qui ne sont pas tout à
fait applicables à l'espèce dont nous parlions tout à l'heure.
Cette question de l'exercice de la chasse par les prêtres a
été décidée par plusieurs conciles dans un sens prohibitif.
La défense ne remonte pas aux premiers siècles dé l'Eglise,
soit, mais c'est parce qu'avant la domination des barbares ou plutôt avant leur admission dans le clergé dont ils
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
�499
furent longtemps écartés à cause de leur ignorance, de leur
férocité et de leur légèreté naturelle, les ecclésiastiques
n'allaient pas à la chasse. L'interdiction aux évêques, prêtres et diacres d'avoir des chiens de chasse et des faucons
commence au VIIe siècle , dans les Gaules , et cent ans plutôt en Espagne. Un concile de Tolède, tenu en 317, impose
deux ans de pénitence à tout prélat ou clerc qui tuera un
cerf. Monsieur ! les motifs de cette interdiction ne sont pas
difficiles à pénétrer. « L'exercice violent de la chasse » ,
dit le savant et judicieux Fleury, « l'attirail et la dépense
« qui en sont les suites, ne s'accordent pas avec la modestie
« cléricale, avec l'étude, la prière, le soin des pauvres,
« l'instruction des peuples, une vie réglée et mortifiée. » A
ces motifs , j'ajoute , moi, celui-ci, et je crois que vous n'en
contesterez pas la gravité : l'invention de la poudre a rendu
l'exercice de la chasse au tir bien plus dangereux qu'autrefois pour le chasseur et pour les personnes qui se trouvent
par un fâcheux hasard à la portée de son fusil à deux coups.
Quel malheur pour le prêtre qui aurait à se reprocher
d'avoir tué, par imprudence, sans qu'elle eut pu faire son
acte de contrition, une personne quelconque, surtout un
de ses paroissiens, qu'il a mission de chercher à sauver, par
ses exhortations, dans ce monde et dans l'autre, ou bien
encore quelle avanie pour lui que de se voir traduit devant
un tribunal civil ou correctionnel pour dommages faits aux
récoltes ou pour violations aux règlements, en matière de
chasse !
Mais si la chasse individuelle a de si grands inconvénients
pour le prêtre, que dire de la chasse en commun, des parties
de chasse! Gomment retrouver le curé sous le travestissement du chasseur ! Rien ne le distingue de ses compagnons :
il est coiffé, vêtu , guêtré comme eux ; comme eux, il a sa
gourde et son havresac en bandoulière. Je me le représente
aussi animé; c'est en termes d'argot qu'il s'exprime; il crie ,
�)>00
il siffle, il gourmande son chien; il ne respecte pas plus que
les autres le fonds d'autrui ; il franchit les clôtures et foule
aux pieds ceps de vigne, blés, luzernes et sainfoins; il
finira fatalement par fumer la pipe, et la blague à tabac lui
deviendra aussi nécessaire que son bréviaire....
L'AUTEUR.
y voilà encore !
par jurer comme un manant ; par se dis-
NOUS
L'ARISTARQUE.
puter et se battre même pour une pièce de gibier qu'il prétendra avoir tirée le premier. La chasse faite et bien réussie,
le bavardage du chasseur vantard remplacera la discrétion
du prêtre scrupuleusement véridique; puis viendront les
banquets, les chansons à boire, les parties de billard, etc.
Après une journée de fatigue pareille, comment ne pas
succomber au sommeil sans avoir le temps de faire sa prière
du soir ! C'est ce qui arriva quelquefois , j'en suis sûr , au
père Bourras. Et parbleu ! il l'avoue lui-même dans son
sermon :
D'une omelette je soupai,
Et de bonne heure me couchai,
En rognant un peu mes prières...
Nous avons longuement parlé aujourd'hui de l'archevêque
Guifred; je parierais qu'il était grand chasseur.
L'AUTEUR. Et moi j'en jurerais sans le savoir. La chasse
aux animaux ne pouvait guère répugner à ce grand chasseur d'hommes ; mais aucun document ne le prouve. Le fait
est constant, par exemple, pour son prédécesseur immédiat Ermengaud, qui légua au vicomte de Narbonne, son
frère, deux coupes d'or avec une selle précieuse, à Raymond , comte de Barcelone , sa mule, et à Guillaume, comte
de Toulouse, ses faucons.
L'ARISTARQUE. Ses faucons !
L'AUTEUR. Oui, Monsieur. Ne sait-on pas que les ecclésiastiques du moyen âge voulurent partager avec les chevaliers
l'honneur de porter le faucon ! N'allaient-ils pas à la guerre
�SOI
comme eux , et la chasse n'est-elle pas une image de la
guerre? Maintefois, ils avaient le faucon devant eux à
l'église , et ils le posaient sur le bord de la chaire ou sur un
coin de l'autel.
L'ARISTARQUE. Quelle profanation !
. En vain les conciles firent les plus grands efforts
L'AUTEUR
pour réparer ce désordre; des prêtres ne rougissaient pas
de faire retentir les églises de l'aboiement de leurs chiens et
des cris dejeurs oiseaux de proie.
L'ARISTARQUE. Il n'est pas permis d'en douter ; trop de
monuments l'attestent.
. Ils attestent de bien plus grands scandales dans
L'AUTEUR
les églises; mais ceux-ci n'avaient lieu, du moins, qu'à
certaines époques de l'année. Dans ces circonstances, on y
dansait, on y mangeait, on y parodiait dans son entier
l'office divin, paroles et musique, et quelquefois le braiement du plus bel âne du pays , provoqué par l'acre parfum
du vieux cuir ou du vieux linge, que l'on brûlait sous ses
narines, et par les imitations les mieux réussies de son
hennissement éclatant, se mêlait aux chants des psaumes
et des alléluia dérisoirement travestis.
L'ARISTARQUE. Ah ! vous voulez parler de la fêle de l'Ane
et de celle des Fous, qui avaient ordinairement lieu entre
Noël et l'Epiphanie?
L'AUTEUR. Ajoutez-y, Monsieur, celle de YEnfant-Évèque
ou de l'Abbé de la déraison et celle des Sous-Diacres, et
n'oubliez pas non plus les solennités dont l'objet était la
représentation théâtrale des mystères de notre religion ; car
ces éruptions de licence et de gaîté populaires, au sein de
l'Église , se reproduisaient sous bien des formes. Le monument le plus authentique de toutes ces folies , que j'appellerais sacrilèges , si l'esprit dans lequel elles furent primitivement faites n'excluait pas une pareille qualification , est une
bulle du pape Innocent III, dont voici un passage : « On
�802
<(
«
«
«
«
;
donne quelquefois dans les églises des spectacles et des
jeux de théâtre, et non seulement on introduit dans ces
spectacles des baladins masqués, mais dans certaines fêtes
les prêtres et les diacres se livrent à ces bouffonneries ,
imitées des saturnales de l'antiquité. »
L'ARISTARQUE. C'est bien cela. Toutes ces orgies étaient la
continuation des Bacchanales, des Saturnales et des Lupercales de l'antiquité païenne, modifiées par les dogmes du
christianisme.
L'AUTEUR. Indépendamment de cette filiation incontestable, il faut reconnaître, Monsieur, que le génie du moyen
âge, essentiellement dramatique, amateur de mise en scène,
de pantomimes et d'allégories, se révèle de bonne heure
dans les cérémonies de l'Église. Les légendes sacrées d'abord
et plus tard les récits des pèlerins , de retour des croisades ,
lui fournirent amplement de quoi s'exercer. De grands critiques ont prétendu que les jeux scéniques n'avaient jamais
complètement disparu en occident. Ils les ont montrés se
réfugiant dans les monastères, quand le monde semblait les
abandonner, dans les processions et dans les représentations graves ou comiques des fêtes de Noël, de la Pentecôte ,
des Fous et des Innocents. On s'est demandé bien souvent
comment les folies païennes avaient pu se conserver au sein
du christianisme...
L'ARISTARQUE. Pour le comprendre, Monsieur, il ne faut
que se rappeler le caractère delà révolution qui transforma
le monde antique. « Le jour où le culte de la croix remplaça
celui des idoles », dit le savant Lenient... — Walter Scott
excepté, Monsieur, aucun auteur n'a plus exactement et
plus élégamment fait l'historique des usages dont il s'agit.
Lisez son traité de La Satire en France, au moyen âge. Le
chapitre qui leur est consacré, je l'ai lu peut-être dix fois,
et il ne serait pas étonnant que dans ma dissertation j'en
reproduisisse le style... — « Le jour où le culte de la croix
�505
remplaça celui des idoles, les deux sociétés ne se séparèrent
pas brusquement; elles vécurent longtemps côte à côte,
s'assimilant, se pénétrant réciproquement ; la plus jeune et
la plus forte absorbant l'ancienne, mais lui empruntant
aussi une partie de ses éléments. Le paganisme avait enveloppé de mille réseaux ce monde charmé, enivré de ses
brillants mensonges... L'Eglise, appelée à le remplacer,
n'affecta pas tout d'abord une austérité impitoyable qui eut
pu effrayer ou rebuter les âmes vulgaires. Aux mâles tristesses de la pénitence , aux chastes cantiques des vierges et
des martyrs, elle permit qu'on mêlât dans certains jours les
accès de folle gaîté, les chansons et les satires. Bonne mère,
facile et souriante , elle fit la part des joies populaires et leur
ouvrit ses portes à deux battants.
« L'antique saturnale , dit encore par ma bouche le même
auteur , entra dans le temple, mais rajeunie et transformée.
Les thyrses des bacchantes, les peaux de tigres, les tambourins et toute la vieille friperie de l'orgie bacchique ont
disparu ; ils sont remplacés par le costume chrétien, les
chapes, les étoles, les mitres et les bonnets carrés. La nef
se métamorphose en salle de danse et de festin. Devant l'autel , sur la table de communion s'étalent pêle-mêle les saucisses, les boudins grillés, les jeux de cartes et de dés. »
. Oui, Monsieur.
L'AUTEUR
« Hoc die insensabitur cùm
boudino et saucissâ », dit une vieille chronique de Beauvais.
L'ARISTARQUE. « En guise de parfums , le cuir des savates
fume dans l'encensoir. L'église de Sens possède encore un
manuscrit complet de la Messe des Fous. C'est un mélange
confus de quolibets, de coq-à-l'âne, d'alléluia grotesque, de
latin bouffon , en un mot, quelque chose comme les cérémonies du Malade imaginaire avec les proportions gigantesques
des Noces de Gamache, mêlées à la licence et aux trivialités
des saturnales. L'office entier était chanté en faux-bourdon.
�504
Ce jour-là , tout ce que la paroisse possédait de voix aigres
et discordantes, de faussets intolérables, s était donné rendez-vous à l'église. Au lieu de l'hymne grave et sonore qui,
dans les jours de fête ordinaire, remplissait les voûtes de
la cathédrale , éclatait un indescriptible charivari de miaulements, de cris, de sifflets, tandis que les cloches sonnaient
à toutes volées. Dans la partie supérieure de l'église, des
clercs jouaient aux boules , aux quilles , pour imiter le bruit
du tonnerre et compléter cette infernale tempête. Puis,
l'office terminé, la mascarade sortait pêle-mêle, se heurtant, se coudoyant, se renversant pour aller promener à
travers les rues sa bruyante gaîté et ses bizarres travestissements.... Quelques jours après , l'église , purgée de toutes
ces impuretés, lavée, nettoyée, reprenait son aspect accoutumé; Dieu redevenait maître de son autel; le flot de la
folie humaine avait passé. »
N'allais-je pas oublier de parler du principal personnage
de la Fête des Fous, de leur évêque que les prêtres et les
clercs de la cathédrale avaient élu la veille , et que, travestis en femmes ou en animaux, ils conduisaient à l'église,
où il entrait en dansant et en chantant. L'évêque des Fous,
après s'être revêtu de ses habits pontificaux, venait, suivi
de son aumônier, s'asseoir dans la chaire épiscopale et y
recevoir les honneurs dus au véritable évêque. A la fin de
l'office, l'aumônier criait : Siîete ! silete ! silentium habete !
Le chœur répondait : Deo grattas ! Après que l'évêque avait
donné la bénédiction, l'aumônier prononçait une formule
en latin barbare ou en patois du pays, par laquelle il accordait les prétendues indulgences de Monseigneur , et dont le
sens était : « Monseigneur qui est ici présent vous donne
« vingt panerées de mal de dents, et ajoute à ses autres
« présents celui d'une queue de rosse,
« E a vos aulras douas atressi
« Doua Ma coa de rossi. »
�La fête des Innocents et celle des Sous-Diacres, que par
un grossier jeu de mots on appelait Saouls-Diacres, ne sont
elles-mêmes qu'une variété de la Fête des Fous. Cette fois,
les enfants de choeur prenaient la place des chanoines et
des curés. Toute la hiérarchie ordinaire était renversée.
Suivant la parole de l'Évangile , les derniers devenaient les
premiers. Tandis que le haut clergé allait s'asseoir sur les
bancs inférieurs et s'acquittait des plus humbles fonctions ,
une armée de bambins solennels, revêtus d'habits sacerdotaux , déchirés et tournés à l'envers, envahissait les stalles
les plus élevées, où, tenant les livres à rebours , ils faisaient
semblant de lire avec des lunettes qui, au lieu de verres,
avaient une écorce d'orange. L'un d'eux, coiffé de la mitre,
officiait magistralement devant l'autel. Un aumônier était
chargé de distribuer les indulgences, au nom de Monseigneur, à peu près en ces termes :
Pour vous entretenir en joie,
Que Dieu vous donne ma! au foie :
Et sans espoir de guérison ,
Un bon doigt de teigne au menton.
L'AUTEUR. Cet aumônier,
Monsieur, était ordinairement
coiffé d'un petit coussin , d'une espèce de coufét à la Narbonnaise : Portabat in capite parvum cussinum loco capelli.
L'ARISTAJRQUE.
Ce carnaval enfantin, moins scandaleux
sans doute , que la grande orgie des Fous , offrait cependant
une ample matière aux espiègleries de ce petit peuple émancipé. Cet âge sans pitié a par dessus tout l'art de saisir les
ridicules et de les contrefaire. Plus d'un abbé long et fluet,
comme M. Rey, plus d'un chanoine majestueux et rébarbatif, comme M. Pourquier; enfin, plus d'un directeur de
séminaire doucereux, comme M. Cros, était sûr de rencontrer
là sa caricature. Les couvents eux-mêmes avaient leur car-
�506
naval intérieur. « Ce jour-là, les frères portiers, quêteurs,
marmitons, jardiniers usurpaient les fonctions des frères
supérieurs. On oubliait une fois l'an cette loi d'obéissance
et de subordination, premier devoir de la vie monastique.
La science, la sainteté même abdiquaient pour un moment
leurs droits; mais l'usurpation n'était pas longue. Le lendemain , chacun se retrouvait à sa place : le jardinier à ses
légumes , le marmiton à ses casseroles. Le prieur remontait
dans sa stalle, plus grave et plus solennel que jamais; on
avait ri pour toute l'année.
« Après les sous-diacres, les enfants et les frères lais,
venait le tour des bêtes, conviées elles-mêmes à ces farces
religieuses. Ici, on célébrait la fête du Bœuf, ailleurs celle
de la Vache grise, etc. Mais l'animal préféré et honoré entre
tous d'un jour de fête particulier, c'est l'âne. Personnage
important des orgies bacchiques, inséparable compagnon
de Silène, il se retrouve naturellement mêlé aux solennités
de l'Eglise. N'était-ce pas lui en effet qui avait été témoin de
la naissance de J.-C. à Bethléem , lui qui avait parlé autrefois à Balaarn, lui qui avait conduit la Sainte Famille en
Egypte, et ramené Jésus triomphant dans Jérusalem , sous
une pluie de feu et de rameaux verts? Aussi l'Eglise se
parait-elle de ses plus beaux atours pour le recevoir. 11 arrivait magnifiquement harnaché jusqu'au milieu du chœur;
là , il lui fallait subir jusqu'au bout les honneurs d'un facétieux cérémonial. Son gros œil stupide contemplait, sans
les comprendre, les salutations et les génuflexions du clergé; ses épaisses narines humaient l'encens qu'on faisait
fumer devant lui. Puis toute l'assistance entonnait les fameux couplets :
« Orientis partibus
« Ad venta vil asinus
« î'ulclier et fortissimus,
« Sarnnis aptissinius.
�507
«
«
«
«
Héa ! sire àne , chantez !
Belle bouche rechignez !
Vous aurez du foin assez;
Et de l'avoine à plantez.
«
«
«
«
Aurum de Arabia ,
Thus et myrrham de Saba
Tulit in ecclesià
Virtus asinaria. »
( à discrétion. I
Le kyrie, le credo se terminaient ce jour-là par une imitation du cri de l'âne que le héros de la fête couvrait bientôt
de sa formidable voix ; et, à la fin de la messe, le prêtre ,
au lieu de dire, lté, missa est ! chantait trois fois hin han ,
hin han, hin han! Quelquefois c'était la vierge elle-même ,
représentée par la fille la plus belle de la ville, tenant un
enfant dans ses bras, qui arrivait vêtue de blanc et triomphalement portée sur un âne. On aurait peine à croire que
de pareilles extravagances aient souillé l'Église, si les rituels
du temps n'avaient été conservés. »
. A Beauvais, Monsieur, avant de commencer la
L'AUTEUR
messe, deux chanoines introduisaient l'âne, couvert d'une
chape et escorté par un grand nombre de prêtres, et le
conduisaient d'abord devant une table sur laquelle ils proclamaient le nom des personnes privilégiées qui devaient lui
servir de convives. Après quoi, on menait l'animal dans la
nef, et là , tout le peuple , mêlé avec le clergé , dansait autour de lui, en s'effbrçant de braire à qui mieux mieux.
Lorsque enfin les forces de chacun étaient épuisées, l'huissier prenait la parole, et disait : « De la part de Monsei« gneur et de ses conseillers, nous vous faisons savoir que
« nul ne peut se dispenser de le suivre partout où il voudra
« aller, sous peine d'avoir le haut-de-chausses coupé. »
Injonction qui dans nos églises du Midi se formulait de la
sorte : « Dé por Mossénhor l'abesqué è sos cossélliers vos fam
« à saber qué lot homè lo séga lay on voira anar, è aco sus
�308
« la péna de tailhar la braia. » On sortait alors tumultueusement, et on parcourait la ville en continuant à se livrer
à mille extravagances.
L'ARISTARQUE.
« Ces fêtes, d'abord naïves, ne tardèrent
pas à dégénérer en désordres et en grossières obscénités. De
bonne heure, les esprits sérieux se montrèrent alarmés de
ces restes impurs du paganisme qui se perpétuaient en
s'aggravant au sein de l'Église, et pouvaient fournir un
texte aux attaques de ses ennemis. Dès la fin du XIIm" siècle, Eudes de Sully, évêque de Paris, rendit une ordonnance
contre la Fête des Fous.
Chassée du temple, la bande des fous alla se recruter
parmi les laïques. Elle forma l'uue de nos premières troupes
dramatiques, sous le nom de Société des sots. A l'exemple
de Paris, les villes de province organisèrent des confréries
de farceurs chargés d'entretenir la malice et la gaieté publique. Telles furent les sociétés des Coqueluchiers et des Cornards, à Rouen et à Évreux, du Prince d'Amour à Lille. »
L'AUTEUR. La fêle du haisement des Cornes, qui n'a été
interdite à Narbonne qu'en 1820, sous l'administration de
M. de Guy-Villeneuve, n'a pas d'autre origine, il faut le
reconnaître.
L'ARISTARQUE. Soit ; mais le mot de cornard ne signifiait
d'abord que visionnaire, et non pas mari trompé, a Chaque
année , à l'époque du carnaval, l'abbé des Cornards coiffait
sa mitre ornée de grelots, prenait sa crosse, enfourchait
son âne , et parcourait, suivi de son chapitre , les rues de la
ville et les villages de la banlieue. Cette visite annuelle était
une parodie de celle que les évêques faisaient eux-mêmes
dans leur diocèse. L'abbé apportait à ses ouailles ses homélies grotesques et ses malignes bénédictions. On y faisait
allusion aux événements publics et aux caquets de la ville.
Malheur aux prieurs qui, comme celui de Saint-Saurin,
faisaient des visites suspectes à leurs voisines ! Ils couraient
�Ï509
risque d'être tympanisés dans des couplets tels que celuici :
« Vir monachus, in mense julio,
« Egressus est à monaslerioj
« C'est dom de la Boccaille ;
« Egressus est sine lieentiâ
« Pour aller voir dona Venissia,
« Et faire la ripaille. »
Heureusement, le latin venait de temps en temps couvrir
ou atténuer la crudité de ces satires.» Walter-Scott, dans un
de ses romans historiques les plus empreints des mœurs et
des coutumes du moyen âge, intitulé L'Abbé, a fait d'une
des orgies dont nous parlons un petit drame très-plaisant.
La scène se passe dans l'abbaye de Kennaquair , je crois , et
son principal personnage est un grossier villageois qui y
joue le rôle de chef de la communauté, sous le nom de XAbbé
de la Déraison.
. Je connais cet épisode grotesque de son roman,
L'AUTEUR
et j'en ai pris copie. Il y a cette différence entre cette farce
et celles dont il s'agit qu'aucun ecclésiastique ou moine n'y
figure; au contraire, car elle est supposée avoir lieu après
une première profanation du couvent de Sainte-Marie, et
elle est suivie d'une dévastation générale que ne peuvent
empêcher ni la fermeté courageuse, ni les obsécrations les
plus pathétiques du véritable abbé, nouvellement élu. A
cela près, elle est exactement rendue. Qui connaîtra jamais
mieux le moyen âge que le grand écrivain sir Walter-Scott !
. Il l'a fait suivre , je crois, de quelques réfle-
L'ARISTARQUE
xions sur la tolérance étrange de l'Église catholique au sujet
de ces usages extravagants.
. Les voici, Monsieur , les voici ! L'identité de ses
L'AUTEUR
réflexions et des vôtres est frappante , et ce n'est pas pour
vous un petit sujet de louange. Voulez-vous que je vous les
lise?
�510
. De grand cœur. Allons, allons! je vois que
L'ARISTARQUE
pour parler pertinemment sur un pareil sujet, vous avez
puisé aux meilleures sources.
L'AUTEUR. Je puise, en effet, un peu partout avec mon pot
à eau ou mon coco verni. Quand le liquide est trouble,
je le passe au filtre; et il m'arrive presque toujours, quelle
que soit sa pureté, d'en corriger la crudité ou la fadeur par
quelques gouttes de mon sirop de vinaigre, pour en faire
des bavaroises aigrelettes qui flattent le goût de mes lecteurs.
Je cite cette fois textuellement : « Peu de personnes peuvent
« ignorer qu'il fut un temps où l'Eglise romaine, dans la
« plénitude de son pouvoir, non seulement tolérait, mais
« même encourageait des saturnales pareilles aux folies que
« se permettaient, en ce moment, les habitants de Kenna« quhair. Dans ces occasions , elle permettait à la populace,
« pour se dédommager des privations et des pénitences qui
« lui étaient imposées à d'autres époques de l'année, de
« commettre toutes sortes de folies, qui quelquefois n'étaient
« que puériles et burlesques, mais qui quelquefois aussi
« étaient profanes et immorales. On parodiait d'une manière
« ridicule les rites et les cérémonies les plus sacrées, et
« chose bien étrange ! avec l'approbation du clergé même.
« Tant que la hiérarchie romaine fut dans une situation
« florissante , les prêtres ne paraissent pas avoir craint qu'il
« résultât des conséquences fatales de la faculté laissée au
« peuple de trop se familiariser avec les choses saintes et
« de les traiter avec tant d'irrévérence. Ils s'imaginaient
« alors que le laïque ressemblait au cheval du laboureur,
« qui ne se soumet pas avec moins de docilité au mors et à
« la bride, quoique son maître lui permette quelquefois d'er« rer librement dans les pâturages et souffre même alors
« qu'il régimbe contre lui. Mais quand les temps changè« rent, quand on conçut des doutes sur les doctrines de
« l'Eglise catholique, quand la haine contre les prêtres se
�hli
« manifesta parmi les réformés, le clergé romain reconnut
« trop tard qu'il résultait des inconvénients graves de ces
« jeux dans lesquels tout ce qu'il y avait de plus sacré était
« tourné en ridicule.'Des politiques moins habiles que les
« prêtres auraient découvert bien aisément que les mêmes
« actions peuvent avoir un résultat bien différent quand on
« les fait avec un esprit d'insolence ou de haine, ou quand
« elles n'ont lieu que par suite d'une gaieté grossière. On
« songea alors à supprimer cet abus; mais il se passa bien
« du temps avant qu'on put déshabituer le peuple d'un
« amusement favori; et, en Ecosse comme en Angleterre,
« la mitre de l'évêque catholique, le rochet du prélat protes« tant, la robe et la ceinture du prédicateur calviniste
« furent tour à tour obligés plus d'une fois de céder la place
« à ces joyeux personnages : le Pape des Fous, l'EnfantÉvêque et l'Abbé de la Déraison. »
ai
. Tout cela est bien pensé et bien dit ; je vou-
L'ARISTARQUE
drais fort pouvoir le lire dans l'original. II se passa, en
effet, bien du temps avant que ces usages, qui étaient entrés
profondément dans les mœurs du peuple , et qui trouvaient
dans le clergé, surtout dans le bas clergé, de fanatiques
partisans, tombassent en désuétude ; bulles ou édits des
papes, décrets des conciles généraux ou provinciaux, tout
fut impuissant à les détruire, au moins tout à fait, pendant
près de quatre siècles, Des chanoines furent pendus par les
clercs au clocher de leur église pour avoir voulu s'y opposer. Un docteur d'Auxerre, dit-on, soutint publiquement
en chaire que la Fête des Fous était aussi légitime que celle
de la Conception de Notre-Dame. Digne ancêtre de Rabelais,
il s'écriait d'un ton de gaillardise épicurienne, qui sentait
un peu la dive bouteille : « Les tonneaux de vin crèveraient
« si on ne leur ouvrait quelquefois la bonde ou le fossct
« pour leur donner de l'air. Or, nous sommes de vieux
« vaisseaux et des tonneaux mal reliés que le vin de la
�M%
« sagesse ferait rompre si nous le laissions bouillir ainsi par
« une dévotion continuelle au service divin. C'est pour cela
« que nous donnons quelques jours aux joies et aux bouf« fonneries, afin de retourner ensuite avec plus de ferveur
« à l'étude et aux exercices de la religion. »
Ne pouvant les abolir entièrement, l'autorité religieuse
entra en accommodement avec les partisans opiniâtres de
ces usages scandaleux, en signalant les principales obscénités qu'il fallait en retrancher. Il est dit, par exemple,
dans les actes de plusieurs conciles, tenus au XVme siècle ,
que pour éviter le scandale, toutes les personnes obligées
d'assister à l'office du dimanche de la Circoncision doivent
être vêtues d'une manière conforme à leur dignité ecclésiastique, et chanter le plus mélodieusement possible, sans
dissonance ; que chacun doit remplir son devoir avec décence, surtout dans l'église; qu'aux vêpres on ne jettera
sur le préchantre des Fous que trois seaux d'eau au plus;
qu'on ne doit pas conduire d'hommes nus, le jour de SaintEtienne, dans l'église, mais qu'il faut seulement les mener
au puits du cloître, et ne jeter sur eux qu'un seau d'eau,
sans leur faire de mal ; que tous les contrevenants encourront la peine de la suspension ; que cependant il est permis
aux fous de faire , hors de l'église, toutes les autres cérémonies d'usage, pourvu qu'il n'en arrive aucune injure à personne.
. Cela me rappelle, Monsieur, que j'ai lu dans
L'AUTEUR
un Dictionnaire des conciles qu'au concile de Nantes, tenu
en 1454, on prohiba l'usage qui consistait à surprendre, le
lendemain de Pâques, les clercs paresseux dans leur lit, à
les promener nus dans les rues, à les placer en cet état sur
l'autel, et à les arroser d'eau bénite. Les petites irrévérences religieuses du temps présent ne sont que des péchés
véniels comparativement aux grands scandales du moyen
âge.
�513
L'ARISTARQUE. Les
provinces du Midi, plus ^entêtées de
leurs souvenirs payens, furent les dernières à céder. Du
temps d'Henri II, un concile provincial, tenu dans notre
ville , sous l'archiépiscopat de François Pisani, où par parenthèse aucun évêque ne se fit voir, tant les prélats de
cette époque étaient soucieux de l'accomplissement de leurs
devoirs!
un concile, tenu dans notre ville, l'an 1551 ,
renouvela, pour la dernière fois , dans les termes suivants,
l'interdiction des orgies dont nous parlons :
« Il est défendu sous peine d'excommunication de célébrer
« dans les églises les fêtes des Fous et des Enfants de chœur,
« qui sont des spectacles tout à fait profanes, de tenir des
« bals dans les églises et dans les cimetières, et d'y faire des
« danses et des assemblées. En outre, il est interdit aux
« curés d'inviter à l'avenir leurs paroissiens aux festins
« appelés de fruclu, et de permettre d'y chanter Mémento
« Domine, David, sans trufe et autres choses ridicules. » Il
est bien entendu que le mot trufe est ici, comme dans notre
patois, synonime de moquerie ; car ce n'étaient certainement pas des truffes de Quercy qu'on mangeait dans ces
agapes dégoûtantes.
. Sans doute. Il est dit quelque part, en mauvais
L'AUTEUR
latin, que les acteurs de ces orgies cherchaient à se surpasser , saltationibus satanicis, jocosisque trufis. Votre citation , faite de mémoire, s'accorde parfaitement avec celle
que j'ai extraite de l'Histoire de Languedoc ; mais vous vous
trompez en disant que l'interdiction décrétée par le concile
de Narbonne, de l'an 1551, fut la dernière; car cinquante^
huit ans après, en 1609, sous Mgr. de Vervins, un autre
concile , tenu aussi à Narbonne , se crut obligé de la renoue
veler. Dans le 33 statut de ce concile, il est expressément
défendu « de faire des danses et des festins et de tenir des
« marchés dans les églises, d'y chanter Mémento, Domine,
« David, sans trufe, d'y commettre de semblables scurriII
33
�514
« lités, d'y représenter les prophéties et les bergers , la nuit
« de Noël, d'y chanter les prophéties des Sibylles, d'y faire
« voler des pigeons et pleuvoir de l'eau et du feu le jour de
« la Pentecôte. »
L'ARISTARQUE. L'usage de danser dans les cimetières est de
toutes ces folies celle qui m'étonne et m'indigne le plus.
L'AUTEUR. Que voulez-vous ! la société d'alors allait chercher des émotions dans ces lieux redoutables qui devenaient
à la fois musées, prêches, salles de bal et de spectacle.
Placés près des églises, au centre des villes, ils furent pendant longtemps des lieux de réunion et de débauche. On y
venait causer, rire, chanter, danser... faire pis encore. Le
dernier branle qui devait terminer la tragi - comédie du
moyen âge, la danse macabre, fut organisée dans les cimetières. Les peines canoniques ne suffisant pas pour empêcher le peuple d'y aller prendre de sacrilèges ébats, on
essaya de frapper son imagination par de terribles légendes,
comme celle de Saint-Magnus.
L'ARISTARQUE. L'avez-vous là?
L'AUTEUR. Oui, Monsieur, la voici : « Une troupe dejeu« nés gens des deux sexes dansait bruyamment et chantait
« dans le cimetière de Saint-Magnus, en Saxe , et troublait
« un prêtre dans ses prières. Le saint homme, indigné, les
« ayant maudit dans sa colère, ils continuèrent à danser
« jour et nuit, sans un moment de relâche, sans manger ni
« boire, pendant une année entière. Ils restèrent ensuite
« enterrés dans le cimetière, d'abord jusqu'aux genoux,
« puis jusqu'à la ceinture, sans que personne put les tirer
« de cet état horrible; ce que fit cependant saint Gilbert;
« après quoi ils moururent presque tous absous par le
« bienheureux prélat. »
L'ARISTARQUE. Si pareille chose était arrivée à Fontfroide,
pendant le sermon de M. l'abbé Jalard, le jour où M. de
Saint-Aubin, ayant eu l'idée de rétablir les anciens péleri-
�815
nages à cette abbaye, permit, pour y attirer la foule de
tous les environs, qu'on y dansât dans la cuisine et dans
le réfectoire, quelle consternation dans tout le pays ! c'est
bien alors que quelque Périclès narbonnais aurait pu s'écrier,
comme le fit si poétiquement ce grand orateur d'Athènes ,
dans son oraison funèbre des jeunes athéniens morts pour
la patrie, au commencement de la guerre du Péloponèse :
« L'année a perdu son printemps! »
L'AUTEUR. En effet, Monsieur, un millier de familffis auraient été plongées dans le deuil par un si épouvantable
châtiment. On serait venu, je crois, de tous les points de
la chrétienté pour voir un pareil miracle, et pendant toute
cette année néfaste les divertissements auraient été suspendus dans toute l'Europe, la Turquie exceptée. Je vois d'ici
les pères, mères, époux , frères et sœurs de ces danseurs
effrénés former le cercle autour d'eux, s'efforcer de les arrêter dans leurs galops à bride abattue, dans leurs polkas
échevelées, et, ne pouvant y parvenir, fondre en larmes,
se tordre les bras, s'arracher les cheveux, se rouler de désespoir dans la poussière. Je crois entendre leurs exclamations
et leurs hurlements : « Janét, Janét, moun fil ! — Mioun,
«■ ma fiïlo ! ■— Moun Dious, ma sorré ! ma paouro Catinou !
« arresto-té ! énbèni-t-én ! Y gna pla prou coumo aco ! y gna
« pla prou, té dizi ! Jésus, moun Dious, qu'uno baoujè !
« qu'uno racho dé dansa ! » J'entends aussi les cris perçants
de ces malheureux danseurs : « Moun Dious, Sant Paul !
« m'én podi pas traire ! — És pus fort que iéou, ma maïré !
« — Ès pus fort qué iéou, ma tanto ! caoucun mé buto per
« darniè ! — Sioï pas mestré dé mas cambos ! — Boulets
« pas féni, musicièns dal diablé ! « auraient crié des centaines de voix. « Tn poudèn pas mai! » auraient répondu
M. Planel, le chef d'orchestre , et les autres instrumentistes
en pleurs. « L'arquét partits tout soul ! nostris brassés ban
« coumo per ressort.' Démandaïon pas mai qué dé nous
�510
« traïré dé per aïcis ! mais sion coumo clabèladis sus aquèl
« maoudit banc. » Quelle comparaison, Monsieur, aurait
pu donner l'idée d'un pareil spectacle? Ce n'est pas celle du
juif Ashavérus, marchant , marchant sans cesse depuis le
jour de sa malédiction encourue, sans pouvoir jamais s'arrêter devant un cabaret pour y boire tranquillement la bouteille de vin qu'avec son fond de bourse de vingt-cinq centimes , toujours remplacés, il pourrait s'y procurer; car marcher n'est pas valser à fond de train. Ce n'est pas celle d'un
orgue de barbarie, surmonté d'automates dansants, que
fait tourner nonchalemment avec sa manivelle un musicien
de carrefour. Serait insuffisance encore la comparaison de
ces chevaux de bois, de ces chars ou bateaux aériens, emportant si rapidement, dans un mouvement circulaire, autour d'un pilier décoré de quiuquets , de globes vénitiens et
de miroirs, qui en décuplent le nombre, plusieurs douzaines
d'enfants, de nourrices, de jouvenceaux et de jouvencelles
ivres de bonheur ; car ces sortes de jeux ne durent pas dix
minutes et n'ont rien d'alarmant pour les coureurs et les
spectateurs...
. Attendez ! j'ai ce qu'il vous faut. Le supplice
L'ARISTARQUE
des âmes coupables d'avoir cédé dans ce bas monde aux passions sensuelles, et que, dans l'enfer du Dante, un ouragan glacé fouette et ballotte sans cesse au milieu d'une atmosphère d'éternels brouillards , sans les séparer pourtant
des objets de leurs ardeurs passées, m'offre la comparaison
que vous cherchez.
. Bravo ! Monsieur, je m'en empare. Mais savez-
L'AUTEUR
vous que dans l'hypothèse dont nous parlons, les musiciens
de l'orchestre étant obligés, comme complices des danseurs ,
à jouer sans interruption pendant un an, et devant disparaître ensuite sous terre pour ne plus remonter, les deux
jumeaux Taffanel, mes neveux, ou du moins ceux de ma
femme, auraient été englobés dans la catastrophe !
�517
. Et M. de Saint - Aubin tout le premier,
LARIST ARQUE
comme de raison !
L'AUTEUR. Une conclusion à tirer de tout ceci, Monsieur,
c'est que puisque le rire est aussi naturel à l'homme que les
larmes, et la folie que la sagesse, puisqu'il faut que le peuple s'amuse, on a bien fait d'établir dans les villes un peu
populeuses des lieux de divertissement , où sous les yeux
d'une police vigilante il puisse s'abandonner à son penchant
pour le plaisir. 11 est à remarquer que la chute des usages
dont nous avons si longtemps parlé coïncide précisément
avec l'établissement des théâtres. Les églises et les cimetières ne sont plus aujourd'hui que des lieux de prière où la
piété, la douleur et le repentir se livrent à leurs consolantes pratiques , sans y être Srooblés par les éclats d'une joie
extravagante jusqu'au blasphème et au sacrilège.
Puisque, à propos de cette sarabande diabolique, nous
voici ramenés au couvent de Fontfroide, vous ai-je jamais
raconté , Monsieur, la scène de la reconnaissance de l'ancien
garde Soulié, dit Féchè, avec le dernier moine de cette
communauté, avec le père Tissier, mort curé de Névian ?
. Non. J'ai connu le curé Tissier; la conver-
L'ARISTARQUE
sation de ce bon vieillard était pleine d'agrément. Il m'a
quelquefois conté ses anciennes disgrâces, mais je ne sais
rien de l'événement dont vous parlez.
L'AUTEUR. Voici le fait : Après la tourmente révolutionnaire et le rétablissement du culte catholique, le bernardin
Tissier, rentré en France, fut envoyé comme curé dans une
petite paroisse du diocèse de Lyon. Le souvenir du couvent,
où il avait mené une si douce existence, pendant une partie de sa jeunesse et son âge mùr, l'y poursuivait incessamment. Il regrettait d'ailleurs, au milieu des épais brouillards
de la Saône et du Rhône, la sérénité du ciel du Midi ; aussi
faisait-il beaucoup de démarches pour passer dans le diocèse de Carcassonne. Les vœux de M. Tissier furent exaucés,
�518
et il eut la chance d'être appelé à la cure de Névian, paroisse
limitrophe des terres de l'abbaye. Arrivé à Narbonne, l'unique survivant des reclus de cette communauté, dispersés
en 1793, voulut revoir en pèlerin les lieux vénérés où
s'étaient écoulés trente ans de sa vie dans les devoirs austères de son état, et peut-être aussi dans quelques divertissements un peu mondains , que ne favorise pas précisément
la règle de saint Bernard, mais plus qu'expiés par un repentir sincère et par les misères d'un long exil. 11 se mit
donc en chemin un soir d'automne, par un beau clair de
lune, sans autre compagnon de voyage que son bâton, et
sans autre bagage que son grand manteau brun. Il arriva
sur les terres de Fontfroide vers les neuf heures du soir, et
ne fut remarqué de personne; c'est ce qu'il voulait.
Il reconnut successivement avec un plaisir niélancolique
le mamelon sur la cime duquel se dressent un pan de mur
branlant de la tour du vieux château de Saint-Pierre et son
enoeinte lésardée ; plus loin, les côteaux chéris qu'il avait
si souvent parcourus dans ses promenades studieuses ou à
la chasse ; la vallée rocailleuse qu'en temps d'orage seulement lavent aujourd'hui les eaux grossies du ravin; enfin
le clocher de l'abbaye , morne et taciturne comme un moulin abandonné ; car la cloche en avait été brisée par le marteau des démolisseurs révolutionnaires, et la girouette pendante, dont le coq doré avait été arraché , ne tournait plus
sur sa tige rouillée. Mais le déboisement des monts d'alentour, du pech ventous surtout, la destruction des grands
ormeaux de l'avenue, celle du bosquet si touffu qui, par
son exposition au marin, garantissait jadis les promeneurs
des bouffées de ce vent humide et des ardeurs du soleil, et
le bouleversement du labyrinthe, hérissé de plantes parasites , livré depuis douze ans aux ravages des grosses pluies
et à la dent empoisonnée d'un grand troupeau de chèvres,
le pénétrèrent d'une tristesse que devait rendre bien plus
�poignante le spectacle de la ruine complète d'une partie des
bâtiments où s'exerçait jadis si libéralement l'hospitalité
patriarchale des moines, du délabrement du reste et de la
nudité glaçante de la vaste basilique. Le silence et la solitude
de ces lieux désolés n'étaient troublés que par les cris lugubres de quelques oiseaux de nuit et par le mugissement
d'un fort vent de cers à travers les fenêtres sans vitraux et
les portes sans fermeture. Le vieux bernardin se glissa dans
le cloître, un peu moins délabré, qu'il parcourut, et se
reposa un moment sur le banc de pierre qui contourne la
salle dite du chapitre, dont la voûte surbaissée est supportée par une élégante colonnade de marbre. 11 passa ensuite
dans la nef par une entrée latérale, et porta machinalement
la main vers le point du mur où il croyait trouver un petit
bénitier, qu'il n'avait pas oublié. Ayant reconnu qu'il n'y
était plus, il soupira, fit le signe de la croix à l'espagnole ,
par un reste d'habitude contractée au-delà des monts, et
s'avança .vers le sanctuaire, veuf de son maître-autel, à
travers les nombreux débris de pierres sépulcrales, de balustres et de chapiteaux gissant ça et là sur le sol dépavé.
C'est là que, tombant à genoux devant la niche vide de
saint Bernard, il pria pendant huit heures consécutives,
dans le plus grand recueillement, en tirant de son cœur
navré de profonds gémissements et de ses yeux gonflés toutes les larmes qu'ils pouvaient contenir ; après quoi, s'enveloppant tout entier de son manteau comme d'un linceul, il
s'assit sur un piédestal mutilé, et se livra tout entier au
regret du temps passé et de ses compagnons d'exil tous
morts sur la terre étrangère.
Cependant, au point du jour, le matineux garde-chasse
Souliéqui, du service des moines était passé à celui du
fermier du domaine de Fontfroide, donné par l'Etat aux
hospices de Narbonne, vient par hasard à traverser l'église
pour aller à la ferme. Il aperçoit dans la pénombre du che-
�520
vet de ce vaste monument un vieillard assis, dont le sombre et sévère vêtement et le chapeau à larges bords dénotent un ecclésiastique. Il s'arrête étonné et l'examine attentivement. Au bruit des pas du garde, le vieillard lève la
tête, se retourne et lui montre des traits que le temps et
l'absence n'avaient pas effacés de sa mémoire
les traits
du père Tissier, avec qui, dois-je le dire? il avait souvent
chassé dans la montagne le gibier et la bête fauve. Est-il
possible, et n'est-ce pas une illusion ! L'heure, le lieu, une
ressemblance si frappante avec le moine qu'il croyait mort
depuis longtemps le frappent d'une terreur superstitieuse
qu'aurait éprouvée un plus grand philosophe que lui. Sa
tête se perd ; il croit à l'apparition d'un fantôme , et, tremblant de tous ses membres, il va tomber à la renverse,
lorsque M. Tissier, qui le reconnaît à son tour, lui dit de
n'avoir pas peur, que c'est bien lui qu'il voit en chair et
en os, qu'il est venu pour s'acquitter d'un vœu fait depuis
longtemps, et que dans la journée même ou le lendemain
au plus tard, il ira prendre possession de la cure de Névian
où l'envoie Mgr. de Laporte. Le garde rassuré se précipite
vers lui en poussant un grand cri ; le moine en fait autant,
et tous les deux, ravis de se revoir, restèrent pendant un
quart d'heure dans les bras l'un de l'autre. Les larmes de
Vidal coulèrent en abondance; mais le père Tissier ne pleura
pas, la source des siennes avait tari pour ne plus se rouvrir.
Le cardinal François Pisani était, avez-vous dit, archevêque de Narbonne en 1554 , et ne parut pas au concile
provincial de cette année?
L'ARISTAUQUE. Oui, Monsieur; mais il ne posséda cet archevêché qu'en commende.
L'AUTEUR.
Prenez garde ! le cardinal Hippolyte d'Esté
succéda en 1550 au cardinal de Lorraine. Il eut pour successeur , à son tour, le cardinal François de Tournon, qui
�521
céda ce siège au cardinal Pisani, Comment croire que celui-ci fut archevêque de Narbonne en 1551, à moins de
supposer qu'Hippolyte d'Esté et François de Tournon n'aient
possédé ce siège à eux d'eux que pendant un an... et peutêtre un peu moins.
L'ARISTARQUE. C'est précisément ce qui arriva. Hippolyte
d'Esté... j'y suis tout à fait maintenant, nous en causâmes
dernièrement avec M. le curé Laprade.... Hippolyte d'Esté
prit possession, par procureur, de l'archevêché de Narbonne,
le 27 juin 1550. Il posséda en même temps , en France , les
archevêchés d'Arles, d'Auch et de Lyon , les évêchés d'Autun
et de Tréguier et quatre ou cinq abbayes...
L'AUTEUR. Holà !... en commende aussi, sans doute.
L'ARISTARQUE. et, en Italie , l'archevêché de Milan et l'éyêché de Ferrare.
L'AUTEUR. Oh, mon Dieu !
L'ARISTARQUE. Ne criez donc pas tant!
nous sommes
remarqués... 11 se démit quelques mois après de l'archevêché de Narbonne, en faveur de François de Tournon, qui
le céda à son tour, avant d'en prendre possession, au cardinal Pisani.
L'AUTEUR. C'est ainsi que les plus illustres sièges de la
chrétienté se passaient de la main à la main comme des
billets au porteur. Quel désordre ! quelle cupidité chez les
princes de l'Église ! Étonnons-nous après cela du schisme
qui rompit à cette époque son unité ! Le cardinal François
de Joyeuse, dont je condamnais un jour la convoitise, était
un prélat très-discret au regard d'Hippolyte d'Esté. Et ce
cumulard d'Hippolyte ne donnait que vingt-cinq écus tous
les quatre mois au grand poëte Arioste, son protégé ! 0 sordide avarice ! De deux choses l'une : il était ou le plus lâdre
ou le plus inintelligent des hommes. Dans l'enfer du Dante,
un serpent devrait lui piquer incessamment cette main , qui
ne savait pas s'ouvrir pour récompenser les services de ses
*
�«22
secrétaires, et, dans celui de Virgile, des oreilles longues
comme celles du roi Midas devraient se dresser sur sa tête
ignare, pour n'avoir pas su discerner le génie exceptionnel
de l'auteur du Roland furieux. Je doutais, il y a une demiheure , qu'il eut vu les clochers de notre cathédrale autrement qu'en peinture ; je parierais à présent qu'il ne les vit
jamais d'aucune sorte.
. Le délicieux épisode de Francesca de Rimini
L'ARISTARQUE
me revient à la pensée. C'est un morceau d'un pathétique
déchirant. Quiconque le lit sans attendrissement doit avoir
dans la poitrine , à la place du cœur , quelque chose comme
un caillou.... Savez-vous que vous avez fort maltraité le
Dante tout à l'heure !
. Eh, Monsieur! pouvez-vous avoir déjà oublié
L'AUTEUR
que vous m'en avet donné l'exemple. Qu'ai-je fait de plus
que vous, si ce n'est d'étayer mon opinion de l'autorité de
Voltaire et de celle de Lamartine. J'aurais pu y joindre
celle d'un grand poète italien du XIVe siècle, de Pétrarque;
je n'y ai pas pensé.
. De Pétrarque !
L'ARISTARQUE
. Oui, Monsieur. Dans une lettre en latin qu'il
L'AUTEUR
adressa à son ami Boccace, pour le remercier de l'envoi que
celui-ci lui avait fait d'un Dante, écrit tout entier de sa
main, l'amant de Laure dit qu'il s'unit à lui pour louer ce
grand poète, trivial pour le style, mais très-élevé pour la
pensée, auquel il ne peut décerner que la palme de l'élocution vulgaire; et, de peur qu'on ne l'accuse de vouloir, par
jalousie, porter atteinte à sa réputation, il ajoute que s'il
avait à envier quelque chose au Dante ce ne pourrait être
que les applaudissements des cabaretiers, des bouchers et
autres gens de cette espèce, dont les louanges font plus de
tort que d'honneur.
. Voilà qui est bien injurieux ! Eh bien ! mal-
L'ARISTARQUE
gré toutes ses protestations du contraire, je suis sûr qu'un
�523
peu de jalousie influa sur ce jugement si brutal de Pétrarque. Pouvait-il être insensible à des vers tels que ceux qui
me reviennent à la mémoire !
,
« Se mai continga que'l poèma sacro,
« Al quale ha posto mano e cielo e terra,
« Si che m'ha falto per più anno macro,
« Vinca la crudeltà que f'uor mi serra
« Del bello ovile ov'io dormii agnello,
« Nimico à lupi che gli danno guerra,
« Con altra voce ornai, con altro vello
« Rilornero poéta, ed 'in sul fonte
« Del mio battesmo prendeôr '1 capello. »
Ah! lorsque le Dante, se flattant d'un retour triomphal
dans sa patrie, se représentait, dans ces vers d'une gracieuse énergie, prenant, sur les fonts de l'église Saint-Jean ,
où il fut baptisé, la couronne qui lui était due, il ne se
doutait pas que quelques années plus tard un grand poète
toscan, exilé de Florence comme lui, à titre de Gibelin,
outragerait sa mémoire par une appréciation si méprisante
de son poème !
L'AUTEUR. Ce qui excuse Pétrarque, c'est que sa lettre à
Boccace, toute confidentielle, fut probablement publiée sans
son aveu.
L'ARISTARQUE. Bevenons encore un peu au sermon du père
Bourras. Je vous conseille de faire imprimer en italique le
mot de latome, qui m'a d'abord étonné ; il n'est pas
usité.
. Mais celui de latomie est souvent employé. Les
prisonniers étaient renfermés dans les anciennes carrières ,
ainsi nommées, quand ils étaient nombreux. Trente mille
Athéniens, réduits en captivité, après la défaite de Nicias ,
dans le port de Syracuse, furent descendus dans celles des
L'AUTEUR
�m
environs de cette ville, que j'ai parcourues. Si vous regardez
comme une licence l'emploi du substantif latome, sachez
que je ne me la suis pas donnée le premier dans Narbonne.
Je l'ai trouvé dans une strophe de la vieille légende de saint
Paul Serge.
t'ARisTARQUE. Vous représentez le porte-clefs du paradis
avec une latte à la main, et vous dites qu'elle lui sert à
donner un suif
A tout chinois, arabe ou juif.
Comme à tout l'auteur d'hérésie,
Quand il leur prend la fantaisie
D'entrer au séjour des élus
Comme ou fait dans un omnibus...
Donner un suif! Je devine ce que vous voulez dire, mais
plus d'un lecteur ne le comprendra pas; il faudra là une
note.
L'AUTEUR. Cette figure est très-usitée parmi les matelots ,
qui font un grand usage du suif pour graisser les cordages
et décrasser leurs mains.
L'ARISTARQUE. Décrasser avec du suif!
L'AUTEUR. Oui, Monsieur, car il emporte le goudron dont
leurs mains sont souvent engluées. Donner un suif à quelqu'un , c'est lui administrer une volée de coups de corde,
de coups de bâton.
L'ARISTARQUE. M. Birat, que je vous dise ! j'eus jeudi dernier une grande satisfaction.
L'AUTEUR. Le gain d'un procès la causa peut-être.
L'ARISTARQUE. Non. Vous me reprochâtes un jour certaine
sortie contre le tabac...
L'AUTEUR, que je n'ai pas oubliée. D'après vous, ce détestable goût fait de mauvais fils , de mauvais pères , de mauvais époux , de mauvais citoyens, et doit fatalement amener
la ruine de la société.
�525
L'ARISTARQUE. Eh bien! M. Arthaud , de Bordeaux.... ( Il
faudra que je me procure son adresse pour l'en complimenter. ) M. Arthaud, de Bordeaux, dont on m'a fait lire un écrit
sur le gouvernement parlementaire, objet de ses regrets,
partage mon dégoût pour cette plante nauséabonde, et tire
de son usage immodéré et général les plus sinistres pronos-
tics.
. Bon !
. Après un brillant éloge de la monarchie
constitutionnelle , il cherche la cause de sa défaillance , et
il la trouve dans le peu de cas qu'elle a fait des règles d'une
bonne hygiène publique. D'une part, en maintenant la législation oppressive qui paralyse le commerce des vins, elle
a éloigné des lèvres du peuple cette boisson vivifiante qui
fait son activité matérielle et morale ; de l'autre, elle a encouragé l'usage immodéré du tabac. Ces deux causes réunies ont, d'après lui, énervé les corps , engourdi les esprits
et engendré la paresse, mère du socialisme. M. Arthaud
veut bien accorder que l'usage du café , qu'il attaque aussi,
n'est pas menaçant pour la civilisation, mais il réserve toutes ses colères et ses plus funestes prédictions contre le tabac
à fumer, cet abominable narcotique, ce dangereux opium
des peuples de l'occident, qui doit nous plonger incessamL'AUTEUR
L'ARISTARQUE
ment dans la barbarie.
L'AUTEUR. Eh, Monsieur! les Anglais, les Américains du
Nord, les Belges, les Espagnols, les Portugais et les Piémontais fument, pour le moins, autant que nous , et cependant
le régime parlementaire n'est pas chez eux en défaillance.
Mais si je ne puis admettre, malgré ma bonne volonté, cette
conséquence de l'usage immodéré du tabac , tant abhorré de
M. Artaud , je lui passe sans contestation toutes les autres.
Voici près de nous deux étrangers entre deux âges, dont
l'un a un ruban jaune à la boutonnière, qui paraissent lire
avec intérêt une ancienne inscription sépulcrale.
�52l>
. Laquelle?
. C'est celle du colloque entre la Mort et le Moribond... Elle est originale et d'une concision tout à fait laconique.
L'ARISTARQUE. Oh ! je la sais par cœur ; son explication
par un de nos confrères me fit bien rire dans le temps :
« Hospitium tibi hoc (et non pas roc, ni rog, ni rogo. ) —
Invitus venio. — Veniendum est tamen. »
L'AUTEUR. Dans dix ans d'ici, elle sera tout à fait illisible,
tant elle est déjà dégradée. Amusons-nous à la traduire en
petits vers.
L'ARISTARQUE. Je le veux bien.
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
L'AUTEUR.
Voici ton dernier asile.
11 faut y venir. Pamphile ! —
L'ARISTARQUE.
Pif! voilà un vers de pur remplissage.
L'AUTEUR.
Comment, partir malgré moi ! —
Tu l'as dit; dépêche-toi.
L'ARISTARQUE. Je ne suis pas bien content de ce quatrain.
Voici le mien , si vous me permettez d'aller sur vos brisées.
L'AUTEUR. Oh, de grand cœur !
L'ARISTARQUE.
Voici ton dernier asile. —
C'est un triste domicile ;
On n'y va que malgré soi. —
l'eu m'importe, allons. suis-moi !
L'AUTEUR. Bien , bien ! mais permettez ! le second vers de
votre quatrain n'est-il pas aussi de remplissage. Vous dites
ensuite au troisième vers :
On n'y va que malgré soi.
Ce n'est pas ainsi que doit répondre le Moribond, et qu'il
�527
répond, en effet, dans le latin. La Mort lui parle à la seconde personne; il répond à la première et non pas à la
troisième, en se servant du pronom indéfini on.
L'ARISTARQUE. Allons, allons ! nos deux quatrains ne valent
pas plus l'un que l'autre. Qu'une bonne traduction en vers
est chose difficile!... Où sont maintenant ces Messieurs!
L'AUTEUR. Les voilà qui déchiffrent l'inscription de l'autel
d'Auguste.
L'ARISTARQUE. Il n'y a presque pas de nos jours, Monsieur,
de petite bourgade qui n'ait son histoire, et Narbonne, la
plus ancienne ville métropolitaine des Gaules , ne l'a pas !
Tous les étrangers qui viennent nous voir s'en étonnent.
Puisque notre ancien confrère Galibert, qui nous a quittés ,
a l'air de ne plus s'occuper de nos annales, c'est un travail
que vous devriez faire.
L'AUTEUR. Moi, Monsieur ! un poëte badin ! y pensez-vous?
Mon style n'a pas la dignité convenable à un pareil sujet.
Je n'ai d'ailleurs que des connaissances très-superficielles en
cette partie. L'histoire de Narbonne serait coupée de plus
grandes lacunes que son territoire-. Si M. Galibert y a renoncé, c'est probablement faute de matériaux. J'en suis plus
dépourvu que lui. Pour ne parler que des documents grecs
ou latins qu'on pourrait utiliser, ce n'est pas avec une
phrase de Senèque, de Diodore de Sicile ou de Strabon, une
ligne de Cicéron et un mot de Martial, qu'on peut entreprendre un pareil ouvrage, sans se jeter dans des généralités applicables à toute la Narbonnaise. Tout ce que j'ai
recueilli de relatif à la période romaine, qui embrasse cinq
ou six siècles, ne remplirait pas dix pages. Je puis vous
en donner communication; ce sera bientôt fait.
L'ARISTARQUE. Eh bien , voyons !
L'AUTEUR. VOUS savez aussi bien que moi, Monsieur, que
les Phocéens, après avoir fondé Marseille, étendirent leur
domination sur une grande partie de notre littoral. S'ils ne
�828
dominèrent pas précisément à Narbonne , ce que nous ignorons, ils durent sans doute, comme l'avaient fait avant eux
les Phéniciens, nouer des relations avec les industrieux habitants d'une ville dont l'origine se perd dans la nuit des
temps, et qui, par l'avantage de sa position et la commodité de son port, faisait un grand commerce. Polybe a connu
le port de Narbonne, ou plutôt de Narboï ou Narbo, qui
voulait dire, en langue celtique, ville ou forteresse entourée
d'eau. Plusieurs historiens croient, pour le dire en passant,
que toutes les villes voisines du sinus gallique dont le nom
finit en orme, doivent aux-Visigoths cette terminaison....
Narbonne était regardée, du temps de Polybe, comme le
port de toutes les Gaules. Strabon nous apprend qu'elle
était surtout celui des Volces Arécomiques. D'après quelques auteurs, elle avait été la capitale du royaume des
Bébryces, tribu celtique qui domina dans le pays avant
celles des Arvernes et des Volces :
«
Gens bebrycium priùs
i Loca tenebat. atcpae Narbo civi tas
« Erat ferocis maximum regni caput. »
(Festus Avienus.)
Aucun auteur grec ou latin de notre connaissance ne conteste enfin son existence, son antiquité et même sa célébrité, avant l'époque de sa colonisation par les Bomains;
mais si nous nous en rapportions à nos plus vieux chroniqueurs , elle aurait été fondée, 1547 ans avant Jésus-Christ,
par un roi de France nommé Narbon, fils de Galatas Ier, et
père, aïeul, bisaïeul, trisaïeul et quatrisaïeul des rois Lugdus, Belgus, Allobrox, Romans et Paris. Leur chronologie
des rois de France, depuis Adam jusqu'à Pharamond, à
laquelle on ne saurait ajouter foi, m'a paru si amusante que
j'en ai tiré une copie. Je puis vous la lire, si cela vous est
agréable.
. Je l'écouterai avec plaisir, car, comme vous
L'ARISTARQUE
�S29
l'avez dit quelque part, les fables d'un pays contribuent à
son illustration presque autant que son histoire. Elles sont
même une conséquence de cette illustration; il n'y a que les
villes dont l'origine se perd dans la nuit des âges qui en
aient ; « la Fable est l'ombre de la vérité. »
L'AUTEUR.
Vieille chronologie de nos rois, depuis le com-
mencement du monde, extraite des
DE
FRANCE ,
LÉGENDES DE
L'HISTOIRE
par Collin de Plancy, ouvrage approuvé par
Mgr. l:'archevêque de Paris. « Si notre vieille histoire est
« appuyée quelquefois sur des fables, ne devons-nous pas
« néanmoins leur conserver un certain intérêt ? Les Grecs,
« les Romains, les Chinois, toutes les nations se sont réjouies
« des contes populaires de leurs premières annales; ne res« tons donc pas ignorants de ce qui touche à nos temps
« héroïques. »
Cette exhortation est surtout à notre adresse, Monsieur,
puisque le roiNarbon, fondateur de Narbonne, d'après ces
légendes, déjà illustre par sa naissance, qui le fit arrière
petit-fils du premier homme, au 25e degré, le devint encore
plus peut-être par ses descendants, dont la gloire se refléta
sur son front vénérable :
« Tai da l'ace à l'ace imita
« Si radoppia lo splendor. »
L'ARISTARQUE.
VOUS
avez eu raison de faire votre profit
d'une si précieuse trouvaille.
L'AUTEUR.
N'est-ce pas ? Je vais, après ce préambule,
vous faire connaître la suite non interrompue des rois de
France, depuis le déluge jusqu'à Narbon.
L'ARISTARQUE.
Et pourquoi pas depuis la création du mon-
de, puisque nos vieux chroniqueurs sont remontés jusques-là ?
L'AUTEUR.
Je suis parfaitement en mesure de vous satis-
faire; ce ne sera qu'une page de plus à vous lire, car les
�550
rois antédiluviens de cette partie de l'Europe ne sont pas
nombreux. Cette liste ne comprend que dix noms, mais le
règne de chacun de ces princes embrassa plusieurs siècles.
Écoutez :
ROIS ANTÉDILUVIENS.
ADAM, premier roi de France et d'autres lieux. Il fut
fait de terre rousse, dans les environs d'Hébron, à une
lieue de Jérusalem. Il vécut 930 ans roi des Gaules et de
toute la terre. On verra que nos princes descendent tous de
lui en ligne droite.
SETH, deuxième roi de France. Il naquit trente ans après
la création du monde. Il ne visita pas ses États des Gaules.
On le représente avec une sphère.
ÉNOS , fils aîné de Seth, troisième roi de France. Il habita
sur les bords de l'Euphrate. On le peint avec une raquette ;
aussi dit-on qu'il inventa les arts mécaniques. On lui attribue l'alphabet hébreu.
L'ARISTARQUE. Je n'aurais pas cru aussi ancienne l'invention du jeu de la raquette. Celle de l'alphabet est attribuée
par les Grecs à Cadmus, roi de Thèbes. Prononce qui voudra entre ces deux affirmations ! A ce compte, les deux
fameux vers que Lucain appliquait à Cadmus reviendraient
de droit à Énos ; et c'est du petit-fils d'Adam
«
que nous viendrait cet art ingénieux
« De peindre la parole et de parler aux yeux,
« Et par les traits divers de ligures Iraeées
« Donner de la couleur et du corps aux pensées. »
(Brébeuf.)
L'AUTEUR. CA1NAN, fils aîné d'Énos, quatrième roi de
France. On le représente avec une houlette et une robe de
chambre fourrée.
L'ARISTARQUE. Il allait donc garder ses nombreux troupeaux
�551
en robe de chambre plutôt qu'en hocqueton ! Cela n'est pas
croyable.
L'ACTEUR. MALALËEL, fils aîné de Caïnan. Il est armé
d'un arc et d'une flèche, sans avoir été guerrier ni pasteur.
Il ne vivait, dit-on, que de châtaignes.
L'ARISTARQUE. Et comment les mangeait-il ?
L'AUTEUR. Bouillies au diner, rôties au souper.
JARED, fils aîné de Malaléel. Il est peint avec un air
vénérable et la canne à la main. Il fut grand pontife aussi
bien que roi. On ne pense pas qu'il ait tenu cour plénière
dans les Gaules.
ÉNOCH, fils de Jared, qui ne tient dans cette liste que
la place de son nom.
L'ARISTARQUE. C'est celui-là qu'on eût dû représenter la
canne à la main , puisqu'il fut le premier des rois fainéants.
L'AUTEUR.
MATHUSALEM, fils d'Énoch. On commença
sous lui à bâtir des maisons ; on forgea le fer ; on fit des
instruments de musique, de la toile et des images sculptées.
L'ARISTARQUE. On a donc porté des robes de chambre fourrées plusieurs siècles avant la construction des maisons !
Ceci me paraît un peu contradictoire.
L'AUTEUR.
LAMECH, toujours fils aîné du précédent,
comme tous les autres.
NOÉ. Il se sauva seul de l'arche avec sa femme , ses trois
fils et ses trois brus. Il paraît, d'après les anciens chroniqueurs, qu'il est le premier roi de France qui soit venu
dans les Gaules.
Je n'ai pas cru, Monsieur, devoir intercaler entre Lantech et Noë un prétendu patriarche, appelé Hurtady, fils
de Faribrod, qui fut beau mangeur de soupes et régna au
temps du déluge, ni d'un autre dont j'ai oublié le nom qui,
s'étant mis à califourchon sur l'arche, le faisait mouvoir, en
se servant de ses longues et fortes jambes comme de deux
avirons de galère. Ce sont des inventions du cynique Rabe-
�lais. Cette dernière particularité ne serait vraisemblable que
si les patriarches de l'époque antédiluvienne avaient eu
une taille en rapport avec leur longévité, ce qui n'est pas
prouvé, bien que quelques talmudistes prétendent qu'Adam,
après son péché, vit réduire à cent aunes seulement sa
haute stature, qui lors de sa création était égale au diamètre de la terre. D'autres de ces rêve-creux disent que les
anges, effrayés de la taille gigantesque d'Adam, obtinrent
de Dieu, par leurs suppliques, qu'il la réduisit à cent coudées; ce qui n'était pas trop, s'il devait passer la mer, qui,
dit-on encore, séparait le paradis de notre continent. A ce
compte, la taille d'Eve dut être aussi réduite, puisque,
d'après une tradition mahométane, elle était tellement grande
que quand elle reposait sa tête sur une colline, près de la
Mecque, ses genoux étaient appuyés dans la plaine sur deux
autres collines, éloignées l'une de l'autre du double de la
portée d'un fusil. Mais toutes ces traditions tombent devant
cette remarque qu'il n'y aurait pas eu de proportion entre
une hauteur de cent coudées, taille réduite d'Adam, et la
grandeur de ses pieds, dont l'empreinte qu'on montre sur
le sommet d'une montagne, daivs l'île de Ceylan, qu'on a
nommée à cause de cela pic d'Adam, n'a en longueur que
deux palmes.
. Laissons-là les folies , presque toujours obs-
L'ARISTARQUE
cènes , de Rabelais et les contes à dormir debout des talmudistes. Voilà donc dix rois de France dont les règnes embrassent totit le temps compris entre l'époque de la création du monde et celle du déluge , c'est-à-dire...
, à peu près 9,000 ans. C'est Lamech, père de
L'AUTEUR
Noë, qui mourut le moins âgé de tous. 11 ne vécut que 770
ans...
. Le pauvre diable ! il n'était encore qu'à son
L'ARISTARQUE
automne. Ah, pardon! jusqu'à quel âge le plus vieux des
rois antédiluviens lut-il sans lunettes?
�533
L'AUTEUR,
11 lut probablement sans lunettes jusqu'à sa
mort, puisqu'elles n'ont été inventées qu'au commencement
du XVIIe siècle.
L'ARISTARQUE. En êtes-vous bien sûr? Ce qui m'en ferait
douter, c'est que nos Pénitents-Bleus ont dans leur sacristie
un tableau dans lequel saint Jérôme, leur patron , est représenté avec de grosses bésicles sur le nez.
L'AUTEUR.
ROIS POSTDILUVIENS, JUSQU'A PARIS.
JAPHET , fils de Noë , qui lui donna en partage l'Europe.
C'est le premier de nos princes à qui les peintres aient mis
le sceptre à la main.
GOMER. Noë couronna de pampres son petit-fils Gomer,
lui donna pour armoiries un vaisseau, et l'envoya par mer
chercher fortune. Noë avait été surnommé Gallus, ce qui
voulait dire alors vainqueur des eaux. Gomer eut le même
nom, et ceux qui l'accompagnèrent furent nommés Galli ou
Gaulois. Us débarquèrent l'an 2200 avant Jésus-Christ à
Ostende, et s'établirent dans le pays que de son nom on a
appelé les Gaules.
SAMOTHÈS, fils de Gomer. On le représente avec une
figure débonnaire, une couronne radiale et une main deJustice
L'ARISTARQUE.
Permettez! le premier roi qui porta une
couronne fut Nemrod, à ce qu'assurent les orientaux. Il la
fit faire sur le modèle d'une qu'il avait vue dans le firmament. C'est de là que ses sujets prirent occasion de dire que
cette couronne lui était venue du ciel.
L'AUTEUR. Il cultiva les lettres et inventa la rime.... Je lui
tire ma révérence.
. Et moi aussi ; car si je ne fais plus de vers ,
j'en lis encore quelquefois avec grand plaisir.
L'ARISTARQUE
�534
L'AUTEUR. Son nom fut si vénéré que les prêtres gaulois
prirent le titre de Samothéens jusqu'au moment où ils s'appelèrent Druides. Samothès avait pour l'œuf de serpent une
profonde vénération. Les œufs de serpent avaient alors une
puissance capable de balancer et de dompter même celle des
plus malins démons.
MAGUS, fils de Samothès. Il bâtit dans les Gaules toutes
les villes dont le nom se termine ainsi, comme Rothomagus
( Rouen ).
L'ARISTARQUE. Le fameux magicien qui évoque et fait disparaître les ombres chinoises sur le théâtre du sieur Séraphin s'appelle aussi Rothomagus ou Rothomago. Ce fils de
Samothès devait être magicien comme son père, qui conjurait les démons avec des œufs de serpent, avez-vous dit.
L'AUTEUR. C'est probable. 11 paraît constant, au reste,
qu'il fut aussi roi de la Grande Bretagne, qui n'était pas
alors séparée des Gaules par la mer.
SARRON, grand justicier, vaillant homme, toujours
armé d'une javeline, fonda des universités et donna son
nom à-la secte des philosophes Sarronites. Il alla visiter,
en Arménie , le lieu où Noë était descendu de l'arche, et au
retour de ce pèlerinage, il se noya près de Corinthe, dans
le golfe qui a retenu son nom : Sinus Sarronius. Il aimait
le gras-double avec passion.
Il n'est pas étonnant, Monsieur, que Sarron se soit noyé
au retour de son pèlerinage, puisque tous les voyageurs qui
après lui ont entrepris de gagner le sommet du mont Ararat, soit par zèle, soit par tout autre motif, en ont été
punis. Ils furent au moins ramenés de nuit, par les anges ,
dans l'endroit d'où ils étaient partis de jour, afin qu'ils n'approchassent pas du vaisseau , Dieu ayant défendu qu'aucun
homme ne montât au sommet de la montagne, et ne voulant pas qu'on mit en pièces un vaisseau qui avait servi
d'asile à tant de créatures. Quelques rabbins prétendent
�538
que l'arche existe encore, mais ensevelie sous de vastes
monceaux de neige.
L'ARISTARQUE. Quelles imaginations !
L'AUTEUR. DRUIJUS, fils de Sarron, régent du royaume
en son absence , monta sur le trône à la mort de son père.
Il laissa une si grande réputation de sagesse que les philosophes samothéens ou sarroniens voulurent en son honneur
être appelés Druides.
BARDUS Ier inventa la rhétorique, enseigna la poésie à
ses sujets, et se fit peindre avec une harpe. Les poètes gaulois ont pris son nom et l'ont rendu célèbre.
L'ARISTARQUE. Savez-vous pincer de la harpe?
L'AUTEUR. Je ne joue d'aucun instrument, Monsieur.
L'ARISTARQUE.
Oh ! si vous n'êtes pas musicien, vous
n'avez pas droit à la qualification de barde.
L'AUTEUR. Comme il était atteint d'une maladie de vessie ,
il ne put jamais se tenir à cheval. Aussi le représente-t-on
monté, à la manière des femmes, sur un âne, sellé de ce que
nous appelons une aubarde. Pour lui faire plaisir, on ne
connut pas d'autre équitation sous son règne.
LONGO. On le représente armé d'un gourdin, car il fut
grand observateur de la justice. Les Gaulois étaient, de son
temps, fort ingénieux. Ils inventèrent les blutoirs, tamis,
ainsi que les virebrequins. C'est à son règne que remonte
la confection des matelas.
L'ARISTARQUE. Voilà qui n'est pas croyable. L'invention
des matelas doit remonter à l'époque de la confection des
robes de chambre fourrées, ou tout au moins à celle du
tissage du lin, sous Mathusalem.
L'AUTEUR. Il ne régna que 22 ans. Passionné pour le jeu
de l'escarpolette, un tournoiement de tête le prit, un jour,
pendant qu'il se trouvait lancé à vingt mètres du sol, il
tomba la tête la première et mourut du coup.
BARDE II, fils de Longo. Une colonie de Gaulois s'établit
�sous son règne en Lombardie. Ils se nommèrent des noms
réunis de Longo et Barde, Longobardi. Barde II était contemporain de Jacob.
LUCUS ou LUGE. C'était un grand chasseur. Un jour
qu'il s'était arrêté à l'endroit où est maintenant, à Paris,
la rue de la Huchette , il aperçut l'île de la Cité. Cette île lui
plût ; il s'y fit bâtir une cabane , qu'il appela de son nom
Lucotie. Ce pays prit faveur et s'agrandit. Ptolomée en
appelle les habitants Lucences. Par la suite, il devint un
bourg marécageux, qu'on appela Lutecia Parisiorum, le
marais des Parisiens.
JUPITER-CELTÈS ou CELTÈS-JUPITER; car, comme
dit Scarron :
«
il n'importe guère
« Que Celtes soit devant ou bien qu'il soit derrière. »
Il fut si accompli en toutes choses qu'une partie de ses
sujets prit de lui le nom de Celtes. On le représente l'épée
à la main et le front ceint de lauriers. Il fit des conquêtes en
Ibérie. Ceux de ses sujets qui s'y colonisèrent prirent le
nom de Celtibères.
L'ARISTARQUE.
L'AUTEUR.
Arriverons-nous bientôt à Narbon ?
Encore deux noms et nous y sommes.
L'ARISTARQUE. NOUS
nous en tiendrons à notre fondateur.
Je ne veux pas que vous me fassiez avaler toute la kyrielle
des rois des Gaules, depuis Jupiter-Celtès jusqu'à Pharamond. Combien y en a-t-il?
L'AUTEUR.
Il n'y en a guère que soixante, dont je ne vous
dirai que les noms, si vous le voulez.
L'ARISTARQUE.
L'AUTEUR.
Je ne veux pas les savoir.
Souffrez, au moins, que je vous parle des petits-
fils de Narbon jusqu'au cinquième degré inclusivement.
L'ARISTARQUE.
L'AUTEUR.
C'est beaucoup trop.
Oh non , Monsieur ! car le cinquième descendant
�337
de Narbon est le roi Paris, qui donna son nom à la ville de
Lutèce.
L'ARISTARQUE.
L'AUTEUR.
Oh alors, c'est bien différent !
HERCULE , surnommé OGMIUS , à cause de sa
grande taille. Il est peint avec une massue, car il lit des
prouesses admirables. Il épousa Galatée, fille de Celtès-Jupiter.
L'ARISTARQUE.
L'AUTEUR.
Eh mais, c'était sa sœur !
Non , Monsieur, sa cousine germaine seulement,
car j'avais oublié de vous dire qu'Hercule était fils , non pas
de Celtès-Jupiter , mais de Salonius , frère de Celtès.
L'ARISTARQUE. A la bonne heure ! Ce Salonius ne fonda-t-il
pas par hasard la ville de Salon, dans le département des
Bouches-du-Rhône ?
L'AUTEUR. Oui, Monsieur, et j'oubliais de vous dire encore
qu'il était représenté avec une grosse tranche de melon à la
main , parce qu'il les aimait beaucoup et qu'il perfectionna
la culture de cette plante. Hercule alla mourir en Espagne ,
laissant le royaume des Gaules à Galatas, son fils.
L'ARISTARQUE. Et c'est en passant dans le pays des Bebryces, dans notre contrée, qu'il enleva leur reine Pyrène,
laquelle donna son nom aux monts qui nous séparent de
l'Espagne... Ah, pardon ! ce jardinier étranger qui a pris à
ferme une partie du domaine de M. Py, pour s'y livrer en
grand à la culture du melon, ne serait-il pas de Salon même?
L'AUTEUR.
Je crois bien qu'oui.
GALATAS Ier, père de Narbon.... — Nous y voici! —
régna quarante et un ans avec gloire. li fit des conquêtes en
Grèce. C'est depuis lui que les Grecs ont appelé les Gaulois
Calâtes. Il mourut en l'an 1647, avant la rédemption.
NARBON....
'.'ARISTARQUE. Chapeau bas ! Monsieur, chapeau bas !
LAUTEUR.
NARBON, fils de Galatas, est représenté un
bûtoi noueux à la main...
�558
. Une branche d'amandier , sans doute.
L'AUTEUR, et de grandes guêtres de toile aux jambes...
L'ARISTARQUE. que nos paysans appellent des garamachos.
L'AUTEUR, il regarde voltiger en l'air un immense cerfvolant. Son règne ne fut que de 22 ans. Il fit son séjour de
préférence dans cette partie de la Gaule, qui depuis lui s'est
appelée Narbonnaise. Il aima beaucoup le miel. On lui doit
l'invention du nougat. Il bâtit la ville de Narbonne, dont
plusieurs savants ont attribué à tort la fondation à un romain nommé Quintus Martius Narbo, lequel ne donna pas
son nom à cette ville, mais, au contraire, le reçut d'elle ,
à cause du long séjour qu'il y fit.
L'ARISTARQUE. Narbonne serait donc aujourd'hui, d'après
les vieux chroniqueurs, âgée de 5507 ans seulement ?
L'AUTEUR.
Mais, Monsieur, c'est quelque chose. Faites
moi le plaisir de me dire quelle est la ville de France qui
peut se targuer d'une pareille antiquité? L'île de la Cité,
découverte au milieu de la Seine, en 1754 avant JésusChrist, où le roi Lucus se bâtit une cabane, ne devint une
ville , et bien petite encore, que trois mille ans après.
L'ARISTARQUE. C'est vrai ; j'accepte donc le chiffre de 1647
ans avant Jésus-Christ, comme étant la date de la fondation
de Narbonne. C'est la descendance du grand roi Narbon qui
va nous occuper, n'est-ce pas? mais avant, je vais vous faire
une petite question. Je comprends parfaitement le goût prononcé de ce monarque pour le miel et même pour le tourron
au miel. Il n'avait pu goûter du tourron au sucre, d'après
moi bien préférable, car il empâte moins la bouche, et ne
fond pas aussi facilement. L'amandier est un arbre fort
commun dans le pays. Il est probable que du temps de ce
roi on faisait avec son fruit du sirop d'orgeat; mais 03
cerf-volant qui flotte dans l'air, sur son portrait, au-dessas
de sa tête , que signifie-t-il d'après vous?
L'AUTEUR. Il doit signifier que notre pays est sujet aux
L'ARISTARQUE
�grands vents, et que ses habitants, leur roi lui-môme, prenaient ce divertissement. Ne vous souvient-il plus, Monsieur , du goût qu'avaient nos pères pour les cerfs-volants'/
Ce n'étaient pas seulement les enfants qui s'en amusaient,
au commencement de ce siècle, mais les hommes faits. On
en voyait, au mois de mars, un nombre prodigieux se balancer en l'air au-dessus de la ville, et tout le monde allait
sur les remparts pour les regarder. Il y en avait d'une dimension phénoménale.
L'ARISTARQDE. C'est ma foi vrai !
L'AUTEUR. LUGDON OU LUGDUS, fils aîné de Narbon ;
comme son père, il affectionna surtout une partie de ses
Etats; c'est celle qu'on a depuis nommée la Gaule Lyonnaise. Il fonda Lyon, dite en latin Lugdunum. Cette ville fut
agrandie sous la domination romaine, par Munatius Plancus, qui se garda bien de lui ôter son nom royal.
L'ARISTARQUE. Ah , Monsieur ! je suis tout réjoui de savoir
que c'est le fils de notre fondateur qui fonda Lyon. Si c'est
un grand honneur pour Lyon que de descendre de Narbonne,
il ne l'est pas moins pour Narbonne d'avoir pour fille aînée
une si grande et si noble ville.
L'AUTEUR. BELGUS OU BELGÈS, fils de Lugdon. Il donna
son nom à la Gaule Belgique, où il habita de préférence. Il
portait, comme les Belges ont toujours fait depuis, un lion
dans ses étendards, parce qu'on lui avait amené d'Espagne
un de ces animaux apprivoisés , qui lui servait de garde.
JASIUS fut une espèce d'usurpateur, qui descendait cependant de Noë. Après la mort de Belgus, décédé sans enfants , il y eut une grande guerre pour sa succession entre
les princes gaulois. Jasius, arrivant d'Italie avec une grosse
armée, pendant que ces petits rois se battaient, mit tout
le monde à la raison et se fit proclamer roi. Il mourut
assassiné.
ALLOBROX. Le pays rentra sous ses princes légitimes.
�540
Allobrox, arrière petit-fils du roi Narbon , sortit de la retraite où les Druides le tenaient caché, et monta sur le trône.
Les Savoyards, chez qui il avait été élevé en secret s'appelèrent de son nom Allobroges. Il est représenté avec de longues braies, que les Savoyards ont toujours portées.
RHOMUS ou ROMANS , fils d'Allobrox, envoya dans le
nord une colonie de Gaulois, qui revint en Neustrie, sous
Charlemagne. Ce sont les Nord-Romans ou Normands qui
avaient sans doute oublié, quand ils rentrèrent dans les
Gaules, qu'ils en étaient originaires.
. Je jurerais, Monsieur, que ce fils d'Allobrox
L'ARISTARQUE
a fondé la ville de Romans , en Dauphiné.
L'AUTEUR. PARIS, son fils, et petit-fils de Narbon , au
cinquième degré , lui succéda l'an 1405 avant Jésus-Christ.
Il augmenta considérablement la ville de Lutèce, qui depuis
porta le nom de Paris. C'est tout ce qu'on sait de ce monarque. Paris, en ce temps-là, n'avait qu'un pont, fait d'un
gros arbre renversé, à l'endroit où est aujourd'hui le pont
Saint-Michel.
. Et comment cet ingrat de Paris, qui est
L'ARISTARQUE
redevable de son nom et d'une grande partie de son importance à un descendant de Narbon , peut-il traiter avec tant
de mépris son aïeule au cinquième degré. Ne craint-il pas,
s'il la réduit à la misère , qu'un conseil de famille , composé
des plus nobles villes de France, ne le condamne à lui fournir
des aliments, qui devront être proportionnés (C.C.art. 208.)
à la noblesse de l'ascendante et à la grande fortune de son
arrière petite-fille. Tout cela , Monsieur, est bien fait pour
nous faire porter haut la tête.
. Cette chronologie, poussée jusqu'au règne de
L'AUTEUR
Louis XIV, était encore admise, sans hésitation, du temps
de Louis XIII, par beaucoup d'historiens et de poëtes. Thomas Biaise, éditeur d'une histoire abrégée des rois de France,
par J. de Charron , disait à ce prince, dans sa dédicace :
�541
«
«
«
«
«
«
Ce doit être un parfait contentement à vos peuples de se
voir sous l'empire d'un monarque dont la race est connue
depuis le premier homme. J'ai mis en marge, sire, les
auteurs confirmatifs de cette vérité, pour prouver aux
ignorants et aux médisants que cette généalogie n'a pas
été fabriquée à plaisir comme beaucoup d'autres. »
L'ARISTARQUE. Il est bon là, Thomas Biaise ! et ne joignitt-il pas , ce brave homme, les portraits de nos anciens rois
à sa chronologie, comme le fit Le Ragois, auteur de la première histoire de France que je lus dans mon bas âge. Je
voudrais bien voir celui du vieux Narbon.
L'AUTEUR. C'est ce qu'il fit, même pour ceux qui régnèrent
avant le déluge. Vous ne pouvez , MM. les antiquaires, vous
dispenser de vous procurer ce livre, coûte que coûte !
L'ARISTARQUE. Et un archevêque de Paris a approuvé toutes ces fables !... j'allais dire toutes ces sottises.
L'AUTEUR. Le plus grand nombre, au moins; les autres
sont de moi. 11 n'y vit rien contre la morale et la religion, et
cela lui suffit.
L'ARISTARQUE. Je vous remercie de cette communication,
qui m'a fort récréé; mais laissons-là les fables pour revenir
à l'histoire.
L'AUTEUR. 11 est bien malheureux, Monsieur, que le discours du plus grand orateur du second âge de l'éloquence
latine, de Luciis Crassus, qui, s'il ne fut peut-être pas
l'auteur du proje\ de colonisation de Narbonne, décida de
son adoption, à Nnanimité, dans le sénat, ne nous soit
pas parvenu. Nous saurions d'une manière plus sûre qu'elle
était alors l'importance de notre ville. Quant aux motifs
politiques de la fondation 4e cette colonie , la première que
les Romains établirent dans les Gaules, et la seconde de
celles qu'ils fondèrent hors de l'Italie, on les devine. Narbonne était la clef de l'Espagne, dont ils ne possédaient
précairement qu'une partie et qu'Us voulaient conquérir en
�542
entier. Elle devait leur servir de retraite et de boulevard
contre les entreprises des peuples de la Gaule méridionale,
nouvellement assujettis , et de base d'opérations quand ils
jugeraient à propos de poursuivre leurs conquêtes au nord
et à l'ouest de cette riche et populeuse contrée. Crassus était
encore dans l'adolescence , lorsque à l'occasion dont je parle
il s'essaya pour la première fois à parler devant cette imposante assemblée. « Mais il y avait dans son discours, dit
« Cicéron, quelque chose de plus mûr que ne le comportait
« son âge. » Cela est si vrai qu'on le crut capable d'en diriger lui-même l'établissement, et qu'il fut nommé chef des
triumvirs chargés d'exécuter le décret du sénat. Quel orateur que celui qui, deux ans plus tard, se porta l'accusateur
de Carbon , homme très-éloquent, à l'expiration de son consulat , et l'obligea à prévenir sa condamnation par une mort
volontaire! (Carbon s'empoisonna avec des cantharides. )
A défaut du texte même de ce discours , que n'avons-nous
celle des décades perdues de Tite-Live, qui en contenait au
moins la substance? car il est impossible que ce grand historien ait passé sous silence un fait aussi important. Pourquoi Cicéron, qui parle avec éloge de ce discours, s'est-il
borné à quelques généralités, et ne nous en a-t-il pas donné
comme une analyse? Pourquoi enfin Jules César qui, soixante et dix ans après la fondation de cette colonie, le renouvela , et fut cause que sous Auguste elle prii le nom de Colonie Julia paterna ou Colonia Decumanorum, pourquoi, dis-je,
Jules César, qui s'y tint quelquefois en çuartier d'hiver, et
qui dut être incessamment en relation avec ce boulevard de
l'empire, pendant la durée de son long gouvernement dans
les Gaules, ne fait-il que la nomrter dans ses commentaires ?
c'est une fatalité bien regrettable.
. Assurément, Monsieur. 11 est probable que
L'ARISTARQUE
le discours de Crassus, ou tout au moins le décret motivé
du sénat, fut gravé sur une table d'airain, comme cela se
�545
pratiquait en pareille circonstance, et que cet acte do naissance... passez-moi le mot, de la colonie narbonnaise, était
conservé dans son capitole. Je donnerais pour un pareil
monument les 99/4OCM de toutes les têtes de bœuf, ornées
de bandelettes, et de tous les masques, mascarons (tragiques
ou comiques ), lacrymatoires, pierres sépulcrales, boucliers
votifs, gâteaux sacrés, chapiteaux, débris de frises, etc.,
que l'on a pu recueillir dans nos ruines.
. Et moi aussi. Nous en savons un peu plus long
L'AUTEUR
sur notre ville pour les temps postérieurs à Jules César. Les
Romains y établirent une monnaie, une école qui devint
bientôt célèbre et une teinturerie dont l'intendance était une
des premières dignités de l'empire. Ils y firent construire un
pont sur la rivière d'Aude, à cause des ruisseaux et des
étangs du pays qui, étant fort bas, était sujet à être souvent inondé, et quel pont ! on le conduisit, durant l'espace
de quatre milles, depuis Narbonne jusqu'à Capestang (caput
stagni); dont il traversait l'étang, large d'un mille, et on
donna à ce pont le nom de Seplime, à cause des sept parties
qui le composaient et qui en faisaient autant de ponts séparés.
. J'avais cru jusqu'ici que l'ancienne Narbonne
L'ARISTARQUE
avait l'obligation de ce pont à l'empereur Septime Sévère,
qui lui avait donné son nom.
L'AUTEUR. Cette opinion peut être soutenue ; j'embrasse
plus volontiers la première. D'après Strabon, le port de
Narbonne était le plus yand et le plus considérable de toute
la Narbonnaise. Il était
rmé
H
par un bras de la rivière
d'Aude, qui avait été détourne de son lit. Cette branche
devenait navigable dans la ville. Elle traversait l'étang au
moyen d'un canal de cent pas rotins de largeur et de
trente-deux pieds de profondeur, tan s que notre robine
«n
n'en a que cinq à peu près ; il se jetait en^jte dans la mer.
Les uns attribuaient ce magnifique ouvrage à grippa, gendre d'Auguste, les autres à l'empereur Antonin.
�nu
Il ne faut pas douter qu'à cette époque la partie montagneuse- du territoire narbonnais, comprise entre Yélang
salin et la mer, ne fut une île, C'était la plus considérable
des îles dites Piplas (Piplées), d'après Festus-Avienus et
Sidoine Apollinaire. Elle s'appelait l'île du Lec ou d'Ellec
( Licci ou Lecci ), et portait encore ce nom sous le règne de
Louis XV, époque à laquelle elle fut, avec la baronnie de
Pérignan, érigée en duché-pairie, sous la dénomination de
Fleury, en faveur d'Hercule de Rocosel et de ses descendants.
L'ARISTARQUE. Un seigneur de Fleury
je ne sais plus
lequel, qui n'entendait pas être frustré de ses redevances,
et qui les exigeait avec dureté, fit un jour claquemurer,
c'est le mot propre, tous les habitants de ce village, et empêcha par ses hallebardiers qu'il n'en sortit aucun, jusqu'à
ce qu'ils lui eussent payé celle qu'ils lui contestaient. Cette
séquestration dura plusieurs jours, pendant lesquels ils croquèrent le marmot.
L'AUTEUR. Dans cette Rome ambiguë, comme dirait Horace,
les triumvirs, chargés de la conduite de la colonie, firent
construire les mêmes édifices que l'on voyait dans la métropole. Elle eut son capitole , ses thermes , son amphithéâtre ,
son théâtre, etc.
L'ARISTARQUE. C'était l'usage des colons grews et romains;
c'est si naturel, aussi naturel que de tenir à avoir le portrait
d'une personne aimée dont on est sép»ré. Horace et Virgile
en portent témoignage ; l'un dans s^n ode à Plancus , fondateur de la colonie de Lyon, je c^is :
« Ml desperandum Teucr< duce et auspice Teucro.
« Cerlus enii* promisit Apollo
« Ambiguam tellur' novâ Salamina futurani. »
et l'autre, au CTBO^erôe chant de l'Enéide , dans son épisode
si attendrissant d'Andromaque :
„ ivocedo et parvans trojam , simulalaque magnis
« Pergama etarentem Xanthi cognomine rivum
« Agnosco, Sceœ que ampleclor limina portœ. »
�545
L'AUTEUR.
« A tous les cœurs bien nés que la patrie est chère ! »
elle est chère aux Narbonnais surtout, présents ou absents ;
car l'image de leur ville , quelque déchue qu'elle soit de son
ancienne grandeur , ils l'ont voulue sur la toile de leur salle
de spectacle , et faite par la main d'un peintre du pays.
L'ARISTARQUE. Cela ne se voit en effet qu'à Narbonne.
L'AUTEUR. Nîmes , colonie romaine , postérieure à celle de
Narbonne, embrassa dans son enceinte sept collines, à l'instar de Rome , ce que la topographie de notre terroir ne permit pas de faire. Mais ce qui m'étonne, c'est que les Romains
n'aient pas donné à l'Aude, dont les eaux sont presque
aussi souvent chargées de limon que celles du Tibre, le nom
de ce fleuve. Je ne sais pas bien, Monsieur, si le bourg de
Sigean ( Séjanus, dans les chartes ) doit son nom au ministre astucieux de l'empereur Tibère, de Tibère qui fit reconstruire le capitole narbonnais, mais je crois fermement que le
village de Bages (Baias) qui, sur un cap avancé dans l'étang,
perche, en vue de Narbonne , avec tant de coquetterie...
L'ARISTARQUE. Oh , oh ! dites plutôt de fierté ; on croirait
un autre Gibraltar.
L'AUTEUR, je crois, dis-je, que Bages, où nos aïeux romains
allaient se baigner, dans la chaude saison, a pris son nom
de Baïes , ville du golfe de Naples , où les grands de Borne
se retiraient, en été, pour fuir les embarras, les clameurs
et le mauvais air de cette ville immense , et se baigner dans
la mer limitrophe, quand ses flots calmes ou mollement agités caressaient les soubassements rocheux des terrasses de
leurs magnifiques villas.
Narbonne eut la gloire , vous le savez , d'imposer son nom
à toute une province dans la vaste étendue de laquelle sont
compris aujourd'hui quinze départements :
« Nec tu . Martie Narbo ! silebere , nomine cujus
H
35
�546
«
«
«
«
«
Fusa per immensum quondam provincia regnum
Obtinuit multos domiaandi jure colonos.
Insinuant quà se Sequanis Allobroges oris ;
Excludunlque Italos Alpina cacuminafines;
Quà Pyreneicis nivibus dirimuntur Iberi ;
«
«
«
«
Quà rapitur prœceps Rhodanus genitore Lemano;
Interiùsque premunt Aquitanica rura Cebennœ;
Usquè in Tectosagos primœvo nomine Volcas,
Totum Narbo fuit !... »
L'ARISTARQUE. C'est bien beau ! laissez-moi traduire d'abondance ce passage d'Ausone : — Non , je ne tairai pas ta
gloire, ô Narbo Martius ! Sous ton nom, une province
étendue au loin dans un royaume immense donna des lois
à des peuplades nombreuses. Et le pays des Allobroges qui
s'emboîte en partie dans celui des Séquanes; et les régions
séparées de l'Italie par les cimes des Alpes, et de l'Ibérie par
les neiges des Pyrénées; et celles que le Rhône, fils du lac
Léman, parcourt dans son cours rapide ; et les contrées
intérieures où les Cévennes resserrent les champs Aquitains,
jusqu'au pays des Tectosages, appelés Volces dans les temps
reculés, la Narbonnaise.... Narbonne embrassait tout cela.
L'AUTEUR. Bravo, bravo ! Je continue cette citation :
«
Tu gallia prima togati
« Nominis attollis Latio proconsule fasces.
«
«
«
«
«
Quis memoret portusque tuos, montesque , lacusque ?
Quis populos vario discrimine vestis et oris ?
Quodque tibi quondam Pario de marmore templum
Tantce molis erat, quantum non sperneret olim
Tarquinius, Catulusque iterum, postremus et ille
«
«
«
«
«
Aurea qui statuil eapilolî culmina Cœsar !
Te maris Eoi mèrces et Iberica ditanl
Jîquora; te classes Libyci siculique profundi,
Et quidquid vario per flumina, per fréta, cursu
Advehitur, toto tibi navigat orbe kataplous. »
. Quel magnifique éloge de notre ville !
L'ARISTARQUE
�547
L'AUTEUR. Allons, Monsieur! puisque vous avez déjà si
bien réussi, traduisez encore ce morceau.
L'ARISTARQUE. C'est un peu plus difficile... Heum , heum !
— Tu arboras la première , dans les Gaules, le nom de Rome
et les faisceaux d'un proconsul latin. Qui décrira dignement
tes ports, tes montagnes, tes lacs, ton peuple d'habitants,
si différents de vêtements et de langage ? et ce temple antique,
en marbre de Parôs, que n'auraient méprisé ni Tarquin, ni
Catulus, ni celui des Césars qui fît rayonner d'or les combles du Capitole? c'est toi qu'enrichissent les marchandises
venant par mer des pays de l'Orient et de l'Ibérie ! c'est vers
toi que cinglent les flottes de la Sicile et de la Lybie ! c'est
à toi enfin que viennent s'offrir en tribut tous les produits
qui dans le monde entier alimentent la navigation fluviale
et maritime !
L'AUTEUR. De mieux en mieux, Monsieur!
L'ARISTARQUE. Je suis assez content de ma traduction. J'en
ai toujours voulu à Ausone d'avoir terminé sa belle tirade
sur Narbonne par un mot grec dont il pouvait bien se passer. Que n'ai-je une mémoire comme la vôtre ! je vous citerais à mon tour les vers de Sidoine Apollinaire sur notre
ville. Je vais essayer cependant de me les rappeler :
« Salve, Narbo, potens salubritate .
« Urbe et rure simul bonus videri ;
«
«
«
«
«
«
Mûris. civibus, ambilu , tabernis,
Portis, porticibus, foro , theatro.
Delubris, capiloliis, monetis,
Thermis, arcubus, horreis, macellis,
Pratis, fontibus, insulis, salinis,
Slagnis, flumine, raerce, ponte, ponto ! »
L'AUTEUR. La citation , Monsieur, est exacte de tout point ;
je vous en fais mon compliment. Votre mémoire vaut bien
la mienne. C'est à moi maintenant de traduire ce morceau,
ne vous en déplaise ! Il est bien moins difficile, au reste,
�848
que celui d'Ausone, et je n'ai qu'à vous remercier de vous
être généreusement chargé de la traduction du premier. —
Je te salue, ô Narbonne ! si renommée par ta salubrité, si
digne d'admiration, au dedans et au dehors, par tes grands
citoyens, par tes murailles, tes bazars, tes ports,.tes portiques, ton forum, ton théâtre, tes temples, ton capitole,
ta monnaie, tes thermes , tes arcs de triomphe, tes halles ,
tes greniers d'abondance, tes prairies, tes fontaines, tes
îles, tes salins, tes étangs , ton fleuve , ton pont (Septime),
enfin par ton commerce et par le golfe qui porte ton nom !
L'ARISTARQUE. C'est précisément cela ! Continuez à présent
vos observations sur l'histoire de Narbonne.
L'AUTEUR. Mais attendez, Monsieur!
nous ne pouvons,
sans tronquer cet éloge, omettre les trois vers suivants,
qui sont comme la conséquence des premiers :
« Unus qui veaerere jure divos
« Lenœum, Cererem, Palem, Minervam,
« Spicis, paimite, pascuis, trapetis! »
L'ARISTARQUE. Mais c'est vrai ! cela veut dire : — Toi seule
peux vénérer à bon droit et Bacchus et Cérès et Palès et
Minerve, grâce à tes moissons, à tes vignes, à tes pâturages et à tes oliviers !
L'AUTEUR. Narbonne fut le séjour ordinaire des proconsuls,
lorsque la Gaule méridionale , tout à fait tranquille , cessa
d'être province consulaire. Lyon lui cédait encore du temps
de Strabon, surtout par le nombre des habitants. Ceci est
très-remarquable, car nous pouvons, par induction , appliquer à Narbonne tout ce que nous savons de cette ville. Eh
bien , Monsieur ! Lyon fut détruite par un incendie, sous le
règne de Néron, cent ans seulement après sa colonisation,
comme Narbonne le fut aussi, sous Antonin-le-Pieux. Si
donc nous trouvons un auteur romain, de quelque autorité,
qui ce soit un peu longuement étendu sur la catastrophe de
�349
Lyon, nous supposerons un moment qu'il a fait le récit de
celle de Narbonne. Or, cet auteur existe, cher Monsieur.
Ce n'est pas un poëte comme Ausone, Sidoine Apollinaire ou
Prudence ; c'est un philosophe d'un fort numéro, c'est Senèque. Qu'on lise sa lettre à Lucilius, sur ce lamentable
événement, et qu'on n'oublie pas que Narbonne, caput et
mater urbium, la capitale et la mère des villes (comme la
nomment les anciennes notices ), était plus populeuse que
Lyon, et avait comme colonie romaine environ trois cents
ans d'existence. Tàm hominum quàm urbium fala volvuntur, dit Senèque ; les villes ont leurs destinées aussi bien
que les hommes. Civitas arsit opulenta, ornamentumque
provinciarum; une ville opulente, l'ornement des provinces,
a été incendiée. Tôt pulcherrima opéra, quœ singula illustrare urbes singulas possent, una nox stravit ; une seule
nuit a renversé une infinité de palais capables d'embellir
autant de villes.
L'ARISTARQUE. C'est topique. Je vous sais gré, Monsieur,
de ce rapprochement. Il me prouve que Martial n'a pas été
trop emphatique en donnant à Narbonne la plus splendide
des épithètes, celle de pulcherrima; à plus forte raison
Prudence, qui la nomme simplement belle, speciosa. Je
crois qu'ils étaient dans le vrai l'un et l'autre. Narbonne
n'était plus que belle, au positif, du temps de Prudence,
mais elle avait été belle, au superlatif, sous les premiers
Césars ; et comment en douter puisqu'ils la décorèrent à
l'envi l'un de l'autre ! Les triumvirs qui y conduisirent les
citoyens romains, qui furent ses premiers colons, sans
cesser d'appartenir à la mère-patrie, y construisirent, vous
l'avez dit, les mêmes édifices que l'on voyait à Rome. Jules
César n'eut probablement pas assez de loisir , sous son gouvernement , pour contribuer beaucoup à l'embellissement
de Narbonne, quelles que fussent ses sympathies pour elle ,
sympathies dont on ne peut douter puisqu'il renouvela lui-
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même celte colonie; mais César Auguste, qui y vint plusieurs fois, et qui y tint l'assemblée des députés de toutes
les Gaules, César Auguste qui, dans le partage qu'il fit de
toutes les provinces de l'empire, la donna, avec toutes les
villes de sa dépendance, au peuple romain, y signala sa
munificence. Il est prouvé, au moins , qu'il y bâtit un temple au dieu Gers, auquel, dit Senèque, les habitants rendent des actions de grâces , comme s'ils lui devaient la salubrité de leur contrée, bien que dans ses violences il ébranle
parfois leurs maisons , cui œdificia quassanti tamen incolœ
gratias agunt tamquam salubritatem cœli sui debeanl » ;
et il est aussi certain qu'il en dédia un autre, dans cette
ville , à -Jupiter conservateur. Son gendre Agrippa, qui pendant sa préture embellit toute la Narbonnaise, n'oublia pas
la métropole de cette province, puisqu'il en agrandit le
port. Mais ce temple en marbre de Paros que, d'après Ausone, n'auraient méprisé , figurénient parlant, c'est-à-dire
qu'auraient fort prisé Tarquin, Catulus et Jules César, à
qui Narbonne en fut-elle redevable? Est-ce à l'empereur
Tibère, qui rétablit son capitole?
,
A l'empereur Trajan, à qui un des Sevirs Augustales, de
Narbonne , éleva une statue ?
A l'empereur Adrien, cet artiste, ce poëte couronné,
sous les pas duquel sortaient de terre, comme par enchantement , dans ses nombreux voyages, les monuments les
plus grandioses ?
A l'empereur Antonin, restaurateur de ses monuments ,
après l'incendie qui l'avait détruite?
Est-ce à Marc-Aurèle, dont le grammairien narbonnais
Fronto avait été le précepteur; à Marc-Aurèle qu'elle qualifia, sans doute par reconnaissance de ses bienfaits, du
titre si glorieux de Père de la patrie ?
Est-ce enfin à Septiine Sévère, dont l'épouse Julia Domna
fut honorée aussi d'une statue à Narbonne?,
�551
Je l'ignore ; mais la métropole de la première des provinces de la Gaule a dû être plus splendide que toutes les villes
qui gravitaient, pour ainsi dire, autour d'elle, et recevaient
ses commandements ; or , nous voyons par ce qui reste
d'Arles et de Nîmes ce qu'étaient sous les premiers empereurs les colonies même du second ordre.
Quelle place Ausone, que vous paraissez connaître un
peu mieux que moi, donne-t-il à Narbonne , dans ses Éloges
des villes illustres? N'est-ce pas la cinquième ou la sixième,
en commençant par Rome, Constantinople et Carthage?
L'AUTEUR. Non, Monsieur; Narbonne ne figure dans cette
espèce de livre d'or des villes de haut parage qu'au treizième rang; mais elle était déjà bien déchue. Bordeaux ne
vient qu'après. Parvenue à l'apogée de sa prospérité sous
les premiers Césars , notre ville déclina , de règne en règne,
sous les derniers. Les Romains s'étaient assimilé toute la
Gaule, l'Espagne et le nord de l'Afrique. Rien à craindre
pour eux de ce côté; Narbonne n'eut plus la même importance. Son port se comblait d'ailleurs, faute d'entretien, et
pendant les guerres civiles auxquelles donna lieu l'ambition
de tant de prétendants à l'empire, elle fut prise et reprise
plus d'une fois et sa population presque anéantie ou dispersée.
L'ARISTARQUE. Ajoutez, Monsieur, qu'à partir du règne de
Constantin, et même avant, le siège du gouvernement des
Gaules, des préfets du prétoire, fut porté successivement à
Trêves, à Lyon, à Valence, pour défendre avec moins de
difficulté les frontières du nord et de l'est, menacées incessamment par les barbares; qu'après la ruine de Trêves de
nouveaux motifs politiques portèrent les empereurs d'occident à donner à Arles la préférence sur Narbonne ; et qu'enfin, lorsque la plus grande partie des Gaules eut été perdue
sans retour pour l'empire, Honorius et Sévère , ne pouvant
plus protéger le reste, abandonnèrent aux Visigoths celui
�552
de tous les peuples germains dont ils avaient le moins à se
plaindre, dont ils avaient même tiré quelques services, le
domaine utile, d'abord, des provinces situées dans le sudouest de la Gaule, entre la Garonne , les Pyrénées et l'Océan,
et ensuite de toute la Septimanie. Ces hordes ignorantes,
sans industrie et sans commerce, y vécurent comme vit le
gribouri ou le cryptogame dans une vigne et le négrillon
dans une luzerne; c'est-à-dire qu'ils ruinèrent le pays,
laissant presque en friche les deux tiers des terres des
habitants qu'ils s'étaient appropriées, et vexant, au moins
jusqu'au règne d'Alaric II, les possesseurs de l'autre tiers ,
dont ils n'embrassèrent la religion que sous leur roi Reccarède.
Si j'avais à choisir entre le témoignage d'Ausone et celui
de Sidoine Apollinaire, je donnerais la préférence au premier. Ausone n'avait aucun motif d'exalter Narbonne aux
dépens de tant d'autres villes célèbres, tandis que Sidoine
Apollinaire, pendant le séjour qu'il y fit, reçut des grands
de cette cité, dont il était l'ami, un accueil dont il se loue
en termes pleins de reconnaissance. Mais ces deux témoignages concordent parfaitement, et ils sont corroborés par
ceux d'une foule d'historiens, de philosophes et de géographes grecs, latins, espagnols et arabes. Donc Narbonne,
ville de la plus haute antiquité, a été grande, forte, riche
et belle ; son port a été très-fréquenté, et son commerce
très-étendu. Quel est le jury de savants qui refuserait de le
reconnaître ! Aussi ma seule réponse à ceux qui prétendent
que son enceinte n'a jamais été guère plus grande que de
nos jours est de lever les épaules et de leur rire au nez.
L'AUTEUR. Et vous avez raison. Nous nous faisons difficilement aujourd'hui une idée de ce qu'était la population des
villes marquantes... en occident du moins, sous l'empire
romain : « Ce qu'on appelait alors des peuples , dit quelque
« part M. Guizot, n'était que des confédérations de villes.
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Il n'y avait point de campagnes, en Italie, du temps des
Romains, c'est-à-dire que les campagnes ne ressemblaient
nullement à ce qui existe aujourd'hui. Elles étaient cultivées, il le fallait bien ; elles n'étaient pas peuplées. Les
propriétaires des campagnes étaient les habitants des
villes. Ils sortaient pour veiller à leurs propriétés rurales;
ils y entretenaient un certain nombre d'esclaves ; mais
ce que nous appelons les campagnes, cette population
éparse, tantôt dans des habitations isolées, tantôt dans
des villages, et qui couvre partout le sol, était un fait
presque inconnu à l'ancienne Italie. Quand Rome s'est
étendue qu'a-t-elle fait? elle a conquis ou fondé des villes.
C'est contre des villes qu'elle lutte, avec des villes qu'elle
contracte. C'est dans des villes qu'elle envoie des colonies.
L'histoire de la conquête du monde par Rome , c'est l'histoire de la conquête et de la fondation d'un grand nombre
de cités. En nous renfermant dans l'occident, nous retrouvons partout ce fait. Dans les Gaules, en Espagne, ce
sont toujours des villes que vous rencontrez. Loin des
villes, le territoire est couvert de marais, de forêts.
Examinez le caractère des monuments romains, des routes romaines : vous avez des grandes routes qui aboutissent d'une ville à l'autre. Cette multitude de petites routes
qui aujourd'hui se croisent en tous sens était alors inconnue. Rien ne ressemble à cette innombrable quantité de
petits monuments, de villages, de châteaux, d'églises,
dispersés dans le pays depuis le moyen-âge. Rome ne
nous a légué que des monuments immenses, empreints
du caractère municipal, destinés à une population nombreuse, agglomérée sur un point. Sous quelque point de
vue que vous considériez le monde romain, vous y trouverez cette prépondérance presque exclusive des villes et
la non-existence sociale des campagnes. »
L'ARISTARQUE. Montesquieu n'aurait pas mieux dit.
�354
. Étonnons-nous maintenant, Monsieur , de l'im-
L'AUTEUR
portance de Narbonne , du temps même d'Ausone. Sa décadence était déjà visible, je le crois, comme celle de Rome.
La fille eut le sort de la mère ; le provin celui de la maîtresse souche. Elle date, dans ces deux villes célèbres,
de
la translation du siège de l'empire à Constantino-
ple, mais la ruine de Narbonne ne s'accomplit que deux
siècles plus tard. Il y eut aussi dans l'empire d'occident un
autre Constantinople ; ce fut Arles. « Gonstantin-le-Grand
« aimait singulièrement cette ville » , dit encore M. Guizot.
« Ce fut lui qui y établit le siège de la préfecture des Gau« les; il voulut aussi qu'elle portât son nom, mais l'usage
« prévalut contre sa volonté. » Voici un rescrit d'Honorius
et de Théodose le jeune, adressé au préfet de la Gaule, et
qui a pour objet d'établir dans nos provinces méridionales
une sorte de gouvernement représentatif. Je ne cite de cette
pièce, Monsieur, que ce qui est relatif à la ville d'Arles ,
où ces deux empereurs voulurent que se réunit tous les ans
l'assemblée des notabilités des sept provinces : « En ordon« nant que cette assemblée se tienne dans la cité Constan« tine, nous croyons faire une chose non seulement avan« tageuse au bien public, mais encore propre à multiplier
« les relations sociales. En effet, la ville est si avantageuse« ment située, les étrangers y viennent en si grand nombre,
« elle jouit d'un commerce si étendu , qu'on y voit arriver
« tout ce qui naît et se fabrique ailleurs. Tout ce que le
« riche Orient, l'Arabie parfumée, la délicate Assyrie, la
« fertile Afrique, la belle Espagne et la Gaule courageuse
« produisent de renommé, abonde en ce lieu avec une telle
« profusion que toutes les choses admirées comme magnifi« ques, dans les diverses parties du monde, y semblent
« des produits du sol. Ainsi lorsque la terre entière met au
« service de cette ville tout ce qu'elle a de plus estimé,
<c lorsque les productions particulières de toutes les con-
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trées y sont transportées par terre, par mer, par le cours
des fleuves, à l'aide des voiles , des rames et des chariots,
comment notre Gaule ne verrait-elle pas un bienfait dans
l'ordre que nous donnons de convoquer une assemblée
publique au sein de cette ville, où se trouvent réunies,
en quelque sorte, par un don de Dieu, toutes les jouissances de la vie et toutes les facilités du commerce. »
Au rithme métrique près , cette description poétique de la
ville d'Arles n'est-elle pas le pendant de celle de Narbonne
par Ausone ? Peut-on dire qu'elle est hyperbolique? Les actes
importants du gouvernement d'un grand empire n'ont pas ce
caractère; Arles était tout cela. Concluons donc de la comparaison d'Arles avec Narbonne , comme je l'ai déjà fait de
celle de Lyon avec la même ville, que Narbonne a joué, sous
l'empire romain, le beau rôle de la première, avant elle
d'abord, concurremment ensuite, et qu'elle fut enfin détrônée par Arles. La décadence de cette rivale eut son tour;
elle fut amenée par la dissolution de l'empire d'occident. Un
fleuve comme le Rhône, d'ailleurs, est souvent très-mauvais
voisin ! Comment en douter puisque la rivière d'Aude , bien
moins grande et rapide, et par conséquent beaucoup moins
dangereuse dans ses caprices et ses colères, est pourtant
en grande partie coupable de l'atterrissement de nos anciens
ports dans le lac de Bages ou de Sigean !
L'ARISTARQUE. Bien que les triumvirs chargés de la colonisation de Narbonne n'aient peut-être jeté que les fondements
de ses remparts, je conjecture que la plupart des cérémonies
que les Romains observaient dans la fondation des villes
furent suivies dans une circonstance si solennelle.
L'AUTEUR. Je le crois comme vous par cette raison décisive
que Narbonne devait devenir, ce qu'elle était du temps de
Cicéron, spécula ac propugnaculum populi romani, et
presque un duplicata de la métropole.
L'ARISTARQUE. Ainsi donc on fit ouvrir, avec une charrue
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attelée d'un taureau blanc et d'une génisse du même poil,
un profond sillon autour du terrain qu'elle devait embrasser,
et l'on jeta dans cette fosse les prémices de toutes les choses
dont les hommes se nourrissent.
L'AUTEUR. Sans oublier surtout quelques pelletées de terre
apportées de Rome même pour cet objet, et qu'on mêla
avec celle de la fosse, pour indiquer que les indigènes et les
nouveaux habitants ne formeraient à l'avenir qu'un seul
peuple. Avant d'ouvrir le sillon dont nous parlons et dont
la profondeur signifiait avec quelle solidité on devait travailler à la fondation des murs, on avait tracé l'enceinte de
la ville par une traînée de terre blanche, que l'on honorait
du nom dépure, ou bien avec de la farine. Les prémices
indiquaient que les magistrats futurs de la ville devaient
veiller à pourvoir leurs concitoyens de tout ce qui serait
nécessaire à leur subsistance. Le taureau et la génisse
étaient tous les deux blancs....
L'ARISTARQUE. pour engager, sans doute, les citoyens à
vivre dans l'innocence et la simplicité des mœurs.
L'AUTEUR. C'est cela. La génisse était toujours mise au
joug du côté de'la ville....
L'ARISTARQUE. J'en devine aussi la raison. Cela voulait dire
que les soins du ménage étaient sur le compte des femmes,
dont la fécondité contribue à l'entretien de la population,
tandis que le taureau, symbole du travail et de l'abondance,
étant attelé du côté de la campagne , apprenait aux hommes
que c'était à eux de cultiver la terre et de veiller à la
sûreté publique par leur application à ce qui se passait au
dehors.
L'AUTEUR. Fort bien, mais quoi ! nous avons omis dans
cet intéressant détail la cérémonie la plus essentielle, un
préliminaire qu'aucun fondateur ou colonisateur n'omettait
jamais.
L'ARISTARQUE. Voyons... oh, quel oubli ! les sacrifices aux
�557
dieux , indigènes ou étrangers , sous la protection desquels
on mettait la ville pour savoir si l'entreprise leur serait
agréable. Je me rappelle à présent avoir vu dans Plutarque
qu'on allumait un grand feu après les sacrifices, et que tous
les hommes qui devaient remplir quelque fonction dans la
cérémonie sautaient à travers les flammes, ne croyant pas
que s'il leur restait quelques souillures ils pussent être employés à une opération aussi sainte... Il est déplorable, Monsieur , qu'Ausone ait imprimé sur le front chenu de la vieille
Narbonne le sinistre numéro de 15. Je ne m'étonne plus des
malheurs qui sont tombés sur elle à poignées.
L'AUTEUR. Si Ausone n'avait pas été élevé à Toulouse par
son oncle Arborius, notre ville aurait eu la préséance sur
elle. De combien de vers, dans YOrdre des villes illustres
de cet auteur, Toulouse est-elle gratifiée, en effet? rien que
de neuf, tandis qu'il en a consacré vingt et un à Narbonne,
et que chacun de ces vingt et un vers en dit plus que les
neuf décernés à Toulouse. Car de quoi la complimente-t-il ?
c'est 4° d'avoir été sa nourrice. Ce compliment nous serait
revenu si Arborius, qui professa longtemps à Narbonne,
l'eut encore habitée pendant l'adolescence de son neveu;
2° d'être ceinte d'une zone immense de murs en brique
cuite. Eh, mon Dieu ! ce n'était pas le plus beau de son
affaire. Elle n'avait que des remparts et des palais de brique, tandis que Narbonne en avait en pierre, en granit et
même en marbre de Paros. Des briques, des tuiles et des
tuyaux en poterie ! qui ne sait que Narbonne pouvait en
faire alors comme aujourd'hui un grand commerce; 3° de
son beau fleuve. Je conviens que le pot à eau un peu terreux de l'Aude n'est pas comparable à la grande urne de la
Garonne. Contre toute justice , le frère, car ces deux cours
d'eau célèbres ont la même origine, a été moins bien partagé
que la sœur ; mais Narbonne avait la plus belle rade de
l'univers connu , et Toulouse n'avait seulement pas un bas-
�558
sin grand comme sa place du Capitole; 4° de sa position
entre les monts neigeux des Pyrénées et les montagnes
pinifères des Cévennes. Eh , bien ! Narbonne est aussi près
des uns et plus près des autres que Toulouse; 5° enfin de
ses quatre faubourgs qui n'avaient pas appauv ri sa population centrale. Mais quelle est la ville un peu importante qui
n'avait pas, qui n'a pas quatre faubourgs? Répondez Parisiens , Lyonnais, Marseillais, Bordelais , etc.? reste à savoir
quelle était la population de ces faubourgs. Tout cela , Monsieur , ne dit pas grand' chose. Il n'y a pas tant à s'enfler
d'un pareil éloge. Eh bien ! que l'on fasse la même étude sur
celui de chacune des cités qui priment la nôtre, dans Ausone,
et l'on se convaincra qu'elle ne devait céder la place qu'à
Rome, Carthage , Constantinople et Athènes ; et je ne comprends pas que ce poëte , ayant mis Narbonne au-dessus de
Bordeaux, sa ville natale, ait perché au huitième échelon
de son échelle-double la ville d'Arles, quand la métropole
de la Gaule narbonnaise n'y occupe que le treizième !
L'ARISTARQUE. Pourquoi donc la qualifiez-vous de double
l'échelle d'Ausone ?
L'AUTEUR. Pourquoi, Monsieur! c'est que trois couples de
villes illustres, savoir : Constantinople et Carthage, Antioche et Alexandrie, Catane et Syracuse se disputent la préséance dans son opuscule. Si Carthage y accuse les dieux de
la honte qui va la couvrir , en cédant le pas à Constantinople , elle qui n'en a, dit-elle, accordé qu'avec peine les
honneurs à Rome, Narbonne a le droit de se plaindre avec
cent fois plus de raison de la cruauté du sort qui l'a réduite
à n'être plus qu'une sous-préfecture de seconde classe, et
elle peut bien se permettre , cette ville si humiliée, d'adresser , pour leur rabattre un peu l'orgueil, à cent villes opulentes qui lui doivent le jour, le conseil que le poëte Ausone
donne à Carthage et à Constantinople :
« Componat vestros tbrtuna antigua tumores ! «
�359
En effet, si la première ne fut, à sa naissance, que la
chétive Byrsa, et la seconde que la petite Lygos, presque
toutes les villes de notre ancien Languedoc ne furent au
berceau que des granges (dé mazês) ou des abbayes que les
archevêques de Narbonne menaient à la baguette.
L'ARISTARQUE.
Peste, Monsieur, quels coups de férule !
mais à présent que j'y pense , on compte plus de soixante
éditions partielles ou complètes d'Ausone, et il me semble
que dans une de celles que j'ai vues, Toulouse n'est qu'après
Narbonne.
L'AUTEUR. Oh! tachez de me la procurer.... Mais je vous
vois de temps en temps écrire au crayon quelque chose sur
votre calepin.
L'ARISTARQUE. J'ai tant d'affaires sur les bras ! sans perdre
un mot de ce que vous dites, quand je me rappelle quelque chose de pressant, relatif aux affaires courantes dont je
suis chargé , je le note pour ne pas l'oublier... Ah, pardon !
voilà l'huissier Pradel qui traverse le jardin, sans doute
pour aller au greffe. Je suis à vous.... M. Pradel ! M. Pradel !
PRADEL. Je vous cherchais, Monsieur. Le délai pour faire
opposition au jugement par défaut, obtenu par M. Cordes,
contre votre client Tarbouriech, dit Plumo-lou, expire
après-demain.
L'ARISTARQUE. C'est juste. Eh bien ! faites opposition.
PRADEL. Mais c'est vous qui avez le jugement !
L'ARISTARQUE. Venez le prendre avant mon diner. Je vous
remettrai en même temps, pour le porter aux hypothèques,
le bordereau de renouvellement de l'inscription prise par
M. Lafeuillade sur les biens de Jacques Laprune, de Lapalme. Il ne s'agit pas d'une bagatelle, entendez-vous?
PRADEL. Non pas certes !... vingt mille francs ! je voudrais
bien avoir une demi-douzaine de créances pareilles.
L'ARISTARQUE. Avez-vous fait assigner les témoins, mâles
�500
«il Femelles, qui doivent déposer la semaine prochaine, devant le tribunal de police correctionnelle , en faveur de mon
client Biro-Brumos... je ne me rappelle jamais que de son
surnom.
PRADEL. Mathurin Riquepels, dit Biro-Brumos, de Roquefort, charretier, accusé de voies de fait, armé d'une tavelle,
contre Vincent Ripol, de Saint-Jean-de-Barrou. Vous ne
m'avez pas remis la liste de ces témoins; ils sont quatre ou
cinq. Je vais après-demain de ce côté des Corbières.... à
Fraïssé, et je pourrais faire d'une pierre deux coups.
L'ARISTARQUE. Comment ! vous n'avez pas cette liste ; je
croyais vous l'avoir donnée. Allons ! je vois qu'il faut vous
remettre tout cela au plutôt pour n'être pas pris au dépourvu. Je suis obligé de vous quitter, M. Birat. A jeudi, si la
chose est possible. Au revoir.
L'AUTEUR. Au revoir, Monsieur!... Il s'en va et laisse sur
ce banc une page détachée de son calepin sur lequel il
écrivait, dit-il, ses réminiscences... Eh ! dites donc, M. l'archéologue , vous oubliez ce petit papier
Il me fait signe ,
en riant, qu'il n'en a que faire. Je puis donc sans indiscrétion y jeter les yeux. Mais qu'est-ce que ceci î
Notes sur le candidat H. 13., à l'occasion des entretiens littéraires entre
le mandataire de la Société archéologique et lui, pour servir de recommandation audit sieur H.B., lors de la séance préparatoire, où
seront débattus les mérites respectifs des candidats que l'on présente , en remplacement des trois membres décédés ou réputés
démissionnaires.
Ah , par exemple !.. Ces notes sont dans la forme de celles
que les maîtres de pension adressent aux parents de leurs
élèves.... Est-ce une plaisanterie? il n'en faut pas douter,
puisqu'il me les laisse et qu'il en rit en me quittant.Voyons !
MYTHOLOGIE.
ISien, trop bien même pour un chrétien et pour un
poëte de ce siècle.
�Mi
. Connaît assez bien les cartes des cinq parties du Mon
GÉOGRAPHIE
de , mais pas assez celle du déparlement de l'Aude, qu'un homme
qui écrit sur son département devrait savoir sur le bout du doigt.
Il me flatte quant à la première partie de son assertion ;
mais il a parfaitement raison quant à la seconde... Il a bientôt vu cela. Ah! c'est qu'un avocat achalandé comme il
l'est en sait presque autant qu'un huissier sur cette partie.
. Il semble d'abord qu'un archéologue n'a pas besoin de
connaître cette science, toutefois il n'est pas mal qu'un ou deux de
nos confrères en sachent les éléments. Nous avons des lableaux de
toute dimension à placer, et il est avantageux de savoir d'une ma-
GÉOMÉTRIE
nière exacle si dans tel ou tel pan de muraille peut être casée telle ou
telle toile. Il est bon aussi quelquefois d'avoir précisément la surface
carrée d'une salle ou d'un cabinet. Nous avons déjà un arpenteur en titre; il lui faut un substitut. Le candidat ayant fait un poème dont les héros sont des arpenteurs, et les ayant fait opérer sur le
terrain, a prouvé qu'il savait un peu de géométrie. Autre raison :
nous devons veiller à ce que le niveau scientifique de notre Société
ne s'abaisse pas davantage, il nous faut donc un homme qui sache se
servir du niveau.
Joli calembourg ! mais il se trouve que je ne m'en suis
jamais servi. Il est fort drôle, mon aristarque !
. L'auteur ayant fait à 18 ans, comme pilolin, un voyage à la Martinique, en sait un peu plus long sur cette science que le
commun des martyrs....
COSMOGRAPHIE
Doucement, M. l'archéologue! je tins la barre du gouvernail en allant, c'est vrai; mais je commandai mon quart
au retour, ne vous déplaise!
et serait très-apte à apprendre aux visiteurs du Musée le nom des
mats, des antennes, des cordages et des diverses parties dont se
compose la coque du spécimen de frégate que nous devons à la générosité du capitaine de vaisseau Le Cointre, notre compatriote.
Je m'en tirerais assez mal aujourd'hui.
•
ii
�562
. N'en connaît pas même l'alphabet; paraît ignorer que les
caractères de cette langue s'écrivent et se lisent de droite à gauche.
HÉBREU
Ah ! ceci est une riposte à ma plaisanterie au sujet de la
pierre qui porte une inscription hébraïque.
. A tout à fait oublié le peu qu'il en apprit de lui-même, à 45 ans.
CJREC
Oh! c'est bien vrai... D'où le sait-il? Ce diable d'homme
me confond !
. Bien faible, quoiqu'il larde assez heureusement sa prose de
citations empruntées aux anciens auteurs. Pourrait faire un latiniste
très-passable après deux ans d'étude au séminaire. Incapable, par
défaut d'habitude, comme nous le sommes presque tous, de déchiffrer une inscription faite en abrégé.
MIIÏ
Ah, ah, ah ! il est franc celui-là , au moins.
, Paraît avoir des connaissances générales sur l'Histoire
ancienne et sur l'Histoire moderne, et connaître un peu mieux
celle de Narbonne, ce qui n'est pas à dédaigner depuis que
nous avons perdu l'historien Galibert. J'ai cru reconnaître que l'érudition du candidat, superficielle et mal digérée, était de fraîche
date...
HISTOIRE
Il a parfaitement raison ! je ne savais pas, il y a cinq
ans, le plus petit mot de tout ce que j'ai écrit sur Narbonne.
ce qui ne doit pas être un motif de répulsion, bien au contraire. Se
montrer trop rigoureux serait s'exposer à ne pas trouver des recrues.
Je ne sais pas même s'il est à souhaiter que les candidats soient de
vrais savants. Au pajs des aveugles les borgnes sont rois; mais
quand il débarque sur leur côte un homme doué de deux bons yeux,
l'autorité lui revient de droit, ce qui ne conviendrait pas à tout le
monde parmi nous.
Ah, ah! voilà un aveu bon à constater. Mon aristarque
a une manière de dire les choses qui m'enchante !
�363
HISTOIRE MIUHELLE.
N'en sait que ce qu'il faut pour ne pas confondre une autruche avec un casoar , un éléphant avec un rhinocé-
ros, un serpent boa avec un crocodile, et un hanneton avec une
mouche dAne. Ne remplacerait pas avantageusement, sous ce rapport , celui de nos confrères décédés qui s'est fait un nom dans la
science et qui nous a légué un herbier précieux.
ARCHITECTURE.
Connaît les différents ordres d'architecture; sait
aussi ce qui distingue le plein ceintre de l'ogive et la colonne du pilastre. On ne le mettrait pas au pied du mur en se servant devant
lui des grands mots de stylobate, d'architrave, d'intrados, d'extrados et d'entablement. Un manuel d'architecture ou même le Dictionnaire de la Conversation le mettrait à même, dans quinze jours ,
de soutenir une conversation avec le plus habile d'entre nous en celle
partie.
Qui diable a dit à cet homme-là que j'ai puisé à plein seau
dans le Dictionnaire de la Conversation pour faire quelquesuns de mes articles! S'il n'était pas aussi pieux , je croirais
que c'est une table parlante qui lui a appris tout cela.
PEINTURE.
N'a jamais tenu un pinceau, si ce n'est le pinceau à la
colle, pour remplacer avec du papier quelque carreau de vitre cassé, mais a fait quelquefois à la plume des portraits assez ressemblants.
PALÉOGRAPHIE, ÉPIGRAPHIÉ, ICONOGRAPHIE, GLYPTIQUE, etc.
Néant.... Neuf comme un jeton sur tout cela.
LANGUES ÉTRANGÈRES.
Traduit assez bien quelques octaves du Tasse
et de l'Arioste, assez mai quelques tercets du Dante , mord un peu
à l'espagnol et même au portugais, et sait une demi-douzaine de
mots anglais.
Il me connaît comme sa poche, ce mâtin-là! Quelqu'un
que je soupçonne m'aura trahi, et lui aura donné ma mesure exacte d'homme de lettres et d'érudit.
En résumé, par ce qu'il sait, mais surtout par ce qu'il ne sait pas,
le candidat H. 13. me paraît digne des suffrages de l'honorable Compagnie. Il ne sera d'abord parmi nous que ce qu'on appelle un coin
�864
parse, en style de théâtre, et n'opinera que du bonnet, mais il deviendra bientôt une utilité, et sera du bois dont nous faisons nos
commissaires, dans deux ou trois ans d'ici.
Me voilà bien accommodé ! Quelle spirituelle moquerie !
Vous me le revaudrez, M. l'archéologue, vous me le revaudrez, et pas plus tard que dans notre prochain entretien !
�Septième Entretien.
L'AUTEUR (seul). Mon aristarque se retarde encore aujourd'hui. Je serais bien fâché qu'il ne vint pas; car je me propose , pour tirer une petite vengeance de l'espèce d'examen
qu'il m'a fait subir pendant nos derniers entretiens , tandis
qu'il n'était question, dans le principe, que de l'appréciation de mes couplets contre la Société archéologique , d'être
plus incisif à ce sujet que je ne l'ai été jusqu'à présent. Je
me ferai pour un moment l'écho de cette partie assez nombreuse de mes concitoyens qui trouve que le musée est une
charge écrasante pour la ville, et qui pense qu'avec ce qu'a
déjà coûté cet établissement, on aurait fait bien des choses
utiles et même profitables.
A Dieu ne plaise que je sois tout à fait de ce sentiment !
je me tiens d'ordinaire sur toutes les questions qui divisent
profondément les esprits dans un juste-milieu circonspect ;
la sagesse et la raison sont rarement dans les extrêmes. Si
les uns portent ridiculement le Musée aux nues , les autres
le ravalent beaucoup trop. A les entendre, ils préféreraient
cinq ou six charretées de bon moellon à tous ces débris de
vieux monuments qui encombrent le jardin de l'archevêché
�566
ou surchargent les planchers des salles du musée , sous prétexte que les inscriptions qu'ils portent sont exactement
reproduites dans les planches des œuvres de Catel, Dom
Vaissète, Millin, etc. Le fait est vrai, cependant je serais
bien fâché qu'on n'en conservât pas, aussi longtemps qu'on
le pourra, une vingtaine. Tout le monde n'a pas d'ailleurs
les livres dont je parle, et peut-être même qu'il ne sont pas
dans notre bibliothèque publique.
Ils préféreraient aussi, ces contempteurs du musée, une
cinquantaine de bonnes gravures à ce grand nombre de mauvais ou médiocres tableaux qui en tapissent les murs. Mon
aristarque, j'en conviens, est sans passion à cet égard, et
serait de mon avis sur presque tous les points s'il ne faisait
pas partie de la Société, mais aujourd'hui il ne faut pas
compter sur son exacte impartialité. Rien n'est plus contagieux que l'esprit de corps. Toutefois, je l'ai trouvé jusqu'à
présent de très-bonne composition. Pour rendre notre entretien plus récréatif, il faut l'obliger à sortir de la neutralité,
et à se faire le champion de sa Compagnie. Si je m'aperçois
pourtant que mon hostilité feinte le fâche réellement, je modérerai la vivacité de mes attaques, et le calmerai en lui
disant qu'elles n'étaient qu'un jeu imaginé pour donner du
montant à la conversation.... Oh, mon Dieu! je n'ai jamais
vu tant de soldats dans le jardin qu'aujourd'hui. Ah! c'est
que la caserne voisine en regorge depuis l'arrivée d'un bataillon de Chasseurs de Vincennes. Les vignerons et les bonnes d'enfant leur font une bien mauvaise réputation. Les
premiers disent qu'ils vendangent les vignes mieux que ne
le ferait le gribouri ou l'oïdium, sans qu'on puisse les en
empêcher. On les accuse d'avoir tiré le sabre contre des propriétaires et des gardes-vignes; les patrouilles n'y font rien.
Ces gaillards-là , lestes comme des chiens-courants, rampent sous le feuillage des vignes aussi vite que des lézards.
Quand on les croit sur un point d'une pièce, on les voit
�367
tout à coup lever la tête sur un point diamétralement opposé, et s'enfuir au pas gymnastique avec leurs shakos et
leurs mouchoirs pleins de raisins. Ils se feront mettre aux
arrêts jusques après la vendange; impossible autrement !
D'un autre côté, les servantes les trouvent beaucoup trop
entreprenants, et se dérobent au sans-façon très-indiscret
de leurs manières... Mon aristarque ne viendra pas, c'est
sûr; et, d'ailleurs, comment discuter tranquillement au
milieu de cette bruyante soldatesque !... Le voici enfin!...
Soyez le bien venu, Monsieur ; je vous ai longtemps attendu.
Comment vous portez-vous ?
L'ARISTARQUE. Bien, quoique encore un peu troublé. J'ai
failli être tué.
L'AUTEUR. Et comment donc !
L'ARISTARQUE. Un quartier de pierre aussi gros que mon
chapeau est tombé de deux cents pieds de haut, à un demi
pas de moi, et s'est pulvérisé contre le pavé.
L'AUTEUR. C'était donc quelque aérolithe , car aucune maison de Narbonne n'a la hauteur que vous dites. Vous en
avez, sans doute, porté les débris au musée.
L'ARISTARQUE. N'ayez pas l'air de plaisanter, car je ne ris
pas du tout, et j'ai été me plaindre à la mairie. Cette pierre
est tombée d'un créneau de la grosse tour de l'archevêché,
d'où elle s'était détachée.
L'AUTEUR. Diable! vous l'avez échappé belle, Monsieur, et
je vous en fais mon sincère compliment. Eh bien ! à présent
que j'y pense, je ne suis pas étonné de cet accident, car, il
y a quelques années, en montant au télégraphe, je m'aperçus que quelques pierres de taille du parement extérieur du
mur de la tour, du côté du midi, étaient décharnées d'une
partie de leur ciment et même corrodées ; mais comme la
Mairie ou le Génie avait fait restaurer depuis peu une partie
des guérites angulaires, en encorbellement, qui couronnent
la tour, je me dis que probablement on mettrait les mains
�;it)8
au restant une autre année. Où n'y a plus pensé, et vous
avez failli être écrasé; à quoi tient notre existence !
L'ARISTARQUE. Faites attention à vous, M. Birat, et gardez-vous des Chimères !
L'AUTEUR. Je ne vous comprends pas... Des chimères peuvent encore troubler mon existence ; l'espoir de trouver le
débit de mon livre, s'il est trompé, par exemple, peut
m'humilier un peu, mais il ne m'écrasera pas.
L'ARISTARQUE. Ce n'est pas cela ! méfiez-vous des Chimères
de Saint-Just !
L'AUTEUR. Ah ! j'y suis; vous faites allusion à la chûte d'un
de ces monstres de pierre, appelés Sphinx, Griffons ou
Chimères, qui dégorgent les eaux pluviales des terrasses de
Saint-Just, dont les reins, minés par le temps, se cassèrent, et qui tomba, pendant la nuit, presque de la hauteur
du clocher , sur la maison du sieur Sibadou. Heureusement
qu'aucun membre de sa famille ne couchait dans la partie
de maison où tomba cette lourde masse. La toiture, deux
planchers en furent fracassés, et elle s'enfonça profondément dans le sol. Mon voisinage de l'église m'exposerait
au même danger, mais je me suis assuré que les deux simulacres des monstres fabuleux dont nous parlons, qui, par
leur position, pourraient, en cas de chûte, écraser ma toiture et m'anéantir, ont encore les reins forts, et que leur
croupe est solidement fixée dans le mur qui les supporte.
L'ARISTARQUE. L'accident dont j'ai failli être victime m'a
fait penser à ces pauvres prisonniers royalistes dont vous
me parlâtes l'autre jour, que de fanatiques ligueurs, indignes du beau nom de narbonnais, jetèrent du haut en bas
de la grande tour, pour les punir d'avoir regardé par les
lucarnes de leur cachot, et de s'être réjouis soi-disant de
l'échec éprouvé, sous les murailles de la ville, par un détachement des leurs. Aucun de ces prisonniers ne dut survivre à sa chûte.
�L'AUTEUR.
Oh ! c'est bien sûr. Vous avez amené votre petit
chien ; il est bien joli.
L'ARISTARQUE. Et surtout bien élevé : il sait donner la patte,
rapporter, se tenir assez longtemps debout sur ses pattes
de derrière, et tourner sur lui-même comme une toupie.
Wolf, debout!... Tourne!... Allons, valse!
L'AUTEUR. Fort bien. Voilà une pirouette bien réussie !
Quel air de dignité !
L'ARISTARQUE. Wolf, allez donner la patte à Monsieur.
L'AUTEUR.
La pauvre bête ! cela vaut bien un morceau de
sucre.... je suis fâché de n'en pas avoir.
L'ARISTARQUE. Il n'en tâte que quand je prends le café, et
pas toujours encore. Si ce joli chien appartenait à un pauvre diable, qu'on lui fit une petite jaquette, et qu'on le
coiffât d'un petit chapeau rond, il serait dans le cas, par
ses gentillesses, de donner du pain à son maître.
L'AUTEUR. Les débris de l'aérolithe ne l'ont pas atteint?
L'ARISTARQUE. DU
tout ; mais il a eu bien peur ;
« Serrant la queue et portant bas l'oreille »
il a couru se cacher dans le fond de l'arrière-magasin du
sieur Faurie. Je ne savais ce qu'il était devenu... Mais nous
ne pouvons tenir séance ici ; il y a trop de tourlourous.
Dimanche dernier, toutes les salles du musée en étaient
combles.
L'AUTEUR.
Avaient-ils l'air bien émerveillés ?
Pas trop. Ils ont traversé toute la France
L'ARISTARQUE.
pour venir à Narbonne, où ils tiendront garnison jusqu'à
ce que l'ordre, si gravement troublé en Espagne, se rétablisse, et ont dù voir beaucoup mieux que cela dans les
villes de passage. La facilité inouie des communications nous
fait grand tort, Monsieur; il nous faudrait des visiteurs qui
n'eussent pas dépassé le rayon de notre arrondissement,
pour être dédommagés, par leur admiration, de tout ce que
�570
nous coûte de peines l'entretien du musée.... Nous ferons
bien d'aller nous promener; venez, je suis assourdi de tout
ce brouhaha.
L'AUTEUR. Attendez-donc ! j'entends un roulement de tambour ; on les appelle à la caserne.
L'ARISTARQUE. A la bonne heure ! les voilà qui s'en vont.
L'AUTEUR. Prenez garde à votre chien ! on vous le volera.
L'ARISTARQUE. Ici, Wolf... Taisez-vous !... Couchez-là !...
L'AUTEUR. Ah , les voilà partis !... Il fait bien bon ici. Quel
magnifique berceau de verdure ! Ces platanes ont beaucoup
gagné depuis que nous avons changé de jardinier.
L'ARISTARQUE. Oui; ils sont à présent saturés d'une eau
dont on était trop chiche à leur égard.
Pour en revenir, Monsieur, à la conversation de l'autre
jour, il faut avouer que Sidoine Apollinaire a passé toutes
les bornes d'une louange acceptable dans ses endécasyllabes,
à son ami Consentius , le narbonnais. C'est de l'encens bien
nauséabond qu'il a fait fumer dans sa cassolette, sous le nez
de ce personnage. A la place de Consentius, j'aurais rompu
net avec un flatteur qui me croyait assez sot pour en être
embaumé.
L'AUTEUR. Peste, comme vous y allez! Qui nous dit que
Consentius ne méritait pas une bonne partie de cette louange? Si vous me le permettez , je vais, dans une courte analyse de l'épitre de Sidoine, faire aussi exactement que possible la part de l'exagération qui s'y trouve.
L'ARISTARQUE. Voyons !
L'AUTEUR. Cette pièce contient l'éloge de Narbonne et celui
du seigneur à qui elle est adressée. L'éloge de la ville porte
sur son site, ses édifices publics , ses remparts, ses étangs ,
son port, les produits de son territoire, sa gloire et ses
malheurs ; et celui de Consentius comprend ses aïeux, ses
amis intimes et sa Villa Octaviana. S'il y a exagération quelque part, elle ne se trouve, d'après moi, que dans la seconde
�371
partie. En effet, rénumération des avantages de Narbonne,
fort sèche, du reste, n'avait rien de contraire à la vérité.
Ausone en dit plus sur ces points-là , et l'on se fait une plus
haute idée de la grandeur de l'ancienne Narbonne et de son
commerce par la lecture de l'éloge de cet auteur que par
celle du panégyrique de Sidoine. Pourquoi? c'est parce que
du temps d'Ausone elle n'avait pas encore été livrée aux Visigoths par la trahison du comte Agrippin ou par la faiblesse
de l'empereur Sévère. Quant à son illustration, dix siècles
de gloire et d'opulence contemplaient notre ville du haut de
la montagne qui prit plus tard le nom d'Alaric, pour me
servir de la sublime figure contenue dans la proclamation
du général Bonaparte , le jour de la bataille des Pyramides.
Ses malheurs n'avaient atteint leur point culminant ou le
fond de leur abyme, comme on voudra, mais elle avait été
plusieurs fois saccagée par des hordes barbares ou par des
armées impériales, combattant
« Romains contre Romains , parents contre parents,
« Sous les mêmes drapeaux, pour le choix des tyrans » ,
comme dit à peu près le grand Corneille. Quand Sidoine vint
à Narbonne, elle était occupée par Théodoric Ier, qui l'avait
d'abord vainement assiégée avec toutes ses forces, pendant
plus d'un an, et ses murailles déchirées et branlantes, ses
tours à demi ruinées attestaient à la fois la vigueur de l'attaque des Goths et l'opiniâtreté héroïque des Romains de ce
boulevard de l'empire. Ce spectacle affreusement beau impressionna fortement Sidoine, qui trouva plus tard pour le
peindre une vigueur de pensées, une châleur , une énergie
de style étonnantes dans un versificateur dont la Muse ne
s'inspirait ordinairement, comme celle de presque tous les
poètes badins, que de sujets frivoles et puérils.
L'ARISTARQUE. Oh, oui ! bien puérils, témoin son quatrain
à Leontius, sur des poissons pris pendant la nuit. « Je
�572
« t'envoie le plus gros de tous, lui dit-il, car tu es la plus
« grosse partie de mon âme. »
L'AUTEUR. Ah, ah! mais ces poissons, Monsieur, furent
pris à Narbonne, et ce fut beaucoup d'honneur pour eux et
pour notre ville, d'autant que dans sa lettre d'envoi il dit :
« Dùm apud Narbonam, quondàm Martium dictum, nuper
« factum, etc. », pendant que je prolonge mon séjour à
Narbonne, appelée jadis Martius, et qui vient de se martialiser... passez-moi l'expression.
L'ARISTARQUE.
Oh, alors comme alors ! je lui passe son
quatrain; mais il aurait dû dire si les poissons péchés étaient
des soles , des dorades ou des turbots.
L'AUTEUR.
«
'«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
Solis fise viris, nec expetito
Naturffi auxilio, procul relictis
Promens montium altiùs cacumen,
Non te fossa patens, nec hispidarum
Objectu sudium coronat agger,
Non tu marmora, bracteam, vitrumque ,
Non testudinis Indiae nitorem
Figis mœnibus, aureasque portas
Exornas Asaroticis lapillis ,
Sed per semiruptas superbus arces
Ostendens veteris decus duelli,
Quassatos geris ictibus molares,
Laudandis pretiosior ruinis !
Sint urbes aliaî situ minaces,
Quas vires humiles per alta condunt,
Et per prœcipites locata cristas
Nunquàm mœnia cœsa gloricntur ;
Tu pulsata places, fîdemque fortem
Oppugnatio passa publicavit !
Hinc te martius ille rector, atque
Magno pâtre prior, decus Getarum ,
Roman* columen salusque gentis,
ïheodoricus amat, sibique fidum
Adversos probat anlè per tumultus. »
�875
L'ARISTARQUE. Mais, au dernier vers près, c'est là de la
poésie aussi élevée que les tours de l'ancienne Narbonne, et
je vous sais très-bon gré de m'avoir rappelé ce passage....
Donnez ! toutes les traductions de Sidoine que j'ai vues laissent fort à désirer. C'est aux poètes à traduire les poètes,
si non en vers, ce qui vaudrait beaucoup mieux, au moins
en prose. N'avez-vous pas essayé de traduire ce morceau ?
L'AUTEUR. Si, Monsieur.
L'ARISTARQUE. Eh bien, voyons !
L'AUTEUR. Je ne me flatte pas au moins d'avoir fait à tête
reposée ce que vous fîtes l'autre jour en courant, à propos
d'un passage d'Ausone.
L'ARISTARQUE. Vous êtes trop modeste.
L'AUTEUR. Point, Monsieur, je ne suis que vrai. — Confiante en tes seuls habitants, dédaignant les secours de la
nature, tu dresses dans l'air ta tête superbe, qui dépasse en
hauteur les montagnes de ton bassin. Ni fossé béant, ni
tertre hérissé de palissades ne te servent de ceinture. On ne
voit incrustés sur tes remparts ni le marbre , ni le cristal,
ni l'or laminé, ni le poli éclatant de la tortue indienne ; tes
portes dorées ne sont pas rehaussées de pierreries enchâssées en mosaïque, mais fière au milieu de ta citadelle à demi rompue, étalant les traces d'anciens assauts, tu montres
tes murs secoués par le bélier, et ces brèches honorables
font ton ornement. Que d'autres villes, au site menaçant,
dont des rocs abruptes, bordés de précipices, protègent la
faiblesse, se targuent de leurs remparts toujours entiers !
Tu plais, ô Narbo ! par tes meurtrissures , et ton dernier
siège a proclamé ta vigoureuse fidélité ! Aussi ce prince belliqueux , plus grand encore que son magnanime père, ce héros, la gloire des Gètes, la sauvegarde et l'appui de la race
romaine, Théodoric t'aime, et voit un gage de ta fidélité
dans les désastres que ta résistance t'a occasionnés.
L'ARISTARQUE. Bravissimo !
�. Puisque celte citation vous a mis en goût, vous
L'AUTEUR
savourerez encore ce morceau , je pense :
« Sed non hinc videare fortè turpis
« Quod te machina crebra perforavit !
« Namque in corpore fortium vicorum
« Laus est amplior amplior cicatrix.
« In castris Maralhonis merentem
« Vulnus non habuisse grande probrum est.
« Inter publicolas manu féroces
« Trunco Mutius cminet lacerlo.
« Vallum Cœsaris opprimente Magno
(POMPÉÏO)
« Inter tôt faciès ab boste tutas
« Luscus Sœva fuit magis decorus
« Laus est ardua dura sustinere.... »
. C'est encore très-beau ! ces vers ne sont pas
L'ARISTARQUE
assez connus. Il est bien fâcheux que toute la pièce ne soit
pas de ce style. Il y a dans ce morceau un très-beau mouvement qu'un poète lyrique du pays pourrait imiter dans une
ode à Narbonne, au sujet de nos démêlés avec la compagnie
du chemin de fer. Écoutez ! Sed non hinc videare forte turpis , ne va pas regarder, ô Narbonne! comme un déshonneur, ostendens recentis decus duelli, si portant les marques
de ton combat récent avec M. Carvallo, tes magnifiques
avenues de Montredon et de Coursan , rectilignes et ombreuses , tes beaux débouchés sur Cuxac et Marcorignan, toujours ouverts aux voituriers comme aux piétons, tes délicieuses allées jumelles le long du canal, et les rampes si
douces qui y conduisaient ; si ta verte ceinture d'ormeaux
et de mûriers de la porte Royale à celle de Montmorency, si
presque tous tes agréments enfin, dans une zone large,
fraîche et riante, ont été convertis en obstacles et en désagréments , et si le peu qui en reste est impraticable pour
nos dames, nos vieillards , nos écloppés, et invisibles pour
les valétudinaires, qui ne peuvent traîner leurs pas débiles
plus loin que le pont de YÉcoute. Ne va pas regarder comme
�573
une honte quod te machina crebra perforavit, que cinq
cents pics, pioches ou pelles et cinquante trucs, toujours
en mouvement, t'aient mutilée , ébréchée, perforée, exposée sans ombrelle à toutes les ardeurs de l'été et sans abri à
toutes les rigueurs de l'hiver ; laudandis pretiosior ruinis,
ces ruines font ta gloire et ton orgueil, namque in corpore
fortium virorum, car sur le corps des guerriers généreux ,
laus est amplior amplior cicatrix, plus larges sont les cicatrices , plus ample est la gloire dont ils rayonnent.
L'AUTEUR. Votre imitation, Monsieur,
est presque aussi
belle que la chose imitée, et son originalité me transporte !
J'ajoute qu'ayant vigoureusement lutté vous-même contre
l'opiniâtre représentant de la compagnie du chemin de fer;
qu'ayant été l'un des triumvirs narbonnais qui l'ont obligé
à construire la grande ligne sous les murs de Narbonne , et
non pas à Védillan , pour le plus grand désavantage de notre
cité, bien que vous ne soyiez pas manchot comme Scœvola,
ni louche comme Sœva, ni borgne comme Horacius Coclès ,
mais seulement tant soit peu myope, on peut vous équiparer
à celui que l'on voudra de ces héros romains. Laus est ardua
dura sustinere, qui en doute ? mais s'il est glorieux de soutenir avec courage une lutte difficile , il l'est bien plus d'en
sortir vainqueur.
J'ai suffisamment prouvé , Monsieur, que l'éloge de Narbonne n'était pas trop emphatique....
L'ARISTARQUE. Oh, la preuve est pour moi complète !
L'AUTEUR. Je vais passer à l'examen de l'éloge des deux
Consentius père et fils et de leurs amis de Narbonne ; mais
d'abord n'oublions pas trois choses, à savoir : que les écoles
créées à Narbonne par Auguste, et favorisées par Claude,
avaient propagé dans toute la Narbonnaise le goût des lettres
romaines et des arts libéraux ; que cette ville renfermait des
dépôts de littérature plus complets que ceux de Rome même,
« durante adhùc ibi antiquorum memoria, necdùm abolita,
�;>7G
« siéut Romœ; sans préjudice, dit Thierry dans son Histoire
« des Gaulois, des produits de la littérature contemporaine ;
« car on s'y procurait les ouvrages les plus récents tout
« aussi promptement qu'en Italie » ; n'oublions par surtout
que Narbonne avait déjà produit de grandes illustrations en
tout genre. Eh bien ! pourquoi nous refuserions-nous à croire
que Consentius le père ait égalé, surpassé même en génie,
en science et en agréments de l'esprit ses glorieux prédécesseurs. Si Sidoine ne s'est pas trompé, n'a pas trompé ses
contemporains et la postérité sur le compte de Magnus Félix,
sur celui du jurisconsulte Léon, tous deux de Narbonne,
qui parvinrent aux plus grandes charges , le premier, de
l'empire romain en décadence, et le second, du royaume
des Visigoths, dans sa prospérité, pourquoi l'aurait-il fait
en faveur des deux Consentius? L'espoir de magnifiques
récompenses peut porter des écrivains sans pudeur à
flatter les grands de la terre ; mais l'on est rarement le vil
flatteur des personnages de qui l'on ne peut attendre qu'un
simple retour d'amitié. Sidoine, gendre d'un empereur,
parvint aux plus grands honneurs par son mérite et nullement par le crédit de ses amis de Narbonne. Il était fort loin
de se douter alors qu'il devrait plus tard la cessation d'un
exil, qu'il ne prévoyait pas, à la prière du jurisconsulte Léon,
appelé à devenir le premier ministre du grand roi Euric, Je
crois donc que de bonne foi il s'exagéra le mérite des deux
Consentius comme le sien propre. Les sept Sages de la Grèce
se seraient étonnés , d'après lui, de l'esprit fin et enjoué du
père, qui savait au besoin marier l'âpreté romaine à la délicatesse attique, soit; mais je doute un peu qu'Amphion ,
Orphée, Apollon lui-même et les Muses n'eussent pu trouver des ac'cords aussi harmonieux que les siens, quand il
s'égayait sur la lyre; que s'il eut chaussé le cothurne et
revêtu le syrmate, il eut éclipsé Euripide et Sophocle sur
le théâtre d'Athènes, et que s'il se fut exercé, le brodequin
�577
au pied et le masque de Thalie au front, dans le genre comique, Ménandre lui eut cédé la palme, etc. Impossible au
plus beau génie d'exceller à ce point dans tous les genres !
Modérons ces hyperboles et admettons seulement que par sa
naissance , l'éclat de ses alliances , sa fortune , son savoir,
ses avantages physiques et ses écrits, Consentius le père
était digne de la grande célébrité qu'il s'était acquise. J'en
dis autant de Consentius le jeune ; assez causé sur ces deux
personnages !
. Et la villa Octaviana, leur patrimoine,
L'ARISTARQUE
n'était-elle pas du côté de la métairie de Villa, à cinq cents
pas de Narbonne, de Villa, dont auront été détachés la
Licune et les jardins environnants?
. Non, Monsieur, « cette riante demeure, ces
L'AUTEUR
pénates religieux, qu'habitaient à la fois la pudeur et la
liberté,
si
rarement d'accord, res difficilis sibique dis-
cors », à la description desquels il consacre quelques jolis
vers, n'étaient pas de ce côté. Elle n'était pas non plus sur
le chemin de Narbonne à Béziers , comme le croit M. Guizot,
je croirais plutôt, je vous le dis un jour, que ce domaine
v
était au Lac, sur les bords de La Berre et de l'étang, car ce
point du terroir narbonnais , qui n'est pas de nos jours sans
agréments et qui en était alors plus amplement pourvu,
sans doute, se trouve à peu près à égale distance de Narbonne et de la mer, et Sidoine dit quelque part que tel était
le site de la villa de Consentius.
. Le domaine du Lac est aujourd'hui la pro-
L'ARISTARQUE
priété de M. le duc Sabran... Vous pourriez bien avoir raison!
Si, comme vous me le dites dans notre troisième entretien,
les rois Visigoths avaient par là un château, il est possible
que Théodoric/Ier où ses successeurs en eussent dépouillé la
famille des Consentius.
. Je serais bien plus embarrassé de trouver dans
L'AUTEUR
Narbonne ou sous ses remparts l'emplacement du palais de
H
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ces seigneurs, où, de retour de la campagne, ils s'amusaient
avec leurs a.mis, « à lancer la balle légère, à faire tourner
la toupie frémissante sous les coups de lanière, et à agiter
les dés résonnant dans les cornets. » C'est la salle des bains
de ce palais qu'il faudrait retrouver surtout : vous y découvririez peut-être quelques restes des peintures ou quelquesunes des statues en bronze ou en marbre qui la décoraient,
et qui étaient d'une perfection telle que jamais Mentor, Pra- ,
xitèle, Scopas, Phidias et Polyclète n'en créèrent de pareilles.
. Oh , c'est trop fort !
. J'ai mon garant, Monsieur ! c'est encore Sidoine
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
Apollinaire.
. Oh, alors, vous me fermez la bouche. Si
L'ARISTARQUE
jamais nous avons cette bonne fortune , notre musée éclipsera tous ceux de l'univers.
L'AUTEUR. Je ne crois pas que Sidoine puisse non plus être
taxé d'exagération dans le passage que vous m'avez cité tout
à l'heure ; car ce passage n'est qu'une énumération, fort
peu poétique au reste, des anciens monuments de Narbonne.
Nous savons aujourd'hui qu'il ne les a pas cités tous, car
s'il parle de son théâtre , il ne dit rien de son amphithéâtre,
dont les soubassements furent découverts, il y a vingt ans ,
d'une manière presque miraculeuse, dans un champ semé
en luzerne. Une grande sécheresse, vous ne l'avez peut-être
pas oublié, ayant eu lieu en 1827 , partout où les plantes
de cette luzerne avaient rencontré des substructions, la
végétation fut arrêtée; elles se flétrirent et décrûrent : « la
laouzerdo poussèt énjoust » , comme disent nos paysans, en
pareille circonstance, tandis que dans les autres parties du
même champ, et par l'effet de la bonne qualité du sol, elles
atteignirent, au moment de la coupe, à une belle hauteur.
Cet accident nous révéla sur ce point l'existence des assises
inférieures d'un amphithéâtre, que les antiquaires narbon-
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nais des derniers siècles supposaient aussi avoir existé à
l'extérieur de l'enceinte actuelle de la ville, mais sur un
point diamétralement opposé. Les ovales concentriques du
monument, les galeries, couloirs, vomitoires, les portes
d'entrée et de sortie, et jusqu'aux socles des colonnes, tout
se trouva marqué comme au cordeau, à la règle ou au compas ; aucun doute n'était permis sur son caractère.
L'ARISTARQUE. Soixante et douze portiques de deux mètres
d'ouverture formaient, Monsieur, la division de l'enceinte
elliptique extérieure.
L'AUTEUR. Je le sais. M. Jules Boilly, de Paris, peintre fort
distingué, qui se trouvait alors dans notre ville, leva avec
autant d'exactitude que possible le plan de la partie miraculeusement retrouvée, formant près de la moitié de l'édifice
( le restant ne put l'être, car il s'étend sous un champ
appartenant à un autre propriétaire , qui ne l'avait pas converti en prairie artificielle) , et l'envoya à M. Du Mège,
célèbre antiquaire toulousain, lequel a conclu de ce plan
incomplet la longueur des deux axes du monument, et par
conséquent sa surface totale. Cet amphithéâtre élait un tant
soit peu plus petit que celui de Nîmes, c'est-à-dire qu'au
lieu de trente mille spectateurs, par exemple, il ne pouvait
en contenir que vingt-huit ; mais la partie consacrée aux
jeux s'y trouvait plus grande.
L'ARISTARQUE. Ceci a son importance, Monsieur, car plusieurs des jeux qu'on représentait dans un amphithéâtre :
un combat de gladiateurs, une naumachie, etc., demandaient un grand espace.
L'AUTEUR. Sidoine ne mentionne pas de cirque non plus,
et pourtant Narbonne doit en avoir possédé un : « Des bas« reliefs, encore conservés, y représentent, en effet », dit
M. Du Mège, « des combats d'hommes et d'animaux ; d'au« très, des courses de chars, et ces bas-reliefs ne parais« sent pas avoir servi à la décoration de tombeaux. » Quant
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au forum dont parle Sidoine, il faut nécessairement le reconnaître dans un autre monument, en dehors de la ville et
du même côté, dont on a retrouvé aussi les substructions.
Ces ruines ne sont qu'à dix-huit mètres de l'amphithéâtre.
La longueur de ce grandiose édifice était de cent soixante
mètres. Il était environné de portiques et précédé d'un
temple en saillie.
Je n'ai jamais bien compris, Monsieur, qu'une naumachie en valant un peu la peine ait pu être simulée ailleurs
que dans un grand cirque. Passe pour l'amphithéâtre que
fit construire Vipsanius Agrippa , et qui pouvait contenir ,
à ce qu'on dit, plus de cinquante galères ! mais il était sans
doute en bois, et fut démoli à la fin des jeux. Il devait
être très-facile, par exemple, d'inonder les arènes narbonnaises , car elles touchaient presque à l'étang, et se trouvaient à peu près au niveau de ses eaux. Une longue et large
chaussée, construite de ce côté, et servant de promenade,
mettait l'amphithéâtre et plusieurs monuments voisins, dont
on a aussi retrouvé la trace, à l'abri des crues du lac, provenant des raz-de-marée ou des inondations de la rivière
d'Aude. Mais, au reste, Monsieur, pourquoi le simulacre
mesquin d'un combat de galères, dans notre amphithéâtre
ou dans notre cirque, lorsqu'on pouvait l'avoir en grand,
et le voir parfaitement dans une rade immense, magnifique
et alors partout navigable. C'était bon pour Nîmes, Périgueux ou toute autre ville plus ou moins éloignée de la mer,
pour Rome même , qui en est à plusieurs lieues , mais pour
Narbonne... en ce temps-là ! fi donc ! Eh parbleu ! ma mémoire me sert bien à propos ; il s'en fit une de naumachie ,
Monsieur, dans notre petite Méditerranée, séparée de la
grande par l'île de la Clape, dans notre lac rubrensis ou
rubresus, il s'en fit une, du temps de l'empereur Auguste ,
des plus grandioses, d'unique même en son genre, et qu'Appien ou Suétone rapporte à peu près en ces termes....
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L'ARISTARQUE. VOUS m'étonnez ! Eh bien, voyons ! je vous
écoute avec la plus grande attention. Je n'ai jamais vu
exécuter que des joûtes, sur notre canal, et les tenants de
ce spectacle ridicule étaient si gauches, si peu fermes sur
la planchette qui leur servait de support, qu'on aurait dit
qu'ils n'étaient tous que des garçons boulangers ou cordonniers, déguisés en matelots. Si le nom de joute vient, comme
je le crois, du mot latin juxtà, je vous assure que je le
trouvai, ce jour-là, assez mal appliqué à ce jeu, car les
champions ne se joignirent que rarement. Ils tombaient
quelque-fois l'un et l'autre sans pouvoir se servir de leur
lance, et il arriva même, chose inouie ! que l'un d'eux tomba
comme une balle de farine dans le canot de son adversaire,
et se lésa gravement les côtes sur les poignées des avirons
des rameurs tout épouvantés. On aurait dû lui décerner
un prix de maladresse.
L'AUTEUR. L'an 727 de Rome, cinq ans après la bataille
d'Actium y César Octave fit le partage des provinces de
l'empire avec le peuple romain, et reçut le titre d'Auguste,
que lui déféra le peuple de concert avec le sénat. Il partit ensuite pour les Gaules et se rendit à Narbonne, où il convoqua l'assemblée générale des députés de ces provinces, afin
d'y établir l'ordre et la police, ce que les guerres civiles, occasionnées par la rivalité de César et de Pompée , et par celle
d'Octave lui-même avec Marc Antoine, n'avait pas encore
permis. Daus le but d'explorer les côtes, depuis Nice jusqu'au promontoire d'Aphrodite , aujourd'hui nommé le cap
de Creus, point où commence la côte d'Espagne, il s'embarqua sur sa propre galère, à six rangs de rames, dont
le tillac était surmonté d'une magnifique galerie, qui,
embrassant la poupe et courant tout le long du navire,
tribord et bâbord, laissait à découvert, sur le devant, la
proue où figurait en plein relief une Vénus dorée et merveilleusement sculptée. (On sait que l'orgueilleuse famille des
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Jules, faisant remonter son origine à Énée, roi des Troyens,
regardait cette déesse comme première tige de sa maison ,
et l'honorait sous le nom de Venus Genilrix.)
Le fameux Bucentaure que montaient les doges de Venise,
quand se faisait la cérémonie de leur mariage avec la mer
Adriatique , n'aurait rien été auprès de la galère d'Auguste,
tant étaient beaux ses mâts, ses antennes et ses agrès, tant
étaient riches et de bon goût les sculptures et les peintures
de ses galeries et l'ameublement de l'appartement impérial.
Les plus forts rameurs de la Sicile et de l'île de Crète, vêtus
de blanc et les flancs ceints d'une zone de pourpre, à franges d'or, la faisaient mouvoir, malgré sa masse, avec une
vitesse de trois lieues à l'heure ; ce qui ne doit pas surprendre puisque leur nombre était triple de celui qu'exigeait
le service de cette galère merveilleuse, et qu'ils se relevaient
toutes les heures pour reprendre haleine. La décoration du
couronnement du navire, encore plus riche que celle de la
proue et de l'éperon tranchant qui la terminait, représentait la divinité du Tibre, qui, la tête couverte de roseaux,
et nonchalemment appuyée sur son urne penchante, regardait avec complaisance une grosse louve allaitant deux charmants nouveaux-nés du sexe masculin, images gracieuses
de Romulus et Remus. Un peu en avant du gouvernail et
dans l'habitacle , enrichi de pierreries , où la boussole pivotait en se balançant...
L'ABISTARQUE. Ah, ah, la boussole, qui ne fut connue des
navigateurs chinois qu'au XIIe siècle de notre ère, et dont
on n'usa dans la Méditerranée qu'au treizième !
L'AUTEUR. ...pendait un petit tableau représentant une galère dont la poupe était fracassée, et précipité, la tête la première, le gouvernail encore à la main , dans le sein d'Amphitrite, le malheureux Palinure, maître timonnier du vaisseau d'Enée. On voyait se perdre dans les airs la divinité
perfide, qui n'ayant pu , sous les traits de Phorbas, engager
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ce prudent nautonnier à quitter son poste, malgré la sérénité du ciel et le calme des flots, lui avait aspergé les tempes avec quelques gouttes d'eau du lethé dont elle avait
imbibé son rameau.
L'ARISTARQUE. C'était, sans doute , pour recommander la
vigilance aux pilotins de la galère impériale, que ce joli tableau avait été placé dans l'habitacle de la boussole. Mais
que diable allait-il faire dans cette galère , toute magnifique
qu'elle était, l'empereur Auguste?
L'AUTEUR. VOUS êtes distrait, Monsieur; je vous l'ai dit, il
allait reconnaître les côtes de la Gaule méridionale de Nice
au cap de Creus. Cependant, changeant tout à coup de pensée, après avoir doublé Marseille, dont il détourna la tête
avec indignation, et qu'il se promit bien d'humilier, en lui
suscitant dans Narbonne une rivale favorisée, pour la punir
d'avoir embrassé le parti de Pompée, il fit cingler droit vers
le cap de Creus, se réservant de voir le reste de la côte à
son retour, et il alla offrir, à son arrivée, un sacrifice à
Vénus, dans le temple qui le surmontait, et qui a donné
son nom à Port-Vendres ( Portus Veneris ). Après cet acte
de piété quasi-filiale, vu sa prétendue extraction divine, il fit
raser à la galère la côte du golfe de Narbonne, aussi près que
possible, et reconnut le cap de Leucade, nom grec donné
dans des temps plus reculés par des navigateurs de la Hellade
ou par Pithéas , de Marseille , à ce promontoire élevé, d'une
teinte blanchâtre , et à la presqu'île qu'il domine. Il l'examina avec beaucoup d'attention, fit tout à coup des gestes de
surprise, et le montra du doigt à son gendre, le général
Agrippa, assis en face de lui, dont les regards, à cet aspect,
exprimèrent aussi un grand étonnement. Une heure après,
la galère impériale était en vue du gradus narbonnais, dans
lequel elle entra rapidement, et comme poussée par les
Néréides.
L'ARISTARQUE.
La narration de Suétone, que vous bro-
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dez sans doute, n'a pas, tant s'en faut, cette rapidité. Mais
qu'elle était donc la cause de l'étonnement simultané des
deux princes, et quel rapport ce trajet a-t-il avec le simulacre de combat naval que l'empereur fît exécuter à Narbonne ?
L'AUTEUR.
VOUS
le saurez bientôt... Si la vue du cap de la
presqu'île de Leucade avait frappé d'étonnement Octave et
sou gendre, celle du lac narbonnais , et surtout celle de la
fière Narbonne , majestueusement assise, le front couronné
de son capitole, au fond de ce lac , et presque eh face de la
goule de communication avec la mer, y mirent le comble.
L'empereur ne put plus se contenir, et se levant en sursaut :
« Agrippa, dit-il, quelle illusion s'en vient fasciner mes
« yeux et mon esprit! Ce lac, ce détroit, cette ville, la
« presqu'île que nous venons de longer, je les ai vus en
« Epire, et de manière à m'en rappeler le reste de mes
« jours ! N'est-ce pas là le golfe d'Ambrascie ? N'est-ce pas
« la ville d'Actium que je vois là-bas au fond du lac, et, au
« midi de ce golfe, n'avons-nous pas contourné tout à l'heure
« la presqu'île de Leucadie, qui est aussi au midi d'Actium
« et presque à la même distance ? Cette forêt de mâts et
« d'antennes qui me cache une partie des remparts de Narv bonne ajoute encore à mon enchantement. »
— « Ma surprise est égale à la vôtre , prince, lui répon« dit Agrippa, car je ne connaissais pas ces parages. Le
(\ souvenir de cette fameuse bataille, gagnée sous les auspi« ces de Jupiter.... et sous les vôtres aussi, car vous êtes
« un dieu pour nous , dans le golfe d'Ambrascie, si sembla« ble à celui de Narbonne, m'assiège en ce moment, et j'ai
« hâte d'arriver à Actium.... je me trompe, à Narbonne,
« pour rendre de nouvelles actions de grâces aux dieux d'une
« victoire qui a assuré dans vos habiles mains le sceptre du
« monde.... » C'est Agrippa ou plutôt Appien qui parle,
Monsieur, ce n'est pas moi.
�S85
L'ARISTARQUE.
VOUS
faites bien de me le rappeler, car
j'ellais l'oublier.
L'AUTEUR. Dès que la galère de l'empereur, qu'avaient
signalée toutes les vigies de la côte, fut en vue de Narbonne, tous les bâtiments de nations différentes qui encombraient sa rade se pavoisèrent du bas des mâts et des antennes jusqu'à la cime, et la ville fut toute en émoi. Depuis la
porte Aquaire jusqu'à cette partie du rivage du lac, comprise entre le domaine de Montfort et les dépendances de
celui de La Coupe, qu'un coteau continu et élevé abrite du
vent de cers, la dixième légion romaine, composée de soldats du pays , et celle de VAlouette (Alauda ) que recrutaient
les milices du Bas-Languedoc, formaient deux longues haies
sur la voie par où l'empereur devait passer. Le proconsul
de la province avec ses licteurs aux faisceaux couronnés
de laurier, les duumvirs et les décurions narbonnais, l'intendant de la teinturerie impériale de Mont-Laurés ( Mons
Laureatus ), une foule d'officiers de tout rang, l'élite des
jeunes filles et des jeunes garçons de la ville , qui devaient
le conduire en dansant...
L'ARISTARQUE. Les Treilles, n'est-ce pas?
L'AUTEUR. Non, Monsieur, la Pomone ou la Flore.
L'ARISTARQUE.
Je n'ai jamais entendu parler de ces dan-
ses-là.
L'AUTEUR
(à part). Je le crois bien, (haut) qui devaient
le conduire en dansant jusqu'au palais du Capitole, et les
Sevirs Augustales, prêts à faire fumer l'encens en son honneur , car ils s'étaient voués à la divinité d'Auguste, et la
célébraient cinq jours de l'année par des Tauroboles et de
grandes largesses au peuple , l'attendaient pour lui faire fête
à sa descente de la galère, et composer un cortège digne de
lui, quand il entrerait dans Narbonne. Ils étaient suivis
d'un des plus grands citoyens dé la ville, de la famille des
Magnus (qui devait s'offrir en expiation dans leTaurobole,
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et recevoir sur lui tout le sang de la victime), des sacrificateurs et du taureau qu'on devait immoler, pour obtenir des
dieux la conservation des jours de l'empereur et de la prospérité de son règne. C'était le plus noble animal qu'eussent
jamais nourri les pâturages des prairies du domaine de Riumar (appelé aujourd'hui Lacoste ). Ses cornes évasées qu'on
avait dorées et décorées de guirlandes, son garrot élevé,
son ample fanon, sa large échine, couverte d'une housse
magnifique, ses jambes sèches , ses fins sabots lui donnaient
l'air du fameux bœuf-gras qu'un cortège de bouchers, travestis en romains, en paladins, en caciques et en chinois,
promènent tous les ans, dans les plus beaux quartiers de
Paris, le dernier jour du Carnaval, avant son immolation...
que dis-je, le bœuf Apis, recevant en Egypte les honneurs
divins, n'avait pas la mine plus fière !
L'ARISTARQUE. Et le collège des Druides ne faisait-il pas
partie du cortège?
L'AUTEUR. Non, Monsieur, car ces prêtres boudaient l'empereur, qui avait interdit leurs sacrifices inhumains. Un
immense vivat, que l'on put entendre de toute la banlieue ,
l'accueillit quand, la couronne de laurier au front et le
manteau de pourpre sur les épaules, il parut appuyé sur
Agrippa, au haut de l'escalier de la galère, et ce vivat, de
plus en plus nourri, car il semblait que toutes les populations de la Narbonnaise eussent quitté leurs demeures pour
aller au devant du maître du monde, se reproduisit cent et
cent fois durant son trajet triomphal du port des Galères au
Capitole.
L'ARISTARQUE. Et cette naumachie, Monsieur, cette naumachie grandiose que Suétone ou vous me faites tant attendre,
quand donc s'exécuta-t-elle?
L'AUTEUR. Deux mois après seulement. Ce temps-là fut à
peine suffisant pour les apprêts
J'oubliais de dire que
César Auguste, en descendant de la galère, ou plutôt de la
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Talamègue ( car c'est ainsi que s'appelaient, je crois, les
vaisseaux qui comme celui de Démétrius Poliocerte avaient
des appartements et des lits, et qui, longs de plus de cent
mètres, larges de vingt et hauts de vingt-cinq environ,
n'étaient que de parade), j'oubliais de dire que César Auguste
monta sur un magnifique quadrige , attelé de huit chevaux
blancs, dont les housses ruisselaient de pierreries et dont les
plumails étaient faits de plumes d'autruche et d'oiseaux de
paradis.
L'ARISTARQUE.
Oh, oh! d'oiseau de paradis; il ne paraît
pas que les anciens aient connu ce bel animal, qui n,e naît
et ne peut vivre que dans la partie la plus orientale de l'Asie,
avec laquelle les Romains d'alors n'avaient aucune relation.
L'AUTEUR.
VOUS
m'interrompez toujours !... Quand il passa
sous l'arc de triomphe qui décorait la porte Aquaire, et
dont les transparents représentaient les combats mémorables de ses lieutenants , pendant la dernière guerre civile ,
un grand aigle , aux aîles déployées , fort artistement figuré,
déposa sur son front, aux applaudissements de la foule, une
couronne d'or, enrichie de diamants, qu'il tenait dans ses
serres, et une troupe de jeunes perroquets du plus beau
plumage, parfaitement dressés, jacquassèrent distinctement les saluls suivants : « Bonjour César ! soyez le bien
« venu César ! que les dieux vous conservent, empereur
« tout puissant, pour la paix du monde et la gloire des
« Romains ! »
L'ARISTARQUE.
Et ne lui demandèrent-ils pas, ces perro-
quets si gentils , s'il avait déjeûné ?
L'AUTEUR. Oh, fi donc ! ils étaient trop bien appris pour
cela. Mais aucun de ces compliments ne fit autant de plaisir
à l'empereur qu'une épigramme, à l'adresse de Marc Antoine , que lui caquetta une vieille pie : « Que fait Antoine en
« ce moment? Le drôle boit en fuyant. » Quid facit Antonius ? Fugit et Mbit.
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L'ARISTARQUE.
Je comprends parfaitement; l'ivrognerie
était, en effet, un des vices de l'ex-triumvir.
L'AUTEUR. Eh bien, Monsieur ! malgré votre sagacité, vous
n'y êtes pas tout à fait.
L'ARISTARQUE. Comment !
L'AUTEUR. Antoine s'était enfui en Égypte, n'est-ce pas?
Eh bien ! rappelez-vous qu'on disait que les chiens de ce
pays buvaient en courant, de peur des crocodiles, quand
ils se désaltéraient sur les rives du Nil. Cette épigramme
avait donc plus de sel que vous ne pensez.
L'ARISTARQUE. Vous avez raison.
L'AUTEUR. L'empereur acheta tous les perroquets jaseurs
au poids de l'or; mais la pie qu'avait si bien éduquée un
barbier de la voie sacrée valut à son précepteur, nommé
Pontius Segala , une largesse de vingt mille sesterces.
L'ARISTARQUE. Nous avons encore beaucoup de ces noms-là
dans Je pays.
L'AUTEUR. Les Pons, abréviation de Pontius, et les Segala
sont en effet très-communs dans notre arrondissement. Pendant les premiers jours qui suivirent cette ovation , ou plutôt cette apothéose, Auguste s'occupa avec ses ministres
des règlements relatifs à l'administration des Gaules, disposa du gouvernement des provinces de ce pays immense ,
et fit expédier des lettres de convocation à tous les chefs de
Clan.
Quand tout cela fut fait, il songea aux divertissements à
donner à ces députés, pendant la décade de leur séjour à
Narbonne. Il n'était pas en peine de contenter les appétits
gloutons de chefs de tribus presque sauvages, étrangers aux
délicatesses de la cuisine impériale, mais le chapitre des
jeux le préoccupait avec juste raison; car il voulait que
ces jeux leur donnassent une grande idée de la civilisation
romaine et de la puissance de l'empire. Tous les exercices
de la palestre païenne figuraient sur le programme des fêtes:
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courses à pied, à cheval ou en char dans le cirque, tir à
l'arc, au javelot ou à la fronde, luttes, pancrace , pentathle,
jeux numides sur plusieurs chevaux, en sautant de l'un à
l'autre , combats de gladiateurs entr'eux ou contre des bêtes
féroces, dans l'amphithéâtre, tragédies, comédies, atellanes,
sur le théâtre, rien n'était omis. Les étrangers étaient admis
à concourir pour remporter les prix magnifiques réservés
aux vainqueurs, et cependant Auguste n'était pas content;
il lui fallait pour le dixième jour un spectacle qui fit une
plus grande impression sur ses hôtes farouches et guerriers.
Tout à coup Agrippa se frappe fortement le front de la main
droite, en s'écriant : « Je l'ai trouvé ! je l'ai trouvé ! »,
comme si une grande idée lui traversait l'esprit. « Voyons,
« lui dit l'empereur, que venez-vous d'imaginer? — Prince,
« lui répondit son gendre, j'ai été frappé comme vous du
« site de Narbonne, si semblable à celui d'Actium, et de
<c la ressemblance de sa rade et des côtes voisines avec le
« golfe d'Ambrascie. Le golfe d'Ambrascie est sans doute
« plus grand ; mais, en revanche, Narbonne a une toute
« autre importance que la ville d'Actium; et ce demi cercle
« de magnifiques villas appartenant aux premières familles
« de Rome et de la Narbonnaise, toutes plus belles les unes
« que les autres, et qui se terminent aux hauteurs de Bail ges, bourg qui a pris son nom sans doute de la ville de
« Baies, dans le golfe de Naples, parce qu'il en a tous les
« agréments, ne se voient pas sur le littoral du Sinus Am« bracien. Veuillez m'écouter, prince ! La bataille d'Actium
« vous a donné l'empire du monde ; eh bien ! c'est d'elle, à
« mon avis, que vous devez donner la représentation, sur
« ce beau lac , dans les plus grandes proportions et avec le
« plus d'exactitude possible, aux députés bataves et gau« lois, étrangers à ces imposants spectacles. Donnez-moi
« les plus amples pouvoirs ; n'épargnez dans le but que vous
« poursuivez ni l'or, ni les navires, ni même le sang des
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« gladiateurs, des esclaves et des criminels, dont vos pri« sons regorgent. Nous avons près de deux mois devant
« nous, et d'ailleurs les ressources de Narbonne, cette se« conde Rome, sont immenses. Dans deux mois, tous les
« préparatifs seront faits. Trois cents galères, de toute for« me, romaines et égyptiennes, avec leurs ponts-volants,
« leurs balistes, catapultes et corbeaux, manœuvrées par
« vingt mille rameurs, et armées de trente mille combat« tants, seront réunies dans ce havre. C'est moi, c'est
« Agrippa , que vous avez estimé digne par son dévouement
« à votre personne sacrée d'être votre gendre et votre lieu« tenant, c'est Agrippa que la bataille d'Actium a mis, je
« crois , au rang des grands capitaines, qui se charge de la
« direction d'un spectacle où doivent se reproduire toutes
« les phases de cette célèbre journée. Les flots de ce lac,
« souvent jaunis par le limon dont le souillent les eaux
« bourbeuses de l'Atax , seront rougies momentanément,
« c'est vrai, du sang qui coulera dans ce combat, mais les
« survivants d'une chiourme méprisable seront libérés de
« toute servitude, et des terres à cultiver leur seront dé« parties gratuitement dans la province. Les autres seront
« ravis de contribuer par leur trépas aux plaisirs du maître
« du monde, et les témoins de ces jeux terribles, alliés
« douteux ou sujets frémissants , frappés de leur nouveauté
« et de leur grandeur, de retour dans leurs tribus, apprenti dront à leurs compatriotes à respecter la majesté du peu« pie romain.... A propos, j'ai vu dans le cortège le vieux
« narbonnais Terrentius Varro, qui fut le lieutenant de
« Pompée dans la guerre contre les pirates de la mer Égée
« et de la Cilicie, et qui obtint du peuple, après leur entière
« destruction, une couronne navale, honneur très-rare
« parmi nous, et qui n'a été décernée encore qu'à Duillius
« et à moi. Il s'est rallié, sans doute, à votre parti, comme
« tous les bons citoyens, puisqu'il a fait un dithyrambe à
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« votre louange ; car ce loup de mer est aussi poète. Sa
« grande expérience de la marine me sera nécessaire pour
« accélérer les préparatifs de la fête. Donnez-le moi pour
« second, prince, et vous serez content. » Auguste, ravi
de l'idée heureuse d'Agrippa, l'en remercia vivement, lui
donna carte blanche pour la direction du spectacle, et mit
à sa disposition ses trésors, ses vaisseaux, ses esclaves et
ses gladiateurs.
L'ARISTARQUE. Eh bien, Monsieur, tout fut-il prêt au jour
indiqué, et la bataille se donna-t-elle? •
L'AUTEUR. Oui, Monsieur; Appien prétend que trois cents
galères, séparées en deux flottes, y prirent part. Mais Paterculus, qui passe pour un historien plus exact, assure qu'il
y en eut plus de quatre cents. Quantité de gladiateurs et
toute la ménagerie impériale arrivèrent de Rome; des milliers
de matelots, bien exercés, vinrent d'Espagne, d'Italie, de
la Grèce et de l'Afrique ; il vint des îles Baléares des bataillons d'archers et de frondeurs, et soixante galères égyptiennes , aux poupes élevées, aux rostres ornés de serpents,
de crocodiles et de statues représentant les dieux bizarres
de cette contrée superstitieuse, précisément les mêmes qui
avaient figuré à la bataille d'Actium, et qui, prises à Alexandrie , après la mort d'Antoine et de Cléopâtre, pourrissaient dans les ports de la Sicile, entrèrent dans le sinus
narbonnais armées et équipées. L'ordre de bataille qui avait
eu lieu à Actium fut observé des deux côtés, et le 2 septembre, à midi, c'est-à-dire le même jour et juste à la même
heure où ce fameux combat avait été livré, le signal de la
représentation fut donné par l'empereur lui-même du haut
de l'amphithéâtre dressé à cet effet sur la longue chaussée
dont j'ai parlé. Les deux flottes marchèrent Lune contre
l'autre avec de grands cris. L'acharnement fut grand des
deux côtés, car les gladiateurs et les esclaves qui composaient les équipages des galères avaient prononcé la formule
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d'usage : « Ave César ! morituri te salutant » , en passant,
avant de s'embarquer, devant le pavillon impérial, où trônait Octave, ayant à ses côtés les grands de sa cour, les
principaux magistrats de Narbonne et leurs femmes ou filles,
brillantes d'attraits et de parure. Un grand nombre de chefs
éduens, séquanais, vénètes, belges, allobroges, etc., siégeaient sous d'autres pavillons érigés à droite et à gauche du
pavillon impérial. L'aîle droite de la flotte d'Antoine soutint
vaillamment l'effort de l'aîle gauche de la flotte Césarienne.
A l'autre extrémité de la baie, dans la direction de Montplaisir, les vaisseaux des deux partis s'abordèrent également,
et plus d'une trirème , voguant tout à la fois à la voile et à
la rame, enfonça son éperon d'airain dans le flanc de la
trirème qui lui faisait tête. Toutes sortes de projectiles furent lancés du haut des tours de bois des plus gros vaisseaux
par les balistes et les catapultes qui y avaient été dressées.
Nombre de galères dont les bordages furent brisés par la
violence du choc , reçurent dans leur large ventre inimicum
imbrem, l'eau de l'étang qui s'y jetait à gros bouillons.
Apparuerunt multi nantes in gurgile vasto, beaucoup de
rameurs et de soldats blessés furent vus' nageant dans le
gouffre immense , et plurima mortis imago , et cent images
différentes de la mort frappèrent les avides regards des spectateurs. Trente vaisseaux des pfus lourds, incendiés par des
pots-à-feu, allèrent s'échouer sous les hauteurs de Bages ;
mais la victoire était encore indécise quand, à la cinquième
heure du soir, on vit les soixante galères égyptiennes qui
s'étaient tenues en arrière, rompre leur ligne, virer de bord
et s'enfuir honteusement, à force de voiles et de rames,
comme à Actium. Il faut vous dire, Monsieur, que la galère
capitane de cette escadre avait à son bord la comédienne
Cythéris, ancienne maîtresse d'Antoine à l'époque où, lieutenant de Jules César, il passait son temps à Narbonne dans
la débauche ou à tramer des complots contre son général,
�car Cicéron l'en accuse dans une de ses philippiques. C'était
avec elle qu'il avait souvent paradé, dans l'hippodrome, sur
un char tiré par des lions. Dans la circonstance présente,
Cythéris , encore jeune et belle, figurait la brillante reine
d'Égypte, et cinquante nymphes, choisies dans les lupanars
viœ calidœ, de la voie..... infâme, lui servaient de dames
d'honneur. Un moment après cette fuite , le vaisseau-amiral
de la flotte d'Antoine fit la même manœuvre, et suivit la
même direction. C'était ce triumvir ou plutôt le tragédien
/Egyptus, chargé de ce rôle, qui suivait à la trace l'impudique Cléopâtre, comme l'avait fait Marc Antoine au combat d'Actium, à son grand déshonneur, abandonnant et
trahissant ainsi ceux qni combattaient et mouraient pour
sa cause. Les huées d'un million de spectateurs entassés sur
les remparts de la ville, sur les combles des maisons , sur
les chaussées de l'étang et le long du rivage, depuis Bages
jusqu'à Riu-mar, accueillirent cette défection, et d'immenses vivats en l'honneur d'Auguste les suivirent. Ce fut la fin
du spectacle. La nuit laissa tomber son rideau ténébreux
sur cette vaste scène, et la foule se dispersa de tous côtés.
Il est probable que, malgré la grande étendue de Narbonne,
beaucoup de spectateurs couchèrent à la belle étoile...
L'ARISTARQUE.
« Les uns avec leurs femmes . mironton . ton . ton . mironlaine .
« Les uns avec leurs femmes et les autres lous seuls. »
L'AUTEUR. Suétone n'en dit rien ; il finit son récit en disant
que le lendemain on ramassa tous les cadavres éparpillés
sur le tillac des galères ou flottant sur les eaux, au nombre
de plusieurs milliers, et qu'on les transporta dans des chalands aux îles piplées, situées au milieu de l'étang, pour
y être brûlés. Ce fut cette fête , dont des païens dépravés et
féroces pouvaient seuls avoir l'idée et repaître leurs regards,
qui fit donner lacui narbonnensi, au lac narbonnais, rougi
"
38
�S94
du sang de tant de victimes humaines , le nom de lacus rubrensis, c'est-à-dire d'étang rouge, qu'il a porté pendant
plusieurs siècles , et qu'il avait encore du temps de Pomponius Mêla.
. Ce récit est bien long, Monsieur. Appien
L'ARISTARQUE
n'était pas un Tacite... Ah ça! je ne vous ai presque pas
interrompu, et je n'ai pas eu l'air de révoquer en doute la
vérité de votre citation ; mais vous ne croyez pas peut-être
m'en donnera garder. Ni Suétone, ni Appien, ni Paterculus
n'ont dit un mot de tout cela , et vous l'avez rêvé si vous ne
l'avez pas composé pour vous divertir.
L'AUTEUR. Je me suis autorisé, Monsieur, dans cette invention , de l'exemple que vous me donnâtes, il y a trois semaines. Vous me fîtes passer la vôtre sous le couvert du
poète Hésiode, je vous débite la mienne sous celui du biographe Suétone; c'est un rendu pour un prêté; mais mon roman
n'a pas le mérite de celui de Jupiter et Mnémosyne, s'il a
tout juste la même longueur.
L'ARISTARQUE. Je vous sais gré de l'avoir lardé de quelques
citations historiques, applicables à notre ville. Vous me
prouvez une fois de plus que vous savez faire entrer heureusement dans des cadres élastiques tous les souvenirs variés
et piquants que vous fournit à profusion votre mémoire peu
commune. Cela ne peut se faire sans quelques anachronismes et sans des longueurs. Un narbonnais aurait mauvaise
grâce à vous les reprocher; pour un étranger, c'est autre
chose.
. Aussi, Monsieur , n'est-ce pas pour les étran-
L'AUTEUR
gers que j'écris, surtout quand je,me sers de l'idiome populaire.
. On pourrait presque vous appliquer ce que
L'ARISTARQUE
dit quelque part Cicéron de M. Terrentius Varro, le plus
érudit des Romains, à propos de sa description de Rome :
« Nos, inquit, in nostrà urbe peregrinantes errantesque
�595
« tamquàm hospites, tui libri quasi domum reduxerunt,
« ut possemus aliquando qui et ubi essemus agnoscere. »
L'AUTEUR. Oh, Monsieur ! ne faites pas de ces comparaisons-là , si vous ne voulez pas me couvrir de confusion.
L'ARISTARQUE. Ce qui me frappe, Monsieur, dans votre
invention , c'est sa vraisemblance. En effet, l'histoire nous
apprend que César Auguste institua des fêtes commémoratives de la bataille d'Actium , qui se célébraient tous les
cinq ans , et qu'il se trouvait à Nàrbonne le 2 septembre de
la 31me année avant Jésus-Christ, jour anniversaire de cette
bataille. On sait qu'il avait un goût prononcé pour les naumachies ,. qu'il tenait de son père adoptif, inventeur de ces
jeux nautiques; ce qui le prouve, c'est qu'il fit construire
un grand amphithéâtre ayant cette destination spéciale;
il était alimenté par des canaux souterrains, dont la plupart avaient une communication directe avec le Tibre.
Agrippa , son gendre , aimait aussi les naumachies avec passion. On sait encore qu'Antoine, quand il n'était que lieutenant de Jules César, séjourna longtemps à Narbonne,et
qu'il en scandalisa tous les habitants par ses débauches avec
la comédienne Cythéris ; et qu'enfin Terrentius Varro, l'Atacin, ancien lieutenant de Pompée, était très-capable de faire
des dithyrambes et d'assister Agrippa pour la mise en scène
d'une naumachie. Tout cela joint aux autres circonstances
de votre récit, fondées sur la ressemblance de notre étang
avec le golfe d'Ambrascie , dont il semble une réduction, de
celle de la presqu'île de Leucate avec la péninsule de Leucadie, sise à l'entrée de ce golfe, et sur la qualification de
Rubresus qu'a gardé pendant longtemps notre lac, ajoute
à la vraisemblance. C'est à tel point que si la naumachie
dont vous parlez n'a pas eu réellement lieu, elle était dans
l'ordre des choses faisables , et je m'étonne qu'Auguste n'ait
pas pensé à un pareil spectacle;... mais que sait-on !
Vous n'avez pas fait la description de la galère qui portait
�590
la fausse Cléopâtre, sans doute pour ne pas vous répéter ,
car vous vous êtes longuement étendu sur la Talamègue
d'Auguste ; mais je vais remplir cette lacune en vous rappelant par à peu près la description du vaisseau sur lequel
s'embarqua la véritable Cléopâtre pour aller au devant
d'Antoine, qui ne la connaissait pas encore, quand il alla
prendre possession de son gouvernement d'Orient. Ce n'est
pas dans Appien que je l'ai vue, mais bien dans Plutarque :
Cléopâtre allant à Tarse, où Antoine l'avait mandée, fit
ce voyage sur un vaisseau brillant d'or et orné des plus
belles peintures. Les voiles étaient de pourpre , les cordages
d'or et de soie. Cette belle reine était habillée comme on représentait alors la déesse Vénus , et ses femmes représentaient les nymphes et les grâces. La poupe et la proue étaient
remplie des plus beaux enfants, déguisés en amours. Elle
avança dans cet équipage sur le fleuve Cydnus, au son des
meilleurs instruments de musique. Tout le peuple de Tarse
la prit pour la déesse elle-même. On quitta le tribunal d'Antoine pour courir au devant d'elle. Ce romain alla lui-même
la recevoir, et en devint éperdument amoureux.
L'AUTEUR. Oh ! si j'avais eu connaissance de cette description , je n'aurais pas manqué d'en faire mon profit.
L'ARISTARQUE. VOUS y êtes à temps encore. Pourquoi ce
beau vaisseau, mis aussi hors de service, ne se serait-il pas
trouvé dans quelque port de la Sicile, comme les autres
galères égyptiennes?
L'AUTEUR. Ah, ah ! je vois en marge d'un de mes brouillons
qu'Auguste quitta Narbonne le 25 septembre de cette année
fort content de l'accueil qu'il avait reçu des Narbonnais,
mais un peu humilié d'avoir entendu siffler sa tragédie
A'Ajax, qu'il avait fait représenter sur le théâtre de notre
ville savante, sans en faire connaître l'auteur. Le poëte
Horace, qu'il avait voulu emmener avec lui, mais qui s'était
refusé à faire ce voyage, en s'excusant sur le mal de mer,
�597
auquel il était sujet, avait osé lui prédire cet insuccès;
mais il n'en tint pas compte. Il s'était persuadé peut-être
que les Narbonnais étaient moins difficiles que les Romains
pour ce genre de spectacle ; il se trompa grandement ! Cet
échec, auquel il fut assez sensible, le décida à détruire sa
tragédie. Il la jeta par-dessus le bord à son retour en Italie.
L'ARISTARQUE. Ceci, Monsieur, ne vous en déplaise , est en
opposition avec ce que rapporte Macrobe. Cet auteur dit
qu'Auguste n'étant pas satisfait de sa tragédie d'Ajax l'effaça.
Dans la suite, Lucien , auteur tragique estimable , lui ayant
demandé ce qu'était devenu son Ajax , il lui répondit : in
spongiam incubuit, il s'est jeté non pas sur son épée, mais
sur une éponge.
L'AUTEUR. Cette pièce périt toujours par l'eau , eau de mer
ou eau douce , n'importe !
L'ARISTARQUE. Et l'Œdipe de Jules César fut-il aussi sifflé
sur le théâtre de Narbonne , et jeté par-dessus le bord de la
Talamègue ?
L'AUTEUR. Cette tragédie, Monsieur, ne figurait pas sur le
programme des fêtes , et ne fut par conséquent pas jouée.
L'ARISTARQUE. Holà ! voici une réminiscence qui me vient
bien à propos. M. le docteur Pech a vu à Saint-Jean-deLatran quatre colonnes faites avec les éperons des trirèmes
égyptiennes qu'Auguste avait prises à la bataille d'Actium ;
et c'est peut-être de lui que je tiens aussi que le pape Clément XII (Gorsini) voulut avoir pour cercueil l'urne qui
avait contenu les cendres d'Agrippa.
Savez-vous bien ce que c'était qu'un taurobole proprement dit, et pensez-vous qu'on en ait réellement fait à Narbonne , du temps d'Auguste ?
L'AUTEUR. Le taurobole était un sacrifice qui ne consistait
pas seulement dans l'immolation d'un ou de plusieurs taureaux, mais particulièrement dans un rite et des cérémonies
extraordinaires. Ce n'est que dans Prudence, poëte chré-
�598
e
tien du IV siècle, que nous trouvons décrites les principales cérémonies du Taurobole. Les voici : on creusait une
fosse profonde, où l'on faisait descendre celui des prêtres
qui devait faire l'expiation et qui était destiné à recevoir le
taurobole, qui taurobolium accipiebat. Il était vêtu de soie,
et on lui mettait une couronne sur la tête , après la lui avoir
entourée de bandelettes. On couvrait la fosse avec des planches trouées en plusieurs endroits. On amenait ensuite la
victime et on l'égorgeait sur ce plancher. Le sang , passant
au travers , tombait sur le prêtre, qui devait alors se tourner et se retourner de manière que chaque partie de son
corps en fut arrosée. On le retirait de là quand la victime
était morte ; chacun se prosternait devant lui comme s'il
eut représenté une divinité à qui on adressait ses vœux. Ses
habits ensanglantés étaient regardés comme des choses sacrées , et on les conservaient avec beaucoup de religion.
L'ARISTARQUE. Il m'en aurait beaucoup coûté de me faire
tauroboliser.
L'AUTEUR. Et à moi aussi!... Il vous aurait bien plus répugné de vous mutiler pour vous rendre plus agréable à
Cybèle.
L'ARISTARQUE. Ne me parlez pas de cela!... ne me parlez
pas de cela !
L'AUTEUR. Bah ! cette opération n'était rien du tout quand
on la pratiquait avec un couteau fait d'une certaine pierre,
dont le nom se trouve dans Pline, je crois... Ce sacrifice
pouvait être offert par des particuliers, par des villes et
des provinces entières, tant pour ceux qui l'offraient que
pour la santé des princes régnants ; il s'adressait toujours à
Cybèle. Voilà ma réponse à la première question. Je viens
maintenant à la seconde : Le culte de Cybèle ne fut introduit à Rome que fort tard. On rapporte l'établissement des
tauroboles à Antonin-le-pieux, qui avait été proconsul en
Phrygie, dont Cybèle était la seule divinité. Ainsi donc,
�599
aucun sacrifice de cette espèce ne fut fait à Narboune du
temps d'Auguste. Les sevirs ou sextumvirs Augustales, établis en l'honneur d'Auguste , mis au rang des dieux, ne furent institués que par Tibère. 11 y en avait dans les principales villes de l'empire comme à Rome.
La perception des taurobles était, selon les anciens, d'une
si grande vertu qu'ils pensaient que celui qui en avait essuyé
la fatigante cérémonie reprenait un état d'innocence et pour
ainsi dire une nouvelle vie, par cette espèce de baptême de
sang... Je dois avoir ici un extrait de l'opuscule de Prudence, sur les tauroboles...
L'ARISTARQUE.
Ah ! voyons.
L'AUTEUR (fnuiiiant dam ses notes).
Ce n'est pas cela.... ni cela
non plus : Honneurs divins aux empereurs, extrait d'un
mémoire de l'abbé Montgaut.
L'ARISTARQUE. Eh bien ! c'est le cas d'en dire quelque
chose.
L'AUTEUR.
Dissertation sur le saut de Leucade, par Hardion.
L'ARISTARQUE.
L'AUTEUR.
Ah, parbleu! tout cela vient à point nommé.
Peste, Monsieur, comme vous faites claquer
vos doigts ! on dirait le claquement sec de- castagnettes...
Comment pouvez-vous faire?
L'ARISTARQUE. Il ne faut pas qu'ils soient en moiteur. Frottez-les comme moi contre le drap de votre paletot. Bien ! et
maintenant, essayez.
L'AUTEUR (il fait claquer ses doigts).
L'ARISTARQUE.
VOUS
ClaC , claC , ClaC
voyez bien!... Venons aux vers de
Prudence.
L'AUTEUR.
Ma foi, je ne les trouve pas.
Eh bien ! passons aux honneurs divins ren-
L'ARISTARQUE.
dus aux empereurs.
L'AUTEUR. On sait qu'il y a eu plusieurs empereurs à qui
on a décerné les honneurs divins, mais on ne sait pas si
communément que , dès le temps de la république , les pro-
�(iOO
vinces ont célébré des fêtes, élevé des autels et bâti des
temples à leurs proconsuls. L'abbé Montgaut en rapporte
plusieurs exemples.
Cette coutume qui, ayant commencé par la reconnaissance des services rendus par les sages politiques et les
grands capitaines, pour inspirer une louable émulation à
leurs successeurs, n'était peut-être d'abord qu'un culte
civil qui dégénéra ensuite en flatterie, ne s'établit que par
degrés. On commença par consacrer aux proconsuls des
monuments qui jusques-là ne l'avaient été qu'aux dieux,
comme des gymnases, des thermes, etc. Les habitants de
Chalcide associèrent Titus Flaminius avec Hercule et Apollon, dans la dédicace des deux principaux édifices de leur
ville. On ne se contenta pas d'associer les hommes avec les
dieux , on leur bâtit exprès des temples. Suétone dit que
c'était l'usage, à la fin de la république, d'élever des temples aux gouverneurs de province. C'était comme des monuments publics de l'assujettissement des pays conquis.
Philon dit d'Auguste qu'il ne permit qu'on lui bâtit, dans
les provinces, des temples dédiés à Rome aussi bien qu'à
lui, que pour donner à l'empire plus de majesté, et c'est
dans le même esprit que cet empereur ne voulut pas que les
citoyens romains qui étaient en Asie participassent au culte
qu'on lui rendait dans les temples que les villes de ces provinces lui avaient consacrés.
Auguste ne voulut jamais permettre qu'on lui bâtit un
temple à Rome. Dion établit que depuis Auguste les provinces bâtirent des temples aux empereurs, même de leur
vivant, mais qu'à Rome et dans toute l'Italie, on ne leur
en a jamais bâti qu'après leur mort. Il est vrai qu'Auguste
eut à Rome et à Narbonne des autels et des prêtres, mais
ces autels étaient dans les places publiques, et son culte
n'était regardé que comme subalterne et subordonné à celui
des dieux qu'on honorait dans les temples.
�cm
Le temple de Jules César ne fut bâti à Rome qu'après sa
mort. Rome éleva du vivant de ce grand homme un temple
à sa clémence. La statue de cette vertu y fut dressée avec
celle de César, à qui elle donnait la main ; on consacrait
ainsi non sa personne mais ses vertus ; c'était une sorte
d'adoucissement à la flatterie. Le culte s'adressait directement aux vertus déjà divinisées et ne tombait qu'indirectement sur César ; mais les Romains et les Narbonnais finirent par croire dans la suite qu'on pouvait faire dans ces
deux métropoles, pour les chefs de l'État, ce que les autres
villes avaient fait depuis longtemps pour des particuliers,
qui n'étaient revêtus que d'une autorité passagère et empruntée.
Il paraît, dit encore l'abbé Montgaut, que les Gaulois,
pour éterniser la mémoire des grands hommes qui s'étaient
rendus illustres parmi eux , leur rendaient après leur mort
des honneurs divins. Cet usage se trouve chez tous les anciens peuples, et l'on peut en faire remonter l'origine aussi
haut que celle de l'idolâtrie.
Ce savant académicien termine son mémoire, dont ceci
n'est qu'une courte analyse, en disant que comme les titres
de Pères de la patrie, Censeurs, Chefs du sénat, etc., qu'on
a décernés aux empereurs, dérivaient de charges ou d'usages
qui subsistaient sous la république, de même tous les honneurs divins qu'on leur a décernés découlaient de ceux qui
avaient été rendus avant eux aux proconsuls.
L'ARISTARQUE. Parlons du Saut de Leucade. Est-ce que les
amants malheureux de notre pays n'ont jamais, dans les
temps reculés , fait le saut du cap de Leucate, presque aussi
élevé que celui de la presqu'île de Leucadie, pour se guérir
de leur amour ?
L'AUTEUR. Je l'ignore; mais voici un abrégé de ce que j'ai
lu dans le mémoire d'Hardion, sur cet usage , dans la Grèce,
au temps jadis : L'île de Leucadie était jointe originairement
�602
à la terre ferme, dont, d'après Pline , elle a été séparée par
un coup de mer
L'ARISTARQUE. Eh, parbleu ! quand la mer est grosse notre
presqu'île de Leucate voit son isthme envahi par les flots et
devient littéralement une île. Cette ressemblance du nom ,
de la forme et de la couleur est quelque chose de bien singulier.
L'AUTEUR. On a continué de lui donner le nom de presqu'île parce que le canal qui la sépare du continent est étroit
et n'a jamais été bien profond. La montagne d'où se précipitaient les amants est à l'extrémité de l'île, vers Céphalonie. On l'appelle Leucade, du grec îeukos, qui veut dire
blanc , à cause de la blancheur de ses rochers. Les écrivains
qui en ont parlé n'en ont pas pu marquer la hauteur précise; ils ont seulement dit qu'elle était souvent environnée
de nuages et débrouillards.
On prétend qu'Apollon avait découvert dans la roche Leucadienne une propriété particulière pour guérir les amoureux des deux sexes, et qu'il avait indiqué lui-même le saut
qu'il fallait faire comme une recette infaillible contre l'amour.
On débite sur cela un conte que la superstition avait adopté
et qui suffisait pour accréditer ce merveilleux remède :
Lorsque Vénus eut appris la mort d'Adonis, son premier
soin fut de chercher son corps, pour avoir la triste consolation de l'arroser de ses larmes. Elle le trouva dans le temple d'Apollon Érithien, et l'enleva. La mort de son amant,
bien loin de ralentir sa passion, la rendit encore plus vive.
Elle en fit confidence à Apollon , le dieu de la médecine , et
lui demanda un remède pour mettre fin à ses tourments. Ce
dieu la mena sur la hauteur de Leucade, et lui ordonna de
se précipiter dans la mer. Elle obéit sans hésiter, et dès
qu'elle fut en bas, elle fut étonnée de se trouver sans amour.
Cette déesse voulut savoir la cause d'un effet si prodigieux;
Apollon lui dit qu'en qualité de devin il savait que Jupiter,
�G03
qui aimait toujours passionnément Junon quoique chose qu'il
fit pour se distraire de cet amour > en était quelquefois si
importuné qu'il était forcé de chercher des remèdes pour le
calmer, et qu'il n'en avait pas trouvé de plus efficace que
d'aller s'asseoir sur la roche leucadienne.
. S'asseoir , à la bonne heure !
. Que cette fable ait été inventée par les ministres
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
du temple d'Apollon, bâti sur la hauteur du promontoire,
ou qu'elle soit le fruit de l'imagination de quelque poëte, on
ne peut douter que ces ministres, toujours attentifs à mettre
tout à profit, n'aient eu soin de la faire valoir pour attirer
à Leucade des amants crédules, par l'espoir d'une guérison
infaillible.
Deucalion , d'après Ovide, eut recours à la vertu du Saut
de Leucade, et il y fut déterminé par la violence de la passion qu'il ressentait pour sa femme Pyrrha. Le remède produisit deux effets contraires : il diminua l'amour de Deucalion pour sa femme , et augmenta celui de la femme pour le
mari.
. Si Deucalion, après le déluge , eut tout bon-
L'ARISTARQUE
nement obéi à la loi de la nature et rempli le devoir conjugal, au lieu de charger son épaule et celle de sa femme d'un
sac rempli de cailloux, et de les jeter comme elle derrière
lui, sans tourner sa tête voilée, il aurait eu des enfants de
ses oeuvres et non par l'effet du miracle de Thémis, qui
changea les cailloux du mari en petits garçons et ceux de
Pyrrha en petites filles , et il aurait attiédi ainsi son amour.
Cette aventure de Deucalion ressemble à celle de Jupiter,
et ne serait vraisemblable qu'autant que Junon et Pyrrha
auraient payé de froideur, de rebuts ou d'infidélité l'ardent
amour de Jupiter et de Deucalion , leurs époux.
. Ménandre attribue à Sapho la gloire de s'être
L'AUTEUR
précipitée la première; mais il a des contradicteurs. On sait
que Sapho fut forcée de recourir à cet étrange remède pour
�(ÏOi
se délivrer des tourments d'un amour malheureux, dont
Phaon était l'objet; mais elle fut victime de la confiance
qu'elle eut en la vertu du Saut de Leucade ; ce ne fut qu'en
perdant la vie qu'elle guérit de son amour.
On remarque que dans tout ce qu'on trouve de femmes
dans l'histoire qui ont fait le saut, il n'y en a aucune que ce
remède n'ait tuée. Serait-ce qu'en tombant elles perdaient
la respiration, et qu'elles étaient suffoquées avant que d'être
en bas, en sorte qu'il n'y eut que des hommes d'une force
extraordinaire qui pussent soutenir ce dangereux saut? Tl
est certain que plusieurs hommes s'en sont sauvés. On cite
un nommé Macès, qui fit quatre fois le saut et qui fut guéri
de son amour toutes les quatre fois ; il en acquit le nom de
Leucopètra.
L'ARISTARQUE.
Ce Macès avait les passions bien vives !
L'AUTEUR.
reste, le remède n'aurait pas été longtemps
AU
en crédit s'il n'avait guéri personne , et l'épreuve en coûtait
trop pour qu'on l'eut essayé , si l'espoir de la guérison qu'on
en attendait n'eut été fondée sur des exemples incontestables.
Il n'y avait aucun risque pour ceux qui sautaient de se
noyer lorsqu'ils étaient en bas. On rangeait autour du précipice plusieurs petits bateaux pour les secourir dès l'instant
qu'ils étaient tombés. On prenait la même précaution pour
les criminels condamnés à mort que les leucadiens avaient
coutume de précipiter, le jour de la fête solennelle que l'on
célébrait tous les ans en l'honneur d'Apollon. On faisait de
plus pour soulager ces criminels ce que ne faisaient pas
pour eux-mêmes ceux qui se précipitaient volontairement.
Ceux-ci n'étaient portés que sur les ailes de l'amour, au lieu
qu'on attachait aux habits des criminels des ailes d'oiseaux
et même des oiseaux vivants, qui les soutenaient dans l'air
et rendaient leur chute moins rapide et moins rude. On les
repêchait dès qu'ils étaient dans la mer, et s'ils n'étaient
�605
pas morts on les laissait vivre et on les bannissait à perpétuité.
L'ARISTARQUE. Croyez-vous à l'efficacité d'un pareil moyen
pour retarder la chute d'un corps grave quelconque? Quant
à moi, je ne me laisserais seulement pas choir d'un premier
étage , quand on me ceindrait les reins d'une demi-douzaine
d'oisons attachés par les pattes.
L'AUTEUR. Le moins est plus facile à obtenir que le plus.
Or, voici ce que j'ai lu dans un auteur : L'écuyer d'un grand
seigneur espagnol trouve un jour sur son chemin précisément une demi-douzaine d'oies sauvages qui s'étaient enivrées et endormies en mangeant des insectes qu'une assez
grande quantité de vin de Pobla , répandue par accident sur
la chaussée , avait fait sortir de terre. Voulant se les approprier, il eut l'idée de se les attacher à la ceinture avec une
lanière, et se remit en route dans cet équipage. Qu'arrivat-il ? au bout d'une heure de marche, les oies, réveillées
par l'action que leur communiquait la marche de l'écuyer,
ou par la chaleur de son corps, ou parce que l'ivresse était
dissipée , se mirent à battre des ailes et à chercher à s'envoler. Il perd pied, se trouble , ferme les yeux que menaçaient
les bouts des plumes , et jette de grands cris qui ne servent
qu'à effrayer davantage les oies et à activerde battement de
leurs ailes. Le voilà parti pour la région des nuages. Heureusement pour lui qu'en s'agitant il saisit le cou de deux
de ces oies, et qu'il les serra de manière à les étouffer, ce
qui fit que la force des autres ne suffisant plus pour soulever
un poids pareil, il descendit petit à petit. Cette descente
aurait eu lieu probablement sans accident, mais on lui
cria de leur couper le cou avec le couteau qu'il avait sur
lui. Au lieu du cou, c'est la lanière que coupe le maladroit
écuyer. Les oies, mises en liberté, s'en vont à tire-d'aile,
et le pauvre aéronaute tombe lourdement de sept mètres de
haut sur des cailloux qui le mettent tout en sang et lui lè-
�606
sent les côtes. Je conclus de ce fait que puisque des oies
peuvent enlever un homme en l'air, elles peuvent, à plus
forte raison, retarder sa chute.
L'ARISTARQUE. Et dans quel auteur, Monsieur, avez-vous
trouvé cela ?
L'AUTEUR. Dans un ouvrage de Pigault-le-Brun, je crois.
L'ARISTARQUE. J'ai trop bonne opinion de vous pour penser
que vous fassiez de pareilles lectures à votre âge ; ce que
vous avez de mieux à faire c'est d'oublier de pareilles folies.
L'AUTEUR. On rapporte qu'un homme de Catane , qui avait
fait le Saut de Leucade pour se délivrer de l'amour dont il
était tourmenté pour une jeune fille, fut retiré de la mer
dans un filet où il se trouva une cassette pleine d'or. Il voulut la garder comme un don qu'il tenait de la faveur d'Apollon...
L'ARISTARQUE. C'était assez juste.
L'AUTEUR. ...mais Apollon lui apparut pendant la nuit, et
lui ordonna, sous peine d'encourir son indignation, de se
désister de sa demande, en ajoutant qu'il devait s'estimer
très-heureux d'avoir fait le saut sans y perdre la vie. Cette
apparition était sans doute l'ouvrage des ministres d'Apollon ; ils avaient soin de faire repêcher des offrandes qui leur
revenaient.
L'ARISTARQUE. Laissons-là toutes ces fables, qui sont sans
vraisemblance, et revenons à la vôtre qui n'en est pas dépourvue. Vous auriez pu tout à l'heure trouver moyen de
parler du ténement dm sabourro, où l'on voit quelques
vieilles ruines et une croix qui porte ce nom. Faut-il croire
que Narbonne s'étendait jusques-là , vers le marin, à cause
de la ressemblance frappante de ce mot avec celui de Suburra, nom d'un quartier très-fréquenté de Rome?
L'AUTEUR. Je serais assez porté à croire , Monsieur , que la
vieille Narbonne a eu de ce côté un de ses faubourgs, et
qu'il devait être fréquenté des marins, des ouvriers du port,
�607
enfin de tout ce que le commerce d'une ville maritime, mari intima, fait vivre. L'étymologie du nom de Suburre,
sul) urbe , aide à cette supposition.
L'ARISTARQUE. Il y a bien du sang répandu dans votre
combat imaginaire, et peut-être plus qu'à la bataille d'Actium , où les pertes en hommes ne dépassèrent pas le chiffre
de cinq à six mille , parce que les vaisseaux ne s'abordèrent
pas, mais combattirent comme de forteresse à forteresse.
L'AUTEUR. Les fêtes du paganisme , à Rome et dans les provinces de son empire, ne se faisaient pas, Monsieur, sans
des hécatombes de victimes humaines, sinon sur les autels
des dieux, au moins dans les amphithéâtres et les cirques.
Dans la circonstance que j'ai rapportée, le sacrifice se fit
sur un étang, cela revient parfaitement au même.
L'ARISTARQUE. Et moi qui ne vous dis pas que j'ai été
nommé président de notre Commission, à l'unanimité, dans
notre dernière réunion mensuelle ?
L'AUTEUR. C'est pour vous un bien grand honneur.
L'ARISTARQUE. Je sais à quoi il m'oblige, Monsieur, et je
ne faillirai pas à mon devoir.
L'AUTEUR. Vous êtes en position de faire beaucoup du bien
au Musée.
L'ARISTARQUE. Eh, eh ! mon extirpateur éclaircira les abus,
je vous le promets.
L'AUTEUR. Et la dragée municipale...
L'ARISTARQUE. La subvention annuelle, vous voulez dire...
On verra ce que l'on peut faire.... Permettez que je vous
quitte pour une minute. Je ne vais qu'au fond du jardin.
L'AUTEUR. Faites... (*fwO Il me reste une revanche à prendre sur mon critique. J'ai encore sur le cœur, sinon au fond
de l'âme, les notes piquantes sur mon compte qu'il laissa
l'autre jour, comme par mégarde, sur ce banc. Je me promis bien d'en tirer une petite vengeance, et c'est ce que je
vais faire.
�608
. Me voici... Savez-vous à quoi je pensais en
faisant un filet d'eau? je me disais que la villa Octaviana,
dont nous avons longuement parlé , pouvait bien avoir été
le palais d'été de l'empereur Octave lui-même. Qu'en penL'ARISTARQUE
sez-vous ?
L'AUTEUR. Excellente idée , Monsieur, excellente idée ! 11
avait de là un beau point de vue, et pouvait y venir par
eau. Cela est si vrai que huit cents ans plus tard, après la
bataille de la Berre, gagnée par Charles Martel contre les
Arabes qui voulaient débloquer Narbonne , les fuyards , au
témoignage de Frédégher, se jetèrent dans leurs navires sur
ce point de la plage du lac, pour échapper à leur destruction complète.
L'ARISTARQUE. M. Gabriel Bonnel sait beaucoup de choses
sur Narbonne. Il serait grandement à désirer que tout ce
que l'étude des paperasses énormes dont il est détenteur lui
a appris fut le sujet d'un ouvrage. L'année dernière, nous
regardions ensemble travailler les maçons qui réparaient
les combles de la grosse tour : — « Quelle date donnez-vous
« à ce monument? » me dit-il. — Je crois, lui répondis-je ,
qu'il est du XIIe siècle. — « Vous vous trompez de plus de
« cent ans, me répliqua-t-il. Cette tour fut bâtie à la fin du
« XIIIe siècle ou au commencement du XIVe, par Gilles
« Aycelin , archevêque de Narbonne, ancien chanoine de la
« cathédrale, sur les ruines de la tour mauresque , nommée
« aquaria du temps des Visigoths. Il y avait à peine trente
« ans que l'archevêque Maurin , son prédécesseur, avait
« jeté les fondements de la nouvelle cathédrale, dont la pre« mière pierre fut envoyée de Rome, toute bénite et ornée
« d'une croix d'or, par le pape Clément IV, prédécesseur
« de Maurin , qui avait projeté de rebâtir le vieux St.-Just.
« Maurin mourut bientôt après la pose de cette pierre. »
L'AUTEUR. J'en crois
M. Bonnel sur parole, en pareille
matière. Comme le chœur, les chapelles qui l'entourent et
�609
les deux hautes tours de cet admirable monument ne furent
achevés que soixante ans après , et que Pierre de Montbrun,
successeur du prélat Maurin, n'occupa le siège de Narbonne
que pendant dix-huit ans, il en résulte que Gilles Aycelin
dût faire travailler en même temps à la grosse tour et au
nouveau Saint-Just. J'ignore s'il eut le temps d'achever la
construction de la tour , mais il est certain qu'il n'officia pas
dans la nouvelle cathédrale, et que ce bonheur fut réservé
à Bernard de Farges, son successeur, qui y fit transférer,
sous son épiscopat, les corps des saints martyrs Just et Pasteur, et probablement aussi le tombeau de Philippe-le-hardi.
Le palais archiépiscopal, fort délabré, jurait alors avec la
cathédrale et la tour, mais on ne le reconstruisit que sous
Pierre de la Jugie, successeur de Gaubert du Val, apparemment faute de ressources suffisantes.
L'ARISTARQUE.
Gaubert du Val ne fit donc rien bâtir ,"et
nous ne lui avons d'autre obligation que d'avoir eu le premier l'idée malheureuse de démolir le Capitole.
L'AUTEUR. Oui, Monsieur.
L'ARISTARQUE.
Voilà comment, à propos de la tour dont
une pierre détachée a failli m'écraser avec mon pauvre
Wolf, nous avons été conduits à mentionner sept archevêques de Narbonne : Guy-Fulcodi, devenu pape sous le nom
de Clément IV, Maurin , Pierre de Montbrun , Gilles Aycelin , Bernard de Farges, Gaubert du Val et Pierre de la Jugie.
C'est dans cet ordre , je crois, qu'il faut les placer.
L'AUTEUR. C'est cela.
L'ARISTARQUE.
NOUS
avons assez parlé du premier dans nos
précédents entretiens; que pourrions-nous en dire encore.
L'AUTEUR.
Qu'il avait d'abord embrassé l'exercice des armes
et s'était marié; que sa femme, morte bien jeune, lui laissa
plusieurs enfants; qu'il fut le premier jurisconsulte de son
siècle, et que le roi Louis IX l'admit au rang de ses conseillers les plus intimes. Il aima toujours l'église de Narbonne,
"
39
�610
sa seconde épouse ; soutint constamment, comme archevêque et pape , ses droits auprès du roi, et l'exhorta à la pro
téger , en considération des services que les prélats du pays
lui avaient rendus pendant la guerre. Ajoutons qu'il mena
toujours une vie très-pénitente et très-exemplaire , et qu'on
louait beaucoup la beauté de sa voix, l'amour qu'il avait
pour le chant ecclésiastique et son grand talent pour la
prédication.
Une bonne remarque à faire au sujet de Gilles Aycelin,
c'est qu'il fut le premier archevêque de Narbonne nommé
directement par le saint-siège; et pourquoi? parce qu'à la
mort de Pierre de Montbrun, les chanoines de Narbonne ,
n'ayant pu s'accorder sur le choix d'un successeur , déférèrent l'élection au pape Nicolas IV. Ce pontife crut faire une
chose agréable tout à la fois aux narbonnais et à Philippele-bel, en faisant porter son choix sur Gilles Aycelin , chanoine de la cathédrale et chargé d'affaires du roi, à Rome ,
où il se trouvait alors.
Ah , ah ! je trouve ici l'extrait d'une lettre de Clément IV
à son neveu, quelque temps après son élévation au pontificat : « Tandis que plusieurs se réjouissent de notre éléva(< tion , nous gémissons sur le fardeau qui nous est imposé,
« et nous n'y trouvons que des sujets de crainte. Vous n'en
« devez être que plus modeste; car un honneur passager,
« dont nous sommes fort humiliés, ne doit pas élever nos
« proches. Ne cherchez pas à cause de nous une alliance plus
« considérable pour votre sœur; vous ne nous y trouveriez
« pas disposé. Si vous la mariez cependant au fils d'un
« simple chevalier, nous vous promettons tout au plus trois
« cents livres tournois. Nous ne voulons pas que Mabilie
« et Cécile (c'étaient ses propres filles ) aient d'autres maris
« que ceux qui auraient eu leur main si nous étions resté
« simple clerc. Dites-leur de garder la même modération et
« la même modestie dans leurs habits. Qu'elles ne s'em-
�011
« ploient pour personne auprès de nous, car leurs prières
« seraient inutiles. »
. Voilà, Monsieur, une lettre qui prouve d'une
L'ARISTARQUE
manière bien manifeste le détachement et la modestie de [ce
bon pape.
. Elle est la condamnation de tous ceux de ses
L'AUTEUR
successeurs qui, pour enrichir leurs parents et les élever
aux plus grandes dignités, ne reculèrent devant!aucun
scandale.
A quand , Monsieur, l'exposition si pompeusement annoncée , dans les journaux , de tous les tableaux et objets d'art
que vous recevez incessamment des plus grands maîtres de
la France et de l'Étranger? Quel relief va donner à notre
petite ville cette fête tout à la fois artistique et archéologique ! « Narbonne lui devra son ancienne splendeur. » Quelle
affluence de visiteurs et d'acheteurs elle vous promet ! Nos
aubergistes et nos cafetiers vont faire de bonnes affaires.
Madame Gasc a reçu de St.-Pons une charretée de glace
pour la manipulation de ses sorbets. Oh ! pourquoi le pauvre Jalabert ne peut-il être témoin d'un si beau spectacle !
. Il le sera, Monsieur, bien qu'il nous ait
L'ARISTARQUE
exclus de son testament, mais en peinture. Son petit-fils
nous prêtera son portrait, que nous surmonterons d'une
couronne d'immortelles. Mais laissons un moment le badinage. Je me suis égayé comme vous aux dépens de notre
Société, avant d'en être. Tout me semblait se faire à tort et
à travers; presque aucun choix ne me paraissait bon. Je
mets un peu la main à la pâte, à mon tour, et je trouve
aujourd'hui que le pain intellectuel que nous offrons aux
consommateurs est assez propre à satisfaire leurs appétits
artistiques et littéraires. Quoiqu'il en soit, je ne crois pas
avoir jamais attaqué le principe de notre institution. Narbonne a été une ville célèbre ! ses écoles étaient fréquentées
�012
par des élèves venus de toutes les parties du monde alors
connu. Des empereurs romains, de grands jurisconsultes,
des préfets du prétoire , de savants prélats, d'éloquents orateurs , de grands saints, de bous poètes même, y reçurent
le jour. Elle fut la patrie, comme vous ne l'ignorez pas,
M. le satiriste, du célèbre satiriste Terrentius Varro, dont
nous n'avons malheureusement que quelques lambeaux de
vers. Elle était totalement déchue par l'effet des révolutions,
de l'invasion des Goths et des Sarrasins, qui y séjournèrent
les uns ou les autres pendant près de trois cent cinquante
ans, par l'effet aussi de la féodalité et de la malveillance
des villes voisines ; quelques hommes désintéressés et jaloux
de la gloire de leur pays se mirent en tête de lui rendre un
peu de son ancien lustre. L'idée était bonne en soi. Si sa
réalisation laisse tant à, désirer , n'a-t-on pas fait déjà beaucoup avec peu de chose, et dans très-peu de temps ? C'est
au littérateur, au poète... à un narbonnais pur sang que je
m'adresse ; qu'il me réponde !
L'AUTEUR. Vous me serrez furieusement le bouton, Monsieur! ce n'est pas par une pantalonnade que je dois vous
répondre. M'échapper aussi par la tangente, comme disent
les géomètres, serait déserter timidement une discussion
sérieuse. Je vais donc, malgré mon embarras, vous dire
avec franchise mon véritable sentiment à ce sujet.
Et d'abord une distinction me semble nécessaire : qu'ont
voulu les fondateurs de votre Société, et qu'ont-ils d'abord
avoué de leur projet? S'ils n'ont voulu que réunir dans une
partie du grand local, qui était alors la propriété de l'État,
quelques précieuses reliques des monuments romains , pour
les sauver pendant plusieurs siècles encore d'une destruction
complète, et qu'y joindre celles que d'heureux hasards
pourraient faire découvrir ; s'ils ont eu pour but d'empêcher que les villes voisines n'enrichissent leurs Musées de
ces objets, ils ont fait acte de bons narbonnais , et méritent
�615
nos remercîments, pourvu que le choix des débris à conserver ait été bien fait, ce dont je doute un peu et vous
aussi, et que ce qui est vraiment digne d'être gardé ait été
mis à l'abri des injures de l'air, précaution qu'on n'a pas
toujours eue, tant s'en faut ! Cela n'entraînait pas à une
grosse dépense. Il ne faut pas un bien grand'espace pour
loger vingt ou trente pierres remarquables, en général d'un
petit volume. L'idée était bonne , je le répète. Il est grandement à regretter que nos pères insouciants ne l'aient pas
eue, lors du rétrécissement de l'enceinte de Narbonne,
époque à laquelle il y en avait encore, par centaines, de
bien précieuses...
L'ARISTARQUE. C'était la ville de France qui en avait le
plus, au témoignage des plus grands antiquaires.
L'AUTEUR. Si les fondateurs de la Société archéologique
ont en même temps voulu composer une bibliothèque à l'usage du petit nombre de lettrés oisifs que peut contenir une
ville d'une douzaine de mille âmes...
L'ARISTARQUE. De quatorze, Monsieur ! de quatorze, d'après
le dernier recensement.
L'AUTEUR. ...de quatorze mille âmes, si vous le voulez , peu
susceptible d'agrandissement, vu sa qualité de place forte,
et des amateurs de passage, comme , par exemple, les fonctionnaires étrangers au pays , et les officiers d'une garnison
malheureusement bien mesquine, même réponse. Ils ont
bien fait ; je ne me donnerai pas le tort de les critiquer. Dix
à quinze mille volumes suffisent pour cet objet. Ne peut-on
les avoir dans vingt ans, on les aura dans trente ou quarante , sans se mettre beaucoup en frais. Les dons du gouvernement, ceux de quelques particuliers riches et généreux (notez ces deux points-ci ! comme disait Lafontaine),
assez bien avisés pour vous léguer, non pas des meubles de
salon, mais des livres ou de l'argent, et des achats bien
entendus, avec des fonds de la commune ou du département,
�GI4
amèneront bientôt ce résultat. Il n'y a point là de dépense
hors de proportion avec les revenus d'une petite ville, fort
arriérée du reste sous des rapports plus essentiels. Une capitale , une métropole de province, peuvent seules aspirer à
des établissements plus luxueux. Mais n'a-t-on pas voulu
davantage? oh, que si fait! on a voulu des statues et des
tableaux, en petit nombre d'abord, je veux le croire, et à
aussi bon marché que possible, ce qui n'est pas le moyen
d'avoir du bon en ce genre. Les premiers éléments de cette
galerie préméditée étaient les images de quelques consuls de
Narbonne, à genoux aux pieds de l'apôtre saint Pierre (qui
les regarde d'un air rébarbatif, comme s'ils avaient dilapidé
les deniers communaux), de Louis XIII enfant, et un grand
Louis XIV à cheval; mais l'on avait en perspective un tableau, dit de Rubens, un buste du grand roi, incontestablement dû à l'habile ciseau de Puget, qui avaient été escamotés l'un et l'autre par les carcassonnais , et quelques
bonnes toiles de Gamelin, qui figurent dans la chapelle de
l'hôpital de la Charité, et qu'on n'a pu obtenir. Mais l'appétit vient en mangeant aux sociétés comme aux particuliers,
plus qu'aux particuliers même, qui ne peuvent satisfaire
leurs goûts qu'à leurs dépens. On a donc voulu bientôt avoir
un Musée digne de ce nom. La pente était rapide, et loin
de chercher à n'y pas glisser, quelques amateurs de peinture , des peintres même qu'on s'est adjoint, se sont chargés
de la graisser, et n'ont que trop bien réussi. Des conseillers
municipaux se sont refusés à la glissade, et leurs chausses
en sont nettes. Qu'en est-il résulté? ils ont été remplacés,
à la fin de leur mandat, par des membres influents de la
Société, qui ont obtenu ce qu'elle voulait. Mais le tour d'une
petite galerie de tableaux est bientôt fait, surtout quand ces
tableaux ne méritent pas trop qu'on s'y arrête, quelque soit
le bon goût et la richesse d'ornementation des cadres ; alors
est venue comme supplément l'idée d'une collection de mi-
�615
néraux, puis celle d'un casier de médailles; aux médailles
sont venus s'adjoindre les papillons, les coquillages, les
crocodiles, les momies, toutes sortes de curiosités, et finalement un herbier. Beaucoup d'objets ont été donnés ou simplement prêîés , je le veux...
L'ARISTARQUE.
Presque tous ont été donnés, Monsieur,
presque tous.
L'AUTEUR
mais il a fallu les caser. Le local n'était pas
ce qui manquait, mais on n'en était pas propriétaire. Le
contenu prenant donc petit à petit les proportions du contenant grandiose, mais délabré et mal approprié à l'objet
qu'on se proposait, il a fallu l'acheter ce contenant, pour
n'être pas exposés à un déménagement ruineux; c'est ce que
l'on a fait. A bon marché, soit; mais il fallait le restaurer,
ce qui était une bien grande affaire; car les restaurations
devaient aboutir fatalement à des reconstructions. La ville
a fait faire les unes et les autres, et à très-chers deniers,
dans la pensée qu'au moins les bureaux de ses employés en
profiteraient, et qu'ils seraient décemment et largement placés dans la partie antérieure. On les a relégués provisoirement sur le derrière du grand édifice.
J'entends dire que ce provisoire peut bien devenir définitif. Les salles de devant, nouvellement construites , sont
en effet étroites, en petit nombre et ajourées par des lucarnes oblongues, comme des meurtrières de rempart; et pourquoi? parce qu'on avait deux vieilles tours, séparées par
un petit intervalle, l'une dont la masse bravera les siècles,
si l'on a soin de son faîte, et l'autre décrépite , et parce
qu'on a voulu les conserver toutes les deux et harmonier la
façade à refaire avec le style de ces deux tours. Chaque siècle a sa manie; celle du nôtre est le gothique en tout. Pour
n'être pas de son siècle et résister à uu engouement presque
général, du moment que Paris donne le précepte et l'exemple , il faut être un homme supérieur, et les esprits de cette
�616
trempe sont fort rares. S'il en est quelque part, ils prêchent, hélas ! dans le désert. Quelques qualifications méprisantes et triviales leur font bientôt perdre toute autorité , et
va, gothique, comme je te pousse ! Le gothique flamboyant...
quelle qualification éblouissante ! comment n'en être pas
émerveillé et ne pas s'y laisser prendre avec ravissement
comme l'alouette charmée vole à l'étourdie vers le miroir
qu'un perfide oiseleur fait tourner et retourner rapidement
sur son pivot pour l'attirer et... la tirer! Nous sommes un
peu alouettes à Narbonne. Nos ancêtres les Volces avaient
pris, je crois, cet oiseau pour emblème. La sottise était-elle
leur défaut capital ? non , sans doute. C'est donc parce qu'ils
étaient gais et insouciants comme cette volatile, et qu'ils
chantaient au milieu des dangers. Je rappelle ici, en passant, M. l'archéologue, que la fameuse légion de l'Alouette,
qui faisait partie de l'armée de Jules César , était en grande
partie composée de Volces arécomiques, c'est-à-dire de Gaulois du bas Languedoc. Quoiqu'il en soit, le gothique flamboyant, dans lequel on a donné en plein...
L'ARISTARQUE. Mais pas du tout, Monsieur , pas du tout !
au tympan de la porte d'entrée et à la campanille près, rien
n'est moins flamboyant que le style de la façade de notre
nouvelle Mairie.
L'AUTEUR. Je me reprends donc... quoiqu'il en soit, le
gothique, dans lequel on a donné en plein, a déjà absorbé
plusieurs centaines de mille francs. « Autant y passeront,
gardez-vous d'en douter ! » L'État se faisait des loyers assez
considérables de quelques parties du local; les locataires
ont été congédiés par la ville, devenue propriétaire. Des
biens communaux ont dû être vendus pour payer une partie
de notre dette communale, ce qui a fait crier le prolétaire,
non sans quelque raison...
L'ARISTARQUE. Bah , bah ! ils étaient à charge à la ville, ces
communaux, et l'entraînait dans des procès nombreux,
�617
dispendieux et sans fin, sans compter les frais de garde
qu'ils nécessitaient.
L'AUTEUR
non sans quelque raison, dis-je, car il allait
là , le prolétaire, faire quelques bourrées pour se chauffer
et faire bouillir le pot, et l'on ne devait pas oublier que les
militaires de passage ont chez lui place au feu et à la chandelle. Voilà où l'on en est au bout de vingt-cinq ans seulement ! On est allé beaucoup trop vite en besogne, et tout
indique qu'où ne songe pas à s'arrêter.
Dois-je continuer, M. l'archéologue? Y a-t-il du'vrai,
oui ou non, dans cet exposé que je viens de faire aussi
brièvement que possible? Beaucoup de détails me sont inconnus. Je ne suis rentré dans Narbonne , d'où j'étais absent
depuis vingt-huit ans , qu'en 4848. Depuis lors , les événements politiques et les occupations très-laborieuses que je
me suis imposées m'ont distrait de toute autre chose. Mes
informations sont donc nécessairement incomplètes et probablement un peu inexactes. Ces sortes de matières, en
outre, me sont tout à fait étrangères; mais j'ai quelques
échappées de bon sens, et, toute prévention mise de côté ,
il me semble qu'en gros les choses se sont passées comme je
les expose.
L'ARISTARQUE. Il me serait difficile, Monsieur , de n'en pas
convenir avec vous. A quelques exagérations près, dont
vous vous faites l'écho , sans mauvaise intention sans doute,
ce que vous dites est la vérité. Continuez , Monsieur , continuez !
L'AUTEUR, (à ,mn) Ah , par exemple ! cette sortie ne l'a pas
fait sortir des gonds. Diable ! Appuyons un peu plus. (*•>«*)
J'ai dit qu'on ne songeait pas à s'arrêter dans la voie où l'on
s'est inconsidérément engagé. Cette voie mène à des dépenses abusives, et les ressources de notre petite ville sont bien
bornées. Elle traîne là un boulet d'un métal brillant, si l'on
veut, mais bien lourd, et qui me rappelle involontairement
�618
les chaînes d'or de l'inca Atahualpa. Si les premiers adhérents au projet s'étaient doutés, dans le principe, de ce
qu'il en coûterait pour le réaliser, à bref délai, ils auraient
reculé d'effroi, j'en suis persuadé, en face d'une pareille
dépense. La nécessité de cette création, qu'on ne pouvait
pas leur prouver, n'étant pas justifiée, ils auraient voulu
tout au moins en connaître l'utilité, et, cette utilité une
fois démontrée par d'autres arguments que ceux tirés du
prétendu relief que l'établissement d'un Musée complexe
pouvait donner à la ville, et de l'affluence des étrangers
qu'il devait attirer, ils auraient examiné si d'autres dépenses
plus utiles n'étaient pas d'une nécessité pressante. Des étrangers attirés par nos monuments , quelle chimère ! Etablissez
un omnibus pour cet objet, et qu'un délégué de votre Société
aille crier à l'arrivée de chaque convoi, à l'instar des marmitons du buffet de la gare : « Narbonne ! vingt minutes
d'arrêt!... un Musée ! » et vous verrez combien il en amènera en ville. On parlait depuis longtemps de la construction
indispensable d'un grand marché, qui devait avoir pour
appendices une halle au poisson et une boucherie....
. Nous y voilà ! j'en étais sûr ; et je vois où
L'ARISTARQUE
le bât, oh, pardon de la comparaison !... où le harnais vous
blesse.
. Oh, pas du tout! mon harnais où mon bât,
L'AUTEUR
tranchons le mot, me va de molde, comme disent les espagnols. « Ma maison est à mon gré; j'y suis, j'y resterai. »
Mais si jamais, après ma mort, vous ou vos successeurs
vous voulez faire de la bonne archéologie, vous démasquerez le plus grand et le plus beau monument du Midi, l'église
de Saint-Just.... Je continue : On voulait une caserne de
cavalerie, dans l'intérêt surtout des propriétaires de prairies, une promenade extrà-muros, en remplacement des
deux belles allées du canal, vers le moulin du Gua, envahies par le commerce des vins. On aspirait à l'extinction de
�619
la mendicité, projet qui semble tout à fait abandonné; à
l'élargissement des rues dans les quartiers les plus étroits
et les plus fréquentés; à un éclairage... éclairant, et qui ne
servit pas seulement, comme font des lampes funèbres, à
rendre les ténèbres visibles ; et à la construction bien nécessaire aussi de trois ou quatre fontaines supplémentaires
d'eau potable. Tout cela a été renvoyé aux Kalendes grecques, c'est-à-dire abandonné, car les Grecs n'avaient point
de Kalendes, pour se jeter dans une dépense improductive,
pécuniairement et même intellectuellement parlant, et purement voluptuaire, en admettant que les voluptueux de
sculpture et de peinture la trouvent telle.
Il ne se
fâche pas encore, et je suis bien trompé! (wo M'écoutezvous, Monsieur "?
L'ARISTARQUE. Je ne perds pas un mot de ce que vous dites.
Allez toujours !
. Elle peut l'être jusqu'à un certain point pour des
L'AUTEUR
villageois et des villageoises , jeunes et dégourdis , pour des
voltigeurs ou des chasseurs de Vincennes, que n'effraie pas
un escalier de quatre-vingt-dix marches, précédé d'un perron de treize ou quatorze autres , et qui n'ont rien vu ; mais
cela ne durera pas. Le plus grand nombre aimerait bien
mieux assister à un spectacle de saltimbanques ou de joueurs
de gobelet. Quant au public narbonnais, il ne porte pas un
grand intérêt au Musée ou plutôt à Yamusée, comme il l'appelle , dans la croyance où il est que cette création n'a pour
objet que l'amusement. On a vu le Musée une fois, deux
fois, on n'y revient plus. En dehors des membres de la Société, qui fredonnent en l'admirant l'air de : « Ah ! qu'on
est fier d'être français quand on regarde la colonne ! » ou
celui de : « Je l'ai planté, je l'ai vu naître », et qui voient
grossir , petit à petit, leurs collections , je ne crois pas qu'il
y ait à Narbonne dix hommes, même à goûts artistiques,
qui fréquentent le Musée. La raison en est simple, si simple
�620
qu'il est oiseux de l'articuler. On voyage beaucoup plus
qu'autrefois; on voyagera davantage. On peut voir, à quelques heures de Narbonne, des tableaux et des statues bien
supérieurs à ceux que nous avons, et en plus grand nombre.
En fait d'antiquités proprement dites, un débris d'autel
voué à la divinité d'Auguste, monument d'idolâtrie honteuse pour nos ancêtres romains (qui ne firent, il est vrai ,
qu'imiter en cela leurs pères de l'autre Rome et leurs cadets
de Nîmes , d'Arles et Béziers ), quelques pierres tumulaires,
érig'ées à la mémoire de sévirs ou de décurions narbonnais,
par la reconnaissance de leurs affranchis, ne peuvent être
comparés aux anciens monuments presque entiers de Nîmes,
d'Arles, de la petite ville d'Orange même, qui a dans son
voisinage un arc de triomphe élevé jadis à la gloire de Marius; ni notre grosse tour de l'archevêché entrer en parallèle
avec la citadelle féodale de Carcassonne. Des amphores, des
lacrymatoires, des débris de frise, des tronçons de colonne, etc., il y en a un peu partout.
L'ARISTARQUE. Permettez ! vous faites trop peu de cas des
pierres à inscription sépulcrale qui couvrent le bas des murailles de notre jardin et le couronnement de nos remparts ,
elles sont pourtant parées des plus grands noms de l'histoire romaine; elles attestent que beaucoup de familles consulaires avaient des représentants à Narbonne.
L'AUTEUR.
Oh, Monsieur! gardez-vous de comprendre
dans les illustres familles des OEmilius , des Metellus , tous
ceux qui dans nos inscriptions en portent le nom. Rappelezvous que deux sortes de personnes avaient coutume de prendre le nom des citoyens romains les plus distingués : les unes
pour avoir obtenu par leur crédit le droit de bourgeoisie;
les autres pour en avoir reçu la liberté. A l'égard des premiers, c'est ainsi que la Sicile fourmillait de gens qui avaient
pris celui de Pompée. Pour ce qui est des affranchis, ceux
de Cicéron nous peuvent servir d'exemple : l'un se nomma
�621
M. Tullius ïiro et l'autre M. Tullius Laurea. 11 faut donc
prendre pour des clients ou pour des affranchis, dit un célèbre antiquaire, presque tous ces officiers de province qui
portent le nom de quelques familles considérables. Cet usage
des Romains de laisser ou de faire porter leurs noms à leurs
affranchis était un fastueux étalage de puissance et un dénombrement de vassaux qui faisait beaucoup d'honneur eu
ce temps-là aux gens de condition; mais rien n'embrouille
à présent davantage l'histoire des familles romaines.
L'ARISTARQUE. Cela est bien vrai; mais n'en dites rien, car
bien des gens ne le savent pas.
L'AUTEUR. Ne craignez rien; je suis trop bon narbonnais
pour cela.., Je poursuis ma critique : Le goût du public se
forme plus vite, en fait d'images de marbre, de plâtre et de
toile peinte, qu'en fâ"it de littérature. Tout cela est du ressort
des yeux. Un jardinier, un fleuriste, un chasseur, un bouvier sont fort aptes àjugerde l'imitation plus ou moins habile
d'une carotte, d'un œillet, d'un lévrier, d'une vache, et
M. Garrigue, mon cordonnier , de l'élégance d'un brodequin.
Le jour n'est pas loin, si je ne me trompe, où le concierge
et sa femme bailleront après les visiteurs de vos galeries
comme le nouvel acquéreur de la salle de spectacle baille
après une troupe de comédiens, et comme le font ceux-ci,
quand ils s'abattent sur Narbonne, après des spectateurs en
nombre suffisant pour avoir de quoi payer leur hôtesse; et
cela par la même raison. Arrêtez-vous donc, Messieurs !
plus d'achat de tableaux ! plus d'achat de livres même ! les
grands mangeurs ne sont pas toujours les plus gras, caries
indigestions nuisent à la santé; cela s'applique aux dévoreurs de livres. « Non multa sed multùm legendum est » ,
lisons beaucoup un petit nombre de livres de choix. C'est
qu'en effet il faut bien digérer ce qu'on lit. Il faut se donner
le temps de penser, de comparer, d'étudier les hommes et
la nature. « L'abus des livres tue la science, a dit un phi-
�losophe incrédule », croyant savoir ce qu'on a lu, on se dis« pense de l'apprendre » ; mais un pape philosophe qui partageait cette opinion, en disant qu'une bibliothèque renversée, una biblioteca rinversciata, était l'image de ces hommes
qui lisent jour et nuit, et toutes sortes de livres, ajoutait
que l'érudition était le tombeau des belles-lettres, si on ne
leur donnait quelques heures, de temps en temps, pour ne
pas les oublier. Quand on s'absorbe dans les études profondes, l'esprit n'a plus l'odorat assez fin pour sentir les ouvrages délicats; le goût lui-même s'émousse quand on ne lui
donne plus rien à goûter. Au reste, tout ne s'apprend pas
dans les livres. La société des vieillards, qu'on ne méprisait
pas il y a cinquante ans, a son utilité. On les a comparés à
ces bouquins qui contiennent d'excellentes choses, quoique
vermoulus , poudreux et mal reliés. Ainsi donc, même dans
le cas où tous vos livres auraient perdu leur virginité et
seraient frippés par un usage journalier, plus d'achat de
livres. Reliez ceux qui ne le sont pas; colloquez-les; il le
faut bien, hélas ! puisque vous les avez. Pourvoyez-vous au
plutôt d'une échelle solide, si vous ne voulez pas avoir sur
la conscience la mort de quelque collégien, de grande espé.
rance peut-être, et attendez en repos les dons qui vous seront faits. En agissant ainsi, vous resterez fidèles à votre
titre de conservateurs. Pour mieux vous le rappeler, écrivez-le en gros caractères à la grande porte d'entrée de vos
galeries, comme le fait un conservateur d'hypothèques sur
la porte de son bureau. Mettez-le sur vos chapeaux même,
s'il le faut, et effacez la qualification de Musée comme trop
ambitieuse :
« Je ne puis vous donner un plus sage conseil. »
J'y perds toute mon escrime; ce diable d'homme a
juré de ne pas se fâcher.
L'ARISTARQUE. Ah, Monsieur, quel désenchantement! non
(ùpan)
�625
pas tant pour moi, qui n'accueillis que par des plaisanteries, dans le temps, la nouvelle d'un projet de Musée de sta,tues et de tableaux, que pour les sociétaires primitifs qui
se sont dévoués à cette œuvre colossale. Ils donneraient plutôt tous leur démission que de se soumettre à un honteux
statu quo. Je ne répondrais même pas, Monsieur, que quelques-uns d'entr'eux n'en mourussent de chagrin dans l'année , ce qui serait bien malheureux ! S'ils ont peu, en général, le goût des livres , de la poésie, de la musique et de la
danse, ils ont celui de la peinture, et pensent s'y connaître.
Il est sûr au moins qu'ils en ont attrapé le jargon. Leur
réputation à cet égard repose sur les mêmes bases que le
Musée, et doit grandir avec lui. Rouler à fond de train sur
les traces des Visconti, des Mérimée, des Vickelmann, des
Nieuwerkerke... Prononcez ce nom, si vous le pouvez!...
L'AUTEUR. Il est diablement graveleux, en effet. Ce grand
antiquaire ne peut être natif que de Steinkerke.
L'ARISTARQUE
être»en rapport avec ces illustrations,
faire les honneurs du Musée aux artistes de passage, et se
voir tout à coup enrayés par de mesquines considérations
de dépense... Quel crêve-cœur ! comme si quelques lignes
de plus, consacrées à notre ville, dans un dictionnaire géographique, ou un article élogieux de la Gazette du Midi,
rédigé peut-être à Narbonne, ne dédommagerait pas suffisamment ses habitants de tout ce qu'il leur en coûte! Et,
d'ailleurs, leurs collections sont-elles sans valeur, Monsieur?
Ils en exagèrent le prix, je le veux, en les estimant à près
d'un million; mais en le réduisant au quart de cette somme,
voilà deux cent cinquante mille francs de valeurs artistiques
acquises à la ville, qu'elle n'aurait pas sans eux. Tous les
beaux arts, Monsieur, se tiennent par la main dans la personne des Muses qui les représentent. Ceux de la sculpture
et de la dorure étaient presque inconnus à Narbonne au
commencement de ce siècle. Il n'y a qu'à entrer au cime-
�624
tière et au musée, cet autre cimetière, pour voir où ils en
sont aujourd'hui. Leur progrès date de l'époque de la fondation du Musée; ne peut-on pas en conclure qu'il en est la,
conséquence? Tirez-vous de là, si vous le pouvez !
L'AUTEUR. Ce ne sera pas aussi difficile que vous le pensez.
Je vous demande, à mon tour, quels sont, de bonne foi, les
progrès qu'ont fait à Narbonne la littérature et l'art de la
peinture , depuis cette époque?
L'ARISTARQUE. Je ne puis disconvenir , Monsieur, qu'ils ne
soient tout à fait nuls. Il y a même décadence et décadence
sensible à ce sujet, et l'on ne comprend pas un Musée sans
une école de peinture, de sculpture et même d'architecture,
comme me le disait dernièrement un de mes plus savants
confrères.
L'AUTEUR. Il aurait pu ajouter qu'on comprend moins encore une bibliothèque qui n'est ouverte que pendant trois
heures et trois jours de la semaine seulement.
L'ARISTARQUE. Mais pour qu'il en fut autrement, il faudrait
quadrupler notre personnel et dépenser annuellement, pour
cet objet, pour le chauffage et l'éclairage de nos salles et de
notre grand escalier, quelque chose comme une quinzaine de
mille francs.
L'AUTEUR. Vous venez de me tirer vous-même de l'embarras où vous pensiez m'avoir mis. S'il y a décadence et décadence sensible, en fait de peinture et de littérature, dans
notre ville, comment donc les progrès de la sculpture et de
la dorure pourraient-ils être attribués à la création du Musée
et à la fondation de la bibliothèque? c'est à la richesse du
pays, à la propagation du luxe en tout, à une vanité dont
nos aïeux étaient bien éloignés, que doit être attribué le
goût des mausolées splendides. Il a suffi d'en voir à Montpellier ou à Toulouse pour se lancer dans ces constructions
qui ne prouvent pas invinciblement, au reste, le deuil qu'on
éprouve de la perte de parents ou d'amis. Les plus beaux
�625
sont dans la capitale où les divertissements succèdent,
souvent le même jour, aux cérémonies funèbres ou tout au
moins aux stations pieuses dans les cimetières.
Vos confrères donnent à leurs tableaux une valeur de
près d'un million; ils n'ont cependant, dit-on, fait assurer
sur leur matériel qu'une somme de soixante mille francs
L'ARISTARQUE. Qui donc vous a dit cela ? vous êtes mal renseigné ; nous n'avons rien fait assurer.
L'AUTEUR. ...mais tout cela leur restera d'ailleurs; je ne
dis pas de le vendre, bien que ce fut peut-être le meilleur
parti, car tout ce qui est médiocre ou laid n'est propre qu'à
dépraver le goût. Quarante ou cinquante gravures, avant
la lettre, des meilleurs tableaux des grands maîtres, appendus dans la salle des pas-perdus de la bibliothèque, remplaceraient avantageusement toute cette imagerie. Il vous sera
loisible, Messieurs, d'accroître ce fonds par vos subventions volontaires. Le désespoir de vos confrères ne serait
donc pas suffisamment motivé. Us iraient, comme par le
passé , admirer , quand ils le voudraient, leur belle copie de
la Transfiguration de Raphaël, leur tableau de Rubens,
ceux de leurs anciens consuls , et même celui de Narbonne,
personnifiée dans une égrillarde que le souvenir de ce qu'elle
fut et le sentiment de sa décadence n'ont pas amaigrie :
« La jeunesse, en sa fleur, brille sur son visage ; »
Son sein proéminant repousse son corsage ;
Des tendrons de Gruissan elle, a le vif éclat,
lit semble au vin du cru devoir son incarnat.
L'ARISTARQUE. Ah, Monsieur! si les habitants de Carcassonne pouvaient vous entendre, ils vous voteraient des
remercîmenls. Ignorez-vous donc que ce Musée que vous
dépréciez, ils nous l'envient, et que ce n'est que par là que
nous pouvons rivaliser avec eux?
. Monsieur, ce n'est pas en fait de monuments
L'AUTEUR
�626
que vous pouvez rivaliser longtemps sans ruiner la ville.
On sait à Carcassonne les moyens d'en élever de plus somptueux, et les faveurs du gouvernement seront toujoursfde
préférence pour notre chef-lieu. Elles sont l'effet inévitable
de l'influence des hauts fonctionnaires, administratifs ou
militaires, et des prélats qui y résident. Nous ne pouvons
lutter avantageusement avec Carcassonne que de traditions,
de fortune territoriale et de qualités morales et intellectuelles. Résignons-nous ; le sort a prononcé. Une date heureuse pour la France, en général, a été bien funeste à notre
cité. Elle a perdu son titre et ses attributs de ville primatiale, et le coup de pied de M. l'ingénieur Carvalho, qu'un
mauvais génie nous a suscité, a failli nous anéantir. Narbonne en portera toujours les marques. Cet homme, si mal
disposé pour nous, a trouvé ici de vigoureux contradicteurs... J'eu vois un bien près de moi...
L'ARISTARQUE. Eh, eh!
L'AUTEUR. ...mais ils n'ont pas tout à fait neutralisé son
mauvais vouloir, et nos concitoyens se diront jusqu'à la dernière génération, ce que se disent MM. les administrateurs
du chemin de fer : « Ce ne peut être que par impéritie,
puisque ce n'est pas par malice, que M. Carvalho a établi
la gare en dedans de la première zone et à la grande distance
où elle se trouve cependant de la porte principale de la ville. »
En résumé, M. l'archéologue, conservez ce que vous
avez ; augmentez tout au plus petit à petit notre bibliothèque publique ; acceptez avec reconnaissance de l'État ou des
particuliers ce qu'ils voudront bien donner à la ville en
tableaux, en livres, en curiosités quelconques, mais n'en
achetez plus. Prenez en pitié ceux des habitants de Narbonne, c'est-à-dire douze mille âmes contre vingt ou trente,
qui n'ont pas le goût des beaux-arts ; qui se plaignent de
manquer d'air, d'eau, d'espace; qui demandent à grands
cris un lavoir , un étendoir publics, et qui trébuchent près-
�U27
que à chaque pas dans des rues étroites, disloquées et mal
pavées ! Le public se porte en foule hors de la porte Neuve ,
pour voir passer les convois ou pour y monter ; aucun
arbre ne l'abrite, de la porte à la gare, contre les ardeurs
du soleil ; il faut de toute nécessité une promenade sur ce
point. N'êtes-vous pas frappé d'une chose fort triste , et qui
appellera bientôt la sollicitude de l'Etat? c'est qu'il y a plus
de boiteux en ville depuis la construction du chemin de fer
qu'auparavant. Tous nos concitoyens , mâles et femelles , le
seront bientôt peu ou prou, si on ne se hâte de refaire ces
escaliers rustiques et si mal aisés qui conduisent aux magasins le long du canal. Ce sera peut-être une consolation
pour notre ami Hyacinthe J*** , qui l'est des deux jambes ;
mais une infirmité bien incommode pour ceux de nos concitoyens qui sont nés bien conformés, et c'est le plus grand
nombre. Toutes ces améliorations ne se feront pas si l'on
ne coupe court aux dépenses de pur agrément. Ne m'en
veuillez pas, Monsieur, si j'ai dissipé quelques-unes de vos
illusions. Vous m'avez demandé du sérieux, j'ai fait tout
mon possible pour vous contenter.
L'ARISTARQUE. Je réfléchirai, Monsieur, à tout ce que vous
venez de me dire, et j'en conférerai avec mes confrères. Ils
connaissent déjà une partie de vos épigrammes, et ne les
prennent pas trop mal. Quelques-uns même ne seraient pas
fâchés d'y être nommés. « M. Birat devrait faire un couplet
« à chacun de nous ; quant à moi, je lui passe le mien » , a
même dit un des plus considérables d'entr'eux; mais je
doute fort que vos raisons les trouvent aussi débonnaires.
Pour moi, je me suis fort amusé des unes , et je vous remercie des autres, bien que je ne'partage pas entièrement votre
avis.
«
Nous autres satiriques , »
a dit le plus caustique des poètes français,
�628
«
«
«
«
«
«
Propres à relever les sottises du temps.
Nous sommes un peu nés pour- être méeontents.
Notre Muse, souvent paresseuse et stérile,
A besoin pour marcher de colère et de bile.
Notre style languit dans le remercîment;
Mais nous savons nous plaindre assez élégamment. »
Vous m'avez compris , n'est-ce pas ?
L'AUTEUR. Que trop ! Monsieur , que trop !
L'ARISTARQUE. Le Musée de Narbonne est désormais un fait
accompli. Le nombre de nos concitoyens qui y tiennent est
bien plus grand que vous ne pensez. « La République française est comme le soleil », disait dans une circonstance
remarquable le Premier Consul aux représentants des puissances étrangères, « aveugles sont ceux qui ne le voient
pas. » La comparaison de notre Musée au soleil serait trop
hyperbolique, il brille d'un éclat plus tempéré ; c'est une
petite lune dans notre ciel méridional; mais il faut être
aveugle aussi, avoir la vue bien faible ou bien courte pour
ne pas voir les planètes de Vénus ou de Jupiter. Dans cent
ans d'ici on aura oublié tout ce qu'il a coûté. Qui sait aujourd'hui ce qu'ont coûté les galeries du Louvre et de Versailles?
Il ne faudra pas le voir , par exemple, au retour de Paris,
de Toulouse ou de Montpellier ; mais quiconque n'aura jamais
dépassé les limites de notre arrondissement, et n'aura vu
dans sa vie que les tableaux, si médiocres en général, pour
ne pas dire plus, de nos églises, se délectera à en visiter
les galeries. Si l'honorable M. Jean-François, notre ancien
maire, qui se montra, pendant sa longue administration,
très-dur à la détente à l'égard du Musée, pouvait vous entendre , il s'amuserait beaucoup de vos drôleries, et vos arguments auraient son entière approbation ; mais bien des personnes s'étonneront de voir un amateur des beaux-arts,
comme vous, combattre l'établissement d'un Musée dans
une ville de province, par les mêmes raisons que faisait
�620
valoir un négociant coté, qui ne comprenait pas assez qu'il
n'en est pas tout à fait d'une ville de quatorze mille âmes
comme d'une maison de banque , et qu'emprunter quelquefois pour son embellissement et pour en rendre le séjour
agréable à ses habitants, n'est pas toujours une imprudence,
et peut-être parfois un bon calcul.
L'AUTEUR. Permettez-moi de penser, Monsieur, qu'une garnison de cavalerie que notre ville obtiendrait du gouvernement, si elle avait de quoi la loger, serait plus avantageuse
et plus agréable à ses habitants qu'un simulâcre de Musée.
Ce qui est pure faveur pour Carcassonne et Béziers, où les
fourrages font défaut, tandis qu'ils abondent ici, ne serait
que justice pour Narbonne, vu sa qualité de place forte. Je
me dis souvent que si la question de la construction d'une
caserne de cavalerie ou bien celle d'un théâtre, digne de ce
nom , avait pu être mise aux voix, dans le temps, sur la
place publique, concuremment avec celle de la fondation
d'un Musée, les neuf dixièmes de notre population auraient
énergiquement repoussé le second projet.
L'ARISTARQUE. C'est possible; mais, en tout cas, il sera
beaucoup pardonné à nos confrères parce qu'ils ont beaucoup aimé... la peinture, la gravure, la.... la....
L'AUTEUR. Attendez, Monsieur, je vais vous aider!., l'architecture, la sculpture, l'émaillure , la ciselure, la dorure,
l'enluminure, la reliure, etc., et pas assez la belle nature.
Il leur sera beaucoup pardonné , je le crois , par MM. Boilly,
Boqueplan , Monseret et Lavergne, dont ils achètent ou exposent les tableaux et les portraits, mais un peu moins
par leurs concitoyens.
L'ARISTARQUE. Mais, Monsieur, vous avez fait faire le vôtre,
au pastel, par le premier de ces artistes , et vous souscrivîtes, dans le temps, pour l'achat d'un petit tableau du second ; c'est une reconnaissance évidente du mérite de Messieurs Boqueplan et Boilly. De plus, nous avons sur nos
�rayons quelques bouquins où votre nom se trouve en toutes
lettres , et que vous ne vendîtes pas sans doute à notre
bibliothécaire. Vous avez donc contribué pour une part, si
petite qu'elle soit, à la création ou au développement du
Musée et de la bibliothèque. Allons, allons ! votre complicité est évidente; et si jamais nos concitoyens, las des dépenses que coûte cet établissement, en viennent à détester,
à maudire ses fondateurs et leurs adhérents; si jamais les
noms des uns et des autres figurent à l'encre rouge sur un
tableau qu'on aura appendu dans la salle des délibérations
du conseil municipal, pour détourner à jamais nos édiles
de toute fondation fastueusement inutile, vous devez vous
attendre à y voir le vôtre inscrit à la suite de ceux de
MM. Griffe, Roland, Bonaventure Barthe et Victor Alibert.
L'AUTEUR. (« fan) Oh , par ma foi, je la gobe ! Mais , bah !
je m'en tire à bon marché, et je méritais bien une plus
forte semonce.... (haut) Voilà le sieur Serbat qui passe.
L'ARISTARQUE. Eh bien ! laissez-le passer.
L'AUTEUR. Cet homme, à l'air et à l'habit grossier, sait
beaucoup de vers; il vous en débite des tirades à perte
d'haleine ; il connaît La Fontaine et Boileau comme vous et
moi.
diable le goût delà bonne poésie va-t-il se
nicher, quand tant de prétendus lettrés en sont dépourvus !
L'AUTEUR. Ce garçon-là, très-doux et très-honnête au fond,
figura un temps parmi nos adversaires politiques, et son
nom, à ce que j'ai entendu dire, était en tête de la liste
des membres de la commission archéologique écarlate , qui
devait se substituer à la vôtre.
L'ARISTARQUE. Ah, ah ! et quels étaient ses consorts?
L'AUTEUR. Je serais assez en peine de vous le dire, (hpart)
Excellente occasion de pousser à bout mon indulgent contradicteur !. si je ne réussis pas cette fois , c'est que la chose
est impossible. (»»«o Que sait-on, Monsieur! si le sieur
L'ARISTARQUE. OÙ
�651
Serbat et ses confrères s'étaient, après votre expulsion,
doctoralement assis dans vos fauteuils, peut-être que la
ville n'aurait pas beaucoup perdu au change.
L'ARISTARQUE. Oh, c'est trop fort, Monsieur ! ceci n'est
plus une épigramme, c'est une insulte , et le président de la
Société archéologique de Narbonne ne doit pas la laisser
passer sans la relever.
L'AUTEUR. Oh , calmez-vous !
L'ARISTARQUE. Si vous continuez sur ce ton, je quitte la
partie;
L'AUTEUR.
C'est une plaisanterie.
Très-mauvaise, Monsieur, très-mauvaise!
Ce sarcasme intolérable est un nouvel exemple des excès
auxquels la vanité blessée d'un faiseur de vers dédaigné
peut se porter !
L'AUTEUR. Monsieur, je vous demande bien pardon.
L'ARISTARQUE. VOUS VOUS croyez un Voltaire , et vous pensez être la médaille, sinon de la France comme lui, au moins
du pays Narbonnais , pour avoir fait quelques chansons patoises dans un style poissard, et pour avoir rimé quelques
légendes , d'un intérêt médiocre , en vers badins français !
Ressusciter un genre banni de la littérature par les poètes
en crédit, bien qu'il ne soit pas sans agrément, est une
entreprise au-dessus de vos forces; Voltaire lui-même n'y
suffirait pas de nos jours. Quels progrès avez-vous fait dans
l'estime de vos concitoyens, depuis dix ans que vous vous
entêtez à reproduire, en les parodiant, nos vieilles traditions? presque aucun. En tout cas, votre réputation , tenue
comme en quarantaine, a encore pour limite le rayon de
l'octroi de notre petite ville. Les cent bouches d'airain de la
renommée se fatiguent à célébrer la gloire d'une centaine de
poètes agenais , toulousains , avignonnais, marseillais, biterrois ou nîmois ; car jamais, même au temps des croisades , ne pullulèrent tant de troubadours dans les pays de la
L'ARISTARQUE.
�632
Langue d'oc; votre tour n'est pas encore venu. L'article de
dix lignes que publia en votre faveur le Messager du Midi
n'était guère fait pour vous mettre en crédit. Dans un temps
où les couronnes, les bagues, les médailles, les tabatières,
les mentions honorables et les diplômes s'obtiennent si facilement , vous n'avez attrapé aucune de ces récompenses
honorifiques. On ne voit dans aucun journal d'article de
vous en prose ou en vers. Le Narbonnais lui-même craignit
sans doute d'ennuyer ses lecteurs en insérant dans ses colonnes quelque opuscule de votre façon. Cet honneur, qu'il
accorda quelquefois à des poètes exotiques , ne vous fut pas
fait. Dans quel compartiment de la Mosaïque du Midi, de
cette publication qui brilla, il y a une vingtaine d'années,
d'un si grand éclat, qui éclipsa même tous les recueils de
cette nature, édités à Paris, par la variété et le bon goût
de ses articles, par la perfection de ses gravures sur bois,
par le velouté et la blancheur de son papier et par la beauté
de son exécution typographique ; dans quel compartiment,
dis-je, de cette rare collection lites-vous enchâsser quelque
couplet, quelque apologue, quelque légende ou ballade?
Vous ne pouvez pas dire : Equidem natus non eram ! mon
génie poétique n'était pas né ! car vous marchez depuis plus de
soixante ans sans lisières, et vous mettiez au monde, quand
commença la publication dont je parle, un poème en trois
chants. Ne peut-on pas conclure de cette circonstance que
cette production, sortie des presses même de l'éditeur de la
Mosaïque, ne fit aucune sensation à Toulouse? Les concours
oratoires ou poétiques auxquels sont conviés tous les virtuoses dans l'art d'écrire, dans les villes marquantes du Midi,
la nôtre exceptée (et cette exception m'humilie comme elle
étonne le monde savant), se célèbrent sans que vous entriez jamais en lice. Vous n'êtes correspondant d'aucune
Société des arts et sciences, d'aucun Institut historique,
d'aucun Athénée littéraire, et pourtant ce sont maintefois
�S
655
par fournées que s'y font les correspondants. A ma connaissance , une ville de troisième ordre, dont le nom consonne
avec le nôtre, et qui n'est pas bien éloignée d'ici, en a cuit
à point treize à la fois. Treize, bon Dieu ! il faut croire que
le département dont cette ville est le chef-lieu ne possédait
plus aucun sujet digne de faire le quatorzième, puisque son
corps savant s'est arrêté à un chiffre de si triste augure.
. Arrêtez-vous , Monsieur, que ma confusion vous
L'AUTEUR
touche ! Ne poussez pas plus loin votre vengeance. Encore
une fois, je reconnais mon tort.
L'ARISTARQUE. Il est plus grand que votre médisance ne le
soupçonne peut-être. Vous ne pouvez avoir oublié que des
émeutiers , instruments certains de quelques-uns des hommes appelés à remplacer notre commission, en cas d'un nouveau bouleversement social, jetèrent des pierres et des
écailles d'huitre contre la porte et les fenêtres de ma maison, et que cet attentat de lèse-majesté municipale et—
fabriciale resta impuni, et vous n'avez pas craint de me
fâcher en disant que ces perturbateurs nous auraient avantageusement ou du moins convenablement remplacés ! C'est
une indignité !
L'AUTEUR. J'avais oublié, vous pouvez m'en croire, cette
fâcheuse circonstance. Mais comment pouvez-vous prendre
au sérieux un pur badinage d'esprit !
L'ARISTARQUE. Oh, l'esprit, Monsieur, l'esprit fait faire
bien des fautes à ceux qui en ont la manie ! Il court les rues
d'ailleurs. Qui est-ce qui n'a pas de l'esprit en France?
L'esprit gâte tout ce qu'il touche. Si tous les peuples en
étaient également infectés , il faudrait dire qu'il resta au
fond de la boîte de Pandore, pour la risée de l'humanité,
c'est lui qui fait que nous n'avons pas d'autre poème épique
que La Henriade de Voltaire et La Divine Épopée de Soumet';
c'est lui qui nous vaut tous les vaudevilles, coq-à-l'âne,
calembourgs, toutes les satires, épigrammes, chansons, etc..
�634
dont nous sommes inondés. Or, comme le style est l'homme
lui-même, plus un auteur vise à l'esprit, plus il s'applaudit
de ses bons mots, et plus il dévoile les défauts de sa nature.
Il fait précisément comme le paon, qui pour le plaisir de
faire voir ses belles plumes, dont il hérisse tout son corps,
en découvre par ce vain étalage la partie la plus difforme,
la plus hideuse.... enfin ce que vous savez. L'esprit ou le
rire ou l'ironie, ce qui est la même chose, ne comprend pas
la nature, il la dégrade. Un peu de génie y mène , beaucoup
en détourne. Le rire ne console pas la souffrance, il l'attriste. Amuser le monde aux dépens du monde, ce n'est pas
l'édifier , c'est le corrompre. L'humanité n'est pas une bouffonnerie. L'homme n'est pas né pour le rire. L'esprit est
exclusif du sentiment, de l'enthousiasme , des nobles qualités de l'âme. Compagnon inséparable de la moquerie et de
la médisance, il fait plus de mal à l'espèce humaine que le
tranchant du glaive. L'enfer est pavé de gens d'esprit presque autant que d'ingrats ; ce qui m'amène à croire que c'est
de Satan même qu'il nous vient.
L'AUTEUR. Quelle sortie épouvantable ! ne pouviez-vous,
Monsieur, vous borner à faire mon procès , sans envelopper
dans votre réquisitoire tous les gens d'esprit?
L'ARISTARQUE. Oh, Monsieur ! prospectivement ou rétrospectivement, il faut qu'ils y passent tous. Je ne ferais pas
grâce en ce moment, pas plus que Lamartine, qui ne peut
pourtant pas prétexter de son trop d'esprit (il serait bien
fâché d'en avoir ! ) pour se dispenser de nous donner un bon
poème épique ; je ue ferais pas grâce en ce moment à Ménandre, Aristophane, Térence , Ovide, Horace, Juvénal,
Plante, Arioste, Cervantès , Boileau , Lafontaine , Voltaire,
Sterne, Béranger et Piron ; à tous les auteurs badins , comiques , satiriques, passés, présents et futurs. « Quand une
« lecture vous élève l'esprit, dit La Bruyère, et qu'elle vous
« inspire des sentiments nobles et généreux, ne cherchez
�655
« pas une autre règle pour juger de l'ouvrage; il est bon,
« et fait de main d'ouvrier. » Eh bien ! je vous le demande,
quel est celui de ces auteurs dont la lecture produise un
pareil effet ? Lequel a jamais sur son instrument touché la
corde du cœur? Lequel s'est jamais lancé dans l'infini, cet
océan de l'âme, pour y nager à grand fluide? et pourtant,
comme dit le proverbe ,
« II n'est pour bien nager que les grandes rivières. »
Je voudrais qu'on en débarrassât une bonne fois toutes
les bibliothèques; je voudrais qu'on fit, au haut du mont
Alaric, un immense auto-da-fé de tout ce qui a été écrit
dans le genre facétieux ou bouffon. Je retrancherais des
œuvres d'Homère son Combat des Rats et des Grenouilles
fquandàque bonus cachinnat HomerusJ; de celles d'Euripide,
sa comédie du Cyclope; de celles de Corneille, sa comédie
du Menteur; de celles de Racine, sa farce des Plaideurs,
et de celles de lord Byron , que je préfère de beaucoup pourtant aux romans historiques de Walter-Scott, dont les personnages sont trop souvent moqueurs, son licencieux et
trivial poème de Don Juan. 11 y a trop d'ironie socratique
et quelquefois de facétie voltairienne dans l'argumentation
du comte de Maistre, qui semble vouloir plus insulter que
convaincre ; la vérité ne rit pas, elle pense. Je réduirais
donc son livre à quelques pages; je n'épargnerais tout au
plus de Molière, qui n'est qu'un poète pousse-cailloux , que
son Misanthrope. Les œuvres de tous les fabulistes grecs,
latins, indiens, chinois, français, d'Esope, de Phèdre, de
La Fontaine, de Viennet le Biterrois surtout ! de Viennet,
qui a cherché à réhabiliter son ignoble modèle, seraient brûlés jusqu'à la Table des matières , et leurs cendres jetées au
vent. Je mettrais à cette exécution toute la rage que la nièce
et la servante de Don Quichotte mirent à détruire tous les
romans de chevalerie, qui ne le méritaient pas, de l'amant
�636
platonique de la belle Dulcinée du Toboso... Mais je reviens
à vous.
L'AUTEUR.
Oh, Monsieur! c'est prendre la massue d'un
fendeur de bois pour écraser un moucheron. Ne m'avez-vous
pas assez humilié comme cela ?
L'ARISTARQUE. On a remarqué qu'en général les hommes
disgrâciés de la nature, au physique, étaient portés à la
moquerie. Boileau, dit-on, fut privé de sa virilité, dans
son bas-âge, par un dindon. Lord Byron était boiteux ; Voltaire ne l'était pas, mais il avait la bouche démésurément
grande ; de Maistre la qualifie de rictus. Je ne vous connais
pas de difformité corporelle bien apparente ; il faut cependant que vous en ayiez quelqu'une. Vous n'êtes pas borgne;
vous n'êtes pas bossu, bien que vous vous teniez un peu
courbé; vous n'êtes pas boiteux non plus, non.
L'AUTEUR.
Dispensez-vous de chercher davantage; j'ai les
genoux un tant soit peu en dedans , puisqu'il faut vous le
dire. Mon pantalon dissimule cette petite défectuosité.
L'ARISTARQUE. NOUS
y voilà! Je ne m'étonne plus à présent
de votre penchant à ricaner dans la fange avec le vulgaire...
Personne ne vous a dit encore franchement les défauts de
votre manière, j'en suis sûr.
L'AUTEUR. Oh que si fait, Monsieur ! on me les a dits non
seulement avec franchise, mais avec brutalité ; non seulement au tuyau de l'oreille, mais en plein café. Je ne me fais
pas du tout illusion à ce sujet, et ce qui le prouve, c'est que
je retarde beaucoup trop , dans mes intérêts peut-être , la
publication de mes œuvres.
L'ARISTARQUE. Vos chansons sont toutes trop longues. La
plupart de vos poëmes sont sans action, et leurs cadres
presque toujours mauvais. Vous parlez trop souvent de
vous, en vous moquant, soit ; mais votre amour-propre y
trouve encore son compte. Or , rien de plus haïssable que le
moi, comme l'a dit le grand Pascal. La marche de vos poë-
�mes n'est pas assez serrée ; il y a beaucoup de décousu , de
longueurs et de remplissage, et vous vous êtes quelquefois
donné le tort de toucher d'une façon peu respectueuse aux
choses qui tiennent au culte et à la religion.
L'AUTEUR. J'ai fait tout ce que j'ai pu, Monsieur, pour
éviter les écueils du genre. Si ma tartane y a talonné une
ou deux fois, j'en ai bien du regret.
L'ARISTARQUE. Beaucoup de vos plaisanteries sont poussées
jusqu'à la charge. Vos portraits sont assez bien tracés et
assez ressemblants; mais il faudrait pour que la plupart de
vos lecteurs s'en amusassent, qu'ils eussent connu les originaux. Vous abusez des digressions et des épisodes, de
telle sorte qu'il en résulte souvent une véritable confusion ,
soit que ces morceaux épisodiques ne soient pas toujours
assez motivés, assez attachés au sujet ; soit qu'ils se prolongent de manière à faire perdre le récit de vue ; soit même
qu'ils se greffent l'un sur l'autre et s'enchevêtrent de manière à dérouter le lecteur et à lui faire perdre haleine.
L'AUTEUR. A la malheure me suis-je mêlé d'écrire ! Maudite
partie , va ! que ne puis-je retirer mon enjeu !
L'ARISTARQUE. Quand vos personnages ont la parole (ce
qui arrive fréquemment), ils ne parlent pas toujours, bien
s'en faut, d'une manière appropriée à leur condition , à leur
instruction supposée ; ils sont trop diserts, trop poètes , et
vous leur donnez beaucoup trop d'esprit. Dans vos poëmes ,
l'intérêt des détails , quelquefois bien risqués, se tire tellement des habitudes narbonnaises, des particularités locales,
du terroir , des personnages connus que vous mettez en scène , qu'il faut être du pays , et y avoir vécu à une certaine
époque , pour apprécier le mérite de vos peintures et goûter
le sel de vos badinages.
L'AUTEUR. Quel supplice !
L'ARISTARQUE. Je vous reproche en outre avec raison nombre de plaisanteries hasardées, des traits, des images, des
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expressions même, qui blessent la décence et tombent dans
le genre grivois. On peut tolérer ces gaillardises dans de
petits vers impromptus qui se débitent sous la cheminée,
mais dans un recueil imprimé, il faudrait respecter un peu
plus ses lecteurs.
L'AUTEUR. Ah, malheureux ! où fuir ! où me cacher !
L'ARISTARQUE. Oh , je vous tiens ! vous ne m'échapperez pas
encore. Vous n'avez bu que ce qu'a de moins amer la purge
que je vous administre. Pour qu'elle opère radicalement,
il faut que vous en avaliez même la lie.... 0 inconséquence
étonnante, inouie ! voilà un homme mélancolique jusqu'au
bout de son nez aquilin, de ses ongles plats et de ses épais
cheveux gris ; un homme qui interroge les siècles passés
pour en tirer tous les témoignages qu'ils peuvent lui fournir
sur l'antiquité et l'illustration de sa ville natale; un homme
d'ordre qui fut un des premiers à aller complimenter en
vers , dans notre palais municipal, qui est aussi notre palais
des beaux-arts, le chef de l'État, et qui dut être enchanté
qu'on eût pu le loger ailleurs et plus noblement que chez
MM. de Martin, Razimbaud, Sernin ou Séguy, par exemple ; car il ne manquait, comme on sait, que des lieux au
confortable du prince et de son illustre entourage ; mais
dans la précipitation avec laquelle furent faits tous les apprêts d'une telle réception , quelque omission était excusable , et d'ailleurs on n'avait pas à craindre de la Suite , bien
apprise, du président de la république, les incongruités
canines ou félines qui signalèrent en ce même palais, dans
une occasion analogue , le séjour de princes, de princesses ,
de comtes, de comtesses , de pages et de dames d'honneur
napolitains !... et cet homme que j'ai là, à mon côté, bafoue
le romantisme qui ne lui déplaît pas autant qu'il veut le
faire croire ! il conspue l'archéologie, qu'il cultive à sa manière; et une compagnie au zèle et à l'intelligence de laquelle
on doit l'achat, la transformation et l'embellissement d'un
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de ses plus beaux édifices ! n'est-ce pas, en vérité , de la
déraison, de l'injustice et de l'ingratitude ? N'est-ce pas tirer, comme l'on dit, sur ses propres pigeons et dépeupler
son colombier ?
L'AUTEUR. J'ai maintenant tout bu , n'est-ce pas? Pouah !...
pouah !
L'ARISTARQUE. Encore ces deux ou trois gouttes , et je vous
lâche... Vous vous êtes plaint dans plus d'un passage de vos
œuvres de ne pas jouir de la considération à laquelle vous
croyez avoir droit. La considération ! la considération ! ce
sont les hautes positions sociales, souvent dues au hasard;
ce sont les grands emplois, bien ou mal remplis; c'est la
fortune bien ou mal acquise qui la donnent; ce n'est pas,
en province du moins, l'art d'écrire en prose ou en vers,
dans un genre quelconque. Il y a bien un autre moyen de
se faire un peu valoir : c'est d'être fier, d'avoir une grande
idée de soi; on finit par la faire partager aux autres. Certaines manières , certaines dépenses, qui ne sont pas grand'
chose au fond, n'y sont pas inutiles. Où vous faites-vous
habiller ? voyons ! est-ce à Paris ou du moins à Toulouse ?
L'AUTEUR. Non , Monsieur , loin de là ! car il m'arrive quelquefois de me pourvoir au magasin des 100,000 Paletots.
L'ARISTARQUE. Pff, aux 400,000 Paletots! et quel cas
peut-on faire de vous en vous voyant mal accoutré?
Première cause de déconsidération. Montrez-moi votre main.
Oh, oh! vous rognez vos ongles presque jusqu'à la chair
vive, au lieu de les laisser se développer, de les tailler ensuite à angle aigu et de les nettoyer à la brosse ! Seconde
cause de déconsidération... Vous fumez, n'est-ce pas?
L'AUTEUR. Oui, Monsieur, des cigarettes en papier.
L'ARISTARQUE. VOUS avez tort; ce sont des cigarres de vingtcinq centimes qu'il vous faut fumer. Vous avez les bouts des
doigts jaunes; vous êtes homme, je m'en doute , à fumer vos
cigarettes jusqu'au bout, ce qui vous expose à vous brûler
�t)40
les doigts ou les lèvres, au lieu de ne les consumer qu a
moitié et de jeter dédaigneusement le reste, de manière à
être vu. Vous allez au spectacle quelquefois, eh?
L'AUTEUR. Toutes les fois que je le puis , Monsieur.
L'ARISTARQUE. Et vous vous pavanez, sans doute, aux
Premières ?
L'AUTEUR. Oh, mon Dieu non, Monsieur ! je ne vais jamais
qu'au Parterre.
L'ARISTARQUE. Oh, quelle inconvenance! se mêler ainsi à
la cohue pour y respirer de mauvaises odeurs, pour y être
bousculé et risquer d'y être insulté. Si vous ne vous respectez pas vous-même, comment voulez-vous qu'on vous respecte ?
. Mais j'ai le soin, Monsieur, de me mettre dans
L'AUTEUR
un groupe de personnes de mon âge, bien élevées, et bien
dans le cas de juger du mérite des pièces et du talent des
acteurs qui les jouent.
L'ARISTARQUE. Cela ne suffit pas... Éloignez-vous un peu,
je vous prie... Yignobile vulgus, la vile multitude s'y trouve
en grande majorité, et si l'on siffle les acteurs ou si l'on bat
des pieds, dans votre coin , vous pouvez être pris pour un
des tapageurs et être rudoyé par la police. Pouvez-vous
répondre d'ailleurs qu'on ne vous jettera pas à la tête quelque pauvre diable que de grands gaillards auront empoigné,
levé en l'air, et lancé du fond du parterre, comme un paquet de linge sale!... Quatrième cause de déconsidération,
et ce n'est pas la moins forte ! Je pourrais pousser beaucoup
plus loin mon interrogatoire sur faits et articles de cette
espèce, mais je me borne à ces deux questions-ci : Vous
aimez la soupe , n'est-ce pas ?
L'AUTEUR. Beaucoup, Monsieur, beaucoup.
L'ARISTARQUE. Et moi aussi, soupe grasse ou maigre, n'importe. Mes mauvaises dents, au poisson près ou aux légumes bien cuits, ne s'accommodent guère que de cela. Et que
faites-vous du bouilli ?
�041
L'AUTEUR. Belle question !... parbleu , Monsieur, ce qu'en
fait tout le monde , je crois ! je le mange.
L'ARISTARQUE. En cachette?
L'AUTEUR. Mais non; d'ailleurs la chose serait impossible,
j'aurais toujours nécessairement pour témoin ma domestique. Mais pourquoi se cacher pour manger du bouilli, que
je fais quelquefois griller ou que j'accommode à la vinaigrette avec un oignon ?
L'ARISTARQUE. Eh bien. voilà,
Monsieur, des actes qui
perdent un homme de réputation dans un certain monde !
Le bouilli se donne aux pauvres ou se jette chez les gens
comme il faut, il ne se mange pas; les servantes elles-mêmes en font fi. Ma dernière question est celle-ci... mais, au
fait, je puis me dispenser de vous l'adresser ; je n'ai qu'à
jeter un coup-d'œil sur vous. Que voulez-vous que je vous
dise !... mais éloignez-vous encore un peu... encore !
L'AUTEUR. Je ne le puis pas sans tomber; je ne porte sur
le banc que d'une fesse , comme vous pouvez voir.
L'ARISTARQUE. Je parierais que vous êtes allé hier au spectacle. Vos habits sont encore imprégnés d'une odeur de cuir,
de tabac et de morue qui me fait venir des nausées
Je
disais donc qu'il me suffisait, pour me dispenser de vous
faire ma dernière question , de jeter un coup-d'œil sur vous.
Pourquoi donc sortez-vous toujours en toque et non pas en
chapeau? Il ne vous manque plus que de revêtir la veste,
car la toque invoque la veste ; l'une et l'autre sont la livrée
de l'ouvrier et du paysan. Allons, allons! vivez modestement puisque votre humeur vous y porte; mais, faisant
tout pour cela, ne vous plaignez pas de n'être pris pour
rien. Ce n'est pas dans ce bas-monde, et surtout à Narbonne,
que les humbles sont exaltés et les superbes abaissés, que
l'on vient au devant du mérite qui s'ignore et qui ne va
qu'à pied. Quand on n'est pas riche, qu'on n'est pas d'une
certaine force sur le piano, et qu'on ne peut pas faire sa
�«4a
partie dans un concert vocal ou instrumental, il faut pour
ne pas s'exposer au ridicule s'abstenir d'écrire, et se garder
de fumer jusqu'au bout des cigarres de caporal ou des cigarettes , de se rogner les ongles, de s'habiller aux 100,000
Paletots, de s'encanailler au Parterre, de se coiffer d'une
toque et de manger son bouilli.
L'AUTEUR. La patience, cette vertu des sages et des ânes,
allège pour moi le poids des humiliations que j'endure. Je
me résigne à être mis par bien des gens sur la même ligne
que le sieur Cavalier, tout à la fois ménétrier, rimeur et
bouffon. Encore une fois, Monsieur , j'implore votre miséricorde ! Les Prières sont filles de Jupiter, comme le dit si
poétiquement Homère, par la bouche du vieux précepteur
du divin Achille. Marchant d'un pas chancelant, ridées,
baissant les yeux et regardant de côté, elles suivent l'injure impertinente et hautaine , qui, d'un pas ferme et léger,
les devance, et parcourt la terre en cherchant à nuire à
qui lui déplaît, même aux sociétés savantes. Elles sont prodigues de biens pour celles de ces compagnies qui les reçoivent avec respect; mais si quelqu'une les repousse, elles
supplient Jupiter de la punir; et ce dieu la livre en proie
aux dissentions intestines, fait faire à ses commissions des
catalogues ridicules, ou lui fait malicieusement découvrir
quelque pierre antique dont l'inscription, latine, grecque
ou hébraïque, sottement expliquée par ses membres les plus
influents, la rend la fable du monde érudit.
L'ARISTARQUE. Homère n'a pas parlé de commissions archéologiques ni de catalogues de musée. Sachez, au reste, que
notre catalogue ne fut pas l'œuvre de la commission nommée
à cet effet, et que le parfum de saint Nicolas n'est jamais
monté au nez de ses membres.... C'est à moi, Monsieur, de
fixer le moment où j'accueillerai vos prières... J'ai quelque
chose à ajouter à ma critique de vos poësies en idiome languedocien , et le voici : Le patois se francise tous les jours ,
�645
Monsieur, et ne sera bientôt plus compris de nos couturières et de nos manœuvres. Il n'y a pas, au reste, dix personnes qui le lisent couramment dans Narbonne. A la faveur
du débit et de la pantomime, quelques troubadours languedociens , gascons, provençaux, attardés de cinq siècles, se
font écouter avec quelque intérêt ; mais c'est comme une
musique, dont il ne reste rien. On n'achète guère leurs
œuvres. Les lit-on? j'en doute fort. Se faire une fatigue
d'un divertissement ne convient pas à beaucoup de gens, à
moi moins qu'à personne. A quoi me servirait, en effet,
d'avoir la clef de l'idiome patois d'Agen , par exemple?
. Assez, Monsieur, assez ! vous me fendez, le cœur.
L'AUTEUR
Regardez-moi, je tremble de tous mes membres. Dans mon
désespoir , je me sens capable de tout.
. Ce sont toutes ces circonstances, tous ces
L'ARISTARQUE
défauts, qui font que jusqu'ici on s'est passé de main en
main vos opuscules, mais qu'on ne les a guère achetés. Une
visite domiciliaire, même rapide, ferait probablement découvrir, dans quelque coin de votre maison, dans quelqu'une de vos malles , sur quelque rayon poudreux de votre
bibliothèque, l'amas presque entier de vos brochures. Si
pareille chose vous est arrivée, lors de vos publications à
quinze, à vingt, à cinquante centimes, que sera-ce quand
vous éditerez vos œuvres complètes , à cinq ou six francs, le
volume ! Prenez note de ce que je vous dis : Vous n'en vendrez pas cinquante exemplaires.
. Ce dernier trait me tue. Eh bien ! puisqu'il doit
L'AUTEUR
en être ainsi, périssent toutes mes productions en prose, en
vers, en français et en patois ! Périssent tous mes déboursés, toutes mes recherches, toutes mes veilles, tous mes
voyages ! Je ne veux pas m'exposer à l'affront dont vous me
menacez, et, pour commencer, je mets en pièces en votre
présence tous les papiers que j'ai sur moi. Crac, crac !..,
Aidez-moi, Monsieur, aidez-moi ! ce sera plutôt fait.
�644
. Et que faites-vous, malheureux!
. Je me fais justice, Monsieur.
L'ARISTARQUE. Oh, quelle rage ! je vous empêcherai bien
de pousser plus loin le sacrifice. Et ne voyez-vous pas, à
votre tour, que mes mépris sont affectés ! S'il y a quelque
chose à blâmer dans vos œuvres, il y a beaucoup à louer,
et l'excellent l'emporte infiniment sur le mauvais ou le médiocre. Ce ne sont pas seulement de très-bons jers badins ,
pour des vers de province, que les vôtres, vous en avez des
tirades qu'auraient signées Molière et Boileau. Je vous trouve
surtout un talent remarquable pour manier le patois narbonnais, soit qu'il fasse lui seul les frais, soit qu'il s'entrecoupe et qu'il dialogue d'une manière facétieuse avee notre
langue française. C'est là où vous rencontrez souvent les
plus originales et les plus désopilantes inspirations; c'est là
où vous montrez une merveilleuse facilité et où vous trouveriez difficilement des maîtres. Je vous ai dit' d'un air à
vous le faire croire que vous ne vendriez pas cinquante
exemplaires de votre livre. Je suis bien loin de le penser,
et, pour vous le prouver , j'en retiens dix pour moi, et je
vous en ferai placer le double. Tous mes clients un peu aisés
en prendront; tous mes confrères de la fabrique de SaintJust et du Palais de justice en prendront. Juges, avoués,
greffiers, huissiers, tout le barreau, tout le parquet en feront autant. Allons, ne faites pas l'enfant ! séchez vos pleurs,
car une larme détachée de votre paupière tuméfiée vient de
me brûler la main.... Vous ne déchirerez pas vos œuvres,
n'est-ce pas? vous ne détruirez pas le fruit de tant de
veilles? Notre arrondissement contient 71 communes et le
département de l'Aude 434 ; la plus chétive d'entr'elles voudra en avoir au moins un exemplaire dans ses archives.
Nous avons des narbonnais à Paris , à Lyon , à Marseille, en
Algérie, dans toutes nos possessions d'outre-mer , qui liront
vos œuvres avec le plus grand plaisir. Quelques-uns sont
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
�64o
marins, ils s'en récréeront, ils en récréeront l'équipage à
bord de leurs navires. Votre succès est assuré; cela me revient de tous côtés. Oh , ne déchirez plus rien , je vous en
supplie !
L'AUTEUR.
Ah, vous ne pouvez comprendre tout le mal que
vous m'avez fait!.... Je n'en vendrai pas cinquante exemplaires !
L'ARISTARQUE. VOUS en vendrez trois cents , quatre cents ,
cinq cents; il n'y en aura pas pour les derniers. Toute l'édi-
tion partira dans quinze jours , dans huit jours, dans vingtquatre heures, et votre nom se répandant dans tout notre
ancien diocèse et croissant avec les âges, les éditions se
succéderont et se débiteront avec la rapidité des proverbes
recueillis par M. Caffort.
L'AUTEUR.
« Ah ! si vous me trompez, vous m'arrachez la vie ! »
L'ARISTARQUE.
Non , non , je ne vous trompe pas. Ayez bon
courage ; continuez votre travail, et vivez longtemps encore
pour l'amusement de vos concitoyens reconnaissants.
L'AUTEUR.
Reconnaissants, Monsieur!
Ils le seront, s'ils ne l'ont pas encore été.
L'ARISTARQUE.
Le conseil municipal achètera, sur ma proposition, voJ,re
maison de Saint-Just à
100
francs le mètre carré, et fera
placer au-dessus de la porte de l'ancienne maison de votre
père, rue de l'Ancien-Courrier, une plaque commémorative, en marbre noir , avec cette inscription en lettres d'or :
Je servis d'asile à l'enfance d'un poète... Combien de mètres
carrés de surface embrassent tous vos locaux?
L'AUTEUR.
Huit cents, Monsieur.
Huit cents multipliés par cent francs font
L'ARISTARQUE.
quatre-vingts mille francs , dont la ville vous paiera l'intérêt à 5 pour cent tout le temps que vous voudrez, j'en fais
mon affaire. Voilà pour le profit; mais l'honneur que vous
�G4(i
vaudra votre livre ne sera pas moindre. Vous deviendrez
correspondant de toutes les sociétés savantes du Midi. J'y
contribuerai pour quelque chose en vous faisant un article
de main de maître pour le Courrier de l'Aude; mon ami
Séguevesses ne m'en refusera pas l'insertion.
. S'il doit en être ainsi, je me calme.
L'AUTEUR
. Écoutez-moi encore ! nous sommes dans un
L'ARISTARQUE
temps où les plus chétives villes honorent d'un buste, d'une
statue la mémoire des plus petits grands hommes qui y naquirent. « Honorer le talent, c'est le multiplier. » Un ancien
peintre en portraits, M. Langlois, a son image en pied sur
une place de Saint-Quentin. Il est question , dans je ne sais
plus quelle autre ville , d'ériger une statue à l'auteur d'une
grammaire latine, très-répandue , et que nous avons sue sur
le bout du doigt l'un et l'autre, à feu le professeur Lhomond.
Vous pourriez bien avoir cette chance.
L'AUTEUR. ( i«»j«n< au cou de l'aristarque i 0 séduisante espérance !
ô bonheur !
. Bon ! voilà que vous pleurez encore.
L'ARISTARQUE
. De joie , Monsieur , de joie !
L'AUTEUR
. De joie, soit, mais n'allez pas m'étouffer
L'ARISTARQUE
dans votre transport... Vous me serrez trop.
'Comment avez-vous pu croire, mon pauvre ami! que je
partageais l'avis des détracteurs acharnés du genre badin
honnête , qui, ne sachant que psalmodier sur le même ton ,
semblent avoir pris pour devise, non pas la diversité, mais
l'uniformité, sans songer que l'ennui naquit de celle-ci,
tandis que l'intérêt et l'amusement sont la gracieuse progéniture de la première; qui veulent partout de la mélancolie,
du lyrisme; qui qualifient d'anti-poëtique l'école de Voltaire , comme s'il n'y avait pas dans les œuvres de Voltaire
une immense quantité de beaux vers, non pas lyriques,
soit, mais tragiques, épiques, didactiques, philosophiques
et comiques ! Croyez-vous réellement que je fusse dans le
�647
cas d'applaudir à \'auto-da-fé déplorable que l'on ferait sur
le mont Alaric de toutes les œuvres ou le sérieux se mêle
au badinage de bon aloi ? Non pas, certes ! je laisse déblatérer les poètes et les prosateurs mystiques, sombres et
monotones de notre époque, contre les grands écrivains de
l'école classique, et je les lis ceux-ci, comme autrefois, pour
mon instruction et mon agrément, sans crainte d'être traité
de perruque. Aux cris de : Vive Lamartine ! vive VictorHugo ! vivent Alfred de Musset et Alexandre Dumas ! j'oppose celui de : Honneur et gloire à Corneille, Racine, La
Bruyère et Lesage ! Ponsard et Alfred de Vigny me font
admirer davantage Molière et Regnard. Ce n'est pas qu'il
n'y ait beaucoup à louer dans les antagonistes des poètes
que je préfère , mais ils ne sont pas aussi variés, aussi élégants qu'eux, aussi corrects, aussi bons observateurs de la
nature; ils ne pénètrent pas aussi avant dans le cœur humain. Ils ont fait fausse route en s'écartant des bonnes traditions; et la dépravation du goût , la décadence littéraire,
le mépris de la poésie , qui caractérisent notre époque, sont
leur ouvrage. Après cela, comment ne pas rire des efforts
qu'ils font pour perdre de réputation Boileau et surtout
La Fontaine !
« Boileau , dans son domaine , était un grand poète », dit
courageusement Villemain à son jeune, studieux et nombreux auditoire; et Voltaire disait avant lui : « Si Boileau
« n'avait été que versificateur, il ne serait pas de ce petit
« nombre d'hommes qui feront passer à la postérité le siècle
« de Louis XIV. Ses dernières satires, ses belles épitres et
« surtout son art poétique, sont des chefs-d'œuvre de rai« son autant que de poésie... » Il disait aussi : « Il n'y a
« peut-être que Racine et Boileau qui aient une élégance
« continue. »
Mais si le genre didactique et l'épopée comique sont de
nos jours si maltraités, que n'ose-t-on pas dire de l'apolo-
�648
gue !... L'apologue, fi donc ! peut-on se le représenter autrement que sous les traits d'un esclave bossu, comme le phrygien Esope ; d'un affranchi syrien ou égyptien , n'importe !
comme le potier Phèdre ; ou d'une bête à manger du foin , à
becqueter quelque grain de mil sur un fumier, comme La
Fontaine. Aussi La Fontaine est-il, après le pédagogue Boileau, le plus vilipendé de tous les poètes. « Ses vers, boiteux, disloqués, inégaux , sans symétrie ni dans l'oreille ni
sur la page, rebutent l'homme de goût. Sa philosophie est
celle d'un vieillard dur, froid et égoïste. Ses fables sont du
fiel et non pas du lait pour les lèvres et le cœur des enfants.
Il est le plus plagiaire de tous les pillards littéraires. »
La Fontaine plagiaire ! on n'est plagiaire qu'autant qu'on
dissimule ses emprunts, qui deviennent ainsi des vols. Or,
en ce genre, la dissimulation est impossible, car le nombre
des bons fabulistes est très-restreint. Pour être juste, il
fallait dire que l'invention n'est pas son fort, et qu'il imite
d'ordinaire. Mais l'imitation a toujours été permise quand
elle s'est exercée sur des écrits d'une langue morte ou
étrangère, et qu'on a surpassé de beaucoup ses modèles.
La Fontaine n'a été plagiaire qu'à la façon de Racine dans
ses tragédies grecques, et de Corneille dans ses tragédies
romaines , de Boileau dans ses satires imitées d'Horace et de
Juvénal. Virgile n'a-t-il rien dû à Homère, et le Tasse à Virgile ou plutôt à tous les deux? L'Arioste a toujours passé
pour un poëte très-original, et cependant de combien de
beautés n'est-il pas redevable aux anciens, depuis Homère
jusqu'à Apollonius de Bhodes, depuis Virgile jusqu'à Catulle! Combien de livres de chevalerie, soit en vers, soit
en prose, ne mit-il pas à contribution pour faire le sien?
J'ai eu longtemps en mon pouvoir un exemplaire de son
Orlando, imprimé à Florence, à la suite duquel ne se
trouvaient encore que les passages des auteurs latins qu'il
avait imités. Il y en avait des masses ; ce qui ne l'a pas em-
�649
péché d'être regardé comme un poëte créateur. UAmphytriou
de Molière, les Ménechmes de Régnard sont des imitations
de deux comédies de Plaute, comme le Menteur de Corneille
en est une du Mentiroso de Lopez-de-Véga. La Fontaine
n'est pas plus coupable que tous les grands poètes de l'antiquité ou des temps modernes qui ont, suivant l'expression
franche et hardie de Molière, pris leur bien où ils le trouvaient. Ses titres à l'admiration sont sa naïveté exquise, son
naturel inimitable, le pittoresque de ses expressions, et
j'ajoute l'élégance de son style dans ses bonnes fables. Sa
popularité, prise dans la bonne acception du mot, il la
doit à sa diversité, car il est quelquefois bien touchant; il
l'est non seulement dans sa fable des Deux Pigeons, mais
dans son poëme de La mort d'Adonis, dans celui de Philémon et Baucis, etc. La Fontaine fait depuis deux cents ans
les délices des lettrés et de ceux qui ne le sont pas, de la
vieillesse et de l'âge mur, dans toutes les conditions, comme de la jeunesse et de l'enfance. Boccace, dont il a tiré
plusieurs de ses contes, n'en était pas l'inventeur. Il est à
peu près prouvé aujourd'hui qu'ils sont d'origine française.
En tout cas, La Fontaine y a mis son cachet de naturel et
d« bonhomie, et il les a tournés en jolis vers, dans le style
marotique, ce que nul autre que lui ne pouvait faire ou du
moins aussi bien faire. On a dit que l'immense réputation
de cet auteur n'était qu'un préjugé. Les préjugés.littéraires
n'ont ni cette généralité, ni cette durée; ses détracteurs en
savent déjà quelque chose. Quels hommes faciles à de pareils
préjugés que les grands écrivains de son siècle, qui furent
presque tous ses amis! que ceux du siècle suivant, qui ont
contresigné tous leurs éloges ! Molière disait de lui à Racine
et à Boileau , qui ne le contredisaient pas : « Le bonhomme
ira plus loin que nous. » D'après Fénélon, Anacréon n'a pas
badiné avec plus de grâce, Horace n'a pas paré la philosophie d'ornements poétiques plus attrayants et plus variés,
.
�650
Térence peint les mœurs avec plus de naturel et de vérité.
Il ajoutait pour comble d'éloges qu'il était quelquefois aussi
touchant et aussi harmonieux que Virgile. Le recueil des
fables de cet auteur, au dire de Madame de Sévigné, est un
panier de belles cerises qu'on est poussé à avaler jusqu'à la
dernière, en commençant par les meilleures. Eh bien! tout
le monde s'y est trompé jusqu'à nos jours, et ces prétendues
cerises ne sont pour nos aristarques que des cormes mêlées
de nèfles;
la délicatesse de leur goût s'est révoltée de
l'âpreté des unes et de la fadeur des autres. Mais ce qui
l'emporte sur tous ces témoignages d'un si grand poids, c'est
que tout le monde sait par cœur les fables de La Fontaine,
même ses insulteurs. Voilà la grande pierre de touche de
l'or de bon aloi qui s'y trouve ! et il est assurément le seul
poète dont on pourrait retrouver les vers jusqu'au dernier
hémistiche, si par impossible tous les recueils de poësies
qui se sont produits en France, depuis la renaissance des
lettres, venaient à périr d'humidité ou à être rongés par les
rats, dans toutes les bibliothèques publiques et privées....
Eh bien, que dites-vous de cela ? N'êtes-vous pas de mon avis ?
L'AUTEUR. Tout à fait, Monsieur , tout à fait. Que je vous
remercie ! Cette défense chaleureuse du plus charmant des
poètes a fait succéder dans mon âme à la plus profonde tristesse un véritable ravissement ; mais vous n'avez pas mentionné le jugement porté par Voltaire sur cet écrivain à qui
l'apologue était si naturel que Madame de la Sablière, son
amie et presque sa providence , l'appelait un j'ablier, comme
on apelle un prunier l'arbre qui produit des prunes. Voltaire
classe La Fontaine parmi les grands hommes du siècle de
Louis XIV, parmi ces génies qui feront les délices et l'instruction des temps à venir. Il dit que dans la plupart de ses
fables il est infiniment supérieur à tous ceux qui ont écrit
avant et après lui, en quelque langue que ce puisse être ;
qu'il n'a pas , il est vrai, dans les contes imités de l'Arioste ,
�m
l'élégance et la pureté de celui-ci ; niais que dans ceux qu'il
a puisés dans Boccace il l'emporte sur lui en esprit, en
grâce et en finesse. Voici sa réponse à ceux qui reprochaient
au fabuliste ce qu'ils appelaient l'immoralité et même l'obscénité de la plupart de ses Contes : « Si la volupté est dan« gereuse, ce ne sont pas des plaisanteries qui l'inspirent.
« On pourrait appliquer à La Fontaine son aimable fable
« des Animaux malades de la peste, qui s'accusent de leurs
« fautes; on y pardonne tout aux lions, aux loups et aux
« ours , et un animal innocent est dévoué pour avoir mangé
« un peu d'herbe. »
C'est ainsi que parle Voltaire dans son Siècle de Louis XIV,
mais dans son Dictionnaire philosophique, mettant en parallèle les fables attribuées à Esope et celles de La Fontaine,
il redouble d'éloges au sujet de celles-ci : « Les fables d'E« sope , dit-il, sont toutes des emblèmes , des instructions
« aux faibles pour se garantir des forts, autant qu'ils le
« peuvent. Toutes les nations un peu savantes les ont adopte tées. La Fontaine est celui qui les a traitées avec le plus
« d'agrément. Il y en a environ quatre-vingts qui sont des
« chefs-d'œuvre de naïveté, de grâce, de finesse, quelquece fois même de poésie
II a trouvé si bien le secret de se
« faire lire, qu'il a eu en France plus de réputation que
« l'inventeur même. Ce n'est pas un écrivain sublime, un
« homme d'un goût toujours sûr, mais c'est un homme uni« que dans les excellents morceaux qu'il nous a laissés. Us
« sont en grand nombre; ils sont dans la bouche de tous
« ceux qui ont été élevés honnêtement, et ils iront à la der« nière postérité. »
Les réflexions de ce grand critique sur un autre genre de
fables, sur les fables mythologiques, aussi dédaignées que
les autres par les mêmes hommes, me paraissent fort judicieuses : « Il est impossible de ne pas reconnaître dans un
« grand nombre de ces fables une peinture vivante de la
�652
« nature entière. Les autres sont ou la corruption de l'his« toire ancienne ou le caprice de l'imagination ; car il en
« est de ces fables païennes comme de nos contes modernes :
« il y en a de moraux qui sont charmants ; il en est qui sont
« insipides. » Il se moque ensuite de certains rigoristes,
plus sévères que sages, qui veulent proscrire l'ancienne
mythologie, comme un recueil de contes puérils, indignes de
la gravité de nos moeurs. « Pourquoi faire main basse sur
« ces fables sublimes qui ont été respectées du genre humain
« dont elles font l'instruction? Elles ont ce grand avantage
« sur l'histoire, qu'elles présentent une morale sensible. Ce
« sont, des leçons de vertu , et presque toute l'histoire est le
« succès des crimes. Je sais combien elle est instructive et
« nécessaire, mais en vérité il faut lui aider beaucoup pour
« en tirer des règles de conduite. Pour qui ne regarde qu'aux
« événements, l'histoire semble accuser la Providence, et
« les belles fables la justifient ; il est clair qu'on trouve dans
« elles l'utile et l'agréable. Le goût donne des préférences ,
« mais le fanatisme donne des exclusions. » Ce bon morceau
de critique est terminé par le quatrain que voici :
« Tous les arts sont amis ainsi qu'ils sont divins.
« Qui veut les séparer est loin de les connaître :
« L'histoire nous apprend ce que sont les humains;
« La Fable ce qu'ils doivent être. »
. C'est assez vrai.... J'ai cité tout à l'heure,
L'ARISTARQUE
pour vous chagriner un moment, le mot de Pascal, à propos de Montaigne. « Le moi est haïssable ». Je ne suis pas
tout à fait de son avis ; il ne l'est pas dans les bons écrivains, et je suis très-disposé cette fois à me ranger, à ce sujet,
du côté de Lamartine, qui n'a pas toujours raison dans ses
Entretiens littéraires, et que l'on doit compter parmi les
grands poètes plutôt que parmi les critiques éminents, mugis inter poetas quàm criticos annumerandus. « Les livres
�655
«
«
«
«
ce
«
ce
«
qu'on lit et qu'on relit le plus, dit-il, sont les livres
personnels. Ce qui intéresse l'homme dans le livre, c'est
l'homme ; et pourquoi cela ? parce que le livre n'a que des
idées et que l'homme a un cœur; or, dans le livre personnel, l'homme ouvre son cœur ; il n'ouvre que son esprit
dans les autres œuvres. Il ne donne ainsi que la moitié
de lui-même. Je pense comme Montaigne : Je veux l'homme
tout entier. »
Je ne m'étonne pas de l'indulgence de Voltaire, dont les
propres contes sont aussi licencieux que ceux de notre grand
fabuliste , et je serais plus sévère que lui; mais je crois que
de mauvais romans, surtout quand ils sont écrits dans un
style enchanteur, comme La Nouvelle Hèloïse, Werther,
René, etc., font plus de ravages dans de jeunes cœurs que
des joyeusetés bien versifiées. Le nombre des amateurs de
poésie, même badine, a toujours été et sera toujours bien
moindre que celui des lecteurs qui lui préfèrent une bonne
prose. Mais, au reste, les romans eux-mêmes ne sont pas
les seuls ouvrages dangereux. Il est bien d'autres livres qui
peuvent dépraver les cœurs et fausser les esprits, comme
il est d'autres passions que celle de l'amour qu'on peut faire
naître ou surexciter dans les âmes , et ces passions trouvent
leur aliment dans des pièces de théâtre immorales , dans des
journaux furibonds et dans de mauvais ouvrages de politique , de religion et de philosophie. Le Contrat social de
Jeau-Jacques Rousseau , par exemple , a fait infiniment plus
de mal à la société que son Héloïse. Nos plus enragés démagogues, notamment Robespierre et Saint-Just, n'étaient-ils
pas tous de l'école politique du citoyen de Genève ? Les Voltairiens du XVIIIe siècle occupaient en majorité le centre et
le côté droit de nos assemblées délibérantes. Ils ne voulaient
pas autre chose, en général, qu'une monarchie tempérée
autrement que par des chansons. Ce ne sont pas eux qui
dressèrent les échafauds de la Terreur; ils en furent les
�(Î54
victimes. Si quelque Voltairieu de la Convention vota la
mort de Louis XVI, sans l'appel au peuple, il le fit par peur.
Je parierais que le grand agitateur italien Mazzini est de
l'école de Jean-Jacques. Les poètes badins, en général, et
ceux qui les lisent peuvent être des gens enclins à la médisance , mais ils ne sont pas des fanatiques. Ils aiment à rire
et à faire rire aux dépens d'autrui, quelquefois même à leurs
dépens; voilà tout. Les meilleurs souverains comme les
meilleurs papes ont été des hommes naturellement gais. Tels
furent Henri IV, Louis XVIII et même saint Louis, malgré
sa grande piété ; tels fureat encore les grands pontifes
Benoit XIV et Clément XIV; mais Louis VIII, Louis XI et
Louis XIII, l'archevêque de Narbonne Arnaud - Amalric,
Pierre de Castelnau , moine de Fontfroide , Luther, Calvin ,
tous les hérésiarques, tous les ultramontains persécuteurs
avaient l'humeur sombre. Quels étaient ceux des partisans
de Pompée que redoutait Jules César , aspirant à détruire le
gouvernement républicain, lorsque la liberté n'était plus
que le droit de nuire à la chose publique et de persécuter
les bons citoyens ; ce n'était pas Cicéron, dont nous avons
beaucoup de jeux de mots, et qui, dans son Traité de l'Orateur , n'a pas dédaigné de donner aux avocats des leçons de
bonne raillerie; c'étaient ces patriciens dont la pâleur, la
maigreur, les mœurs stoïquement austères accusaient le
renoncement à tout ce qui fait l'agrément de la vie; c'étaient
Brutus et Cassius. Barement un homme gai commet avec
préméditation un de ces crimes qui font frémir l'humanité ;
les annales judiciaires en font foi. L'ambition, l'envie, l'esprit de vengeance, l'hypocrisie et l'avarice ont peu de prise
sur lui. Il peut se laisser asservir par la paresse, la gourmandise et la luxure, mais ces vices ne sont pas nécessairement antipathiques à l'homme morose. Si l'homme gai est
universellement aimé, c'est qu'en général il est toujours en
même temps bon, bienveillant, sincère, affectueux. Ce qui
�(555
semble prouver que les mauvais livres, dans le genre sérieux, sont plus dangereux que les autres pour les sociétés
comme pour les particuliers, c'est que la congrégation de
l'Index, à Rome, est beaucoup plus sévère pour les premiers. Je me suis laissé dire par quelqu'un qui vient de cette
capitale de la chrétienté que plus d'un ouvrage de Lamartine,
de ce grand contempteur du genre badin, a été condamné
par elle. 11 m'est aussi revenu que les œuvres de Boccace et
de l'Arioste circulaient librement dans les États-Romains.
On passe donc toutes les bornes quand , par dépit peut-être,
de voir que le genre lyrique n'est pas seul en possession de
charmer les esprits, qu'il a même beaucoup moins de partisans sensés que le genre enjoué, on prétend qu'il nous
vient du démon. Le plus rieur des peuples est le peuple
français; en est-il le plus méchant, le plus démoniaque?
Quand il a paru l'être, et ce temps a été heureusement fort
court, c'est qu'il était gouverné par des chefs atrabilaires;
c'est que des politiques rêve-creux, sortis des bas-fonds de
la société et disgraciés de la fortune , lui soufflaient au cœur
l'envie, la haine de toutes les supériorités sociales. Il n'est
pas plus vrai de dire que le rire n'est pas poétique, car il le
fut au premier degré, dans les odes d'Anacréon et d'Horace,
comme il l'est dans le poëme de l'Arioste et dans les bonnes
chansons de Béranger. C'est se montrer plus sévère que
l'Église, que saint Paul, que saint François de Sales, que
de condamner des facéties aimables.
Non, les auteurs badins, en général, ne sont pas les
grands corrupteurs de la société ; non , les hommes enjoués
ne sont pas la pire espèce de la race humaine; non, le peuple français, le peuple du rire, comme on le qualifie dédaigneusement , n'est pas le moins estimable des peuples par
cela seul qu'il saisit plus facilement le ridicule des choses et
des hommes, et que l'esprit de critique et de médisance est
un mal endémique dans son pays. Il y a loin de la petite
�656
malice à la méchanceté, et le français est à peu près encore
ce qu'était le gaulois du temps de Strabon , de César et de
Diodore de Sicile. Ne prenons pas pour des vertus les défauts
de nos voisins, leur morosité, leur taciturnité, leur tristesse. La gaîté sied bien à une nation dans sou état normal ;
mais elle lui est précieuse dans les temps de trouble ; car
elle la console un peu des folies, des bassesses, des excès
de ses gouvernants. Les Girondins la conservèrent dans les
cachots de la Conciergerie et jusques sur l'échafaud; elle
caractérise l'ouvrier et surtout le soldat français. S'il est,
comme ses ennemis le reconnaissent, le premier soldat du
monde, c'est presque autant à sa gaîté qu'à sa vaillance
qu'il le doit. Dans les boues de la Lithuanie, dans les glaces
de la Russie, au milieu des sables du désert, sur les sommets des Alpes , des Apennins et de l'Atlas , un bon mot lui
a souvent fait oublier le froid, le chaud, la faim, la soif,
la douleur et la fatigue. Conservons-donc la bien cette franche gaîté , qui est la grâce de notre légèreté naturelle ! Que
des livres badins , mais moraux, en soient l'aliment ! Chantons des psaumes à l'église, à la bonne heure! Hors de
l'église chantons encore , non pas des airs de grand opéra ,
engendrant la mélancolie, quelques beaux qu'ils soient,
mais des chansons joyeuses d'où la politique soit exclue!
Les couplets de Désaugiers faisaient les délices de nos pères.
Désaugiers ne fut pas un aussi grand poëte que Béranger,
je l'accorde; mais il était plus gai que lui. Si le premier a
mérité d'être appelé le Tyrthée français , ses contemporains
nommèrent le second l'Anacréon gaulois; et je crois que je
ne puis mieux finir mon plaidoyer du franc rire que par ce
couplet de lui qui me revient à la mémoire. Il l'adressait,
sans doute, à quelque grand batailleur du premier empire :
» Tes hauts faits, ta noble vaillance
« Assez longtemps ont attesté
« Quêta patrie était la France;
�•
637
« Alteste-le par la gaîfê !
« Qu'enfin Momus de son empire
« Retrouve en toi le vieil ami.
« Et songe bien que ne pas rire
« C'est n'être français qu'à demi ! »
. Oh, Monsieur, quelle heureuse réminiscence!
comme elle couronne bien votre piquante apologie du genre
badin et votre critique si finement spirituelle de la forme
littéraire à la mode ! Eh bien ! il m'en vient une à moi qui
a, peu s'en faut, l'à-propos de la vôtre. Ecoutez ces réflexions de l'académicien Nizard , professeur au collège de
France, sur la littérature contemporaine, née (à ce qu'il
faut bien reconnaître comme lui ) du double mouvement des
idées libérales et de l'étude des littératures étrangères, venues en conquérantes à la suite des bayonnettes anglaises et
germaniques , et sur l'altération regrettable de l'esprit français détourné tout à coup des idées pratiques vers un ordre
de pensées d'exception et de menues rêveries , transplantées
de la Grande Bretagne et de l'Allemagne sur un sol qui les
repousse :
L'AUTEUR
« S'il est une vérité bien établie, c'est que la langue française n'a jamais été ni mieux parlée , ni mieux écrite qu'aux
époques où elle a été le plus pure de toute imitation étrangère, ni plus mal écrite qu'aux époques où les guerres, le
mélange des peuples, la supériorité momentanée des civilisations étrangères y ont introduit des imitations, soit du
génie particulier, soit de la langue des peuples dominants...
« Avec les étrangers que les malheurs de la guerre amenèrent dans notre patrie arrivèrent les littératures étrangères , lesquelles furent accueillies, vantées, recommandées
par la critique comme pouvant rompre utilement la raideur
inflexible de la nôtre , et la renouveler par des importations
heureuses. Mais qu'avons-nous gagné à ces importations?
Quel fruit nous est resté de,cette insurrection contre le des-
�658
•
potisine de la nôtre, despotisme fondé et subi par tous nos
grands écrivains , et qui n'a pas empêché leurs différences?
C'est de ce jour que datent les langues individuelles et les
publics particuliers pour les apprendre et les applaudir; >
c'est de là que nous viennent tant de Byrons manqués et
tant de lakistes, qui n'out jamais vu de lacs, et tant de drames shakspeariens avec le moi littéraire, si superbe et si
odieux , qui méprise les grands ancêtres... » Le mien , Monsieur , n'a pas ce caractère, je crois?
L'ARISTARQUE. Oh , pas du tout, pas du tout !
L'AUTEUR. « ...qui méprise les grands ancêtres et n'admire
que ceux qu'on ne lit plus , afin de rester seul sur les ruines
de toutes les vieilles gloires... »
L'ARISTARQUE. Bravo ! c'est bien cela !
L'AUTEUR. « ...Oui, ce grand désordre d'esprit des dernières années a été le triste ouvrage de la France se rachetant
de l'Europe victorieuse au prix d'une rançon d'argent et de
liberté. Toute notre littérature d'imagination , drames , poèmes, romans, soit en vers, soit en prose, offre, à l'exception des chansons de Béranger... »
L'ARISTARQUE. C'est encore bien vrai !
L'AUTEUR. « ....offre des marques de cette sujétion aux
littératures étrangères. La langue française a été forcée de
s'obscurcir pour rendre les excentriques rêveries de l'Angleterre et de l'Allemagne , et a passé sous le joug des nations
que nous avions vaincues. C'est surtout dans ce goût pour
l'exception, pour des excentricités de circonstance et de
climat, plutôt que pour les choses de la vie universelle , que
s'est montrée l'imitation de l'étranger, auquel il semble que
nous ayons donné en tribut, outre les millions de 1815, nos
talents les plus vigoureux et les plus pleins de promesses. »
L'ARISTARQUE. Bien dit et bien pensé ! attrape ça, vlan !
Ainsi donc si Napoléon I" avait triomphé de la coalition, en
1814 ou en 1815, le romantisme ne se serait pas impatrô-
�659
nisé en France, n'y aurait pas dominé impérieusement?
L'AUTEUR. C'est probable; il est au moins sûr que ce grand
homme n'aurait pas favorisé sa domination. Son goût pour
les classiques français, qu'il savait par cœur, son peu de
sympathie pour Chateaubriand, et son antipathie déclarée
pour Madame de Staël, cette grande prêtresse de l'idole
romantique , ne permettent guère d'en douter. « Une douce ble tendance littéraire se fit remarquer au commencement
« de l'empire », dit M. Thiers, le plus accrédité des historiens de cette glorieuse époque, « les uns voulant remon« ter au XVIIe siècle et à l'antiquité , comme à la source de
« toute beauté; les autres voulant demander à l'Angleterre ,
« à l'Allemagne le secret d'émotions plus fortes. Tristes
« efforts de l'esprit d'imitation, qui change d'objet sans
« arriver à l'originalité qui lui est refusée! Napoléon, par
« goût naturel pour le beau pur et par instinct de nationa« lité, repoussait ces tentatives nouvelles, préconisait Race cine, Bossuet, Molière, etc., les anciens avec eux, et
« s'attachait à faire fleurir les études classiques dans les
« écoles du gouvernement. »
J'ai une dernière réflexion à vous soumettre. Celle-ci est
de moi, et n'en sera peut-être pas plus mauvaise. Peut-on
médire de l'apologue , en général, Monsieur ! l'accuser de
puérilité, de niaiserie, etc., sans que quelqu'un de ces
sarcasmes ne ricoche sur la parabole ? Or, une parabole
est-elle autre chose qu'un apologue , qu'un moyen de raconter , comme lui, aux hommes des vérités propres à leur
inspirer la crainte et l'amour de Dieu, de les exciter à la
vertu, à la charité, de les ramener à l'ordre et au respect
des lois? N'est-ce pas une parabole des plus ingénieuses qui
calma une sédition à Rome, et fit rentrer dans ses maisons
le peuple de cette ville, retiré sur le montAventin? N'y
a-t-il des paraboles que dans les ouvrages profanes, et
n'était-ce pas souvent en paraboles que s'énonçaient les
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rois, les juges et les prophètes d'Israël; que notre divin
législateur lui-même s'exprimait pour inculquer à ses disciples, au peuple juif, qui le suivaient en foule sur les monts
ou dans le désert, les plus hautes vérités, les règles de conduite les plus sûres, sous des images agréables?
L'ARISTARQUE ( se levant en sunam). C'est moi qui vous saute au
cou maintenant !
L'AUTEUR. Doucement, doucement!
vous avez failli me
faire tomber la toque dans le courant de ce ruisseau.
L'ARISTARQUE. Que je vous sais gré de cette réflexion si
concluante en faveur de l'apologue ! Oui, notre divin maître
a autorisé, a sanctifié l'apologue en en faisant usage dans
ses discours. Mais comment n'ai-je pas trouvé cela moi qui
sais la Bible sur le bout du doigt, et qui sais aussi par coeur
les Paraboles de Jésus, mises en vers par feu notre ancien
professeur l'abbé Laborie! Je me reconnais vaincu dans mon
art même ; car l'autorité du sage, du judicieux, du religieux
et savant Rollin, à laquelle je pensais à l'instant, est infiniment au-dessous de celle dont vous excipez. Est-il possible que Rollin ne se soit jamais douté que ce qu'on faisait
pour rendre l'instruction agréable aux enfants les empêchait
d'en profiter ! que les fables de La Fontaine les portaient
plus au vice qu'à la vertu ! qu'en leur apprenant, par
exemple, celle du Renard et le Corbeau, on leur apprenait
bien moins à ne pas laisser tomber le fromage de leur bec
qu'à le faire tomber, à leur profit, du bec d'un autre ! Cependant le fiel, pour me servir du mot cruel de Lamartine,
est du fiel pour tout lè monde. Nul ne saurait se tromper
sur sa couleur et surtout sur son goût. C'est donc bien
sciemment que Fénélon, Rollin, que tous les chefs d'institution , que tous' les pères, et qui plus est toutes les mères
de famille ont donné, laissé donner et donnent depuis
plus de deux cents ans à leurs élèves, à leurs enfants, du
fiel au lieu de lait et de la confiture. J.-J. Rousseau, qui
�66 i
fit le premier cette grande découverte de l'immoralité des
fables de La Fontaine , des leçons d'égoïsme , de flatterie ,
d'avarice, d'astuce, etc., qu'elles donnent à l'enfance, composa pour contre-poison un gros livre sur l'éducation , supérieurement écrit sans doute, mais plein d'idées fausses,
extravagantes ou inapplicables. Quelques-uns des disciples
de ce célèbre sophiste, adoptant d'enthousiasme son système d'enseignement, élevèrent leurs enfants, garçons ou
filles, quand ils en eurent, comme le sont Emile et Sophie ,
dans son livre; mais ils n'eurent pas trop à s'en applaudir.
Ce qu'on appelait dédaigneusement ta routine, c'est-à-dire
une longue expérience des meilleurs principes d'éducation ,
ne tarda pas à reprendre son empire dans les établissements
publics comme dans les familles, et le roman de J.-J. Rousseau , sur cet objet, eut le sort de son roman politique du
Contrat social, bâti sur la supposition inadmissible d'un
pacte primitif, intervenu à l'origine des sociétés entre des
peuplades lasses d'une indépendance absolue et les hommes
d'élite qu'elles se donnèrent pour chefs. Les paradoxes de
toute espèce de ce grand rêve-creux ont fait leur temps. Les
rêveries littéraires de nos romantiques n'auront pas plus de
durée. Hélas ! hélas ! en matière de littérature et de poésie ,
comme en fait de politique et d'éducation, les novateurs,
quelque brillant que soit leur génie, sont d'assez pauvres
législateurs !
Ah ça, M. Birat! nous avons fait la paix, n'est-ce pas?
et nous l'avons cimentée par une attaque en règle contre
les contempteurs du genre classique. Elle ne leur fera malheureusement pas grand mal, non pas que nous n'ayons
raison au fond, mais parce qu'elle part de trop loin, d'un
peu trop bas aussi peut-être ; que personne n'en saura rien
d'ailleurs (car nous n'avons pour auditeurs que cette troupe
de moineaux qui se jouent dans le feuillage au-dessus de
nos têtes); et que si les grands auteurs dont il s'agit le
�savaient, ils n'en feraient aucun cas, protégés qu'ils sont
par l'engouement général et par leur intraitable orgueil.
N'avez-vous rien à me réciter aujourd'hui? Notre brouille
momentanée a failli avoir un bien fâcheux résultat. Ces papiers , déchirés en mille morceaux, qu'une bouffée de vent
enlève, et qui papillonnent dans l'air, mêlés à la poussière
et aux feuilles desséchées des platanes, que contenaient-ils,
des vers ou de la prose ?
L'AUTEUR. Des vers , Monsieur , des vers !
L'ARISTARQUE.
Oh , quel dommage ! mais vous vous les
rappellerez, n'est-ce pas? vous avez si bonne mémoire.
L'AUTEUR. Cela me sera tout à fait impossible pour une
bonne moitié. J'avais là deux poèmes d'environ cinq cents
vers chacun. Je sais bien le premier, fait depuis notre dernier entretien sur Fontfroide, que j'ai débité plusieurs fois
à quelques amis; mais je ne retrouverai pas dans ma tête
dix vers du second, que je n'ai terminé que la nuit dernière.
Ce sont toujours mes vers les plus récents que j'oublie le
plus vite. Pareils à l'encre presque blanche , dont je me sers
pour les écrire, laquelle noircit à la longue et les met en
relief, ils ne se gravent bien dans ma mémoire qu'après
quelques semaines, au moyen de plusieurs lectures qui font
sur eux l'effet de coups de marteaux sur des clous que l'on
enfonce dans le bois. Ainsi donc mon dernier poëme est
irrévocablement perdu.
L'ARISTARQUE. Que je m'en veux de cette perte ! mais je
conserve l'espoir que vous serez à même de la réparer. Et
quel en était le sujet?
L'AUTEUR.
Il devait faire le pendant de mon poëme de
Sigean sauvé. C'était d'une expédition extra muros de la
garde urbaine de Narbonne qu'il y était question... non pas
contre les Anglais, cette fois, mais contre un millier de
contrebandiers , hommes, femmes , enfants, ayant le maire ,
le curé, l'instituteur, enfin tous les notables de leur corn^Uiune, sinon à leur tête , au moins à leur suite.
�665
L'ARISTARQUE. Ah bah!... et cette commune fait partie de
notre arrondissement?
L'AUTEUR. Oui, Monsieur ; car elle est située entre Coursan et Capestang.
L'ARISTARQUE. C'est donc d'Ouveilhan que vous voulez parler. Mais doucement ! les habitants de ce bourg, dont plusieurs sont mes clients, notamment M. Decour fils.... un
très-honnête garçon , ma foi !... ne sont pas des contrebandiers. Vous allez leur faire une réputation qu'ils ne méritent
pas du tout, et quant à moi, je proteste au nom de mes
clients.
L'AUTEUR. Là, là ! calmez-vous ! je vais vous mettre au
fait, et d'abord je vous dirai que la marchandise saisie par
la Douane était lourde de poids et très-encombrante. On en
chargea dix charrettes , attelées de trois forts chevaux chacune , qui "la transportèrent à Narbonne.
L'ARISTARQUE. C'est singulier ! je n'y suis pas encore.
L'AUTEUR. Elle ne consistait pas en tabac, en café , en chocolat , ni même en sucre, proprement dit, mais elle en avait
bien l'apparence, sinon le goût qui était très-relevé.
L'ARISTARQUE. Et c'était donc du sel !... du sel, sucre du
pauvre.
. Vous y avez mis la langue.
L'ARISTARQUE. Oh! béta que je suis. Où avais-je donc
l'esprit ! mais quoi ! nous sommes tous sujets à des absences
intellectuelles.... Eh! dites donc, Messieurs, soyez un peu
moins bruyants et surtout moins orduriers !
L'AUTEUR. A qui vous adressez-vous donc, et pourquoi
vous levez-vous ?
L'ARISTARQUE. Eh ! parbleu, à ces moineaux dont le ramage
désagréable m'ennuie, et qui m'ont sali la redingote.
L'AUTEUR. En effet, vous voilà propre !
L'ARISTARQUE. Et vous aussi... vous en avez votre bonne
L'AUTEUR
part !
�L'AUTEUR.
Attendez, attendez! je vais leur donner la
chasse. Faites-moi passer ces deux ou trois cailloux.
L'ARISTARQUE. Et moi je vais battre des mains et crier
pour les effrayer... Cheu , cheu !... Pam , pam ! •
L'AUTEUR. Il n'en reste plus que deux qui se font une
guerre acharnée, par jalousie peut-être. « Amour, tu perdis Troie ! » On dit ces oisillons très-ardents en amour.
L'ARISTARQUE.
Je ne veux-pas le savoir; laissons cela...
Dispensez-vous de m'en dire davantage sur l'expédition de
la garde nationale; je suis à présent très-mémoratif du fait,
et le voici : L'étang d'Ouveilhan est un étang salé- Or, une
sécheresse de dix-huit mois et plus ayant désolé la contrée,
il se trouva'jà sec, pendant l'été de 1825, par l'évaporation
des eaux, qui laissèrent au fond un sédiment de plusieurs
centimètres de sel. Quelle bonne fortune pour les habitants !
car cette denrée n'était pas , tant s'en faut ; au bas prix où
on l'achète aujourd'hui. Il fut bientôt par eux mis au pillage... mais que dis-je , au pillage ! ils ne croyaient pas piller;
ils n'avaient pas conscience du délit qu'ils commettaient.
Ils regardaient le .sel qui couvrait le fond de leur lagune
d'une épaisse couche blanche comme un don de Dieu, comme
une manne tombée du ciel, dont ils pouvaient s'emparer à
discrétion. Les plus nécessiteux commencèrent; ils en remplirent leurs sachettes, les grandes poches de leurs hocquetons et leurs chapeaux. Les gens'aisés , par le goût alléchés ,
car le sel est une den,rée nécessaire à tous les ménages, en
remplirent, à leur tour, chaudrons , comportes et baquets.
Un peu de pudeur retint d'abord les magistrats du lieu; mais
enfin , ils franchirent le pas , et firent comme les autres. Une
fourmilière est moins diligente à s'acheminer vers une aire
où l'on a battu le grain que ne le furent les gens d'Ouveilhan
dans cette occasion. Un peintre qui aurait voulu reproduire
sur la toile la scène des Israélites ramassant avidement au
désert la manne que Dieu fit pleuvoir, à gros flocons, pour
�663
les subslanter, quand leur dernier oignon d'Ëgypte eut été
mangé jusqu'à la tunique, aurait pu tirer un grand parti
d'un pareil spectacle. Mais la convoitise rompt le sac, comme
dit fort bien Sancho Pança. Si nos gaillards s'étaient bornés
à faire leur provision de sel pour l'année, tout se serait
passé sans trouble ; mais ils firent, ou du moins le plus
grand nombre, ce que ne font pas les fourmis , ce que ne se
permirent pas les enfants d'Israël, ils en vendirent aux
populations voisines ou en échangèrent contre des boisseaux
de blé et d'avoine ou contre des bouteilles de vin, et la
chose se divulgua. La Douane de Narbonne en eut bientôt
vent; elle vit un délit dans la capture et surtout dans la
vente du sel. Ne se trouvant pas assez forte pour faire rendre gorge à toute une commune, elle demanda le concours ,
à cet effet, de la garde nationale narbonnaise. Celle-ci prit
les armes, quoique à regret, deux ou trois heures avant le
jour, partit à petit bruit pour Ouveilhan, ayant les douaniers en tète , bloqua d'abord le village , et procéda ensuite ,
maison par maison , à la plus exacte recherche de tout le sel
recueilli. On en trouva partout... dans les caves, aux greniers et jusques sous les lits. On en trouva même dans
l'église et, dit-on, dans le confessional et dans la chaire de
vérité, convertis en armoires ou bahuts. Tout fut rafflé par
la Douane , excepté le peu que certains gardes nationaux ,
hébergés chez les habitants , et infidèles à leur mandat, par
commisération, ne voulurent pas voir. Le sel saisi fut, comme
vous l'avez dit, chargé sur des charrettes, et transporté à Narbonne. Ainsi finit cette expédition mémorable
C'est un
sujet de poëme assez plaisant, et je me mords les poings
d'avoir, par mes mépris affectés, donné lieu au violent
dépit qui vous a fait déchirer le vôtre... je ne parle pas du
second puisque vous êtes à même de vous le rappeler.
Allons, voyons ! je vous écoute. Votre légende étant du
XII" siècle, nous sommes en plein moyen âge.
�666
. Oui, Monsieur. Ne m'interrompez pas , je vous
L'AUTEUR
en prie, si vous voulez que j'arrive jusqu'à la fin.
LE MOINE DE FONTFROIDE,
Légende du XII' siècle.
LE
MOINE.
Holà, hé ! batelier.
LE
BATELIER.
Brrrre ! la nuit sera froide. ..
J'y vais... Quoi, c'est encor un moine de Fontfroide
Qui prétendra passer pour rien !
J'en passe, au moins, une trentaine
Tous les mois , et pour mon aubaine
Pas un denier melgorien !
LE
MOINE.
Batelier, mon ami, venez vite me prendre !
Je suis transi de froid ; il gèle à pierre fendre ;
Et je voudrais traverser l'eau
Pour aller m'héberger au plus prochain hameau.
Vous aurez part à mes prières;
Elles profitent, tôt ou tard,
Aux bons cœurs qui t raitent en frères
Les disciples de saint Bernard.
LE
BATELIER,
Bien sot, d'après moi, qui s'y fie !
D'après un bruit fort répandu ,
Les reclus de votre abbaye
Sont friands... du fruit défendu.
LE
MOINE.
Bien rarement un tel désordre
Souille le corps des Bernardins;
Satan ne trouve guère à mordre
Dans nos couvents, peuplés de saints.
�667
LE
BATELIER.
J'entends encor dire, à la ronde,
Que l'ombre même du clocher
De votre abbaye est féconde ;
En quoi ?... Je le laisse à chercher.
LE
MOINE.
Notre ordre, on le sait, est fertile
Beaucoup plus qu'un autre en béats;
Nous en comptons plus de vingt mille..
LE
BATELIER.
Oh ! votre compte est un peu gras.
Sont-ils canonisés à ïïome ?
On y regarde de plus près !
Uetrancbez-en frère Guillaume,
Idiot, s'il en fut jamais.
Du paradis c'est le seul hôte
( Pour un béat ce n'est pas beau ! )
Qui ne débite pas sans faute
Son pater, au moins son credo.
LE
MOINE.
Mieux vaut un pieux imbécile
Qu'un mauvais chrétien érudit,
Témoin ce mot de l'Évangile :
« Bienheureux les pauvres d'esprit ! »
Mais, au surplus, à mon rosaire
J'ai moins de grains d'ivoire ou d'os
Que notre seule Maison-mère
N'a produit de grands cardinaux.
LE
BAT EL1ER.
Vingt mille béats... malepesle !
L'effectif de vingt régiments !
« Après vous, Messieurs, s'il en reste »
Comme on dit à table aux gourmands.
�fi68
Le paganisme était fort drôle,
Mais il avait pourtant du bon ;
Il fallait payer une obole
Pour passer la barque à Caron.
LE
MOINE.
Une obole c'est peu de chose,
Et je puis bien vous contenter.
LE
BATELIER.
Pas de ça, mon cher, et pour cause !
Veuillez bien un peu m'écouter :
Lorsque vers les royaumes sombres
Il passait les gens, ce Caron !
Les passants n'étaient que des ombres
Plus légères que l'édredon;
N'ayant des mortels que le masque ;
Et sur le Styx, aux flots dormants,
Jamais le froid et la bourrasque
Ne lui faisaient claquer les dents.
Quand pour radouber ma napelle
J'achète chanvre, bois ou fers,
Je fouille dans mon escarcelle,
Et. ne solde pas en paters.
Vous n'êtes pas dans la détresse,
Moines fainéants et cafards !
Notre dévote vicomtesse
Fait de vous tous des papelards.
LE
MOINE.
Des biens qu'à notre iiioûtier donne
De nos seigneurs la piété,
Nous faisons largement l'aumône
A tous les pauvres du comté ;
Pour eux nos marmites sont pleines...
�669
LE BATELIER.
Et, quand ils sont trop indiscrets,
Vous les assommez par centaines,
Sans autre forme de procès.
Avec vous, f'rocards ! qui se joue
Peut être bien sûr de son fait;
Vous ne tendez pas l'autre joue
Quand vous recevez un soufflet.
LE MOiME.
Une insulte individuelle
Peut bien souvent se pardonner;
Mais la loi de Dieu prescrit-elle
De se laisser assassiner '
Quand sur une vile canaille
Nous tombâmes, à tour de bras,
Ge ne fut que par représaille ;
De leurs excès nous étions las.
En parlant de fainéantise
Tu te fais l'écho des méchants ;
La nuit je la passe à l'église,
Et le jour aux travaux des champs ;
Car elle est dure autant qu'austère
L'observance de saint Benoît :
Travail des mains , jeûne, prière
Et bien court sommeil par surcroît.
Nous desséchons les marécages
Pour les convertir en guérets;
Et par nous croissent des villages
Dans la profondeur des forêts.
Ces villages seront des villes,
Car nous traitons bien nos vassaux ;
El toutes les guerres civiles
Nous valent des hôtes nouveaux.
�670
A Prat-de-Cest, sur la limite
De notre terroir, l'an passé ,
Ne fondâmes-nous pas un gîte
Pour le pèlerin harrassé ?
Nous avons , pour les maux physiques
De la débile humanité ,
Des cordiaux et des topiques
Dont on célèbre la bonté.
Notre élixir des maux de l'âme
N'est pas en plus mauvais renom ;
Tout pêcheur contrit, homme ou femme,
Peut s'en pourvoir à plein flacon.
LE BATELIER.
Cet élixir qui fait merveille,
Ce ratafia réparateur,
Ne le prend-t-on pas par l'oreille ?
LE MOINE.
Mais il va de là jusqu'au cœur.
LE BATELIER.
Bah, bah ' chanson et baliverne :
Celui dont je fais mon régal
Je vais le prendre à la taverne ,
Non pas au confessionnal ;
Et si vous en aviez feuillette (\),
Par ce temps froid, dans le jabot,
Croyez-le, plus qu'une amulette
Il vous tiendrait l'estomac chaud
LE
MOINE.
De nos colons dans la détresse
Nous subvenons aux vrais besoins.
La tendre enfance et la jeunesse
Sont surtout l'objet de nos soins.
(1) Ancienne mesure du pays équivalent à 3/i de litre.
�671
En vain le couvent de Lagrasse
Fait valoir son antiquité,
Ses biens dont la vaste surface
Embrasse le quart du comté ;
Et les bienfaits de Charlemagne,
Et les reliques de ses saints,
Et dans le Capsir, en Cerdagne,
Ses prieurés ultramontains;
Ce n'est pas lui, non, ni tout autre
Dans le diocèse compris ,
Mais c'est Fontfroide, c'est le nôtre
Qu'en consistoire réunis,
Les recteurs de cent sacristies
Ont chargé de pétrir le pain
Qui, réduit en minces hosties ,
Sert au sacrifice divin.
Sais-tu que douze de nos frères,
Mandés par le roi d'Aragon,
Appliquent à ses monastères
La règle de notre maison ?
Sous les voûtes silencieuses
De Poblet, en nos mains remis,
Seront les tombes somptueuses
Des rois et princes du pays
Avec une ardeur sans pareille
Nos vieillards, presque décrépits,
Consument leur pénible veille
A déchiffrer des manuscrits.
Notre abbé, dogmatiste habile,
A Lombers, bourg de l'Albigeois,
A confondu, dans le concile,
Les Patarrins et les Vaudois;
Il suit Ermengarde à la guerre,
Et la crosse de dom Vitail
Est, beaucoup plus qu'un cimeterre ,
Pour le Maure un épouvantai!.
�(172
î)e noire auguste vicomtesse.
Si le règne a tant de splendeur,
C'est qu'elle reçoit, à. confesse ,
Les conseils de notre prieur.
Des biens que sa main nous dispense,
Nos deux grands saints reconnaissants
Versent sur elle en abondance
Courage , esprit, grâce et. bon sens.
LE
BATELIER.
L'un d'eux pourtant n'est pas sans tâche !
Sur son froc blanc, comme un point noir,
On l'entrevoit, quoiqu'il la cache
Tant qu'il peut avec son mouchoir.
.
LE MOINE.
S'il est des erreurs qu'on déplore,
Que l'Église doit détester,
Tout ce qui n'est pas dogme encore
Sans péché peut se discuter.
Nos rivaux jaloux ont beau faire,
Il est faux, qu'à l'endroit du cœur,
De la robe de ce saint père
Un point noir souille la blancheur.
L'envie a recours au mensonge.
C'est un sectateur d'Abeilard
Qui vit, s'il faut l'en croire, en songe
La tâche au froc de saint Bernard.
Par le plus flatteur privilège
Nous dénonçons aux suzerains
Les décrets formels du saint siège,
Et leur lions souvent les mains.
Vengeurs nécessaires du crime,
Par nous les peuples aux abois,
Et le clergé que-l'on opprime,
Sont rétablis dans tous leurs droits.
�C73
Par nous la légitime épouse,
Qu'ont chassée un baron brutal,
Une concubine jalouse,
Rentre sous le toit conjugal.
Chacun s'est fait roi dans sa terre;
Et chef de routiers sans aveu ,
Chez ses voisins porte la guerre
En rompant la Trêve de Dieu;
Car, hélas ! depuis Charlemagne,
Dont l'Église a pleuré la mort.
Le flot de l'iniquité gagne,
Croît sans cesse et coule à plein bord.
Si la puissance temporelle
Ne peut en arrêter 4e cours ,
A la digue spirituelle
Ne faut-il pas avoir recours?
LE
BATELIER.
Qui ne sait votre savoir l'aire
En fait de digues, Bernardins ?
Vous en dressez sur la rivière
Qui submergent les champs voisins.
C'est à vous qu'on devra s'en prendre
Si l'Aude, comme au temps passé ,
Prend un jour son galop vers Vendre,
ÎMque ce lit soit délaissé.
LE
MOINE.
C'est toujours, la Fable l'atteste,
L'âne glouton, au mal enclin,
Qui doit répondre de la peste,
Et non pas le lion bénin.
D'un fait si fâcheux, à bon compte,
Nous serons bien moins les auteurs
Que le chapitre, le vicomte,
Les teinturiers et les pareurs.
�674
Traité de paix, guerre , ambassade ,
Tout cela veut notre concours.
Faut-il prêcher une croisade?
A nos docteurs on a recours.
Las de tant d'avis inutiles,
Frères Raoul et Castelnaud
Vont au vieux Raymond de Saint-Gilles ,
Au nom du pape, parler haut.
Depuis trop longtemps l'hérésie
Qu'engendra l'infâme Manès,
Et dont il infecta l'Asie,
De l'Église trouble la paix.
Elle a de très-nombreux adeptes,
Comme l'on sait, dans nos comtés,
Les fous, les méchants, les ineptes,
A corps perdu, s'y sonljetés.
LE BATELIER.
Bah ! rivalité de boutique
Entre vous et ces dissidents,
Et je connais un hérétique
Qui vous déchire à belles dents.
Quand sur sa malice il se fonde
Pour dire que c'est le démon
Et non pas Dieu qui fit le monde,
Je trouve qu'il a bien raison.
Au mariage il est contraire...
Oh ! je suis bien de son avis,
Car ma Toinon, cette vipère !
Fait un enfer de mon logis.
Il voudrait un égal partage
Du sol entre tous les humains;
Moi, quand j'entends un tel langage,
Je tressaille et je bats des mains !
Et quand il dit que le baptême..
�675
LE MOINE.
Oh , n'achève pas, malheureux !
Comme ils l'ont séduit ! Anathème
Sur leurs doctrines et sur eux !
Vit-on jamais telle démence !
Ah ! puisse des Frères-Prêcheurs
La persuasive éloquence
Détruire cet amas d'erreurs ;
Et conjurer une croisade
De Francs, d'Aquitains et Normands
Qui ferait de chaque bourgade
Un tombeau pour ses habitants !
LE BATELIER.
Les boute-feux de ce grabuge
Vous l'êtes, à ce que l'on dit,
Mais toujours quelque subterfuge
De tout impôt vous affranchit.
Tandis que châteaux et chaumières
A l'envi prodiguent leurs dons ,
Vos dons, à vous, sont des prières
Et des sermons bien furibonds.
C'est un sermon que vous me faites
A présent, pour passer gratis,
Et pour aller faire des quêtes
Jusques dans les moindres taudis.
LE MOINE.
Les grands services qu'au saint-père
Nous rendons depuis si longtemps
Valent, au moins, que pour salaire
De tributs nous soyons exempts.
Les plus affligeantes disgrâces
Frappent notre communauté :
Si la fortune a plusieurs faces
Nous voyons son mauvais côté.
�676
LE
BATELIER.
Eh moi donc !... de cette coquine
Je n'ai vu que le vilain dos
Depuis que ma tante Martine
Me tint sur les fonds baptismaux.
Dans un bateau, sur la rivière,
Je naquis presque estropié.
A m'endormir ma pauvre mère
Ne se fatiguait pas le pié ;
Car j'étais bercé par la lame,
Dont le clapotage incessant,
Gazouillant toujours même gamme,
M'assoupissait comme un doux chant.
LE
M01ME.
Nous ne vivons que de nos quêtes :
Le grain manqua l'été dernier;
Les éperviers et les chouettes
Ont dépeuplé le pigeonnier.
Le farcin et la clavelée
Ne nous laissent pas un mouton;
Notre grosse cloche est fêlée...
LE
BATELIER.
Remplacez-la par un chaudron.
Vous avez manqué de prudence
En prenant pour carrillonneur
Un grand gaillard à grosse panse,
Plutôt qu'un faible enfant de chœur.
De votre ferveur hypocrite
Un certain proverbe fait foi :
« Messe sonnée est messe dite »,
Et chacun au lit reste coi.
Vêpres, Angélus et Matines
Votre cloche , au timbre éclatant,
Les annonce aux granges voisines,
« Mais va-t'en voir s'ils viennent. Jean !
�677
LE MOINE.
Nous achetâmes à la foire
Trente Sarrazins, l'autre hiver;
Ils s enfuirent à la nuit noire,
Et gagnèrent Braga par mer.
LE BATELIER.
Sans doute avec leurs larges bragues ,
Leurs turbans et leurs, cache-nez.
Si ce ne sont pas trente blagues,
Étaient-ils noirs ou basanés ?
Il fallait leur donner la chasse,
Puisqu'au besoin les grands chapeaux
Dont vous couvrez vos têtes crasses
Pourraient vous servir de bateaux.
Mais quoi , vous avez des esclaves !
Je vous vois dans un fichu cas ;
Avez-vous oublié, mes braves,
Que saint Benoît n'en voulait pas?
LE MOINE.
Batelier ! Satan l'ut le père
De l'outrage et du ris moqueur.
Notre ardeur chrétienne est sincère,
Et trop réel notre malheur !
De cet automne les orages
Ont fait un torrent du ravin ;
Adieu mailheuls, fruits, pâturages !
Adieu chaussée ! adieu moulin !
Plus d'enclos ! plus de labyrinthe !
Tout est détruit, déprécié....
Dieu l'a voulu ! cessons la plainte.
Que son nom soit glorifié !
De ce que j'ai dans l'escarcelle
( Bien peu de chose , assurément ! )
Je dois rendre un compte fidèle
A l'économe du couvent.
�678
Être aux voyageurs secourable
Batelier , est d'un bon chrétien ;
Ne me laisse pas sur le sable,
Pour y greloler comme un chien.
LE BATELIER.
Ma foi, ce sera votre faute ;
Payez, et l'on vous passera !
Vous avez compté sans votre hôte ,
Et sa carte vous l'apprendra.
LE MOINE.
Que te faut-il pour le passage ?
LE BATELIER.
Eh mais ! cela dépend du temps.
La mer déferle sur la plage
Ses flots sombres et mugissants ;
Me mouiller n'est pas mon affaire.
J'avais encor la fièvre hier ;
Je ne veux pas que la commère
Partage mon lit cet hiver.
Çà, finissons ce bavardage !
Je m'enrhume à rester au frais ;
Donnez-moi pour votre passage.
Sonicat, dix sous narbonnais.
LE MOINE.
Dix sous ! y pensez-vous, brave homme
Votre bateau ne vaut pas plus.
LE RATELIER.
Oui | dix sous, dussiez-vous à lîome
En appeler comme d'abus.
LE MOINE.
Dix sous ! c'est le prix d'une vache.
�071)
LE
BATELIER.
C'est au moins le prix d'un pourceau.
Eh, ne faut-il pas que j'en mâche,
De temps en temps , quelque morceau
Toujours du grossier coquillage
Et toujours du menu fretin !
Ne voir jamais d'autre cordage
Que mon haussière et mon grelin !
Rien qu'à la voir, sans que j'y morde,
Pendue au croc, dans mon logis,
.J*aime bien mieux cette autre corde .
Faite de trippe et de hachis !
Quand vous seriez saint Paul, l'apôtre
Qui vint convertir nos aïeux,
Mon patron... qui vaut bien le vôtre !
En fait 'de saints, je tiens aux vieux ;
Quand les deux bords de cette goule,
Par laquelle l'Aude honteux
Dans la mer transparente écoule
Ses flots sales et paresseux,
Devraient, par un miracle unique,
Se souder ensemble, ce soir,
Comme un bracelet élastique
Dont les deux bouts sont à fermoir;
Et quand enfin, large d'un mille,
Pour mes péchés, un beau chemin
Rendrait à jamais inutile
Ce bateau , mon seul gagne-pain,
Je veux dix sous pour mon salaire ;
Les temps sont durs ; j'ai des besoins ;
Quelques messes feront l'affaire ;
Je ne puis vous passer à moins !
�680
Ainsi mis à rançon , le pieux cénobite
Qui veut, avant la nuit. s'héberger au plus vite
Pour se mettre à l'abri de la neige et du vent,
Fût-ce dans une étable ou bien sous un auvent,
Accoutumé qu'il est à coucher sur la dure,
Sans autre matelas que sa robe de" bure ,
El sans autre oreiller qu'une pierre , un rondin
A peine rabotté. de chêne ou de sapin,
t ouille, à son grand regret, au fond de l'escarcelle ,
Et pour payer cet homme , à la raison rebelle,
Pièce à pièce, en extrait dix beaux sous narbonnais,
Nouvellement frappés, où sont empreints les traits
B'Ermengarde la forte , à son peuple si chère ,
Sur Fontf'roide étendant sa dextre tutélairc.
Mais d'indignation à bon droit transporté
Contre ce malheureux sans foi. sans charité ,
Avant de s'embarquer pour passer la rivière,
U fait mentalement une courte prière,
Et demande à Bernard, sou glorieux patron,
Dont toute la province honore le saint nom,
El qui dans tout Cileaux, dont il fut nommé l'Aigle.
'trente ans déjà passés, sut rétablir la'règle,
Le pouvoir de punir l'avare batelier.
Le saint, mémoralif de son premier métier,
De sa légation et d'un cou-. en( célèbre
Dans les deux marquisats, de la. Garonne à l'Ebrc,
Qui le sera bien plus, car il doit en sortir
Un pape vénérable, et de plus un martyr.
L'entend du haut du ciel, sa brillante demeure,
Et, propice à son vœu, l'accomplira sur l'heure ,
Car la noire malice et la cupidité
De cet homme brutal l'ont aussi révolté.
Mais ce qui plus que tout contre lui l'indispose ,
C'est qu'il s'est fait l'écho de celte injuste glose ,
Qui charge un si grand corps (l'honneur de l'encensoir,
Ainsi qu'en bienfaisance éminenl en savoir,
De la loi catholique arc-boulanl inflexible ! )
Des torts de quelques-uns, en nombre imperceptible.
Telle est votre logique, hommes vains et méchants ;
Et vous en userez jusqu'à la fin des temps !
Le pouvoir de changer l'ordre de la nature,
Pool . après sa mort même, il donna la mesure ,
�684
Du fond de son sépulcre, il le prête soudain,
Dans cette circonstance, à l'humble bernardin.
Sur la grève stérile et par le flot baignée ,
Le moine prend de sable une faible poignée .
lit, plein de son projet, drappé de son manteau,
Sur un paquet d étoupe il prend place au bateau.
Pendant que le nocher, en agitant sa rame,
Pour franchir le détroit l'end l'écumeuse lame,
, Il écarte ses doigts, comme d'un sablier,
En laissant, grain par grain , s'écouler le gravier.
0 prodige étonnant, unique, inconcevable ,
Bien avéré pourtant! à peine un grain de sable,
Entraîné par son poids, s'est enfoncé dans l'eau,
Qu'il en produit soudain autant qu'un tombereau ,
Tiré par deux mulets jeunes, de forte taille,
Repus de bon sainfoin beaucoup plus que de paille,
Et menés, fouet en main, par ua bon charretier,
Pourrait en transporter, dans un an tout entier,
Du ravin de Veyret, où le sable foisonne,
Dans les murs rapprochés de la vieille Narbonne.
Trois cent soixante-cinq , nombre des jours de l'an,
Multipliés par huit... tiens, lecteur, charge-t'en !
Je n'ai pas de crayon pour en faire le compte;
Allons ! fais-le pour moi, je n'en aurai pas honte.
En somme, chaque grain.de sable ou de gra'vier
Jeté dans le courant, sans que le batelier,
Son nom m'est échappé... nommons-le Paul Bridoine!
Prenne garde, l'infâme ! aux mouvements du moine,
En produit un gros mont; tous ces monts se joignant,
Et du remoux du bac la trace poursuivant,
S alongent en chaussée, et resserrent l'espace,
De plus en plus étroit, par où le fleuve passe.
Dans la main du bon moine il ne reste qu'un grain,
Mais l'esquif est déjà presque au bout du chemin,
Ge grain, si saint Bernard n'en dirigeait la chute,
Au flot, plus fort que lui, pourrait bien être en butle,
Etre porté, qui sait ! par un coup de ressac,
Dans l'étang de Sigean, du cùte de Peyriac ;
!
Il n'en est point ainsi... l ouff! comme un plomb de sonde.
Vainqueur du forl courant, il tombe au fond de l'onde ,
Comme les autres grains il pullule à son tour.
Sa famille innombrable embrasse le contour,
�C82
S'adaple ainsi qu'un bers à la frêle carène.
Qui gémit sous l'effort de cette épaisse arène,
Et, quand du bec l'esquif a touché l'autre bord,
11 est dans le gravier pris tribord et bâbord.
C'est ainsi que parfois, dansj la mer glaciale,
Aux climats où Phœbus comme sa soeur est pâle ,
Et n'ose s'élever, pendant près de six mois,
Sur l'horizon brumeux, que de quatre à cinq doigts,
Un imprudent vaisseau jusqu'aux sabords d'arcasse
Se voit, un beau malin, captivé par la glace.
Du batelier maudit la muette stupeur,
Quand il vit du chenal l'embouchure fermée
Par cette forte barre aussi vite formée,
El presque au même instant sa poignante douleur,
A l'aspect de sa barque enfoncée, abymée
Dans un lit de gravier, et dans un pire état
Que l'arche de Noë sur le mont Ararat,
Lors du retrait des eaux, à la fin du déluge,
Tu les comprends, je t'en fais juge,
Qui que tu sois, ami lecteur !
De l'étrange métamorphose
Qui le privait d'un gagne-pain,
Faible sans doute, mais certain ,
Qui donc pouvait être la cause,
Si ce n'était le Père bernardin ?
L'invective à la bouche, un gros maillet en main,
Dont il le menace à la tête,
Pour le tuer, sur le moine il se jette...
Mais dans ce péril imminent
Le cénobite ému, tombant genoux à terre,
Invoque de Bernard le secours tulélaire ;
Et, son patron le protégeant,
Du batelier brutal arrête la vengeance
En le frappant d'une telle impuissance ,
Que bien loin de pouvoir sa colère assouvir,
Il a peine à se soutenir.
Qu'a-t-il vu?... je ne sais; mais de peur il recule.
Cet insulteur obscène est demeuré sans voix;
Son bras inanimé tombe comme un pendule;
L'instrument redoutable échappe de ses doigts.
Aussi facilement qu'il abat une quille ,
Soit du plat de la main , soit avec une bille,
�685
Un enfant de trois ans pourrait le faire choir ;
Son sort est accompli; c'en est fait, sans béquille11 ne saura plus se mouvoir.
Des trois pertuis par où, non sans obstacle,
La mer entrait dans nos étangs,
Il n'en resta que deux; ils étaient suffisants,
Sans cela saint Bernard n'eut pas fait ce miracle.
Des légendes du temps une moralité
Était toujours, lecteur, la quintessence et l ame.
Le vice y subissait ou la peine ou le blâme.
Dans celle-ci, l'impiété
Et l'absence de charité,
A l'avarice réunies,
Y sont, comme tu vois, cruellement punies.
Le sort du batelier était bien mérité.
Cette mythologie, il faut en convenir,
A celle des païens est cent fois préférable.
Fi d'une ingénieuse fable
Qui dans l'homme excitant son penchant au plaisir,
Loin de le rendre chaste, honnête et charitable ,
N'est propre qu'à le pervertir !
L'ARISTARQVJE. Bien , bien ! la moralité de cette légende est
bonne, et vous l'avez assez bien rendue. Mais où donc avezvous trouvé le sujet de votre poëme ?
L'AUTEUR. Il y a une trentaine d'années que dans un recueil
de contes orientaux je lus le récit d'un miracle pareil, dont
un derviche , je crois , fut l'auteur. Il me parut fort original. Je me suis permis de l'attribuer à un moine de Fontfroide, pour avoir occasion de parler de faits historiques qui
se sont passés dans la province de Narbonne, vers le XIIe
siècle.
L'ARISTARQUE. Vous pouviez bien vous dispenser de puiser
à pareille source , puisque notre littérature religieuse est si
riche de prodiges intéressants en ce genre ; et je crois qu'on
tirerait plus de fruit de certaines de nos légendes que de la
vôtre ; car, à tout prendre, elle a moins pour objet de porter
�684
le lecteur à la charité active, que de le détourner de la dureté
de cœur, de la cupidité. La légende d'Oférus ou de saint
Christophe, par exemple, a une portée plus chrétienne.
Vous la connaissez , sans doute ?
. Non, Monsieur.
. La voict : Avant d'être chrétien , saint Chris-
L'AUTEUR
L'ARISTARQUE
tophe se nommait Oférus. C'était uue espèce de géant, ignorant et simple, qui avait les plus belles qualités de l'âme ,
et dont la figure respirait la bonté. Quand il eut atteint l'âge
de raison, il se mit à voyager, en disant qu'il voulait servir
le plus grand roi du monde. On l'envoya à la cour d'un puissant monarque, qui fut bien réjoui d'avoir un serviteur
d'une aussi grande force corporelle et d'un aussi bon naturel. Mais , un jour, ce prince entendit prononcer le nom du
diable par un chanteur ambulant, et, frappé de terreur , il
fit vite le signe de la croix. « Pourquoi donc vous troublez« vous de la sorte, siré », lui demanda Oférus, qui s'en aperçut ? — « C'est que je crains le diable » , lui répondit le
roi. — « Si vous le craignez, vous n'êtes donc pas aussi
puissant que lui. Puisqu'il en est ainsi, je vais servir le
diable » ; et Oférus quitta la cour. Après quelques heures
de marche, il vit venir à lui une troupe de cavaliers.
Leur chef, à figure sinistre, lui dit : « Oférus, que cherci ches-tu ? — Je cherche le diable, pour me mettre à son
« service. — Eh bien ! tu n'as qu'à me suivre; c'est moi qui
« suis le diable. » Oférus se mêla au cortège de Satan , dont
il ignorait la profonde malice, et fit route avec lui. Mais
voilà que bientôt après la troupe infernale rencontre une
croix sur son passage. A cet aspect, le diable change de
visage, et ordonne à sa suite de rebrousser chemin. « Pour« quoi donc cela? » lui demanda Oférus. — « Parce que
« l'image du christ m'est redoutable et odieuse. — Si vous
« craignez l'image du Christ, vous êtes donc moins fort que
« lui; alors je vais passer ,à son service » ; et Oférus le
�685
quitta sur-le-champ. Il rencontra à quelques pas de là un
bon ermite, auquel il demanda où était le Christ. « Par« tout » , lui répondit l'ermite. —■ « Je ne comprends pas
« cela » , dit Oférus, « mais si vous dites vrai, quels série vices peut lui rendre un serviteur alerte et robuste,
« comme je le suis? — On sert Jésus-Christ par les prières ,
« les jeûnes et les veilles », répliqua l'ermite. — tt Je ne
« puis ni prier, ni jeûner , ni veiller; enseignez-moi donc
« un autre moyen de le servir. » L'ermite le conduisit alors
au bord d'un torrent qui se précipitait des montagnes, et lui
dit : « Les pauvres gens qui ont voulu traverser cette eau
« se sont tous noyés ; établis-toi ici, et porte sur tes fortes
« épaules ceux qui se présenteront pour la passer. Si tu
« fais cela pour l'amour du christ, il t'agréera pour son
« serviteur. — Je veux bien le faire pour l'amour de lui » ,
répondit Oférus. Tl se bâtit donc une petite cabane sur le
rivage, et se mit à transporter, nuit et jour, les voyageurs
d'un côté à l'autre du torrent.
Une nuit, comme il s'était endormi de fatigue, il entendit
la voix d'un enfant qui l'appela trois fois par son nom. Il se
leva, prit l'enfant sur ses épaules, et entra dans le torrent.
Tout à coup les flots s'enflèrent et devinrent furieux, et
l'enfant pesa sur lui comme un lourd fardeau. Oférus déracina un grand arbre et rassembla ses forces, pour ne pas se
laisser entraîner; mais les flots grossissaient toujours, et
l'enfant devenait de plus en plus pesant. Oférus, craignant
de le noyer, lui dit, en levant la tête : « Enfant, pourquoi
« te fais-tu si lourd ? il me semble que je porte le monde. »
L'enfant lui répondit : '« Tu portes non seulement le monde,
« mais celui qui l'a fait. Je suis le Christ, ton Dieu et ton
« maître; c'est lui que tu dois servir. Je te baptise au nom
« de mon père, en mon propre nom et en celui du Saint« Esprit : désormais tu t'appelleras Christophe, c'est-à-dire
« Porte-christ. » Depuis ce jour, Christophe parcourut le
�686
monde pour enseigner la parole de Jésus - Christ. Arrêté
comme zélateur d'une religion hostile au paganisme, il fut,
selon l'opinion la plus commune, martyrisé en Lycie, durant la persécution suscitée contre les chrétiens par l'empereur Decius, vers l'an 251 de notre ère. La bonté de Christophe a été l'origine de plusieurs proverbes; on disait
entr'autres choses :
« Qui te mane vident nocturno tempore rident. »
Dicton qu'on peut traduire ainsi :
Le malin qui pourra te voir '
Est certain de rire le soir.
N'est-ce pas que cette légende est pleine de charme dans sa
naïveté? J'ignore si on l'a mise en .vers. Si vous étiez capable de la bien rendre, vous retireriez d'un pareil travail
plus de gloire que de toutes vos poësies réunies. Essayez-en,
et quittez le badinage, ou du moins n'en mettez dans votre
poëme que ce qu'un tel sujet, éminemment chrétien, peut
en comporter.
L'AUTEUR. J'y songerai.
L'ARISTARQUE. Mais à propos ! vers le commencement du
XIIIe siècle, saint Dominique, fondateur des Frères de la
Prédication, saint Dominique qui, par parenthèse , fut un
temps associé, dans notre ancienne province, à la légation
de Pierre Castelnau, moine de Fontfroide, de Raoul, son
confrère , et de l'abbé de Cîteaux , eut à faire , sur le bord
d'une rivière, à un batelier exigeant, et se tira d'embarras,
comme votre bernardin, par un miracle qui est rapporté à
peu près en ces termes dans un recueil de légendes : « Un
« jour que Dominique de Gusman passait un fleuve dans
« une barque, quand on fut à l'autre bord, le batelier lui
« demanda un denier pour sa peine. — Je suis, répondit
« Dominique, un disciple et un serviteur du Christ ; je ne
« porte sur moi ni or ni argent ; Dieu vous paiera plus tard
�687
« le prix de mon passage. » Le batelier, mécontent, se
mit à le tirer par sa chape, en lui disant : « Oii vous laisse« rez la chape ou j'aurai mon denier ! » Dominique, levant
les yeux au ciel, se recueillit un moment en lui-même, puis
regardant à terre, il montra au batelier une pièce d'argent
que la Providence venait de lui envoyer, et lui dit : « Mon
« frère, voilà ce que vous demandez; prenez-le, et iaissez« moi aller en paix. »
Je remarque que votre légende est tantôt en strophes et
tantôt en vers alexandrins. Il s'y trouve même une tirade de
vers à rimes mêlées, et ce n'est pas la meilleure. On voit
que vous n'avez pas l'habitude de ce mode de versification.
La strophe donnant plus de vivacité au dialogue , vous avez
bien fait de l'adopter pour rendre la dispute des deux personnages , et vous avez bien fait aussi de choisir le grand
vers pour la description du miracle de l'atterrissement du
détroit... Votre batelier est bien insolent; il passe même les
bornes de l'insulte ; mais à cette époque les moines étaient
tellement odieux aux sectaires, que vous avez pu faire ce
misérable l'écho de leurs blasphèmes et de leurs monstrueuses hérésies. Je vous dirai franchement que cette altercation
m'a parue un peu longue, vu les circonstances de l'heure,
du temps et du lieu ; n'êtes-vous pas de mon avis?
L'AUTEUR.
Elle n'embrasse guère cependant que deux cents
petits vers, que je n'ai pas mis dix minutes à vous réciter...
Quelle est l'altercation un peu vive qui ne dure pas dix
minutes?
L'ARISTARQUE.
VOUS
supposez qu'à cette époque la mer en-
trait dans notre étang par trois ouvertures. Peut-être en
était-il ainsi... Paul Bridoine a passé bien des moines gratis,
une trentaine par mois ; diable !
L'AUTEUR.
Mais, Monsieur, à cette époque le commerce
de Narbonne était encore assez florissant. Le couvent de
Fontfroide était très-peuplé, et les moines, en général, se
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donnaient beaucoup de mouvement pour prêcher la croisade
contre les hérétiques et pour subvenir aux frais de cette
guerre d'extermination.
L'ARISTARQUE. La monnaie du comté de Melgueil, Monsieur,
était la plus recherchée de toutes , dans la Gothie , comme
de meilleur aloi, sans doute , que celle qu'on frappait dans
les autres villes du Midi ; je ne suis donc pas étonné que le
batelier parle de deniers melgoriens ; mais que représentait
un de ces deniers dans ce temps-là ?
L'AUTEUR. Je ne puis vous le dire ; mais je sais à peu près
ce que valaient les dix sous narbonnais que le batelier exige
pour salaire. Dom Vaissète nous apprend qu'ils étaient le
prix d'une vache.
L'ARISTARQUE. Je ne suis pas non plus surpris de l'assertion du moine qui prétend que son ordre compte plus de
vingt mille bienheureux. Le fait est certain ; mais je pourrais
m'étonner que le chapitre eût béatifié un moine de sa communauté , qui n'aurait pas su son credo ou seulement son
pater.
L'AUTEUR.
J'ai trouvé cela dans Dom Vaissète. Frère
Guillaume, cité par le batelier, n'avait jamais pu retenir
des prières de l'Église que les deux mots ave Maria ; mais
de rares qualités et un zèle ardent pour les intérêts de son
ordre rachetaient sans doute chez lui le défaut de mémoire.
L'ARISTARQUE. Nous avons dans un de nos précédents entretiens parlé de l'imputation absurde du massacre de trois
cents mendiants, par les moines du couvent de Fontfroide ,
de la fondation de l'hospice de Prat-de-Cest et de quelques
autres faits, rappelés dans votre légende , je n'y reviendrai
donc pas. Dom Vital, premier abbé de Fontfroide, pouvait
à la rigueur vivre encore, et suivre à la guerre la vicomtesse
Ermengarde; mais ce que je n'ai pu comprendre, c'est que
le batelier impute aux moines de Fontfroide l'obstruction du
lit de la rivière d'Aude.
�G89
L'AUTEUR. Cette imputation se trouve en toutes lettres dans
le mémoire de M. Célestin Port, sur le commerce maritime
de Narbonne, au moyen âge, et elle est très-concevable, car
on sait qu'ils possédèrent longtemps une partie du hameau
de Védillan, dont les terres confrontaient au nord le bras
de l'Aude passant à Narbonne. Ces bons pères avaient pu
établir une usine le long de ce bras.
L'ARISTARQUE. D'accord... Les Sarrasins pris à la guerre se
vendaient à Narbonne comme un vil bétail. Nous savons
qu'un de nos archevêques légua les siens à un de ses suffragants ; l'assertion du bernardin ne me surprend donc pas ;
mais je ne saurais vous passer votre jeu de mots sur Braga ;
et pourquoi? parce que Braga, ville du Portugal, est assez
avant dans les terres. Vous avez certainement confondu,
par inadvertance , Braga avec Fraga , située à l'embouchure
de la Cinca, qui se jette dans l'Èbre...
L'AUTEUR. Je suis forcé d'en convenir.
L'ARISTARQUE. ...et où se livra , en l'an onze cents et quelques une grande bataille contre les Maures, que les croisés
perdirent complètement. Mais il y a loin de la mer à l'ancienne Fraga , et l'Èbre n'était pas canalisé. Il ne l'est même
pas encore, mais on dit que M.l'ingénieur Carvalho, qui a
si bien mérité des Narbonnais, est chargé par une Compagnie espagnole de la direction de cette grande entreprise....
Il n'y a pas trente ans qu'un désastre pareil à celui que
déplore le moine de votre légende eut lieu à Fontfroide. Par
l'effet d'abondantes et incessantes pluies, qui changèrent le
ravin en torrent furieux, tout le domaine fut ravagé; tout
le bétail du fermier fut étouffé par les eaux dans les étables
et les bergeries. Les cadavres de plusieurs centaines de chèvres ou moutons furent par lui jetés, au plutôt fait, dans
la citerne du cloître, dont les eaux en seront infectées pour
bien longtemps. Il obtint, je crois, une indemnité des hospices de Narbonne; c'est lui qui aurait dû être condamné à
Il
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la payer, pour cause de mauvaise gestion et de faute crasse...
Il est très-vrai que les religieux de l'ordre de Cîteaux, prêcheurs ordinaires des croisades contre les Maures et les hérétiques, étaient exempts de toutes prestations imposées au
clergé , en général, pour subvenir aux frais de ces expéditions , et n'y contribuaient que de leurs prières. Le reproche
du batelier m'a rappelé ce privilège , qui avait bien sa raison
d'être; mais vous m'avez appris sur saint Bernard une légende que j'ignorais. Quel théologien fut sans erreur, dans
ces temps de disputes religieuses acharnées ! Saint Bernard,
saint Bonaventure et leurs nombreux disciples rejetaient la
doctrine de l'Immaculée Conception de la Vierge, qui de nos
jours n'a pas trouvé dans tout le clergé catholique un seul
opposant, et est devenu un dogme de notre sainte religion.
Mais où donc allez-vous si vite?... M. Birat ! M. Birat!... Il
ne veut pas m'entendre... Il ne m'entend plus. Il fuit comme
si le diable incarné dans quelque avoué, car il craint les
procès comme le feu, était à ses trousses... et ses couplets
épigrammatiques qu'il me laisse!... Ah! je devine la cause
de cette fugue inattendue. Voici venir quatre de mes confrères, très-affairés, et précisément ceux qui sont les plus
opposés à son élection. Un accès d'archéolophobie l'aura
pris. Ah, ah, ah!... Bonjour, Messieurs.
LES QUATRE SURVENANTS A LA FOIS. Bonjour.
PREMIER CONFRÈRE. Que faites-vous là tout seul, et quel est
ce papier que vous cherchez à nous cacher ?
L'ARISTARQUE. De la discrétion, Monsieur ! ce papier ne
m'appartient pas.
. Ce sont des vers ! Ah ! vous faites des
PREMIER CONFRÈRE
vers! (nut) Les Lamentations...
DEUXIÈME CONFRÈRE. Les lamentations !... à propos de quoi?
PREMIER CONFRÈRE.
Les Lamentations du Poète narbonnais.
Oh, oh ! ce sont les vers de M. Birat contre notre Société.
Voyons, voyons !
�691
L'ARISTARQUE.
Votre indiscrétion sera punie, Messieurs !
Tant pis pour vous ! J'étais avec M. Birat tout à l'heure, et
votre apparition l'a fait déguerpir.
DEUXIÈME CONFRÈRE. C'est un original.
TROISIÈME CONFRÈRE. Il est question dans un couplet de
M. l'abbé Jalard :
« L'abbé Jalard
« M'a fait l'aumône d'un suffrage.
,
« Prêtre et poète, en pareil cas,
« Sa charité pour moi s'explique.
« Et cependant je ne suis pas
« Du... cénacle archéologique. »
C'est assez drôle.
. Et je lis dans le couplet suivant :
PREMIER CONFRÈRE
« Nous avons d'autres candidats. —
« Parbleu ! j'en connais la fabrique. »
Les voilà donc ces fameux couplets dont il nous menace
depuis quelque temps, et qui doivent faire croûler le Musée !
Pauvre garçon ! voilà des preuves palpables de son mauvais
vouloir. Pouvez-vous donner vos voix, Messieurs, à qui
cherche à nous nuire?
TROISIÈME CONFRÈRE. Bah ! il faut le nommer pour le faire
taire; c'est le plus joli tour que nous puissions lui jouer.
Absorbé!... Il fera comme tant d'autres pour lesquels nous
avions un grand éloignement, et dont nous tirons aujourd'hui
un excellent parti.
L'ARISTARQUE. C'est aussi mon opinion, Messieurs; je vous
l'ai déjà fait connaître ; j'y persiste.
DEUXIÈME CONFRÈRE. Il ne faut pas se le cacher, Messieurs ;
il a pour lui l'opinion publique, et les railleurs sont de son
côté. Eh bien, soit! nommons-le, et n'en parlons plus.
Allons voir le nouveau cadeau du Gouvernement ! Nous
sommes attendus par le bibliothécaire.
�♦»92
PREMIER CONFRÈRE.
Puisque vous le voulez tous, je me
rends; mais ce moqueur-là nous jouera quelque mauvais
tour. Nous sommes envahis par les faiseurs, au détriment
de l'art.
. Mais la poésie, Monsieur, est un bel art et
le premier de tous , sans doute ; et celui de nos confrères qui
le représente parmi nous est porteur d'un nom qui rime
précisément avec le mot art.
DEUXIÈME CONFRÈRE. 11 rime bien mieux son nom avec le
L'ARISTARQUE
mot lard.
QUATRIÈME CONFRÈRE. Bravo !
Allons voir le nouveau tableau, Messieurs; on nous attend.
L'ARISTARQUE. Quel en est le sujet?
PREMIER CONFRÈRE. Acis et Galathée dans une position bien
risquée; car Galathée, à peu près nue, et dans un état de
langueur qui ne laisse rien à deviner, est nonchalemment
assise sur les genoux d'Acis, qui lui montre, d'un air moqueur , le géant Polyphème , son rival, profondément endormi sur le sommet du mont Etna. Ce tableau n'est pas mal.
L'ARISTARQUE. Encore un sujet lubrique ! j'en suis fâché.
La Mythologie n'a guère autre chose à nous offrir. Je connais
quelqu'un à qui ce tableau déplaira fort, et qui, scandalisé
de toutes vos nudités, fera décidément la motion de couvrir
d'un rideau les toiles dont les sujets sont indécemment érotiques.
PREMIER CONFRÈRE. Excellent moyen d'exciter la curiosité !
Tel passerait indifféremment devant un tableau de cette nature , qui soulèvera furtivement le rideau pour en repaître
ses regards.
L'ARISTARQUE. Quelque adolescent, quelque vieux libertin
peut-être. Tant pis pour eux ! nous n'en répondrons pas
plus que de leurs déportements en dehors du Musée ; mais il
est à peu près sûr qu'aucune jeune fille et même qu'aucune
femme mariée, quelque vive que soit leur curiosité, n'auront
�G9Ô
ce triste courage, dans la crainte des huées. Allons donc
voir ce nouveau tableau !
(Ils montent ensemble le petit perron ijui conduit au grand escalier VAristarque
trébuche et tombe. )
PREMIER CONFRÈRE. Oh, mon Dieu ! notre mandataire s'est
laissé choir !... Vous êtes-vous fait mal?
L'ARISTARQUE. Haï ! haï ! je souffre de la cuisse.
DEUXIÈME CONFRÈRE. Faut-il envoyer prendre M. Barthez?
L'ARISTARQUE. Oh non ! cela passera ; mais j'ai cassé mes
lunettes. Mais aussi dans quel état de délabrement sont les
marches de ce perron ! c'est un véritable casse-cou ; il faut
au plutôt réparer cet escalier... J'aurai peut-être de la difficulté à monter jusqu'en haut. Encore soixante-six marches !
DEUXIÈME CONFRÈRE. Du courage, M. le mandataire, nous
vous soutiendrons tous.
L'ARISTARQUE. Quatre soutiens pour un ! c'est beaucoup
trop. La robuste épaule du plus jeune d'entre vous me suffit.
PREMIER CONFRÈRE. Eh bien, soit! je consents à céder cet
honneur à notre plus jeune confrère, en montant l'escalier ;
mais je ne suis pas bâtonnier de l'ordre des avocats pour
rien, et j'entends servir de bâton
de faiblesse à notre
mandataire , quand nous descendrons du Musée.
( lis montent tous ensemble le grand escalier.)
��Huitième Entretien.
L'AUTEUR. Ah , Monsieur ! je vous revois après huit jours
d'interruption de votre promenade accoutumée.
L'ARISTARQUE. J'ai été la semaine dernière on ne peut plus
occupé; mais enfin nous entrons en vacance, et vous me
trouverez ici, à la même heure, aussi fréquemment que par
le passé
Eh bien ! vous me plantâtes-là, l'autre jour,
d'une manière très-brusque et très-drôle.
• L'AUTEUR. C'est vrai ; je me rappelai tout à coup une affaire
qui réclamait impérieusement ma présence chez M.Reverdy,
avoué.
L'ARISTARQUE. A d'autres !
L'AUTEUR. Ah çà ! je vous laissai par inadvertance quelques
papiers. Je n'ai pas retrouvé parmi ceux que j'emportai mes
couplets sur la Société archéologique. Qu'en avez-vous fait?
il me les faut absolument.
L'ARISTARQUE. Mon cher Monsieur, c'est presque impossible. Trois à quatre de mes confrères qui survinrent mirent
la main dessus, sans que je pusse les en empêcher, et les
emportèrent.
L'AUTEUR. J'en suis bien contrarié. Et qu'en ont-ils dit?
�696
L'ARISTARQUE. Deux en ont ri jaune et les deux autres cramoisie , car ils s'en sont fort amusés. Au demeurant, tous
en ont pris leur parti comme d'un pur badinage. Depuis que
je ne vous ai vu, un fâcheux événement est venu attrister
la Compagnie. Nous avons perdu notre pauvre concierge;
nous lui avons fait des funérailles convenables. Honorificè
eum composuimus; mais, comme nous le disons au barreau,
en matière de succession : Le mort a immédiatement saisi le
vif, que nous tenions en réserve dans cette appréhension, un
vif en qui la vie abonde, ma foi, et plein de vivacité, et
M. Payen est remplacé.
L'AUTEUR. C'est bien le cas de s'écrier, comme à fia mort
d'un roi de France : « Le concierge est mort, vive le concierge ! » Et par qui donc M. Payen est-il remplacé?
L'ARISTARQUE. Par le sieur André Bru. Nous ne perdons
pas au change. Intelligence, politesse, sobriété et même
beau physique , ce qui ne gâte rien, nous trouvons tout en
lui ; et puis il est, par-dessus le marché , sculpteur et peintre , comme vous ne l'ignorez pas.
L'AUTEUR. Oh, tant mieux! André Bru est très-bien, en
effet, sous tous les rapports, et vous pouvez l'opposer au
Suisse de Saint-Just, son plus proche voisin, sans que la
comparaison vous soit désavantageuse. Il serait encore mieux
sous un costume. Vous devriez lui faire un costume, qu'il
serait tenu de porter les jours où les galeries du Musée sont
ouvertes au public , ceux où vous sortez en corps pour aller
complimenter quelque grand personnage, et ceux enfin où
vous rendez les derniers devoirs à vos confrères décédés.
Comme vous n'avez pas sur votre collet de palme académique, rien ne distingue, pour le vulgaire, dans les convois
funèbres, votre drap d'honneur de tous les autres.
L'ARISTARQUE. Cette idée n'est pas mauvaise; j'en parlerai
à mes confrères. Mais quel costume lui donnerons-nous?
L'AUTEUR. VOUS pouvez l'affubler d'un costume moyen-âge,
�0«>7
de celui du Valet de pique, par exemple, et lui mettre à la
main une vieille hallebarde, ou lui endosser tout bonnement
un frac bleu, décoré d'un crachat aux armes de la ville...
La culotte courte est de rigueur.
L'ARISTARQUE. Bien entendu; elle lui siérait à merveille,
je le crois bien monté en mollets... Mais n'est-ce pas M. le
peintre Boilly que je vois mélancoliquement assis sur cette
ancienne tombe ?
L'AUTEUR. Précisément. Il vient à peu près tous les ans, à
pareille époque. Il pense peut-être dans ce moment à son
pauvre ami Barthe, le peintre, qui mourut l'an dernier, et
avec lequel il faisait beaucoup d'affaires. Ils faillirent gagner
ensemble , à ce que j'ai ouï dire , cent mille francs au moins
dans une campagne.
L'ARISTARQUE. Ah bas! comment donc?
L'AUTEUR. Ils auraient pu bénéficier cette somme sur la
revente d'un très-beau tableau qu'on leur offrait, à Pézénas , pour la bagatelle de quinze mille francs , et qui fut
reconnu plus tard pour un véritable Raphaël. Je ne sais
lequel des deux hésita à en faire l'acquisition. L'un et l'autre
convenaient de la beauté du tableau ; ils ne doutaient pas
qu'il ne fut l'œuvre d'un grand artiste, mais ils n'étaient
pas tout à fait convaincus que ce fut un tableau original de
Raphaël, et quinze mille francs pour une copie, quoique
belle, leur parut'un prix trop fort. M. Barthe a regretté
toute sa vie d'avoir manqué une aussi bonne affaire... Voilà
M. Boilly abordé par votre bibliothécaire et par le concierge;
ils vont monter ensemble au Musée.
L'ARISTARQUE. Cette rencontre me rappelle, bien à propos,
que dans notre dernier entretien , tranché brusquement par
votre descampativos, nous parlâmes de cet artiste, dont
plusieurs toiles sont au Musée. Vous lui avez fait faire votre
portrait, vous disais-je, et vous souscrivîtes, dans le temps,
pour l'achat d'un petit tableau de M. Roqueplan, son con-
�698
frère. Vous reconnaissez donc le mérite de ces Messieurs. Il
y a par conséquent du bon au Musée , et à la bibliothèque surtout, où j'ai trouvé par hasard quelques bouquins
qui vous ont appartenu. Vous avez donc contribué pour
quelque chose, si peu que ce soit, au progrès de ces deux
établissements, ce qui atténue beaucoup la force de votre
argumentation. Avouez donc que ce que vous en avez dit
est un pur badinage , une petite malice d'un bout à l'autre.
Mais que vous l'avouiez ou non, votre complicité est évidente, et vos épigrammes ricochent contre vous, comme
un bâton, abandonné à lui-même, revient dans la main de
l'homme qui l'a enfoncé verticalement dans l'eau.
L'AUTEUR. VOUS VOUS hâtez trop de triompher, Monsieur.
Je ne me suis pas prononcé contre la bibliothèque. Je regrette
seulement qu'elle ne soit pas fréquentée, et qu'on donne trop
dans les Revues, Journaux des Savants, Impressions de
voyage, Collections de mémoires, commentaires et traductions. Ces deux derniers articles peuvent vous mener trèsloin. Il se ferait un immense feu de joie des traductions qu'on
a déjà faites. L'on en publiera jusqu'à la fin des siècles,
et aucun de ces livres ne dispensera d'avoir les originaux.
Toute traduction est nécessairement une infidélité : Traduttore traditore ! comme disent les Italiens. Quant aux commentaires, tôt capita quot sensus, comme vous le savez. La
bonté du petit tableau de Roqueplan ne prouve pas celle de
plusieurs douzaines de grandes toiles qui figurent dans vos
galeries , du Manlius Capitolinus, par exemple ; et si Monsieur Boilly a bien attrapé ma ressemblance , je puis bien ne
pas regretter les quarante francs que m'a coûtés mon portrait, sans perdre le droit de critiquer ses autres ouvrages et les tableaux de son père, s'il s'en trouve au Musée de
médiocres. Enfin jusqu'à présent vos confrères ont eu seuls
la parole, et quelle parole ! une parole haute, superbe, grandiloque. Ils ne se sont jamais fait faute de persiffler à ou-
�699
trance les pauvres diables qui hasardaient quelques timides
observations sur leurs tripotages : « A moqueur, moqueur
et demi », s'il est possible. Dignum et justum est.
L'ARISTARQUE.
Verè dignum et justum est, et c'est de bonne
guerre, au moins pour vous... Votre portrait figurera peutêtre un jour dans notre Musée en face de celui de Jasmin.
Ne l'auriez-vous pas fait faire , par hasard, dans cette intention?
. Non, Monsieur; il ne sortira pas, je l'espère, de
L'AUTEUR
la famille. Vous ne m'aurez ni en peinture ni en brochure :
j'ai peu de lecteurs parmi vous , et je n'en aurai pas davantage après vous avoir persifflés. Ce n'est pas, au reste, en
face de Jasmin que je voudrais me voir en peinture ; on l'a
fait trop laid ! L'abbé Caffort, dont vous avez le portrait,
ne l'est pas moins ; mais cet éloquent prédicateur, dont je
goûtai, dans mes jeunes années, à Paris , le bon vin vieux ,
pendant qu'il logeait au collège des Sourds-Muets, était de
Narbonne, et je ne serais pas fâché de l'avoir pour vis-à-vis.
Mais le voisinage de Mm« de Calage , auteur du grand poëme
de Judith, dédié à Anne d'Autriche, mère de Louis XIV, me
plairait bien plus, dans l'idée qu'elle n'était pas pédante.
Son portrait est, en effet, celui d'une assez jolie femme du
monde, spirituelle , plutôt que celui d'une philaminte ridicule, d'un bas-bleu, et cependant il suffit de lire un chant
de son poëme, qui rivalisait autrefois avec ceux des SaintAmans, des Scudery, etc., et qui vaut beaucoup mieux que
La Pucelle de Chapelain . pour voir qu'elle était aussi versée
que ces auteurs dans les lettres grecques et romaines. Elle
n'était pas tout à fait de Narbonne, j'en conviens, mais d'un
château situé dans la partie des Corbières qui dépendait
jadis de la vicomté de Narbonne, ce qui vous autorise à vous
en emparer, comme vous l'avez fait du Père Montfaucon,
originaire de Soutlage, dans le canton de Tuchan.
. A ce propos, je vous dirai, Monsieur, que je
L'ARISTARQUE
�700
m'opposai dernièrement à ce qu'on réservât pour les images
de nos célébrités narbonnaises.... Mais voyez-donc, dans
la grande allée, Madame Esther, arrêtée avec un de nos
lionceaux, avec M. Rosier , qui lui fait des gracieusetés !
L'ADTEUR. Madame Esquer?
L'ARISTARQUE. Eh non ! mais bien Madame Esther, l'israélite madame Esther, marchande à la toilette. Elle vous
vendra bien volontiers des cravates au dernier goût, des
manchettes et des chemisettes brodées.
L'AUTEUR. Je ne porte pas plus que vous des chemisettes
et des manchettes brodées, et les cravates noires sont celles
que je préfère... Vous qualifiez M. Rosier de lionceau ! mais
voyez donc son épaisse crinière; elle accuse une trentaine
d'années au moins: Vous voulez rire assurément... C'est un
joli nom que celui d'Esther...
L'ARISTARQUE. Pas plus joli que celui de Rosier.
L'AUTEUR...il me fait penser, en ce moment, à la vertueuse
nièce du juif Mardochée qui, après la répudiation de la
fière Vasthi, monta sur le trône et entra dans le lit du grand
Assuérus, roi des Perses et des Mèdes.
L'ARISTARQUE. Ah, par exemple !
L'AUTEUR. .C'est qu'en effet je me demande depuis quelques
jours si cette perle du peuple israélite , si cette autre Judith
( non moins dévouée à sa nation, mais bien plus intéressante
que sa farouche et terrible devancière ) et son austère tuteur
n'étaient pas de Narbonne.
L'ARISTARQUE. De Narbonne ! ah , quelle singulière idée !
L'AUTEUR.
Pas si singulière, Monsieur. Le premier des
sept eunuques, officiers ordinaires du roi Assuérus, n'était-il
pas de notre ville et n'en portait-il pas le nom? et les six
autres n'étaient-ils pas originaires du Languedoc, et ne
portaient-ils pas les noms de Aydatha ( Agde ) , Bazatha
(Béziers), Séthar (Cette), Charchas (Carcassonne) , etc.?
L'ARISTARQUE. Oh, que me dites-vous !
�704
. Ce que je lus, vendredi dernier , dans l'Histoire
de Narbonne du révérend Père Piquet, Minime. J'en fus
tout étonné. J'ouvris vite la Bible, et je trouvai au dOe verset du chapitre Ier du livre d'Esther, qu'effectivement les
sept eunuques du roi Assuérus avaient, de leur vivant,
répondu à ces noms-là , qui ont la plus grande conformité
avec les noms des principales villes de cette autre Judée, de
la contrée que nous habitons , où les enfants d'Israël étaient
autrefois si nombreux, si riches et si influents.
L'ARISTARQUE. Et le premier de tous, le grand eunuque
blanc s'appelait Narbona ?
L'AUTEUR. Pas tout à fait, mais bien Harbona, et c'est à
lui qu'Assuérus, indigné de la scélératesse et de l'orgueil de
l'impie Aman, « race d'Amalécite », qui lui avait surpris
l'ordre d'égorger tous les juifs, dispersés dans ses vastes
Etats, livra ce misérable, pour le faire pendre dans sa
propre maison, à la potence, haute de cinquante coudées,
qu'il y avait dressée pour le sage Mardochée.
L'ARISTARQUE. Ah, ah, ah! quelle étrange conformité de
noms. Et le révérend père Piquet conclut de ce singulier
hasard que ces sept eunuques étaient natifs de la contrée
qui s'appela plus tard la Narbonnaise, la Septimanie, la
Gothie et le Languedoc ?
L'AUTEUR. Oui, Monsieur; ce qui ne doit pas surprendre
de la part d'un auteur qui a cru, sur la foi d'un vieux manuscrit juif, que le saint roi David lit un traité d'alliance
avec la ville de Narbonne, qui rivalisait déjà de commerce,
de grandeur et d'opulence avec la célèbre Tyr. On n'a jamais
vu de chroniqueur aussi enthousiaste de la gloire de son
pays...
L'ARISTARQUE. Excepté pourtant le chroniqueur Philomène.
L'AUTEUR. ...que ce bon religieux, natif de Ventenac. C'est
de l'infatuation, de l'illumination même; car qui diable avant
lui avait eu l'idée de faire un pareil rapprochement, et d'en
L'AUTEUR
�702
tirer ces conséquences ! Ce qu'il y a d'aussi surprenant que
la trouvaille du Père Piquet, c'est qu'un bon nombre des
sages conseillers dont Assuérus prit l'avis, pour savoir de
quelle peine il devait punir la reine Vasthi (qui n'avait pas
obéi au commandement qu'il lui avait fait, dans la chaleur du
vin, devenir, le diadème en tête et parée de ses plus riches
ornements, faire voir son extrême beauté aux grands de sa
Cour et à tous ses peuples ) ; ce qu'il y a , dis-je , d'aussi
surprenant, c'est que plusieurs de ces conseillers avaient
des noms assez communs dans notre pays, comme, par
exemple , ceux de Carsenac , Marès , etc.
L'ARISTARQUE. N'y en avait-il pas, par hasard, quelqu'un
qui s'appelât comme celui de nos honorables concitoyens qui
publia, en même temps que M. Marès, de Montpellier, des
Mémoires sur la maladie de la vigne , mémoires qui lui valurent les éloges les plus flatteurs de nos plus célèbres chimistes et une gratification de cinq cents francs?
L'AUTEUR. Benoit Bonnel?... Non, Monsieur.
L'ARISTARQUE.
Tant pis. Y a-t-il beaucoup de pareilles
idées dans la compilation manuscrite du père Piquet, dont
j'ai entendu parler comme d'un livre mal pensé, pauvre de
style au-delà de toute expression, très-mal orthographié, et
que je ne me suis jamais soucié de lire?
L'AUTEUR. Il n'y en a pas mal, Monsieur. Écoutez ceci :
« Au bastion Saint-Côme, dit-il, sur une pierre malheureusement martelée, on admire un vaisseau qui aborde, et
dont le pilote , qui est déjà descendu à terre , sonne du cor,
pour avertir ceux du pays de son arrivée. Sans doute que
les Romains avaient voulu avoir, dans Narbonne , un monument du prétendu fait, dont Virgile les flatte, de l'arrivée
d'Enée, en Italie, avec le fameux trompette Misène. »
L'ARISTARQUE. Est-il possible !
L'AUTEUR. Le révérend père Piquet sait bien qu'un savant
narbonnais, le chanoine Lafont, est d'un sentiment con-
�703
traire; qu'il prétend, par exemple, « que ce marbre signifie
l'arrivée, en ce pays , de Saturne ou de Dis, son fils, princes qui y ont régné ; que les hommes qu'ont voit assis dans
le vaisseau figurent les colons qu'ils conduisirent à Narbonne; que les brebis qui sont à terre peuvent signifier que
le pays était déjà peuplé, et que le sonneur du cor sur le
rivage annonce aux Atacins leur arrivée pour rester avec
eux... » mais il n'en persiste pas inoins dans son opinion.
L'ARISTARQUE. Je ne sais trop, moi, à laquelle des deux
donner la préférence, tant elles me paraissent originales
l'une et l'autre, mais ce qui me fait pourtant pencher pour
celle du Père Piquet, c'est la frise, décorée d'arabesques,
qui surmonte la niche de Sainte-Catherine, au pont du
canal, et sur laquelle on lit en toutes lettres le nom d'Anchisès (.Anchise ) , père du grand Énée.
L'AUTEUR. Avez-vous entendu parler, Monsieur, d'un vieil
auteur appelé Abraham Golditz?
L'ARISTARQUE. Oh , ma foi non !
L'AUTEUR. C'est que le Père Piquet cite de lui une réflexion
bien faite pour nous flatter, à propos du fait suivant : « Sous
le règne d'Antonin-le-Pieux, Narbonne souffrit, pour la
troisième fois, un embrasement qui la réduisit presque
toute en cendres, dans le même temps que Rome fut affligée
d'un incendie qui en consuma tout un quartier ; ce qui a
fait dire à Abraham Golditz qu'il y avait entre Rome et Narbonne la même sympathie que l'on a quelquefois remarquée
entre deux jumeaux , qui sont tous les deux à la fois atteints
d'un même mal, bien que ce mal ne soit pas contagieux. »
Que dites-vous de cette comparaison ?
L'ARISTARQUE.
Qu'elle est très-flatteuse pour notre cité.
L'histoire de nos archevêques doit occuper une assez grande
place dans cette compilation fastidieuse?
L'AUTEUR. Oui, Monsieur. Le père Piquet traite surtout
fort au long de la mission de saint Paul-Serge, et disserte
�704
chaleureusement en faveur de la tradition. Il est question
dans cet article de la manière dont notre premier évêque fut
justifié de l'imputation calomnieuse dont deux de ses diacres
furent les auteurs.
L'ARISTARQUE. Voyons !
L'AUTEUR. Voici à peu près ce qu'il en dit, probablement
d'après la vieille chronique de Saint-Paul. Vous me permettez de corriger un peu la platitude de son style : « Il fut malicieusement accusé, dit-il, par deux diacres qu'il avait fortement repris de leur vie lascive, et qui pour le convaincre
du même vice qu'il avait blâmé en eux, glissèrent secrètement dans sa chambre des souliers de femme. Notre chaste
évêque, affligé au plus haut point d'une imputation si déshonorante , convoqua à Narbonne le peu de prélats qu'il y avait
dans la province, pour justifier devant eux de la pureté de
ses mœurs. Ces saints confesseurs assemblés mirent trois
jours à examiner l'accusation , et ne savaient comment faire
partager à tous les fidèles la conviction profonde où ils étaient
de l'innocence de Paul, lorsqu'ils apprirent que l'on appercevait, depuis le jour de leur réunion, au haut du clocher
de son église, un aigle auquel un corbeau , allant et venant,
apportait sa nourriture, et que cet aigle ne bougeait pas
du point où il perchait, quelque chose qu'on fit pour le faire
envoler. Cette apparition ne sembla pas encore suffisante au
concile pour l'éclaircissement de la cause, alors Dieu prit
la défense de Paul en permettant au démon de s'emparer du
corps des calomniateurs; et ils n'en furent délivrés, grâce
à l'intercession du saint apôtre , qu'après avoir reconnu leur
crime et sou innocence. A l'instant même l'aigle, qui n'avait
pas quitté le haut du clocher, battit des aîles et s'envola. »
L'ARISTARQUE. Est-ce là tout ce que vous avez trouvé digne
d'être conservé dans un volume in-folio de quatre à cinq
cents pages , dit-on ?
L'AUTEUR. Oh non! mais, tenez, le voici en note. Je vais
�70a
vous le lire. Jusqu'à l'épiscopat de Gilles Aycelin, je n'ai
rien trouvé dans Piquet que je ne susse déjà. Ce n'est qu'à
partir de ce métropolitain que j'ai recueilli ça et là quelques
petits faits plus ou moins intéressants. Ils sont consignés
sur ce papier, en regard des noms des prélats du temps desquels ils se passèrent.
La chronique de Saint-Paul nous apprend, dit Piquet, que
cet archevêque traita splendidement, dans son château de
Montcils, ancienne forteresse bâtie par Jules César, le pape
Clément V, à son passage dans le pays narbonnais. Philippe
le Bel, qui le fît garde des sceaux, le choisit pour son ambassadeur en Angleterre. Le traité de Montreuil fut son ouvrage. Il fut chargé par le pape d'informer contre les templiers.
L'ARISTARQUE. Connu , connu !
L'AUTEUR. Triste recommandation , Monsieur, pour la mémoire de ce prélat, que d'avoir figuré comme commissaire
dans le monstrueux procès des templiers, et d'avoir eu toute
la confiance de Philippe le Bol ! car, indépendamment de son
ambassade à Londres, il fut envoyé à Borne et à Saragosse
comme chargé d'affaires de ce monarque.
L'ARISTARQUE. Je ne suis pas de votre avis. La conduite
de Gilles Aycelin m'a toujours paru digne de son saint
caractère, dans des circonstances bien délicates pour un
intermédiaire qui avait à défendre tout à la fois les intérêts
de son Église, contre les entreprises de Philippe, et les
droits de la couronne de France contre les prétentions exorbitantes de la cour de Borne ; c'est ce que je me fais fort de
prouver.
. Cela me paraît bien difficile.
. Nous allons voir : La bonne intelligence ne
pouvait durer longtemps entre deux hommes jaloux au plus
haut degré de leur droit de souveraineté, très - disposés
même à l'exagérer, et d'une humeur aussi violente que Phin
'45
L'AUTEUR
L'ARISTARQUE
»
�706
lippe IV et Boniface VIII. Aux nombreuses causes de mécontentement de celui-ci contre Philippe, dont l'énumération
serait fort longue, vinrent se joindre les prétentions de ce
monarque sur le comté de Melgueil, qui était un fief du
saint siège, et l'acceptation par ce prince de l'hommage que
lui fit Amalric II, vicomte de Narbonne. C'était un acte tout
nouveau que l'hommage d'un vicomte de Narbonne au roi
de France, pour les fiefs que ses prédécesseurs avaient tenu
des archevêques de cette ville, et l'extension que par ses
sénéchaux et ses baillis Philippe IV donnait incessamment à
son autorité dans la province, induisait à croire qu'il l'avait
provoqué. G. Aycelin, qui avait occasion d'être souvent à
la Cour, où le roi l'employait aux affaires de l'État, lui en
porta ses plaintes; mais ce prince n'en fit aucun cas, bien
qu'un concile provincial eut condamné la démarche du vicomte comme attentatoire aux droits de l'église de Narbonne,
et eut joint ses prières à celles de l'archevêque.
Celui-ci eut alors l'idée de transiger avec Amalric, du
consentement de son chapitre, et fit part au pape de son
plan à ce sujet; mais Boniface, loin de l'y autoriser, lui
répondit qu'il devait s'exposer aux plus cruels tourments
plutôt que de se prêter à l'asservissement de son Eglise, et
lui défendit, sous peine d'excommunication, d'entrer en
aucun accommodement avec le vicomte. Ce pape violent se
plaignit en même temps au roi des entreprises d'Amalric,
et le menaça, s'il n'y portait remède, de l'y contraindre,
en vertu de l'autorité qu'il tenait de Jésus-Christ.
L'AUTEUR. C'était, comme on dit, mettre le feu aux étoupes.
L'ARISTARQUE. Ces menaces ne pouvaient que choquer un
prince aussi peu d'humeur de souffrir les entreprises du
pape sur son autorité temporelle, que celui-ci se montrait
ardent à établir la sienne sur toutes les puissances de la
terre. Néanmoins Philippe, pour le calmer, lui députa
�707
l'archevêque de Narbonne; mais les démarches de G. Aycelin
ne purent aboutir, et Boniface, peu de temps après, fit
sommer le roi, par Bernard de Saisset, évêque de Pamiers,
de renoncer à l'hommage du vicomte de Narbonne. Ce prélat , aussi emporté que le pape, dont il était la créature
dévouée, tint à l'orgueilleux Philippe un langage qu'il n'était
pas habitué à entendre de la bouche d'un sujet. Le roi
l'écouta dans un sombre silence, et le laissa partir pour
son diocèse; mais il le fit suivre par des commissaires du
parlement, chargés de recueillir des informations contre lui,
et de lui faire un procès de haute trahison.
Il paraît que l'imprudent Saisset, ne se contentant pas
d'invectiver en toute occasion contre Philippe, s'était mis
en tête d'affranchir le Languedoc de la domination française.
Il fut dénoncé aux commissaires, arrêté pendant la nuit,
et conduit sous escorte à la Cour. G. Aycelin , en ayant été
informé, alla trouver le roi pour lui faire observer qu'il
n'était pas convenable de traiter l'évêque de Pamiers en
criminel, et pour le supplier de lui permettre d'aller à Borne
trouver le pape, son juge naturel. Le roi lui répondit que
son Conseil en déciderait. Saisset comparut devant ce Conseil , et eut à s'expliquer sur les divers chefs d'accusation
produits contre lui. G. Aycelin y fut sommé par le chancelier de s'assurer de la personne du prélat, et de le garder
pour qu'on en pût faire justice comme d'un criminel de lèsemajesté, à quoi notre prudent archevêque répondit qu'on le
trouverait toujours disposé à faire ce que lui commanderaient
Dieu, la justice et les saints canons, mais que, dans une
affaire de cette importance , il ne pouvait se dispenser de
consulter les évêques , ses suffragants, et surtout le pape.
Sa conduite le fît soupçonner de favoriser l'évêque, et
d'être l'ennemi secret du roi et de l'État. Philippe, l'ayant
fait appeler, lui demanda pourquoi il paraissait si porté
pour Saisset et si peu zélé pour les intérêts de son prince.
�708
Aycelin lui répondit avec dignité que la crainte de Dieu,
celle de déplaire au pape, et de pêcher envers un de ses
suffragants, était l'unique motif de ses démarches ; que
cependant, comme il devait la justice à tout le monde, et
surtout au roi, il était prêt à la lui rendre, après avoir pris
l'avis des prélats et des plus savants docteurs. En conséquence , le roi ordonna à tous les prélats qui étaient à la
Cour de s'assembler pour cet objet. Ceux-ci s'étant réunis
dans la chapelle royale, notre archevêque leur demanda si
l'évêque de Pamiers devait être confié à la garde de l'Eglise.
On lui répondit que c'était ce qu'il fallait faire en attendant
la volonté du pape. G. Aycelin , déférant à cette décision,
dit alors qu'il était tout disposé à se charger de la garde de
l'évêque, au nom de l'église de Narbonne ; mais il déclara
qu'il ne consentirait jamais à ce que ce prélat fut traité
comme un prisonnier ordinaire, ni à ce qu'il lui fut fait
aucun mal, et qu'il entendait au contraire qu'on lui permit
d'agir en toutes choses comme un homme libre.
Ainsi donc, Monsieur, par la résistance de l'archevêque
de Narbonne , le plus absolu des monarques, le plus vindicatif des hommes, dût renoncer à tirer vengeance d'un sujet
qui l'avait bravé, d'un conspirateur que protégeait son
caractère sacré; les gens du roi n'obtinrent pas ce qu'ils
avaient voulu , c'est-à-dire que l'évêque de Pamiers fût confié à leur garde; et s'il fut surveillé par les officiers de l'archevêque, ce ne fut que pour le mettre à l'abri de toute
insulte. D'après les principes d'alors, le souverain pontife,
son juge naturel, pouvait seul punir Saisset; mais Philippe
ne pouvait guère compter sur cette satisfaction, puisque
ce prélat n'était que l'instrument du pape. C'est ce que
prouva l'événement. Dans cette phase de la querelle entré
ces deux antagonistes acharnés , G. Aycelin ne fut donc pas
le complaisant du roi, mais bien plutôt son contradicteur.
L'AUTEUR. On a bien raison de dire que les plus grands
�709
événements ont quelquefois de bien petites causes. 11 n'est
pas sans exemple que des rixes de matelots ivres aient amené
de grands conflits entre des puissances maritimes du premier rang. Dans la circonstance dont nous parlons, une
lutte à outrance s'engagea entre le saint siège et la papauté
pour une question de suzeraineté qui depuis cinq siècles
s'était toujours vidée, pour ainsi dire en famille, à Narbonne
même, chaque fois qu'elle s'était reproduite.
L'ARISTARQUE. Ce dernier grief fut la goutte d'eau surabondante qui s'échappe d'un vase plein... D'autres sujets de
discorde se joignirent, dans notre ville, à celui-ci. Nos archives constatent qu'en juin 1502 l'archevêque et le vicomte
furent mandés à la Cour pour y terminer le différend qui
s'était élevé entr'eux au sujet de la juridiction. Les officiers
du vicomte, pour soutenir ses intérêts, avaient tué plusieurs chanoines, clercs et autres gens du parti de l'archevêque, pillé la cathédrale, le palais épiscopal et envahi les
biens de l'église. Les gens de l'archevêque, de leur côté,
avaient tué plusieurs hommes du vicomte, assiégé son palais
et usurpé sa justice. Le roi, sur cette contestation , ordonna
à son viguier de mettre sous sa main la justice temporelle
des deux parties, et d'informer contre les coupables.
L'AUTEUR. Mais ce fut là, Monsieur, une véritable guerre
civile que Philippe ne pouvait souffrir dans un temps où il
prohibait sous de fortes peines des simulacres de combat,
je veux dire les tournois et les joûtes. J'ai lu que, le 27 mai
1302, le sénéchal fit défense de célébrer une table ronde qu'on
avait préparée hors du bourg pour la fête de Pâques. Les
paladins narbonnais qui devaient être les tenants de ce pas
d'armes se disposaient à entrer en lice, en présence d'une
'infinité de spectateurs , venus de toute la province , lorsque
le vicomte Amalric , pour exécuter les ordres du roi, les fit
arrêter et écrouer dans son palais... Voulez-vous que nous
passions à la seconde phase du grand démêlé entre Philippe IV et Boniface VIII ?
i
�7*0
L'ARISTARQUE. Je le veux bien
La condescendance de
Philippe dans l'affaire de l'évêque de Pamiers ne rendit pas
Boniface plus traitable. En voici la preuve : Le S octobre
1501, il écrit au roi et à l'archevêque de Narbonne; il prie
le premier de vouloir bien permettre à B. de Saisset d'aller
librement à Rome, et l'exhorte à ne pas commettre à l'avenir de semblables actes, qui le rendraient passible des censures ecclésiastiques , et il donne ordre au second de laisser
partir l'évêque ; mais sans attendre l'effet de ses injonctions,
ce pape impatient lance, le même jour, une bulle qui convoque à Rome tous les prélats et tous les docteurs français
pour s'entendre avec eux sur les moyens de limiter l'autorité que le roi s'arrogeait, tant sur le clergé que sur les
peuples de son royaume.
L'AUTEUR. Que sur les peuples de son royaume !
L'ARISTARQUE. Vous comprenez!
Ce fut cette fois un
prélat de Narbonne , l'archidiacre J. de Normans, qu'il chargea de notifier au roi cet acte exorbitant. Le nouveau légat
fut fort mal reçu, et le roi, indigné au plus haut point de
la prétention du pape, fît brûler la bulle , et déclara aux
princes ses fils qu'il ne les reconnaîtrait pas pour tels,
s'ils avouaient jamais tenir le royaume de France de quelque puissance que ce fût, excepté de Dieu.
Dans cette grave circonstance, les ministres de Philippe
lui conseillèrent de concentrer toute sa défense sur les prétentions du pape à le soumettre à sa suprématie temporelle,
et de laisser partir l'évêque de Pamiers, pour se rendre
agréable aux évêques qu'il fallait ménager. Combattre l'ennemi par ses propres armes, en provoquant une grande
manifestation nationale, leur sembla le meilleur parti à
prendre. Philippe, ayant goûté cet avis, fit relâcher B. de*
Saisset, et convoqua les Étals-généraux du royaume, pour
leur donner connaissance de son différend avec Boniface VIII.
Vous savez , Monsieur, quel fut le résultat de cette mesure
�714
qu'aucun de nos rois n'avait encore hasardée : La noblesse
et le tiers état déclarèrent unanimement qu'ils étaient disposés à tous les sacrifices pour soutenir les droits du roi et
l'indépendance de sa couronne. L'embarras du clergé ne
peut s'imaginer ; il tremblait d'être brisé dans le choc du
roi et du pape; il demandait du temps pour délibérer, et
l'on exigeait qu'il se décidât séance tenante. Il le fit dans la
crainte de passer pour ennemi de l'État ; mais il pria Philippe de lui permettre de se rendre au concile, ce à quoi ni
lui ni les barons n'eurent garde de consentir. Au sortir de
cette séance, qui avait si bien répondu aux désirs du roi,
les chefs du clergé sentirent la nécessité de rendre compte
au pape de ce qui s'était passé. Ils le prièrent dans les termes les plus pressants de se prêter à la réconciliation du
sacerdoce et de l'empire, et l'engagèrent à révoquer la convocation du concile gallican. Boniface s'y refusa ; il menaça
Philippe de déposition, et déclara déchus de leurs dignités
tous les prélats qui ne se rendraient pas à Rome. Plusieurs
lui obéirent, malgré la défense du roi ; ils en furent punis
par la saisie de tous leurs biens.
Le plus embarrassé de tous, Monsieur, fut G. Aycelin.
Enfermé dans l'alternative de désobéir à Philippe, en se
rendant à Borne, ou d'encourir le courroux du pape, en
exécutant les ordres de ce prince, qui le priait en particulier de ne pas l'abandonner, il lui demanda en grâce la
permission de partir; ce fut en vain. Il résolut alors d'assembler le concile de sa province , pour y décider avec ses
suffragants, ce qu'il fallait faire. On ne sait pas au juste ce
que décida cette assemblée, mais on est induit à penser que
les opinions y furent bien partagées, puisque six de ces
suffragants prirent le parti d'aller trouver le pape, ce que
ne fit pas en fin de compte le prélat Aycelin.
Sans doute que Boniface trouva dans les prélats français
qui avaient déféré à ses ordres la docilité sur laquelle il
�712
avait compté, car c'est à cette époque qu'il excommunia
personnellement le roi, avec ordre à son légat de citer derechef à Rome les prélats réfractaires, et de leur enjoindre
de s'y trouver, sous peine de déposition.
Oh ! alors Philippe le Bel ne garda plus de son côté aucune
mesure. Il convoqua au Louvre ses barons et les prélats qui
n'avaient pas quitté leur siège, et dans cette assemblée il
accueillit la requête de Guillaume de Plasian, tendant à la
convocation d'un concile œcuménique, pour juger le pape ,
contre lequel ce ministre proposait vingt-neuf chefs d'accusation , et en appela à ce concile de toutes les bulles de Boniface contre lui. Cinq archevêques, celui de Narbonne en
tête, interjetèrent aussi appel au concile général des procédures du pape, et signèrent un acte de défense mutuelle
avec le roi et les barons , en exprimant toutefois dans cette
pièce l'espoir de la justification du souverain pontife, tempérament aussi significatif que les réserves faites par le
clergé dans des adresses précédentes, et qui prouve qu'il
ne subissait qu'avec regret la pression du roi, de ses légistes et de ses barons.
Eh bien , Monsieur ! avez-vous trouvé beaucoup à reprendre dans la conduite de G. Aycelin, durant le cours de ces
grands débats? Les démarches conciliantes de Philippe et
les siennes propres n'ayant pas abouti, par l'entêtement du
pape, devait-il abandonner le roi, quitter la France, et se
réunir à la fraction du clergé français qui se trouvait à
Borne, pour y sanctionner la déposition de ce monarque,
l'offre de sa couronne à l'archiduc d'Autriche, et la mise du
royaume de France en interdit? Vous voilà suffisamment
édifié, je pense , sur le compte de ce prélat !
L'AUTEUR. Pas tout à fait encore.
L'ARISTARQUE. Comment, pas tout à fait ! vous êtes bon là.
J'ai oublié de vous dire, au reste, que pour ramener à lui le
clergé français et se concilier l'affection de ses peuples, qu'il
�s'était aliénée par ses mesures fiscales et ses procédés tyranniques , Philippe publia diverses ordonnances réformatrices,
et concéda à plusieurs villes de nouveaux privilèges. « II
faisait ainsi, en quelque sorte, comme dit un historien ,
amende honorable pour sa longue tyrannie, n'ayant plus
qu'une pensée, la perte du pape. »
L'AUTEUR. Ce n'est pas Narbonne, Monsieur, qui eut à se
réjouir de l'extension de ses privilèges, car ce roi fit mettre
sous sa main, précisément à cette époque, le consulat de
Bourg.
L'ARISTARQUE. Cette mesure administrative fut peut-être
provoquée par quelque agitation se rattachant à des menées
séditieuses qui avaient pour objet de livrer Carcassonne et
Limoux à l'infant do Majorque, et de le reconnaître pour
souverain. On se flattait dans ce pays que ce prince en protégerait mieux les habitants que le roi de France contre les
entreprises des inquisiteurs, dont Philippe avait cependant
senti la nécessité de modérer le zèle outré. Si dans cette
circonstance ce prince fit une chose qui indisposa une partie
de Narbonne, la ville entière dut lui savoir gré, l'année
suivante, de l'énergie avec laquelle il prit en main les intérêts de son commerce, menacé par les Génois, qui refusaient
de maintenir nos marchands dans leurs privilèges. Les Génois , intimidés, renouvelèrent avec l'ambassadeur de Narbonne les anciens traités conclus entre leur ville et la nôtre.
Nous parlâmes longuement, un jour, du projet de ce prince
de construire un port à Leucate. Un long séjour, fait dans
notre contrée, à trois reprises différentes,tl'avait éclairé
sur son heureuse situation et sur ses besoins. 11 ne tint pas
à lui, il faut l'avouer, que Narbonne ne recouvrât une partie de son ancienne prospérité. L'abandon des travaux de
Leucate auxquels il avait fait mettre la main est imputablé
à ses successeurs, et surtout à Charles le Bel, son fils.
L'AUTEUR. Tout ceci nous éloigne, Monsieur, du sujet de
notre discussion, de la justification de G. Aycelin.
�714
L'ARISTARQUE. VOUS
L'AUTEUR.
y revenez encore !
Oui, Monsieur, j'y reviens, parce que je me
rappelle à présent que, dans l'assemblée où fut décrétée
la convocation d'un concile général, le prélat Aycelin proposa contre Boniface dix chefs d'accusation
Eh, que dia-
ble ! je le vois, toujours accolé à l'archevêque de Sens,
un frère d'Enguerrand de Marigny, c'est tout dire! à l'archevêque de Sens, qui joua un rôle si abominable dans le
procès des templiers. Je me rappelle que, quand le garde
des sceaux Nogaret fut envoyé en embassade à Avignon,
pour y poursuivre la mémoire de Boniface, dont son attentat , au bourg d'Anagni, avait causé la mort, le roi le fit
remplacer par Gilles Aycelin , et je ne puis pas oublier enfin
que ce prélat fut chargé par le pape Clément
V
d'informer
contre l'ordre du Temple. Comment vous tirerez-vous de là ?
L'ARISTARQUE.
Oh, parfaitement! Et d'abord l'archevêque
de Sens, dont vous parlez , n'était pas un Marigny ; il mourut avant le procès des templiers, si honteux à la mémoire
de son successeur, frère du fameux Enguerrand. Je vous
ferai observer ensuite que notre .prélat n'occupa que par
intérim la charge de garde des sceaux de France, pendant
l'absence de Nogaret. Quand il l'aurait réellement remplacé,
qu'est-ce à dire? Il n'en faudrait pas moins prouver ses
lâches complaisances et ses abus de pouvoir. G. Aycelin,
avez-vous ajouté, articula dix
chefs d'accusation contre
Boniface; mais Guillaume de Plasiaii en avait produit vingtneuf, dont le plus grand nombre passaient toute croyance,
tant ils étaient horribles ou absurdes. Il est des infamies
dont on n'a pas besoin de venger la mémoire d'un vieillard
de quatre-vingts ans; l'imputation tombe d'elle-même. Mais
quels furent les chefs d'accusation ou plutôt de plainte de
{'archevêque de Narbonne ? Je n'en sais rien, ni vous non
plus ; mais je parierais ma tête qu'ils n'avaient pas ce caractère , et qu'eussent-ils été prouvés, ils n'étaient pas de
�nature à entraîner la déposition du pape. Veuillez un peu
vous rappeler que Philippe et les prélats de son parti avaient
appelé au futur concile des bulles fulminées contre lui. Il
est très-probable, Monsieur, que ces dix chefs d'accusation
ne portaient que sur les censures abusives du pape , et non
pas sur ses prétendus vices. La motion de l'archevêque de
Narbonne était, d'après moi, le correctif de la requête de
Guillaume de Plasian. Voilà ce que j'imagine ! Pensez-y bien,
et vous serez de mon avis. Encore une fois , la conduite des
prélats restés en France fut toujours fort ambiguë dans cette
affaire , et il est hors de doute que beaucoup d'adhésions aux
volontés de Philippe, darts les différentes assemblées qui se
tinrent à ce sujet tant à Paris qu'ailleurs , furent achetées ,
extorquées ou surprises par fraude... Eh parbleu! Boniface
n'avait-il pas, par ses bulles extravagantes, défendu aux
corps ecclésiastiques d'élire à aucune dignité ou bénéfice ,
sans son autorisation? les prélats réfractaires n'avaient-ils
pas été déclarés par lui déchus de leurs dignités? Ils dénoncèrent sans doute au concile tous ces excès de pouvoir, et
c'était bien naturel.
L'AUTEUR. Assez , Monsieur, assez ! vous m'avez convaincu
cette fois. Allons ! dans la première comme dans la seconde
phase du conflit en question , G. Aycelin n'eut rien à se
reprocher... dans les idées d'alors, bien entendu !... Pour en
finir avec ce personnage, il nous resterait un troisième point
à discuter ; je veux parler de sa conduite dans le procès des
templiers. C'est sur celui-ci que je me promettais surtout
l'avantage, mais je vous fais grâce de mon travail à ce
sujet, si vous consentez à reconnaître qu'elle laissa beaucoup à désirer sous le rapport de l'énergie et même de l'impartialité.
. Et pouvait-il en être autrement?... A quelle
L'ARISTARQUE
époque fut nommée par Clément V la commission extraordinaire dont l'archevêque de Narbonne était président?
�.
L'AUTEUR.
AU
L'ARISTARQUE.
716
mois d'Août de l'an
1308.
Bien ! mais , Monsieur, l'ordre secret de Phi-
lippe à tous ses sénéchaux d'arrêter tous les templiers porte
la date du
14
septembre
1507.
La commission ne fut donc
nommée que près d'un an après leur arrestation. Mais Philippe , qui poussait depuis deux ou trois ans Clément V à
l'abolition de l'ordre, que cet indigne pape lui avait promise, impatienté de ses longueurs et de ses tergiversations,
n'avait pas attendu l'institution de la commission pour faire
procéder contre les templiers enfermés dans ses geôles, pas
plus qu'il n'avait attendu l'autorisation du pape pour les
faire arrêter. Une masse énorme de témoignages et d'aveux,
les uns arrachés par la torture, les autres obtenus sous
promesse de pardon et même de récompense, était réunie,
et l'Europe entière était saisie d'horreur au récit de tant de
monstruosités. Tout cela s'était fait sans le concours du saint
siège, en violation flagrante d'une de ses prérogatives les
moins contestées , c'est à dire de sa juridiction exclusive sur
l'ordre dont il s'agit. Clément V, malgré son asservissement
aux volontés de Philippe, se plaignit à lui de la précipitation, des rigueurs atroces dont on usait dans cette affaire,
au mépris de ses droits ; il suspendit les pouvoirs des inquisiteurs; mais cette suspension , bientôt révoquée, à la suite
d'une manifestation nationale contre l'ordre du Temple, provoquée par Philippe, n'empêcha pas celui-ci de terminer
l'enquête.
A
la fin de l'année
1307,
il était arrivé à ses fins,
et le pape ne pouvait plus étouffer le procès. Cependant ce
despote ne put obtenir de Clément qu'il prit sur lui l'abolition de l'ordre, et cette grande mesure, ainsi que le procès
de la mémoire de Boniface, furent renvoyés à un concile
général. Pour que ce concile put prononcer en connaissance
de cause, le pape expédia un ordre d'information générale
dans toute la chrétienté, et c'est alors qu'il institua en
France la commission extraordinaire dont nous parlons.
�717
Mais cette commission , dont les pouvoirs ne furent pas bien
spécifiés , ne s'établit à Paris qu'en 1509, le pape cherchant
à gagner du temps, et Philippe pouvant prendre patience,
car il tenait les biens de l'ordre sous sa main, et ses membres
au fond des cachots. Une fois installée, elle cita l'ordre
entier à comparaître, mais elle ne rencontra chez le roi et
ses officiers que mauvais vouloir. Elle avait beau ouvrir ses
séances , personne ne se présentait. Elle n'obtint qu'avec
beaucoup de peine qu'on lui amenât le grand maître et les
principaux dignitaires de l'ordre, qui déclarèrent renoncer
à sa défense, et supplièrent la commission de les envoyer
au plutôt vers le pape. A la fin cependant, Philippe,pressé
par elle, ordonna de diriger sur Paris ceux des templiers
qui voudraient défendre l'ordre en général. Il s'en trouva
cinq cents, lesquels chargèrent neuf d'entr'eux de parler
pour tous, ce qu'ils firent. Mais, hélas! ils furent victimes
de leur courage. Le nouvel archevêque de Sens, une des
âmes damnées du roi, convoqua un concile provincial à
Paris, en vertu des pouvoirs que Clément V avait restitués
aux évêques, et qui n'avaient été qu'implicitement révoqués
par l'établissement de la commission, se fit livrer ces malheureux, et les fit condamner comme hérétiques relaps. La
commission eut beau communiquer au cruel Marigny l'appel
au pape des défenseurs de l'ordre , et le supplier de suspendre l'exécution de l'arrêt, ses envoyés ne purent arriver
jusqu'à lui, et les victimes furent traînées au supplice.
Voyant alors son autorité tout à fait méconnue, et se trouvant réduite à trois membres, elle prit le parti de s'ajourner.
Ce résumé des actes de la commission suffit pour vous
faire voir, Monsieur, qu'il ne tint pas à elle que le procès
des templiers eût un résultat inoins tragique. Elle ne s'entoura point d'instruments de supplice et de bourreaux ; elle
n'employa pas les moyens infâmes des autres commissions,
�718
pour arracher aux inculpés ou aux témoins des aveux ou
des dépositions à la charge de l'ordre; elle accorda toute
latitude à la défense, ses pouvoirs contestés ou méconnus
elle les revendiqua; quand ses justiciables lui furent enlevés , elle les réclama avec instance ; ses membres ne s'attribuèrent pas les fonctions déjuges souverains, malgré l'appel
au pape; ils se bornèrent à l'instruction du procès. Et plût
à Dieu que cette commission eût excédé ses pouvoirs mal
définis ! Plût à Dieu que Clément V, en la nommant, eut
dissous toutes les autres, et qu'elle eût été chargée de recommencer ab ovo toutes les enquêtes ! Les choses se seraient
tout au plus passées, en France, comme elles se passèrent
en pays étranger. Nulle part les templiers ne furent mis à la
torture, et nulle part on ne les fit monter au bûcher, comme
dans ce royaume. L'ordre n'en aurait pas moins été supprimé , comme il le fut par le concile de Vienne, car il avait
grandement dégénéré de l'enthousiasme religieux et de l'austérité qui l'avait animé pendant deux cents ans, mais on
n'aurait puni que ses membres coupables. Pour vous faire
reste de raison, je vous accorderai que la commission extraordinaire ne montra pas assez d'énergie; mais pouvaitelle en avoir plus que le pape qui n'osait pas la soutenir
après l'avoir nommée? Jugeons par comparaison, Monsieur,
et nous trouverons que, loin d'avoir mérité le blâme de la
postérité, elle a droit à toute son indulgence, et comme
G. Aycelin, archevêque de Narbonne, fut l'âme de cette
commission, j'en conclus que pas plus dans ce procès que
dans l'affaire de Boniface, il ne fut le complaisant, l'instrument servile de Philippe le Bel, et que sa mémoire ne mérite
pas les reproches que vous lui avez adressés. Faisant les parts
aussi égales que possible entre le monarque auquel il avait
prêté serment de fidélité et le pape , son supérieur ecclésiastique , et dont il tenait ses pouvoirs, il rendit, d'après le
précepte de son.divin maître, à César et à Dieu ce qu'il
leur devait ; telle est mon opinion bien arrêtée.
�719
L'AUTEUR. Est-ce'rendre à Dieu ce qu'on lui doit, Monsieur ! que de ne pas observer les règles les plus usuelles
de la justice, dont il est la source, celles qu'on ne peut
enfreindre sans la violer ouvertement? Admettons que Gilles
Aycelin n'ait pas été le vil complaisant de Philippe le bel...
L'ARISTARQUE. Ah, ah!
L'AUTEUR. Il n'en fut guère moins blâmable, s'il souffrit
qu'on enlevât à des accusés opprimés, traités déjà dans
leurs cachots comme s'ils étaient coupables, toutes les garanties qui devaient les protéger contre leur puissant persécuteur et contre les préventions d'un public égaré par les
imputations atroces de ses agents. C'est ce qu'il permit par
sa faiblesse, et je vais le prouver.
L'ARISTARQUE. Oh, par ma foi ! cette discussion n'est déjà
que trop longue. Pensez ce que vous voudrez de ce personnage.... Quelle fut l'année précise de sa mort?
L'AUTEUR. Il mourut en .1514, justement la même année
que Philippe IV et Clément V. Aurait-il été comme eux cité
à bref délai, devant le tribunal de Dieu, par Jacques de Molai, grand maître de l'ordre du Temple?... Sa brusque mort
vous donne à penser, je le vois.
L'ARISTARQUE. Quelle étrange coïncidence !
L'AUTEUR. Il avait permuté, en 1514, avec son neveu B. de
Farges, archevêque de Rouen. J'ai remarqué, au sujet de
celui-ci, que dans trois ans d'exercice de ses fonctions il
fit supplicier, à Narbonne, plus d'hérétiques que tous ses
prédécesseurs n'avaient fait depuis la croisade des Albigeois.
L'ARISTARQUE. Quelle exagération !
L'AUTEUR. Vous le croyez ; eh bien ! écoutez le passage de
Dom Vaissète que voici : « En compulsant les divers jugece ments qu'on rendit dans la province, depuis 1519 jusqu'en
« 1522, contre les Béguins ou Fralricelles, nous trouvons
« que seulement à Narbonne on en brûla vifs, une fois
« trois, une autre dix-sept et une troisième quelques au-
�720
« très. » Or, B. de Farges ne mourut que vers 1340, ces
exécutions eurent donc lieu sous son épiscopat^
L'ARISTARQUE. Un zèle aussi exagéré est une grosse tache
à la mémoire de ce prélat !
L'AUTEUR. Et cette tache de graisse de Béguin macule un
peu aussi la mémoire de son oncle.
L'ARISTARQUE. Oh! conclure en remontant du neveu à l'oncle , comme on le fait en descendant du père au fils, n'est
pas raisonnable^... Jusqu'à quelle époque le Père Piquet
poussa-t-il son histoire?
L'AUTEUR. Jusqu'à celle de l'installation de Mgr. Dillon sur
le siège de Narbonne.
L'ARISTARQUE. Ne nous occupons pas aujourd'hui de ce
qu'il a recueilli dans son livre au sujet des prédécesseurs
de ce prélat, cela nous prendrait trop de temps.
L'AUTEUR. Et ce serait presque du temps perdu.
L'ARISTARQUE. Bornez-vous à me communiquer ce qu'il a
dit du dernier de nos archevêques.
L'AUTEUR. Ce n'est pas long. « Ce prélat, dit-il malignement, aurait pu s'appliquer ce vers qu'on lit sur le tombeau d'un cardinal, à St.-Pierre-aux-Liens : « Religione
fui tenuis terrena sequendo. » Il méprisait les prêtres,,
qui le payaient bien de retour. II l'éprouva lorsque ayant
fait inviter à diner les dignitaires et les chanoines de son
église, chacun d'eux trouva une raison pour ne pas répondre
à son invitation. Le lendemain de son arrivée, le grand
archidiacre Guerguil alla, à la tête du chapitre, chercher
ce prélat pour la grand' messe. Comme il le haranguait, il
tomba frappé d'apoplexie, et mourut quelques heures après.
Mgr. Dillon ne rougit pas , après la mort de son archidiacre,
d'aller de porte en porte solliciter les chanoines pour qu'ils
élussent à sa place l'abbé Boat, irlandais comme lui; mais
on préféra à sa créature le chanoine Viguier, de Narbonne,
prêtre très-aumônieux et très-éclairé. »
L'ARISTARQUE. Et l'on fit bien.
�721
L'AUTEUR. Puisque le Père Piquet nous ramène à Mgr. Dillon,
je vous dirai que j'ai trouvé, par hasard, dans la grande
Histoire du Consulat et de l'Empire, de M. Thiers, quelque
chose qui le concerne, et qui m'a surpris de la part de ce
prélat, dont le patriotisme avait cherché à conjurer la grande
tourmente politique et religieuse de 1789, qui lui paraissait
imminente. Sa conduite à l'époque du Concordat sembla
démentir ses nobles antécédents, et fut condamnée par le
saint siège et par la plus grande partie du clergé.
L'ARISTARQUE. Voyons ; je suis curieux de savoir quel rôle
il joua dans une circonstance où l'intérêt de la religion paraissait exiger de tout le clergé, sans exception, une abnégation absolue et la plus grande condescendance envers le souverain pontife Pie VII, qui faisait de son côté les plus grands
sacrifices qu'un pape eut jamais faits, au rétablissement du
culte catholique en France et de l'unité dans l'Eglise.
L'AUTEUR. Le Premier Consul voulait, comme vous le savez,
que la réconciliation de la France avec l'Église suivit son
rapatriage avec toute l'Europe, et traitait avec le saint siège
sur la base même du principe de la Révolution. Plus de clergé
constitué en pouvoir politique , plus de clergé propriétaire,
plus de prélats ou de simples prêtres constitutionnels ou
inconstitutionnels, mais un clergé unique, voué aux fonctions du culte, salarié par le gouvernement, nommé par lui,
confirmé par le pape, une nouvelle circonscription de diocèses , etc. Tel était, dit M. Thiers , que j'abrège, le plan du
Premier Consul, et ce plan, qui ne laissait rien à désirer
pour l'établissement définitif du culte , était accepté par la
congrégation des cardinaux et par le pape.
Mais il fallait s'occuper de la transition, du passage de
l'état présent à l'état prochain qu'on voulait créer, Comment
faire à l'égard des sièges existants? Comment s'entendre avec
les ecclésiastiques de toute espèce, assermentés ou insermentés? Le général Bonaparte imagina un système d'après lequel
II
46
�722
on abolirait les diocèses existants. Pour cela, on s'adresserait aux titulaires anciens qui vivaient encore, et le pape
leur demanderait leur démission; s'ils la refusaient, il prononcerait leur déposition, et, quand on aurait fait table
rase, on tracerait sur la carte soixante nouveaux diocèses
seulement, et l'on nommerait pour les remplir soixante prélats, pris indistinctement parmi les ecclésiastiques assermentés ou insermentés , dignes de la confiance du gouvernement
par leur capacité, leurs mœurs et leur réconciliation avec
le nouvel ordre de choses.
Ce système répugnait beaucoup au pape , qui ne se croyait
pas le droit de prononcer la révocation ou de pourvoir purement et simplement au remplacement de ceux des prélats
qui refuseraient de se démettre. D'ailleurs, n'y avait-il pas
de l'ingratitude à traiter ainsi de vieux serviteurs de l'Église
qui avaient souffert pour elle de cruelles persécutions? Mais
le sacrifice de ces opposants était indispensable pour que le
Premier Consul pût, à son tour, supprimer le clergé constitutionnel , et de divers clergés n'en faire qu'un seul, composé de sujets estimables de toutes les sectes; aussi la Cour
de Rome s'y résigna-t-e!le.
Le Concordat signé et ratifié, des brefs furent expédiés
par le pape dans toute la chrétienté, tant pour provoquer
les démissions des anciens titulaires que pour engager les
prélats constitutionnels, que Rome n'avait jamais regardés
comme évêques légitimes, à rentrer dans le sein de l'Église,
pour terminer un schisme qui était à la fois un scandale et
une calamité.
Vous n'ignorez pas, Monsieur, quel fut le résultat des
démarches du pape et du Premier Consul à ce sujet : Tous
les prélats constitutionnels, moins un, résignèrent leur
siège. Les évêques non assermentés qui se trouvaient en
France en firent autant. Les prélats réfugiés en Allemagne,
en Italie, en Espagne suivirent pour la plupart ce bel exem-
�725
pie; on avait pu compter d'avance sur ce résultat, mais
dix- huit de ces anciens prélats étaient en Angleterre , et l'on
se demandait avec anxiété s'ils pourraient échapper aux
influences ennemies qui les assiégeaient. Qu'arriva-t-il ? le
rétablissement de l'unité de l'Église et celui de la tranquillité intérieure, en France, étaient une chose si désirable que
cinq d'entr'eux, à la tête desquels était l'ancien archevêque
de Bordeaux, pleins de vénération et d'obéissance pour les
décrets du souverain pontife, résistèrent courageusement
aux séductions des princes français, comme aux remontrances et au blâme du vieux parti du trône et de l'autel, de
leurs compagnons d'exil, et immolèrent leur position au bien
général de l'Église. Il n'y en eut donc que treize qui refusèrent de concourir par leur démission aux vues de sagesse
et de conciliation que le pape s'était proposées, et le plus
récalcitrant des treize fut précisément Mgr. Dillon, notre
dernier archevêque , auquel, dit encore M. Thiers, on attribuait des intérêts très-temporels, car il devait perdre avec
son siège d'immenses revenus
L'ARISTARQUE.
« Quidmim mortalium pectora cogis auri sacra Cames ! »
. ...et M. Thiers, pour lui infliger un blâme plus
L'AUTEUR
sévère, l'accole à l'évêque de Saint-P.ol-de-Léon , qui s'était
créé la charge lucrative d'administrer aux prêtres déportés
les subsides britanniques.
L'ARISTARQUE. J'en suis bien fâché pour la mémoire de
Mgr. Dillon !
L'AUTEUR. Eh bien, Monsieur ! je ne crois pas du tout que
des motifs d'intérêt aient influé sur le parti que prit Monseigneur Dillon. Ce n'était pas un saint homme, un prélat
très-attaché à ses devoirs; il était mondain, très-mondain
même , je l'accorde, mais la générosité faisait le fond de son
caractère, et rarement les hommes de cette trempe se dé-»
�724
mentent, à la fin de leur carrière surtout, quand les yeux
de toute la chrétienté sont fixés sur eux. Le mobile des
actions humaines est beaucoup trop souvent, hélas! un
sordide intérêt; mais voyons un peu si Mgr. Dillon devait
trouver le sien à affliger le cœur de Pie VII, dans cette circonstance; je ne le pense pas. Le gouvernement britannique,
alors bien disposé pour la France, n'influa en rien sur la
détermination des prélats réfugiés. Mgr. Dillon n'espérait
donc pas de ce gouvernement une grande récompense de la
sienne. Les princes français ne pouvaient rier. pour lui dans
ce moment, et tout présageait qu'ils seraient longtemps dans
l'impuissance de rémunérer les services de leurs adhérents.
En déférant à la volonté du pape, au contraire, en se ralliant
au gouvernement français, non seulement les portes de la
France s'ouvraient pour Mgr. Dillon , mais il pouvait espérer un des meilleurs sièges archiépiscopaux qu'on allait
rétablir. Le mieux renté de tous ne l'aurait pas indemnisé,
c'est vrai, des immenses revenus de celui dont, la révolution
l'avait arraché, pour le briser et jeter au feu , car
. Je le crois bien ! Le traitement d'un arche-
L'ARISTARQUE
vêque ne devait pas excéder quinze mille francs , d'après un
des articles organiques de la Convention de l'an IX.
.
car, dans aucune hypothèse, les biens du
L'AUTEUR
clergé ayant été vendus, il ne fallait plus compter sur d'aussi
riches bénéfices; mais, sa grande fortune personnelle aidant,
il pouvait faire encore une belle figure dans sa ville archiépiscopale , et même auprès du Premier Consul, en attendant l'établissement de l'Empire et la reprise des titres de
l'ancienne noblesse.
. La Convention de l'an IX ne lui laissait que
L'ARISTARQUE
la faculté d'ajouter à son nom celui de Citoyen ou de Monsieur. Adieu les titres de Commandeur de l'ordre du SaintEsprit , de Duc et de Primat !
. J'attribue à des motifs plus honorables le refus
L'AUTEUR
�725
de Mgr. Dillon ; je l'attribue à ses principes monarchiques ,
à sa reconnaissance pour les Bourbons , ses anciens bienfaiteurs, à l'intérêt que lui inspiraient leur infortune. Ses ancêtres lui offraient, dans cette circonstance, un noble exemple
à suivre. Il fit pour les Bourbons exilés ce qu'avait fait poulies Stuarts, précipités du trône d'Angleterre et réfugiés en
France, son aïeul ou son bisaïeul; il ne voulut pas les abandonner quand tout le monde les délaissait. La devise des
Clermont - Tonnerre : Etiamsi omnes ego non, devint la
sienne. Il eut tort, je le veux, car il n'était pas seulement
grand seigneur, il était aussi grand prêtre, et le bien de la
religion, qui allait reprendre son lustre en France , devait
l'emporter dans son esprit et dans son cœur sur le culte de
la vieille royauté. Le mobile de sa conduite le voilà ! et qui
sait si, tout intérêt personnel à part, la sanction implicite ,
dans le Concordat, de la suppression impie du grand siège
primatial de Narbonne n'influa pas aussi beaucoup sur sa
résolution ! Pouvait-il croire que le culte catholique allait
reprendre en France tout son éclat, lorsqu'il savait qu'un
modeste curé et trois pauvres vicaires composeraient à tout
jamais le personnel d'un temple, dans le chœur duquel se
pressaient naguère, comme dans un concile, tant de bénéficiers de tout rang? Peut-on dire, Monsieur (passez-moi
cette comparaison), que le ciel a repris toute sa splendeur,
lorsque après un orage qui l'assombrissait, un gros nuage
noir cache encore une de ses plus radieuses constellations?
. Ce qui put aussi contribuer à sa répugnance
L'ARISTARQUE
c'était la formule du serment à prêter : Egojuro et promitto
ad sançta Dei evangelia
et si, tam in diœcesi meâ quàm
alibi, noverim aliquid in status damnum tractari, Gubernio
manifestabo. a Si Monseigneur Arthur Dillon avait trempé,
comme il est assez probable, dans les nombreux complots
tendant à rétablir la vieille monarchie, cette obligation de
dénoncer au gouvernement ceux qui se trameraient à l'ave—
t.
�72«
nir, quand ils viendraient à sa connaissance, ne pouvait
que lui répugner, car parmi les artisans des nouvelles menées pouvaient se retrouver quelques-uns de ses anciens
complices.... Une autre chose qui ne pouvait pas non plus
lui plaire beaucoup, c'était la défense de quitter sa résidence
sans la permission du Premier Consul.
. Et que pensez-vous de celle de se produire en
L'AUTEUR
public autrement que vêtu à la Française ? On ne passait
aux évêques que la croix pastorale.
. Et les bas violets, Monsieur. Pour l'anneau
L'ARISTARQUE
épiscopal, cela va sans dire... Vous connaissez, sans doute,
le discours du citoyen Portalis sur l'organisation des cultes.
L'AUTEUR. Oh oui, Monsieur; je l'ai lu plus d'une fois.
. Il contient d'excellentes choses.
L'ARISTARQUE
. Et bien éloquemment dites.
L'AUTEUR
. Un passage remarquable de ce discours me
L'ARISTARQUE
revient à la mémoire : « Le mal est que les hommes en se
« civilisant, et en jouissant de tous les biens qui naissent
« de leur perfectionnement, refusent de voir les véritables
« causes auxquelles ils en sont redevables , comme dans un
« grand arbre... (le grand arbre est ici le christianisme)
« comme dans un grand arbre, les rameaux nombreux et
« le riche feuillage dont il se couvre, cachent le tronc et ne
« nous laissent apercevoir que des fleurs brillantes et des
« fruits abondants. »
.
L'AUTEUR
Juste et belle comparaison !
Le discours de
Lucien Bonaparte, sur ce même projet, n'eut ni cette force *
ni cet éclat.
. Oh , non !
L'ARISTARQUE
. Le plus beau passage de ce discours fut une
citation de Mirabeau.
L'AUTEUR
L'ARISTARQUE. De Mirabeau!
du cynique révolutionnaire
Mirabeau ! Voyons.
. Le voici : « Avouons à la face de toutes les na-
L'AUTEUR
�727
« tions et de tous les siècles que Dieu est aussi nécessaire
« que la liberté au peuple français, et plantons le signe
« auguste de la croix sur la cime de tous les départements !
« Qu'on ne nous impute pas le crime d'avoir voulu tarir'la
« dernière source de l'ordre public et éteindre le dernier
« espoir de la vertu malheureuse ! »
L'ARISTARQUE. Dieu, que c'est beau! voilà un aveu de la
sublimité, de la nécessité de notre religion qui vaut ceux
que la force de la vérité, dans le calmé des passions, arracha quelquefois à Voltaire et à Jean-Jacques Rousseau. Ah;
c'est que, chez ces grands écrivains, le publiciste à longue
vue réfutait le présomptueux philosophe, et que ce n:est pas
sur un sol mouvant ou dans la boue que se fondent les édifices durables.
Vous avez parlé tout à l'heure de la grande fortune personnelle de Mgr. Dillon. Elle l'avait été peut-être; elle ne
l'était plus. On le disait criblé de dettes.
L'AUTEUR. Exagération , sans doute. Le chiffre de ses dettes
et celui de ses aventures galantes furent démesurément
grossis par lés pamphlétaires et les romanciers. Il y a
d'ailleurs cribles et cribles. Il en est dont les trous sont
d'uh bien petit diamètre.
L'ARISTARQUE. Oui, mais alors ils sont en bien plus grand
nombre. ^
.
L'AUTEUR
Les déplorables
résultats des
doctrines du
XVIIIe siècle, qu'il avait beaucoup contribué à propager,
lui avaient sans doute depuis longtemps ouvert les yeux et
purifié le cœur. Devenu vieux et sage , il n'avait plus besoin
d'un.demi-million de rentes, pour vivre en prélat austère
et exact à ses devoirs. Le cardinal Maury, archevêque de
Paris, passa avec infiniment moins... J'ai recueilli dans les
Chroniques de l'Œil de Bœuf et les Mémoires de Madame
du Barry quelques traits de légèreté de Mgr. Dillon, mais
vous vous en scandaliseriez , et je ne vous les lirai pas.
�728
L'ARISTARQUE.
L'AUTEUR.
VOUS
ferez bien.
Cependant je puis bien vous donner connais-
sance de son dernier entretien avec l'ancienne favorite de
Louis XV, car il était alors repentant de ses égarements
d'esprit et de cœur. C'est la comtesse qui le rapporte en ces
termes
L'ARISTARQUE. Prenez bien garde à ce que vous allez me
dire ! Je ne veux rien entendre d'indécent.
L'AUTEUR. Soyez tranquille. « Ce fut cette année ( 1767 ),
« que je fis la connaissance de Mgr. Dillon, archevêque de
» Narbonne. Ce prélat, d'origine irlandaise , avait beaucoup
« d'ambition et non moins de goût pour les plaisirs. Aussi,
« à Paris, divisait-il son temps en deux parties égales : le
« matin, il l'employait à courir après le chapeau de cardi« nal, et le soir, à chercher de bonnes fortunes. Mgr. Dillon
« me trouvait jolie... »
L'ARISTARQUE. VOUS
L'AUTEUR.
me manquez de parole ! j'en ai assez.
Comment !... Oh , mon Dieu ! je me suis trompé
de note. Pardon , pardon ! Pour que cela ne m'arrive plus ,
je la déchire en votre présence. Voici celle que je puis conserver. En 1790, vingt-trois années s'étaient écoulées depuis
sa première entrevue avec Madame du Barry. Vingt-trois
années de celles qui, graves et sévères comme des duègnes
ou des institutrices, se passent de l'une à l'autre, un homme
sur le retour, pour le catéchiser, et le début alarmant d'une
révolution pleine de menaces pour les grands de la terre,
l'avaient beaucoup changé. «La Constitution civile du clergé,
« dit Madame du Barry, suivit de près la ruine totale de la
« noblesse. Alors fut vérifiée cette prédiction d'un religieux
« aux archevêques de Toulouse et de Narbonne, pour les
« remercier de leur zèle philosophique à diminuer le nomci
bre des couvents : « Messeigneurs, faites attention qu'après
« que vous aurez tiré à prélraille et monacaille, on pourra
« bien finir par tirer à mitraille ! »
�729
. A mitraille ! où est le jeu de mots?
. Décomposez le mot mitraille et vous le trouverez.
L'ARISTARQUE. Ah, ah ! je comprends. Il ne vaut pas grand
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
chose.
. « Un schisme s'éleva dans l'Église de France. La
plupart des dignitaires ecclésiastiques refusèrent de prêter serment à la nouvelle discipline. Le pape ne tarda pas
à excommunier les évêques intrus, qui se placèrent sans
façon sur les sièges arrachés aux titulaires. Au milieu de
ces dissentions, je reçus la visite de Mgr. Dillon, l'un de
mes plus anciens amis, Il n'avait plus rien de sa gaîté
passée. Ses revenus disparaissaient, et il conservait ses
dettes. Eh bien! Monseigneur, lui dis-je, les idées nouvelles sont une belle chose. — Nous avons été tous des
insensés , me répondit-il, nous en portons la peine ; c'est
notre philosophisme qui nous a perdus
Nous étions
prêtres ; nous n'avons voulu être que grands seigneurs.
Savez-vous que cela tourne mal ! j'avais environ cinq à
six cents mille livres de rente, et désormais j'aurai tout
juste de quoi payer une cuisinière et un baudet pour me
porter. — Que ferez-vous enfin, Monseigneur, il faut
prendre un parti? — Le mien est arrêté, je me range
parmi les martyrs de la foi. —Vous, Monseigneur, si bon
compagnon, si joyeux, si galant! — On ne nous laisse
pas le choix; il faut bien se résigner au martyre. Eh bien !
nous serons des Saint-Jérôme , des Saint-Augustin. »
L'ARISTARQUE. On ne nous laisse pas le choix !
L'AUTEUR. « Je me mis à rire , et l'archevêque en fit autant.
« Il m'assura ensuite, avec un sérieux parfait, que son plan
« était celui de ses confrères. Mgr. de Sens , qui est un fait quin, dit-il, et Mgr. d'Autun, qui est un drôle, seront
« seuls de leur bord. Ce fut par cette dernière sortie qu'il
« prit congé de moi. Je ne le revis plus. C'est un homme
« aimable et de très-bonne compagnie. »
L'AUTEUR
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
�750
L'ARISTARQUE. Déchirez cet article comme le précédent, il
ne vaut pas davantage. Ce ne sont pas là les paroles d'un
prélat sur le retour de l'âge, touché de repentir, et qui,
pour rester fidèle à ses convictions monarchiques et religieuses, sacrifie la plus haute position ecclésiastique, après
le cardinalat et la papauté, et s'exile de son pays.
L'AUTEUR. Les adieux de Polyeucte à Pauline, dans la tragédie de Corneille, de Polyeucte courant au martyre, au
sortir du baptême , ont un tout autre caractère.
L'ARISTARQUE. Ah, par exemple! quelle écrasante comparaison pour notre dernier archevêque !
L'AUTEUR. En voici un passage :
«
«
«
«
«
J'ai de l'ambition. mais plus noble et plus belle !
Cette grandeur périt, j'en yeux une immortelle,
Un bonheur assuré, sans mesure et sans tin,
Au-dessus de l'envie , au-dessus du destin.
Est-ce trop l'acheter que d'une triste vie... »
Après ?
L'ARISTARQUE.
« Qui tantCt, qui soudain me peut être ravie ;
« Qui ne me fait jouir que d'un instant qui fuit,
« Et ne peut m'assurerde celui qui le suit. »
Cent vers comme ceux-là immortalisent un homme. Faites-en
de pareils, si vous le pouvez !
L'AUTEUR. Mais, Monsieur ! ce n'est pas à un des plus
grands admirateurs de Corneille qu'il faut jeter ce déti, c'est
à quelqu'un de ses sots détracteurs.
L'ARISTARQUE. Vous dites avoir tiré cet entretien des Mémoires de Madame du Darry. La Du Barry, mon cher, n'a
pas laissé de mémoires, que je sache , et le livre dont vous
parlez ne peut qu'être l'ouvrage d'un de ces compilateurs
d'anecdotes de la fin du dernier siècle, vraies ou fausses, et
plus ou moins grivoises, qui, pour en faciliter le débit
parmi les libertins et les laquais, lui aura appliqué cette
�751
alléchante mais mensongère étiquette. Il est malheureusement vrai, au reste, que les mœurs du clergé, dans le dernier siècle, étaient en général moins pures que celles des
ecclésiastiques de notre temps, et cependant lorsque dans
les plus mauvais jours de la révolution, il fut mis dans l'alternative cruelle de monter sur l'échafaud ou d'apostasier,
l'immense majorité de ses membres opta pour l'échafaud; et
je ne doute pas que Mgr. Dillon lui-même ne se fut résigné
au martyre, s'il n'avait pas échappé à la persécution par
l'exil.
Le Père Piquet ne vit pas la fin de l'épiscopat de Monseigneur Dillon, qu'il n'a pas trop bien traité ?
. Non, Monsieur.
. Dans la partie de son livre qui a trait à nos
L'AUTEUR
L'ARISTARQUE
anciens vicomtes ne se trouve-t-il rien de curieux ?
L'AUTEUR. Rien du tout, Monsieur , et encore moins dans
celle où figurent nos illustrations anciennes et modernes. Il
a des éloges ampoulés pour des hommes très-médiocres, dont
il cite quelques petits vers , sans esprit, et assez plats. Il
n'était pas fort pour le dessin, par exemple. Il a si hideusement reproduit à la plume les sculptures de nos pierres
les plus précieuses, qu'un enfant de trois ans ne pourrait
plus mal faire; c'est à vous faire fermer le livre de dégoût.
. Et que pensez-vous des notes dont les pages
L'ARISTARQUE
de ce livre sont encadrées? Elles sont, à ce qu'on dit, de
feu M. Jalabert, notre fondateur.
L'AUTEUR. Ce que j'en pense , Monsieur ! c'est qu'elles sont
très-inférieures au texte , ce qui n'est pas peu dire. Ce brave
homme, qui en était fier, n'a pas manqué de faire suivre
son nom , car il les a signées, de sa qualité de Président de
la Société archéologique de Narbonne, ce qui n'est pas bien
flatteur pour ses confrères.
L'ARISTARQUE. C'est pourtant là un livre qu'on ne manque
pas de faire voir à tous les archéologues de passage.... On
�732
devrait plutôt le cacher!... et il est tellement frippé, sa
couverture en parchemin est en si mauvais état, que j'entendis dire naguère qu'il fallait le faire relier de nouveau, le
plutôt possible, avec le plus grand soin, et je crois même
avec le plus grand luxe. On ne pourra refuser un pareil
honneur au vôtre quand on l'aura.
L'AUTEUR.
Hélas ! nos savants en crédit
Ont sur moi jeté l'interdit;
C'est ce qui me désole.
L'ARISTARQUE.
Mais vous avez des gens de goût
Le suffrage.... et le mien surtout !
C'est ce qui vous console.
L'AUTEUR. Mais savez-vous, Monsieur, que nous venons
de faire en collaboration, sans nous en douter, un couplet,
et très-passable encore !
L'ARISTARQUE. Oui-dà ! c'est vous qui m'avez mis sur la
voie en fournissant les trois premiers vers.
L'AUTEUR. Je croyais faire tout bonnement, de la prose ,
tandis que c'est bien sciemment que vous avez fait les trois
derniers. C'est avoir du bonheur. Vous ne riposteriez pas
aussi aisément une autre fois.
L'ARISTARQUE. Peut-être !
L'AUTEUR. Je sais bien que vous êtes du bois dont on fait
les poètes, mais il faut être de plus improvisateur pour
réussir dans un pareil exercice. Voyons, Monsieur! ripostez à ce tercet, en vers de même mesure que ceux de notre
couplet, et dont le troisième se termine par la même rime
en oie.
. Voyons. Heum , heum !
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR.
Je crains pour mon œuvre un revers :
Bien peu de gens goûtent les vers.
Et j'ai lait une école.
�735
L'ARISTARQUE.^
Moi j'en mettrais la main au feu !
Vous ratlrapperez votre enjeu,
Sans y perdre une obole.
L'AUTEUR. Oh, par ma foi ! je ne m'attendais pas à tant
d'à-propos. Eh bien ! vous me piquez au jeu. Je vais vous
pousser de la bonne manière; il faut que vous me deman-
diez grâce.
L'ARISTARQUE. Imprudent!
prenez garde à vous-même.
Sitôt reçu , sitôt rendu; vous allez voir ! Je ne vous demande
que cinq minutes; laissez-moi prendre mon crayon.
L'AUTEUR. Et qu'en voulez-vous faire ?
L'ARISTARQUE. C'est mon secret... Me voilà prêt. «Alternis
cantemus, amant alterna Camenœ.n C'est le vers de Virgile
que vous prîtes, dans le temps, pour épigraphe d'une de
vos chansons... Tirez!...
L'AUTEUR.
Pas un choriste d'Orphéon
Qui n'aille droit au Panthéon ;
De musique on raffole.
L'ARISTARQUE.
La poésie est un bel art ;
On y reviendra tôt ou tard.
Je vous vois l'auréole.
L'AUTEUR.
Bientôt il ne sera plus temps ;
Je vieillis et je perds les dents :
En marchant je flageole.
L'ARISTARQUE.
Sans vous entamer, nos railleurs,
A vous mordre, useront les leurs;
Soit dit en parabole.
. Quel diable d'homme ! il est bien capable de me
L'AUTEUR
mettre à quia.
�734
. Je crois que vous en avez assez.
. Oh , pas tout à fait ! encore une ou deux passes.
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
Hélas ! l'illustre Torquato
Ne put, en mourant mbitô,
Monter au Capilole.
L'ARISTARQUE.
Il ne perdit rien à cela,
Car, dès ce jour, son nom vola
De l'un à l'autre pôle.
L'AUTEUR. Malepeste ! Il paraît, Monsieur, que vous êtes
bien en veine de rimer aujourd'hui.
Je ne suis d'aucun corps savant
Ni membre ni correspondant.
Mon style est trop frivole.
L'ARISTARQUE.
Vous avez lieu d'être jaloux.
L'ami Bonnel, l'élu de tous...
Même en Brabant ! vous vole.
L'AUTEUR.
Monsieur, ce que l'on trouve mal,
C'est que, dans son pays natal,
Il ne joue aucun rôle.
L'ARISTARQUE.
J'en pénètre bien le motif :
Il est savant, grave... un peu vif,
Et l'on craint son contrôle.
. Parfait, Monsieur, parfait ! On ne peut pas
mieux prendre la balle au bond , et la renvoyer d'une main
plus sûre. Je suis heureux d'avoir provoqué ce bel éloge de
l'ami Bonnel. Voici ma dernière rime en oie :
L'AUTEUR
Eh quoi, même par indivis ,
N'être pas médaillé , sandis !
Cela me semble drôle.
�735
L'ARISTARQUE.
Quand tout le monde le sera,
Bien nigaud qui s'en prévaudra ;
Que de gens on enjôle !
. Je n'en veux plus ! je me rends.
L'AUTEUR
. Il ne vous reste plus, dites-vous, de rimes
L'ARISTARQUE
en oie ? Moi j'en ai encore quinze ou vingt, voyez ! Épaule ,
•parole, hyperbole, coupole , molle, Gaule , etc. Voilà à quoi
j'ai employé les cinq minutes de tout à l'heure.
. Eh bien ! soyez assez généreux pour m'en prêter
L'AUTEUR
une ou deux. Je prends le mot épaule.
. Prenez !
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR.
Maint pédant, plus soi que Midas,
Me regarde de haut en bas,
Ou par-dessus l'épaule.
L'ARISTARQUE.
Prenez courage ! à votre tour
Vous les toiserez quelque jour;
j'en donne ma parole.
.
L'AUTEUR
Si vous vous étiez exercé de bonne heure à
l'improvisation, vous seriez devenu plus fort, pour les
bouts-rimés , que le célèbre Eugène de Pradel. Sans jalousie
aucune , je vous en fais mon sincère compliment.
L'ARISTARQUE. « Il ne faut jamais prendre son ennemi pour
sot » , rappelez-vous ce dicton. Pour l'avoir oublié, il en
cuisit à votre ami Roques, ancien marchand mercier, qui,
dans le coupé d'une diligence, où il ne se trouvait qu'avec
un autre voyageur, caquetait, comme une pie borgne, sur
la campagne de Portugal, sans vouloir aucunément démordre de ses opinions sur le compte du maréchal Masséna,
dont il blâmait les opérations militaires. Et savez-vous quel
était son contradicteur, qui haussait les épaules, en l'écou-
�73C
tant? le général Bugeaud, depuis maréchal de France et
duc d'Isly.
L'AUTEUR. Ah , ah , ah ! la première fois que je verrai l'ami
Roques, je me permettrai de le taquiner à ce sujet.
L'ARISTARQUE. Je vous disais, Monsieur, au commencement
de cet entretien, que je m'opposai, ces jours derniers, à
ce qu'on réservât exclusivement pour les images de nos
grands hommes une des pièces de notre local. Je ne voulus
pas qu'on affichât ainsi notre pauvreté en fait de personnages
célèbres. Nous n'avons pas le buste de l'empereur Carus, dont
la mémoire nous est si chère, ni celui de Numérien , son fils
puîné, qui fait nombre parmi les empereurs romains , bien
qu'il n'ait, à proprement parler, régné que sous son père,
qui l'associa à l'empire. Il fut bon poëte et surtout orateur
parfait, ainsi que le témoigne l'inscription suivante, mise
au bas de la statue que lui fit ériger le sénat romain :
« Numerio Ccosari oratori temporibus suis potenlissimo. »
L'AUTEUR. Calpurnius, poète contemporain, a dit, au sujet
du talent oratoire de Numérien , qu'encore dans les bras de
sa mère, ses jeux furent des plaidoyers et des discours :
« ....Maternis causam qui lusit in ulnis. »
L'ARISTARQUE. La vocation du héros d'un de vos poëmes,
de l'arpenteur Amadou, se révéla d'aussi bonne heure :
Dès mes plus jeunes ans s'annonça ma nature :
De mon berceau, Pépi, je prenais la mesure.
Tel le fils putatif du noble Amphytrion,
Dont maint flasque lutteur ose usurper le nom,
Grand par son origine et plus grand par ses œuvres, '
Dans son berceau, dit-on, étouffa deux couleuvres.
Je marchais sur le sol d'un pas mal assuré
Que j'y traçais déjà cercle, ovale ou carré.
Que deviendront mes plans, mon compas et ma chaîne
Quand je ne serai plus !
�737
Vous n'avez pas fait de meilleurs vers que ceux-là, aussi
les ai-je retenus.... Ne parlons que le moins possible de Cafin, frère aîné de Numérien. Ce fut un prince méprisable
qui méritait de mourir d'une mort honteuse et tragique; ce
qui lui arriva.
L'AUTEDR. Il se portait à de tels excès que Carus, honteux
de l'avoir pour fils , délibéra, dit-on , s'il n'ôterait pas la vie
à un aussi indigne héritier. II. se maria jusqu'à neuf fois;
ce qui ne doit pas surprendre, puisqu'il répudiait ses femmes dès qu'elles étaient enceintes. Il fit périr plusieurs personnes qui n'avaient pas assez goûté ses Déclamations. Ce
prince cruel et dissolu fut tué par un tribun de soldats
dont il avait séduit la femme.
L'ARISTARQUE. Nous n'avons pas non plus les images de
P. Terentius Varro, du philosophe Fabius, de Vetienus
Montanus, duquel descendent peut-être les Montana de notre
époque, qui se trouveraient, à ce compte, plus nobles que
les de Grave et les de Beauxhostes ; ni celles d'Arcanus,
dont la passion pour les belles-lettres n'était pas un arcane
pour Martial, qui lui adressa un exemplaire de ses épigrammes ; du grammairien Marcellus, à qui Clarentius, l'un des
plus qualifiés des citoyens de Narbonne, ne dédaigna pas de
donner sa fille en mariage, « preuve convaincante, dit
Dom Vaissète, du cas qu'on faisait en ce temps - là des
professeurs, même de grammaire ». Nous n'avons pas davantage les bustes du jurisconsulte Léon, ministre des rois
visigoths Euric et Alaric II, et de ses contemporains Livius,
Félix Magnus, Consentius, etc., tant loués par Sidoine
Apollinaire; leurs œuvres nous manquent aussi. Il suffirait,
je crois, d'inscrire leurs noms, en lettres d'or, au plafond
de la bibliothèque ou dans les voussures qui lui servent
d'empâtement. J'en dis autant des guerriers du moyen-âge
qui, comme Olivier de Termes et Guillaume de Pépieux,
son beau-frère, naquirent dans le Narbonnais, et de ceux
il
47
�758
de nos vicomtes de la première et de la seconde dynastie
qui, par leur valeur ou leur sagesse , se firent un nom dans
la Gaule méridionale.... Nous avons bien les portraits de
quelques archevêques; mais les plus illustres de ces prélats
n'étaient pas de Narbonne. Quant aux bienheureux qui y
reçurent le jour, comme saint Sébastien et saint Prudence,
leur place est dans un lieu moins profane.
L'AUTEUR. Je me suis gardé, tant que j'ai pu, de vous
interrompre dans votre longue énumération, pour ne pas
vous troubler. Permettez-moi, maintenant que vous prenez
haleine, de vous faire quelques observations. Vous pouvez
suppléer au buste de l'empereur Carus, que vous vous pro-,
cureriez peut-être difficilement, par celui de Jules César,
car on prétend qu'il avait avec lui une grande ressemblance.
Si vous n'avez pas non plus le buste de César, ce qui serait
bien surprenant, puisqu'il peut être considéré comme le
second fondateur de Narbonne, dont il renouvela la colonie,
et dont il fit sa place d'armes, achetez-en deux de ce grand
dictateur, et inscrivez au bas de l'un ou de l'autre le nom
de Marcus Aurelius Carus. Carus mourut frappé de la
foudre , chez les Parthes auxquels il faisait la guerre avec le
plus grand succès, après avoir mis fin à celle des Sarmates.
Les uns disent què ce fut en punition de ce que dans ses
conquêtes en Orient il dépassa les bornes prescrites aux
Romains par un vieil oracle, les autres de ce qu'il avait pris
ou souffert qu'on lui donnât le nom de Dieu. Mais l'empereur
Auguste, qui le premier eut cette audace ou cette complaisance impie, et qui méritait bien davantage de mourir ainsi,
en fut quitte pour la peur, lorsque revenant du pays des
Cantabres, il fut surpris, de nuit, dans les environs de
Narbonne , par un gros orage accompagné de coups de tonnerre. Uu valet qui se tenait à côté de sa litière , une torche
à la main, pour éclairer sa marche, paya pour lui. Il se
garantit depuis de la foudre, dont il avait une peur insensée,
�739
en s'affublant. quand le temps était à l'orage, d'une peau
de veau marin, et en allant se cacher dans un lieu souterrain et voûté. Quel dommage que le pauvre M. Gilabert, qui
la redoutait peut-être davantage, n'ait pas eu connaissance
de ce préservatif !
. Il est plus regrettable que ce monsieur soit
L'ARISTARQUE
mort avant la fondation du Musée, lui qui fit tout seul de
l'archéologie, dans notre ville, pendant cinquante ans. Le
portrait de cet homme, faible et singulier, mais foncièrement bon, manque à votre galerie d'originaux de la fin du
dernier siècle et du commencement de celui-ci; cependant
vous l'avez bien connu, car il était votre voisin, et vous
étiez probablement une des dix à douze personnes qui accouraient chez lui pour le distraire et lui remonter le moral
lorsque, le temps étant à l'orage, pâle comme un cadavre, et
renversé sur son grand fauteuil, dans son salon fermé hermétiquement , mais bien illuminé , chaque coup de tonnerre
était pour lui le coup de la mort.
. Oui, Monsieur, cela m'est arrivé assez souvent;
L'AUTEUR
et quels témoignages de reconnaissance quand j'entrais dans
le salon! «Ah, te voilà, Cadet! » s'écriait-il, en venant à
moi et en me pressant fortement les mains, «j'étais bien
« sûr que tu viendrais me consoler. C'est dans l'affliction
« que l'on connaît ses vrais amis !... Il ne nous manque plus
« que Toutou (son neveu Cassan)... Mais où donc peut-il
« être, ce Toutou ! il doit avoir entendu gronder l'orage ;
« il sait que je suis dans des transes mortelles, et il ne vient
« pas! Il est sans cœur, Toutou; mais, patience! je lui
« laverai la tête comme il faut, quand je le verrai. Je le
« renonce pour neveu, puisqu'il m'abandonne dans mon
« malheur. » Mais, à la fin de cette sortie véhémente, Toutou venait-il à paraître , le ton de son cher oncle changeait
subitement. Sa tendresse et sa reconnaissance ne connaissaient plus de bornes ; il voyait en lui son sauveur ; « Sois
�740
« le bien venu, Toutou ! je n'ai pas un instant douté de ton
« empressement à venir calmer mes alarmes, car ton bon
« cœur m'est bien connu. Fais-le manger, ma femme!
« N'est-ce pas, Toutou, que tu mangeras un morceau de
« gâteau avec plaisir? Va, je ne t'oublierai pas le jour de
« ta fête ! Je t'achèterai une jolie cravate. Allons, mes
« enfants ! mes amis , mes vrais amis ! mangez , buvez ,
« jouez, chantez, faites tout le bruit que vous pourrez,
« pour que je n'entende plus le tonnerre! » Br...r...r...on.
Br...r...r...on. « Oh, mon Dieu, ayez pitié de moi! Grand
« saint Paul, intercédez pour moi ! je suis perdu. — Tran« quillisez-vous , mon oncle ! — N'ayez pas peur, papa ! ce
« que vous avez pris pour un coup de tonnerre, n'est que
K le roulement d'un tombereau qui vient de passer sous
« l'arcade de la ruelle. — Non, non, mes enfants ! le pasci sage des tombereaux n'est pas aussi fréquent, ni le bruit
« qu'ils font aussi fort, aussi prolongé ; c'est toujours ainsi
« que vous cherchez à m'en faire accroire... » Br..r..r..on.
Clac, clac, clac, clac... « Oh, ciel! ah, malheureux que
« je suis ! il vient d'éclater cette fois au-dessus de nos têtes.
« C'est le précurseur du coup qui doit m'anéantir.... Ma
« pauvre femme ! mes chers enfants ! c'est fait de moi !... »
et, fermant les yeux, multipliant les signes de croix, balbutiant d'une voix brisée quelque prière, le malheureux
s'abimait dans son ample cravate, dans le volumineux coussin de son grand fauteuil de famille et dans son désespoir,
et ses sourds gémissements ne cessaient que quand sa servante venait lui annoncer que l'orage était entièrement dissipé... Je suis bien fâché, Monsieur, de la lacune que vous
me reprochez ; mais il est maintenant trop tard pour que je
la puisse combler autrement que par ce que je viens de dire
du pauvre tonitruphobe Gilabert.
Ah ça, Monsieur ! croyez-vous que Carus ait réellement
été narbonnais de naissance?
�741
. Il n'est pas permis à un narbonnais d'en
L'ARISTARQUE
douter.
L'AUTEUR. (( Arnica Narbona sed magis arnica verilas. » La
vérité avant tout, M. l'archéologue. •
L'ARISTARQUE. Toutes les vérités ne sont pas bien dites,
Monsieur !
L'AUTEUR. Tout ce qui a rapport à ce prince paraît bien
douteux. Scaliger prétend qu'Aurélius Victor s'est trompé
en disant que Narbonne , dans les Gaules, fut le berceau de
Carus. Cela doit s'entendre d'une autre Narbonne, fondée
en Illyrie par des colons de la première.
L'ARISTARQUE. Ah , ah ! les Narbonnais fondèrent une colonie en Illyrie; je remercie Scaliger de me l'apprendre.
L'AUTEUR. J'ai vu encore, dans un dictionnaire biographique , à l'article Carus, qu'Eutrope avait commis la même
erreur qu'Aurélius Victor.
L'ARISTARQUE. Voilà déjà deux auteurs latins qui font l'empereur Carus narbonnais. Leurs contradicteurs n'ont pas la
même autorité. Je crois que Zonare et Vopisque partagent
cette opinion. Il y a, au reste, des gens qui pour paraître
plus judicieux ou plus érudits que les autres, mettent tout
en question. Je n'approfondirai pas davantage celle-là ; elle
l'a été sans doute suffisamment par Tillemont et Crevier,
auteurs l'un et l'autre d'une histoire des empereurs romains,
et ils sont tous les deux de l'avis d'Aurelius Victor, d'Eutrope, de Zonare, de Vopisque et de Sidoine Apollinaire,
qui a dit de notre ville qu'elle avait eu le bonheur d'enfanter
des Césars :
« Quid quod Ca?saribus ferax creandis.... »
Voici les propres paroles de Crevier : « Carus était de
« bonne, et comme cette ville avait rang entre les
« anciennes colonies romaines, c'est sans doute à ce
« qu'il se glorifiait d'être romain, à la différence de
Narplus
titre
plu-
�742
a sieurs de ses prédécesseurs qui étaient nés en Illyrie. »
C'est qu'en effet Carus, en notifiant au sénat son élection
par l'armée, dit dans sa lettre : « Nous nous efforcerons de
« faire en sorte que des étrangers ne vous paraissent pas
« mieux mériter votre estime que ceux de votre sang. »
C'était du sang romain qui coulait dans les veines du Narbonnais d'alors. Carus était citoyen romain comme l'avait
été Terentius
Varro, l'atacin,
que Quintilien,
faisant
l'éloge de son livre, intitulé Satire Ménippée ( à cause de sa
ressemblance avec celle de Ménippée , cynique grec, qui
avait traité avant lui des matières graves d'un style plaisant
et moqueur ), prétend avoir été le plus érudit des Romains.
L'AUTEUR.
L'empereur Julien , Monsieur, a dit-on exclu de
son Banquet des Césars Carus et ses deux fils.
L'ARISTARQUE. NOUS n'en devons pas être fâchés, puisque
cet opuscule est plutôt une satire qu'un panégyrique
Savez-vous qu'il y à beaucoup de rapport entre ces deux
empereurs ! Leur règne eut à peu près la même durée. Ils
triomphèrent des Parthes l'un et l'autre, et l'un et l'autre
moururent dans les bras de la Victoire. Je ne puis croire
que Julien , flétri par l'histoire du nom d'apostat, mais bon
juge en fait de mérite , n'ait pas tenu en grande estime notre
célèbre compatriote. Gagna-t-il dans ses jeunes années de
plus graudes batailles que Carus dans sa vieillesse? Etait-il
plus sobre que Carus? Prononça-t-il jamais des paroles plus
fières que celles de ce narbonnais aux ambassadeurs du roi
des Parthes ? Quand les envoyés de Vardane II furent introduits devant l'empereur, ils virent un soldat assis sur le
gazon, qui n'avait pour marque distinctive qu'un manteau
de pourpre, fait d'une étoffe grossière. Quelques morceaux
de lard ra.nce , cuits dans une purée de pois, composaient
son repas. La même simplicité régna dans la conférence.
Carus, ôtant un bonnet qu'il portait pour cacher sa tête
chauve, signifia à ces ambassadeurs que si leur maître ne
�745 .
reconnaissait dans la journée la souveraineté de Rome, il
rendrait bientôt la Perse aussi dépouillée d'arbres que sa
tête l'était de cheveux.
L'AUTEUR.
J'en suis bien fâché, Monsieur, mais ces fières
paroles, dignes de Jules César, ce trait de frugalité rigide,
qui vaut ceux qu'on admire chez les héros romains des plus
beaux temps de la République , sont attribués , par M. de
ïillemont et par Crevier, dont l'autorité est pour vous d'un
si grand poids , à l'empereur Probus. Je dois dire cependant
que l'auteur de l'article Carus , dans le livre dont j'ai parlé,
ainsi que le Père Piquet, le prêtent à ce dernier.
L'ARISTA-HQUE.
Vous me réconciliez un peu avec le Père
Piquet... Tenez, j'ai un conseil d'ami à vous donner : Si vous
voulez continuer à vivre dans de bons termes avec Monsieur
G. Bonnel, gardez-vous bien d'avoir l'air de douter de l'origine narbonnaise de Carus. Il ne me reste à moi que trois
bonnes dents, eh bien ! il m'en coûterait moins de les perdre que de me voir obligé au sacrifice des trois Césars dont
nous parlons, bien que l'un des trois ait été un prince méprisable. J'espère qu'une étude plus approfondie de ce point
historique vous fera revenir de votre opinion.
Vous'n'avez cité tout à l'heure que deux saints narbonnais : Saint Prudence et saint Sébastien , et vous avez omis
saint Firmin , évêque d'Usez, neveu de Tonante Ferréol,
préfet des Gaules, au VIe siècle, ainsi que saint Ferréol,
neveu de saint Firmin, et qui lui succéda dans la chaire
épiscopale de cette ville.
L'AUTEUR. VOUS
avez raison. On n'est pas mémoratif de
tout. Nous avons eu deux saints du nom de Ferréol, Monsieur, et probablement de la même famille. Le premier souffrit le martyre du temps de Dioclétien ; il fut antérieur à
l'autre d'environ trois siècles. J'ai omis encore saint François Bégis, né à Fontcouverte , dans le diocèse do Narbonne.
Saint Prudence fut, à ce que je crois, Monsieur, le pre-
�744
mier enfant de Narbonne qui répandit son sang pour JésusChrist. Nous serions heureux de posséder ses reliques , qui
avaient échappé à la fureur des barbares, mais, hélas !
elles furent volées à nos aïeux, en 885, et données à l'abbaye
de Bèze, en Bourgogne, par Geslon, évêque de Langres, que
le prêtre de l'église du lieu où elles étaient déposées logea
à son passage dans notre contrée. Il ne leur resta que le
cercueil.
L'ARISTARQUE. Ce fut fort mal fait de la part de cet évoque !
Il en rendra compte devant Dieu , au jour du jugement, sur
la dénonciation de saint Prudence lui-même. Si le vol des
choses saintes est un sacrilège , le sacrilège est d'une énormité qui passe l'imagination quand un prélat s'en rend coupable en foulant aux pieds les devoirs de l'hospitalité.
L'AUTEUR. Le Père Piquet, qui cite ce fait, n'en complimente pas l'auteur, comme vous pouvez le penser, lui qui
n'entend pas raillerie pour le détournement de la plus chétive pierre antique. Son respect pour les vertus et le savoir
de Mgr. de Marca, archevêque de Toulouse , a pu seul l'empêcher d'éclater à l'occasion d'un autel d'Hercule, en marbre , que ce prélat se permit d'emporter de notre ville, en
1639, à la fin de la session des États de Languedoc, qu'il
avait présidés. Le siège de Narbonne était alors vacant par
la mort de Mgr. de Rebé. C'est sans doute pour couper court
à toutes ces soustractions que, cinquante-cinq ans plus tard,
Mgr. de Beauveau fit encastrer dans les murailles du palais
épiscopal, mais de manière à cé qu'elles fussent bien visibles , celles de nos pierres antiques qui gisaient encore
éparses çà et là.
L'ARISTARQUE. Vous suppléez fort heureusement, Monsieur,
à ce qui peut m'échapper comme à ce que j'ignore... Attendez, c'est mon tour cette fois !-Vous ignorez, j'en suis sur,
que Richard Cœur-de-Lion a porté le titre de duc de Narbonne ?
�743
. Quelle idée ! Quoi, le fameux Richard , roi d'An-
L'AUTEUR
gleterre !
L'ARISTARQUE. Lui-même. Il fut investi du marquisat de
Provence et du duché de Narbonne dans le traité qu'il conclut avec l'empereur Henri IV, qui le tira , par son intervention, du cachot où le duc d'Autriche l'avait fait jeter,
quand il traversait ses Etats pour revenir de la Palestine en
Angleterre.
L'AUTEUR. Et quel droit avait sur notre ancien duché cet
empereur d'AMemagne si généreux? Personne, nul ne le
sait mieux que vous, M. l'avocat, ne peut transmettre à
autrui plus de droit sur une chose qu'il n'en a lui-même.
L'ARISTARQUE. Vous avez grandement raison. Aussi Richard
ne fit-il jamais aucune tentative, ni même aucune démarche
pour se mettre en possession du duché narbonnais, et le
célèbre Prince-Noir, quand il assiégea infructueusement
Narbonne, ne songea-t-il pas à exciper du droit imaginaire
des rois d'Angleterre sur notre ville.
L'AUTEUR. Il est bien fâcheux, Monsieur, que Gaston de
Eoix , neveu de Louis XII, le dernier des vicomtes narbonnais de la troisième dynastie, et qui mourut, âgé de vingttrois ans seulement, enseveli dans son triomphe, à la bataille de Ravenne, n'ait pas été narbonnais de naissance. Il
serait glorieux pour vous de montrer le nom de ce jeune
héros à côté de celui du vicomte Aymeri V, ou à côté de
celui d'Amalric II, fils de cet Aymeri V, et qui fut aussi
grand capitaine que son père.
L'ARISTARQUE. Guillaume II, vicomte de Narbonne, fut
encore un assez grand guerrier. Attaché à la cause du Dauphin, fils du malheureux Charles VI, et général des armées
de terre et de mer de l'un et de l'autre, entr'autres faits
d'armes glorieux, il défit,»à Baugé, une armée de sept
mille anglais.
L'AUTEUR.
Il partagea, je le sais, l'honneur de cette
�746
brillante affaire avec le comte do Buchan, commandant des
Ecossais auxiliaires , mais son aveugle témérité fit perdre ,
quelques années après, à l'armée franco-écossaise la bataille
de Verneuil, dont les suites furent désastreuses pour la
cause de Charles VII. Il y perdit la vie avec un grand nombre de barons de son parti. Jusques-là il n'y a pas grand'
chose à dire , le sort des armes est journalier ; mais ce qui,
honteux à sa mémoire! n'a pas permis, dans l'histoire de
cette époque, de mêler son nom aux noms illustres des
Bichemond, des Dunois et des Lahire, c'est qif'il avait figuré,
à côté de Tannegui du Châtel, à la conférence du Pont de
Monter eau, où fut assassiné, sous les yeux même du Dauphin, Jean sans peur, duc de Bourgogne, et qu'il passa
pour être son complice. Cette opinion était tellement accréditée parmi les Anglo-Bourguignons, qu'après la bataille,
son cadavre fut déterré et accroché à une potence. Bonnement , Monsieur, l'homme « sur qui pesa la solidarité d'un
« crime abhorré d'une moitié de la France et regretté de
« l'autre », comme dit l'historien Henri Martin, un pendu
pour un fait pareil ne peut, quels qu'aient été ses exploits
et ses services avant la funeste date du f 0 septembre '14-19 ,
figurer parmi les illustrations narbonnaises. Elles sont rares
en hommes , pour les temps modernes , je le sais , mais vous
pouvez recruter parmi les femmes. La vicomtesse Ermengarde, par exemple , mérite d'être honorée par nos derniers
neveux. Vous auriez tort d'oublier Mademoiselle Mars, actrice contemporaine du grand tragédien Talma, qui ne sera
jamais égalée dans les rôles de niaise, de coquette et de
prude. On est à peu près sûr qu'elle naquit à Fontcouverte ,
arrondissement de Narbonne, de même que saint François
Bégis, qui, dans sa charité inépuisable, aura sans doute
plaidé au tribunal de Dieu , Ici cause de cette intéressante
pécheresse. Vous avez encore Mademoiselle Carrière, qui,
au commencement de ce siècle, s'unit, de la main gauche,
�747
avec un prince italien, officier dans le régiment des Dragons-Napoléon, en garnison dans notre ville. Ce jeune
héros, séduit par les grâces de la perle du sexe narbonnais,
l'aurait, sans doute, épousée de la main droite aussi,
légitimant par là deux beaux enfants, fruit d'une union
contractée sous les seuls auspices de l'amour, sans la vive
opposition de son oncle le cardinal. Au reste, Monsieur,
tout ce qui passe par le gosier fait ventre, « tout fa béntré
amaï que dinlré » , comme dit un de nos proverbes. Faites
sans scrupule comme on fait ailleurs ; mettez la main sur
nos soixante et quinze archevêques , et forcez leurs Éminences à grossir la nomenclature de nos hommes éminents ;
aussi bien plusieurs d'entr'eux figurent en peinture dans
votre galerie. S'ils étaient déjà grands par leur naissance et
leurs vertus, le siège primatial de Narbonne les haussa d'une
coudée. C'est ce que sentait fort bien Guy-Fulcodi, qui
aurait mieux aimé rester archevêque de Narbonne que de
devenir pape.
L'ARISTARQUE. N'ai-je pas lu quelque part que ce pape était
de Narbonne?
L'AUTEUR. Dom Vaissète fait Clément
IV natif de SaintGilles, mais le Père Piquet veut mordicus qu'il ait été narbonnais.
L'ARISTARQUE. Oui! eh bien, je me range cette fois, sans
que cela tire à conséquence, du côté du Père Piquet. Plein
de vénération pour la mémoire du souverain pontifie qui
eut la première idée de faire bâtir dans notre ville une cathédrale digne d'un siège si éminent, et qui fut, ce que vous
ignorez peut-être, le protecteur du célèbre Roger Bacon,
que son siècle prenait pour un sorcier, bien qu'il eût écrit
un traité sur la nullité de la magie, je soutiendrai dès aujourd'hui, envers et contre tous, son origine narbonnaise;
et c'est à double titre que j'entends qu'il figure parmi
nos illustrations
Il fut le successeur d'Urbain IV, qui
l'avait admis dans le sacré collège.,..
�748
et qui l'avait envoyé comme légat à latere
L'AUTEUR
en Angleterre. Il apprit à Boulogne son élévation à la papauté, et s'achemina incontinent vers l'Italie en traversant
la France. Il dut arriver à Borne plus harrassé qu'un Roumèou, qu'un pèlerin , et les pieds en compote.
. Et pourquoi ?
. Parce que prévoyant qu'il ne serait pas aussi
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
bien accueilli dans l'Italie, alors déchirée par les factions,
qu'en France, il jugea prudent de se déguiser en colporteur
pour arriver sans danger à Rome.
. Et chargea-t-il ses épaules d'un ballot de
L'ARISTARQUE
marchandises ?
L'AUTEUR. Apparemment, pour se mieux déguiser.
Voici, d'après moi, les règles que vous devez adopter
pour la composition de votre liste :
1° Toute personne de quelque célébrité, née à Narbonne ou dans le pays narbonnais, quand elle aurait été
conçue à trois mille lieues de notre noble ville, quand elle
l'aurait quittée, à teneris unguibus, étant encore au maillot,
que dis-je ! quand elle y serait née dans une auberge, dans
le bateau de poste ou dans un wagon du chemin de fer, lors
du passage rapide de ses parents sous nos remparts, et
qu'elle n'y serait entrée de sa vie, cette personne est ipso
facto narbonnaise ; cela ne peut être contesté.
2° Toute personne, éminente en mérite, née, en pays
étranger, de père et mère narbonnais , ou seulement d'une
mère
narbonnaise,
quand elle serait morte sans avoir
jamais vu les tours de Saint-Just et de l'archevêché, est
aussi réputée narbonnaise, car elle avait du sang narbonnais dans les veines.
5° Décernez , sans hésiter, l'illustration à tous ceux des
narbonnais, habitants du pays ou transplantés ailleurs,
dont le mérite a été mis en question , quand le débat a eu
quelque retentissement; car il ne se fait jamais de bruit
�749
autour du nom d'un homme médiocre. A ce titre, Casanea
de Mondonville, le compositeur de musique.... (ce nom-là
sent un peu l'italien, n'importe ! ) et le poète comique
Caillava seront coiffés d'une auréole, quand bien même leurs
partitions ou leurs vers seraient tombés pour toujours dans
les oubliettes du temple de Mémoire. C'est la faute des lecteurs , des artistes ou de la mode, cette reine omnipotente,
en matière de beaux-arts et de belles-lettres, comme en fait
d'habillement, chez le plus inconstant de tous les peuples,
ce n'est pas leur faute.
4° Tout professeur, Divinarum vel humanarum scientiarum, de sciences divines ou humaines, comme Arborius,
né à Toulouse, qui fut le précepteur des trois frères du
grand Constantin , mais qui avait tenu école à Narbonne ;
comme Exupère, de Bordeaux, qui fit l'éducation des neveux du même empereur, etc., qui aura, pendant longues
années, formé par ses leçons l'esprit et le cœur de la jeunesse narbonnaise , sera réputé narbonnais ; car ayant vécu
si longtemps de la vie narbonnaise ; ayant respiré le même
air, mangé le'même pain , bu le même vin ; ayant été fouetté
par les mêmes vents, rôti par le même soleil, piqué par les
mêmes moucherons; ayant été vêtu, chaussé, coiffé, etc.,
par les mêmes tailleurs , cordonniers, perruquiers, et surtout soigné dans ses maladies par les mêmes médecins que
ses élèves, il s'est vraiment naturalisé narbonnais, narbonnisé, passez-moi le mot, comme se pétrifie à la longue
un coquillage enfoui dans un terrain pierreux, ou comme
se fait sardine, autant que possible, un maquereau soumis
au même apprêt que ce poisson, et pressé dans la même
caque.
« Qu'importe qu'un tyran, esclave de l'amour, »
dit à soii complice Decimus Brutus, le farouche Cassius,
dans la Mort de César, de Voltaire,
�750
; Ait soduit Servilie, et t'ait donné le jour :
« LaissonSj-là les erreurs ou l'hymen de ta mère ;
« Caton forma tes mœurs, Çaton seul est ton père. »
Peut-on, d'après ce principe, je vous le demande, avoir
été le père, par l'esprit, de tant d'adolescents, sans participer à leur qualité de narbonnais? Que si ces professeurs
ont leurs os dans notre cimetière , oh alors ! un contrat syllanagmatique, non écrit mais pourtant réel, les fit narbonnais d'adoption. On doit les regarder même , à cause de leur
gloire,- comme pleins de vie, au milieu de nous. Si cette
conséquence paraît un peu forcée, on ne contestera pas au
moins que l'empereur Marc - Aurèle puisse être regardé
comme narbonnais,
car ce fut
le célèbre grammairien
Fronto , né dans un bourg près de Narbonne , qui forma ses
mœurs, et quelles mœurs ! Qu'on lise son éloge par l'académicien Thomas, et l'on verra ce que fut sur le trône l'élève
de M. Aufidius Fronto, le fils adoptif d'Antonin-le-pieux,
« ce MarcJAurèle dont un souffle de la vraie croyance, a
« dit un grand historien , avait purifié l'âme stoïcienne. »
5° Enfin, les fables d'un pays ont toujours un fond de
vérité. Je voudrais donc que le fameux Guillaume au courtnez , duc de Septimanie , connétable de Cbarlemagne, comte
particulier de Narbonne, d'après quelques chroniqueurs, et
fondateur de l'abbaye de Gélone, où il embrassa la vie monastique, et qui joue un aussi grand rôle, dans les poëmes
chevaleresques du midi de la France , que le paladin Roland
dans les chansons de Gestes des trouvères, eut aussi son
nom inscrit dans votre bibliothèque ou dans votre musée.
S'il laissa le bout du nez à la bataille de Villedagne, et s'il
en saigna naturellement, gardons-nous de croire, malgré sa
défaite complète, qu'il ait saigné du nez dans cette malheureuse affaire, car il ne pourfendit jamais autant de mécréants.
Abandonné des comtes de son armée et de la plus grande
partie de ses troupes, il fit tout ce qu'il put pour rétablir
�■
751
le combat, et ne battit en retraite qu'après avoir fait mordre
la poussière à plusieurs généraux sarrasins. On montrait
encore, en 4789, dans le monastère de Saint-Guilhem du
désert, le bras, d'une longueur démesurée, de ce miroir de
la chevalerie occitanienne, qui fut tué devant Paris par le
géant Issore. Je voudrais que la fabuleuse princesse narbonnaise Pyrène, l'une des mille beautés que le grand Alcide
honora de ses faveurs, y eut encore le sien. Inscrivez-y le
nom de Gilète, l'héroïne d'un conte de Boccace, fille d'un
médecin narbonnais, qui, par une ruse ingénieuse, devint
comtesse du Boussillon, et fit légitimer, par mariage subséquent, deux jumeaux qu'elle avait eus du comte Gérard,
son séducteur, sous promesse de mariage. N'oubliez pas
celui de la ravissante Blanche-fleur, sœur de Guillaume au
court-nez, une des femmes de Louis-le-débonnaire, native
aussi de Narbonne, à ce que j'ai lu dans un roman. N'oubliez pas non plus la femme de Ponce-Pilate, dont le nom
m'est échappé, qui, à en juger par une de ses lettres à son
amie Calpurnia, datée de Narbonne, sa patrie, que j'ai lue
dans un numéro du Journal des Demoiselles, était un modèle
de toutes les vertus. Ajoutez-y enfin , mais en lettres alternativement noires et rouges, le nom tristement célèbre de
la Marianne, que tant de sociétés secrètes ont prise pour
patronne; et qui, quand elle ne serait pas un mythe, et
aurait été réellement la maîtresse du conventionnel Chaudron-Rousseau, qui la faisait parader, dit-on, aux fêtes
républicaines, sur un palanquin, avec le costume peu habillé de la déesse de la Raison , est incontestablement d'origine narbonnaise. Aspasie, qui n'était par le fait qu'une courtisane , ne fut elle pas une des célébrités d'Athènes, et la
mémoire des Laïs et des Phryné n'est-elle pas venue jusqu'à
nous? Votre pénurie de personnages marquants n'est pas
aussi grande que vous le pensiez. Mais si pour le passé vous
êtes obligés de faire flèche de tout bois, il n'en sera pas de
�752
même à l'avenir. Première charité commençant par soimême, ne faites pas la faute de vous oublier. Faites-vous
inscrire, Messieurs! faites-vous inscrire! C'est un fort joli
noyau d'illustrations qu'un groupe de vingt-quatre savants,
maintenu toujours au grand complet. Que vous semble-t-il
de mon idée, M. l'archéologue?
L'ARISTARQUE. Je ne puis la regarder que comme une plaisanterie , et cependant je suis forcé de convenir que beaucoup de villes de l'antiquité, qui se disputaient la gloire
d'être la patrie de quelques grands hommes, dont on ne
connaissait pas bien le berceau, ont procédé de cette manière. Les héros et les héroïnes fabuleuses abondent dans les
histoires des villes de la Grèce et de l'Italie. Je reconnais
encore que de nos jours on fait à peu près de même. Je
suis sûr, par exemple, que Némausus, prétendu fondateur
de Nîmes , est en tête des illustrations de cette ancienne colonie romaine, au second rang desquelles on fait figurer,
sans doute, l'empereur Antonin-le-pieux , dont le père seulement était d'origine némausienne.
Mais quo#! vous avez omis, dans votre énumération des
femmes célèbres, Madame de Saint-Félix. Nous parlâmes ,
un jour, s'il vous en souvient, de la princesse Louise de
France, la plus jeune des filles de Louis XV, qui entra en
religion dans la maison des Carmélites de Saint-Denis, et
qui donna à celle de Narbonne le tableau de Sainte-Thérèse,
peint par Mignard. Savait-elle en faisant ce don que sa sœur
consanguine... naturelle, Madame de Saint-Félix, habitait
Narbonne, et savez-vous vous même que le yaste local du
petit séminaire et l'hôtel de M. le chevalier Payre ont appartenu à cette dame ?
L'AUTEUR. Je ne puis répondre affirmativement, Monsieur,
qu'à votre seconde question. J'ai connu Madame de SaintFélix; je crois la voir encore, cette vieille dame, toute petite, si spirituelle, si simple et si charitable. Elle embau-
�niait de ses vertus tout le quartier des Carmélites, et son
éloge était dans toutes les bouches. Comme elle s'était appauvrie en faisant le bien, et qu'elle était déjà, en 1793, d'un
âge avancé, nos révolutionnaires, bien moins cruels au reste
que leurs frères et amis des autres sociétés populaires de
France, la respectèrent, et elle n'éprouva aucun autre désagrément, à ma connaissance, que celui de figurer, une
fourche à la main, sans pouvoir s'en servir, parmi les autres
dames de la ville, quand elles furent mises en réquisition
pour préparer et enfermer le fourrage destiné à la cavalerie
de l'armée de Dugommier. Eh parbleu ! Dugommier avait
sous lui, comme général de brigade, notre compatriote Mirabel, mort pour la patrie à je ne sais plus quelle bataille.
Encore une illustration masculine dont il faut tenir note !
L'ARISTARQUE. Mais sans doute, puisqu'à la nouvelle de sa
mort glorieuse, le Conseil municipal et la Société populaire
de notre ville, pour honorer sa mémoire, firent placer au-
dessus de la porte de la maison où il était né ( rue Droite,
n° 67 ) une tablette de marbre noir avec cette inscription
en lettres d'or : « JE SERVIS D'ASILE A L'ENFANCE D'UN HÉROS »,
qu'on y voit encore.... Prenez note aussi, pour ne pas l'oublier, de l'abbé Brueys, auteur du Grondeur et de l'Avocat
patelin. Nous pouvons prouver que son père était narbonnais.
. Est-ce bien Mirabel que s'appelait le héros de
L'AUTEUR
l'Armée des Pyrénées-Orientales, dont nous venons de parier, et non pas Mirabet? C'est que, voyez-vous , j'appris en
nourrice un couplet patois que l'on avait fait à un nommé
Mirabel, dont le nez était démesurément gros et long. Je me
le rappelle encore avec plaisir :
«
«
«
«
Mirabel dits à sa mèro :
Ma laidou mé désespère !
Coussi m'abets fait loi! nas '?
Cap dé lillo mé bol pas.
�> Dins iou naz dé Mirabel
« Y a uno crambo,
« Uno anti-crambo,
« Dins lou naz dé Mirabet
« Y a uno crambo, un cabinet- »
L'AKISTAHQUE. VOUS n'avez donc rien oublié de ce que vous
apprîtes dans votre enfance? C'est étonnant ! Vous auriez pu
en dire plus long sur le compte de la spirituelle et aumônieuse Mme de Saint-Félix. Elle avait reçu du roi son père ,
par contrat de mariage, cinq cents mille francs, somme
énorme pour l'époque, non compris un trousseau des plus
somptueux. Son mari fut un dissipateur qui se ruina complètement. Survint la Révolution, qui fit perdre à cette dame
la plus grande partie de son douaire. 11 ne lui restait, à la
fin de l'Empire , qu'une pension viagère de six mille francs.
Elle en dépensait une moitié chez M. Gaëtan , dont elle se fit
la commensale , et envoyait l'autre à des nièces de son mari,
domiciliées à Toulouse. Dans les jours de son opulence, elle
avait été d'une générosité princière. Slleaima toujours beaucoup le théâtre , où elle eut toute sa vie ses entrées franches.
Savez-vous pourquoi ? parce qu'il lui était souvent, trèssouvent arrivé, dans sa prospérité, d'empêcher par ses largesses que le spectacle ne fut remis, faute de spectateurs.
Quand le régisseur, le cœur serré, la tête basse, était venu
dire piteusement au public, après les trois profonds saluts
d'usage, que, vu le peu d'assistants, les acteurs ne pouvaient pas jouer, et qu'on rendrait au bureau le prix des
billets distribués, Madame de Saint-Félix le faisait appeler,
et lui demandait combien il lui faudrait pour que ces messieurs se prêtassent à remplir l'attente des personnes présentes. C'était deux , trois , quelquefois quatre cents francs.
Eh bien ! Madame de Saint-Félix s'obligeait à les payer le
soir même, pour que les acteurs eussent de quoi souper au
sortir du théâtre, et la représentation avait lieu.
�735
. Gela ne se verra plus à Narbonne, bien sûr !
L'ARISTARQUE. Sa société avait été nombreuse et bien choisie. On eut dit une petite cour, où les beaux-esprits du pays
se réunissaient, comme on le faisait, à Paris, chez Mesdames Graffigny ou du Deffand. Madame do Saint-Félix était
passionnée pour les vers, et savait un gré infini aux personnes qui, comme MM. Révial, Ferroul, Hostalot, votre
grand-père, etc., lui en adressaient, pour la remercier de son
exquise courtoisie. L'un d'eux , M. Ferroul, je crois, excellent violoniste, eut un jour besoin d'une assez forte somme,
et la lui demanda ; il la reçut le lendemain de l'intendant de
Madame. Ravi de cet empressement à lui être agréable, il en
accusa réception en vers dictés par la reconnaissance la
mieux sentie. Mme de Saint-Félix en fut si charmée qu'elle
voulait absolument le tenir quitte. « Monsieur, me disait« elle quarante ans après, les paiements faits avec cette
« monnaie m'étaient les plus agréables. M. Ferroul eut pu
« se dispenser de me rendre la somme prêtée ; car je me
« regardais comme payée et surpayée par la jolie pièce de
« vers qu'il fit en mon honneur. » Toutes ses manières
étaient celles d'une grande dame qui avait brillé jadis à la
cour de Versailles. Deux gouttes de lait ne se ressemblent
pas plus que ne se ressemblaient Madame de Saint-Félix et^
son angélique sœur Louise ,de Bourbon. La vieillesse et le
peu d'exercice qu'elle avait fait à l'époque où carrosses,
phaétons et chaises à porteurs étaient à son service, faisaient
qu'en-1814 elle ne marchait plus qu'appuyée sur une petite
canne à pomme d'ivoire. Je la rencontrai le lendemain du
jour où l'on reçut à Narbonne la nouvelle de l'entrée de
Louis XVIII dans Paris, et lui dis, en faisant allusion à sa
naissance, qu'elle partirait sans doute bientôt pour la grande
ville, où elle recevrait, en haut lieu, le plus bienveillant
accueil. « Je vous comprends , me répondit-elle, avec ce fin
« sourire dont ses yeux et ses lèvres avaient contracté l'ha*
L'AUTEUR
�786
« bitude, mais je suis trop vieille pour cela faire. L'on me
« recevrait probablement où vous dites comme une ancienne
« amie, comme une parente peut-être. Il ne serait même
« pas impossible que j'entendisse , sur mon passage, quelle
que ancien talon rouge chuchotter à l'oreille d'un jeune
« courtisan que je suis quelque chose comme la tante du
« roi.... d'un certain côté, entendons-nous! Malgré tout
« cela, je ne puis prendre sur moi de faire ce fatigant
« voyage... » Je me borne pour le moment à ces détails-là;
je vous en dirai quelque autre jour davantage, si vous le
désirez.
L'AUTEUR.
Je suis homme à vous rappeler bientôt votre
promesse... Oh , Monsieur ! un oubli bien plus repréhensible
que celui que j'allais faire de Madame de Saint-Félix , serait
certainement celui de Mademoiselle d'Auceresses, à laquelle
je ne pensais plus. C'est inconcevable !
L'ARISTARQUE.
L'AUTEUR.
Ce nom-là m'est tout à fait inconnu.
Il ne l'était pas, dans notre province et même
à Paris, vers le milieu du XVIIe siècle.
L'ARISTARQUE.
Pourquoi le nom de cette demoiselle mé-
rite-t-il de briller parmi ceux de nos illustrations féminines?
L'AUTEUR.
Pourquoi, Monsieur ! parce qu'elle était très-
spirituelle et très-érudite, parce qu'elle était en commerce
^pistolaire d'esprit avec les bon£ écrivains de son temps , et
que ses relations avec Mademoiselle de Scudery, la reine du
Tendre, qui avait un grand tendre pour elle, et dont elle
savait par cœur les romans, lui méritaient le nom de la
Scudery narbonnaise.
L'ARISTARQUE. C'était donc une Précieuse?
L'AUTEUR.
Oui , Monsieur, et très-distinguée.
avez-vous vu cela ?
Oh, bien par hasard! dans le Dictionnaire des
L'ARISTARQUE. OÙ
L'AUTEUR.
Précieuses, de M. de Somaize, réédité depuis peu. Deux
articles sont consacrés dans cet ouvrage à cette demoiselle ,
�757
désignée sous le nom de Dorothée, deux articles faisant bien
deux pages, Monsieur! ce qui est beaucoup, car le trèspetit nombre de Précieuses de province qui y sont citées
n'ont eu les honneurs que d'un entre-filets de quatre à cinq
lignes, Madame de Calage , par exemple, que l'auteur a cru
toulousaine de naissance , mais que le Père Piquet appelle la
Sapho narbonnaise, parce qu'elle était née dans nos environs... Je dois les avoir ici ces deux articles qui l'immortalisent à jamais... Bon ! les voici.
L'ARISTARQUE.
Vous les avez transcrits sur du très-beau
papier.
L'AUTEUR.
Le plus beau que j'ai pu trouver, Monsieur.
Oh , quelle belle écriture !
L'ARISTARQUE.
L'AUTEUR. Monsieur, j'attache tellement de prix à ces deux
articles que je les ai fait copier par un de mes amis, qui,
comme vous le voyez, a une très-belle plume. Ils seront
encadrés et suspendus dans ma chambre avant huit jours.
L'ARISTARQUE. Allons! je ne crois pas à la sincérité de
votre enthousiasme.
L'AUTEUR.
Vous allez le partager, Monsieur; écoutez bien.
« Dorothée ( Mademoiselle d'Auceresses) est une Précieuse
« de la ville de Narbis (Narbonne). Elle a infiniment d'es« prit, et elle réussit fort bien dans tout ce qu'elle entre« prend. Une des plus grandes marques de la vivacité de
« son imagination et de la facilité de son génie , c'est qu'elle
« fait des vers sur-le-champ, et qu'elle répond sur l'heure
« à ceux qu'on lui écrit. Il ne faut pas douter qu'elle n'ait
« quantité d'alcovistes (de galants) »...
L'ARISTARQUE. Peste !
« estant d'une ville des plus galantes et où
L'AUTEUR
« l'amour se fait avec plus de liberté qu'en ville de Grèce
« (Fnnce). »...
L'ARISTARQUE.
L'AUTEUR.
L'impertinent !
VOUS VOUS
méprenez , Monsieur , il n'est ques-
tion ici que du parfait amour, de l'amour platonique.
�758
. Cela vous plaît à dire.
« Mais comme elle est un peu esloignée
« d'Athènes (Paris), et que, quand bien même je nomme« rois ses amants, à peine les connoistroit-on, puisqu'on
« ne se connoit pas souvent dans une même rue, je me con« tenterai de dire qu'elle a quelque commerce de lettres
« avec Madate (le poète La Mesnardière). »
Le second article consacré à cette illustre Précieuse se
trouve dans le deuxième volume du même ouvrage. Le voici
textuellement : « M. d'Auceresses , gentilhomme narbonnais,
« lieutenant du baron des préz , se distingua, en qualité de
« volontaire, au combat de Leucate , livré, le 22 juin 1059,
« entre les troupes du roi, commandées par le maréchal de
« Schomberg , et les troupes ' espagnoles ; il abattit d'un
« coup de pistolet un officier des ennemis, et se mêla en« suite bien avant parmi eux. Il était sans doute père de la
« Précieuse dont il est cas. » Dans les poésies de La Mesnardière , on trouve une galanterie envoyée à l'aimable et
spirituelle Mademoiselle d'Auceresses, de Narbonne , la Cour
y estant, au voyage de Perpignan. Voici cette galanterie :
L'ARISTARQUE. Je suis tout oreilles.
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
L'AUTEUR.
« Depuis noire paix arrestée ,
« Un bel objet qui me poursuit.
« Pareille à Diane irritée,
« M'empêche de dormir la nuit.... »
. Le pauvre diable !
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR.
«
«
«
«
Climène ! je voudrais sçavoir
Si, m estant mis en mon devoir,
J'ay pu fléchir votre courage,
Ou si, gardant votre rigueur,
« Vous commandez à votre image
« De faire la guerre <ï mon cceur. »
�rm
L'ARISTARQUE.
« La chute en est jolie, amoureuse, admirable ! »
Voilà qui est poussé dans le dernier galant, mais bien prétentieusement tourné ! Gela me rappelle le fameux sonnet
d'Oronte, dans le Misanthrope, de Molière.
«... Ce ne sont pas de ces grands vers pompeux,
« Mais de petits vers doux, tendres et langoureux. »
Et qu'avait-il donc fait à sa Glimène pour allumer ce grand
courroux ?
L'AUTEUR. Peut-être que son âme et son corps marchant de
compagnie, comme chez le commun des mortels martyrisés
par l'amour, peu satisfait d'un amour subtilisé qui n'admettait « que la substance pensante, et rejetait la substance
étendue » , il avait tenté de s'unir à son inhumaine par des
nœuds de chair. Ceci vous prouve, Monsieur, qu'il ne fallait
pas plaisanter avec Mademoiselle d'Auceresses. Voici la réponse à ce poulet, qui, comme un pigeon bien dressé, était
venu s'abattre dans le giron ou sur les coussinets d'amour
( style de Précieuse ) de cette charmante demoiselle.
L'ARISTARQUE. Ah ! voyons cette réponse.
L'AUTEUR.
«
«
«
«
Depuis notre paix arreslée,
Quel que soit l'objet qui vous suit,
Et fût-ce Diane irritée,
Il faut toujours dormir la nuit. »...
L'ARISTARQUE. C'est bien aisé à dire! Endymion, l'amant
de Diane, passa sans doute plus d'une nuit blanche avant
d'avoir pu fléchir le courage de cette farouche déesse. Continuez.
L'AUTEUR.
« Non , Tireis ! je vous fais'sçavoii« Qu'ayant connu votre devoir,
« Vous avez fléchi mon courage ;
�760
» Je n'ay plus aucune rigueur ,
« Et je défends à mon image
» De persécuter votre cœur. »
L'ARISTARQUE. Ce pardon généreux, donné de si bonne
grâce, et cette défense, ce quos ego fait à son image, durent faire cesser les insomnies de Tircis La Mesnardière.
C'est donc ainsi que les femmes d'esprit narbonnaises tournaient les vers.... vers le milieu du XVIIe siècle ! Mademoiselle d'Auceresses ne fît pas là un tour de force.
L'AUTEUR. Mais vous venez de voir que La Mesnardière ne
faisait pas mieux, lui le familier du cercle Rambouillet,
auquel il communiqua sans doute la réponse à son envoi.
Faites attention à une chose ! c'est qu'à cette époque, on ne
savait guère plus le français à Narbonne qu'à Perpignan.
Ne parlons-nous pas encore, tous tant que nous sommes,
aussi fréquemment en patois qu'en français? C'est ce qu'il ne
faut jamais oublier quand on veut porter un jugement sur
des vers faits par quelqu'un du pays. Au reste, ce dixain
fut fait sur-le-champ, et vous savez que l'impromptu est la
pierre de touche de l'esprit.
L'ARISTARQUE. C'est juste. Ace compte, le talent poétique
de Madame de Calage ne saurait être trop loué. Je ne suis
pas étonné de la grande sensation qu'il fit dans le Midi, à
une époque où Corneille n'avait encore rien produit, et où
l'on ne connaissait guère dans le genre épique que la Pucelle
de Chapelain.
L'AUTEUR. Eh bien , Monsieur ! cette femme aussi modeste
que savante, cette Précieuse dans la bonne acception du
mot, que Mesdames de Rambouillet, de Sablé, de Longueville, etc., auraient accueillie à bras ouverts dans leur aréopage en vertugadin, ne publia pas elle-même son grand
poème de Judith ; il ne. fut imprimé qu'après sa mort.
L'ARISTARQUE. Si vous n'avez pas autre chose à me lire de
Mademoiselle d'Auceresses, il faut convenir qu'il y avait
�76i
bien loin d'elle à Madame de Calage, mais aussi cette dernière florissait dans la bonne époque de la préciosité, qui
finit à la mort de Voiture, tandis que Mademoiselle d'Auceresses ne fit sans doute connaître son goût pour la poésie
que quelques années après. Les Précieuses du second âge,
qui se multiplièrent en province comme à Paris , ne furent
que la monnaie des premières , qu'un cabinet ou une alcove
tels qu'on les faisait à cette époque, avait pu contenir, au
bon goût desquelles contribuaient de fortes études et la fréquentation des meilleurs écrivains, et auxquelles notre
langue est redevable d'un grand nombre de mots nouveaux
et nécessaires, de beaucoup de tours hardis et heureux, et
de quantité de métaphores aussi énergiques qu'ingénieuses.
L'AUTEUR. Le célèbre Fléchier a dit d'elles, dans une de
ses Oraisons funèbres, qu'elles formaient une cour choisie,
nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante
sans orgueil et polie sans affectation.
L'ARISTARQUE. Les éloges furent unanimes, dans la République des lettres, pour Madame de Rambouillet et les femmes privilégiées qu'elle admettait dans son intimité; mais
ce sont leurs imitatrices aussi prétentieuses qu'ignorantes
que Molière ridiculisa sur la scène , à Paris, et que Chapelle
et Bachaumont baff'ouèrent, à Montpellier, lors de leur célèbre voyage en Languedoc et en Provence.
L'AUTEUR. Les dames de Narbonne ne furent pas mieux
traitées par eux , tant s'en faut ! Oh les libertins ! les polissons ! Si j'avais vécu à cette époque, je les aurais houspillés d'importance pour n'avoir reconnu que par de grossièretés révoltantes l'accueil empressé et plein de courtoisie
qu'on leur fit dans notre ville. Comment Voltaire, si bon
juge d'ordinaire en fait d'œuvres d'esprit, put-il voir dans
des injures ordurières la plus charmante leçon du plus charmant badinage ? Je les ai toutes présentes à la mémoire,
mais je ne me' rappelle plus les apostrophes de ces poètes
en gogaille aux dames de Montpellier.
�762
. Les voici à peu près : Comme ils traversaient
L'ARISTARQUE
une place de cette ville, une émeute y éclata , et les fenêtres des maisons donnant sur celte place se remplirent de
,
personnes de qualité. Un des principaux habitants ayant
remarqué ces messieurs dans la foule, les invita à entrer
chez lui pour qu'ils pussent satisfaire plus à l'aise la curiosité qu'ils avaient d'apprendre la cause de tout ce brouhaha,
lis acceptèrent, et entrèrent dans une chambre contenant
grand nombre de dames qu'on leur dit être des plus polies ,
des plus qualifiées et des plus spirituelles de la ville. « Ce« pendant, disent-ils dans leur opuscule, elles ne nous
« parurent ni trop belles ni trop bien mises. A leurs petites
« mignardises, à leur parler gras et à leurs discours extrait
ordinaires, nous crûmes bientôt que c'était une assemblée
« de Précieuses; mais, bien qu'elles fissent de nouveaux
« efforts à cause de nous, elles ne paraissaient que des
« Précieuses de campagne , et n'imitaient que faiblement les
« nôtres de Paris. »
L'AUTEUR. Ce n'était pas très-flatteur pour les dames de
Montpellier, mais au moins ces mauvaises langues, dans
leur malignité condamnable, n'emportèrent pas la pièce;
ils ne se moquèrent que de leurs travers d'esprit, de leurs
manières affectées, et, s'ils les trouvèrent laides et mal
mises , ils le donnèrent à entendre plutôt qu'ils ne le dirent.
Les dames de Narbonne n'en furent pas quittes à si bon
marché !
.
L'ARISTARQUE
Ces Précieuses de la seconde génération
donnèrent cours à des façons de parler si bizarres et si
extraordinaires dans leur signification, qu'à moins de fréquenter leurs ruelles, on ne pouvait savoir ce qu'elles voulaient dire. Elles appelaient un miroir le conseiller des grâces,
des fauteuils les commodités de la conversation, et un dé à
jouer l'oracle roulant du destin.
.iJe ne connaissais pas cotte dernière locution ,
L'AUTEUR
�et j'aurais eu de la peine à en pénétrer le sens; mais j'en
connais quelques autres qui vous embarrasseraient bien
autant.
L'ARISTARQUE.
L'AUTEUR.
Qu'en savez-vous ?
Vous avez sans doute compris tout à l'heure ce
que c'était que les coussinets d'amour de Mademoiselle d'Auceresses, sur lesquels M. de Mesnardière aurait bien voulu
se reposer un peu de ses fatigues, au retour du combat de
Leucate;..
L'ARISTARQUE. Vous serez donc toujours le même, sans respect pour votre barbe grise !
L'AUTEUR,
mais savez-vous pourquoi cette adorable
Précieuse ne sentit jamais le con tre-coup de l'amour permis ?
L'ARISTARQUE. Parbleu ! parce qu'ayant soumis aux lois de
la raison la partie animale,
« Dont l'appétit grossier aux Ijétes nous ravale » ,
et étant restée fille, eile ne fit point d'enfants.
L'AUTEUR.
Admettons, Monsieur, qu'elle n'eût que de
l'éloignement pour une œuvre que le neuvième commandement de Dieu permet de désirer en mariage, connut-elle au
moins le plaisir innocent de la chair ?
L'ARISTARQUE.
Oui, Monsieur; elle se le donna fréquem-
ment, comme tous les bipèdes et tous les quadrupèdes de
la nature, surtout dans le temps des puces, des mouches et
des cousins. « Qui sè gratlo d'ount y pruts, fa pas mal à
digus. » Il est très-innocent ce plaisir-là.
L'AUTEUR.
Ma foi, Monsieur! vous avez dû, dans votre
enfance, être très-fort sur les qu'es aco ? qu'es aco ? et plus
tard sur les rébus, les logogryphes et les charades?
L'ARISTARQUE. VOUS l'avez dit.
L'AUTEUR.
Je continue : Quand est-ce que Mademoiselle
d'Auceresses faisait parler le muet ?
L'ARISTARQUE.
Cela ne lui arrivait jamais sans doute quand
�764
quelqu'un de ses alcovistes pouvait en entendre les éclats de
voix ou les soupirs... Eh, eh!
L'AUTEUR. Eh bien , Monsieur ! vous n'y êtes pas cette fois.
L'ARISTARQUE. Comment !
L'AUTEUR. Non, Monsieur. Mademoiselle d'Auceresses faisait parler le muet, le vrai muet, entendez-vous ! quand
elle frappait à une porte avec le marteau
Et une!....
Quand se regardait-elle au miroir céleste ?
L'ARISTARQUE. Lorsque, comme le beau Narcisse, elle contemplait sa gracieuse image dans l'eau pure et calme du
bassin de son jardin.
L'AUTEUR. Et quand se servait-elle de sa chaîne spirituelle ?
L'ARISTARQUE. Toutes les fois qu'elle disait son chapelet.
L'AUTEUR.
Diable, diable! Quelle partie de son corps
appuyait-elle sur les bras de Vulcain ?
L'ARISTARQUE. Son pied mignon, Monsieur, pour mieux se
chauffer, au coin de son feu, entretenu par des courants
d'air qu'elle faisait sortir bruyamment de la petite maison
d'Eole.
L'AUTEUR. Tant de pénétration me confond ! Ne pourrais-je
vous dérouter une seconde fois ! Quelles sortes de gens Mademoiselle d'Auceresses appelait-elle des mulets baptisés ?
L'ARISTARQUE. Les porteurs de sa chaise apparemment, de
ce retranchement merveilleux contre les insultes de la boue
et du mauvais temps.
L'AUTEUR. Quel était le paradis des oreilles de cette demoiselle?
L'ARISTARQUE. Des madrigaux à la La Mesnardière, sans
doute... Pour les miennes, c'est un beau poëme; pour les
oreilles de mon ami Yven, de la bonne musique; pour celles
de M. Griffe, le bruit du tambour, et pour celles de M. Séguy, le son des pièces d'or entassées dans les tiroirs de son
coffre-fort inéxorable.
�705
L'AUTEUR. On ne peut répondre
réponses pareilles
plus agréablement. Des
« Sont des repas friands qu'on donne à mes oreilles »
Quel était le lieu que cette belle appelait l'Empire des œillades ?
. Un lieu de réunion divertissante pour les
L'ARISTARQUE
deux sexes , je suppose
le théâtre, par exemple, dans
les entr'actes surtout, ou bien la promenade du bord de
l'eau, nommée plus tard Vallée des soupirs, appellation
un peu vague , car enfin ce n'est pas seulement l'amour qui
fait soupirer une personne
. Vous avez bien raison
L'AUTEUR
il s'en pousse des
milliers, au Palais de justice, qui ne partent pas de cœurs
atteints des traits de l'amour. A ce propos, je vous dirai
que les Précieuses comme Mademoiselle d'Auceresses distinguaient jusqu'à douze sortes de soupirs...
L'ARISTARQUE. Autant que cela !
soupirs d'amour, d'amitié, d'ambition, de
L'AUTEUR
douleur, de jalousie, de vengeance, de pitié, etc.; chacun
d'eux avait sa définition.
. Mais ce n'était pas tout que de les définir, il
L'ARISTARQUE
fallait avoir une bien grande connaissance du cœur humain,
de la situation d'esprit d'une personne et une oreille bien
exercée pour les distinguer. Je veux que Mademoiselle d'Auceresses put distinguer un soupir d'amour d'avec un soupir
de pure amitié; mais ses attraits étant de nature à exiger
leurs droits seigneuriaux sur beaucoup d'akovistes, qu'elle
n'aimait pas sans doute au même degré, elle pouvait fort
bien se méprendre entre un soupir de jalousie et un soupir
de vengeance, le premier de ces sentiments conduisant ordinairement à l'autre.
. Voici ma dernière question, Monsieur; écoutez
L'AUTEUR
�76fi
bien! Appliqua-t-elle jamais ses lèvres bien ourlées à ce
qu'elle appelait, comme les Précieuses de son temps , la soucoupe inférieure ?
L'ARISTARQUE. Je respecte trop, Monsieur, la mémoire de
Mademoiselle d'Auceresses , je me respecte trop moi-même ,
pour répondre à cette impertinente question !
L'AUTEUR. Celle-ci écartée, à cause de son incongruité
supposée , je la remplace par cette autre : Qu'appelait-elle,
ainsi que ses pareilles, le conducteur des vœux ?
L'ARISTARQUE. Le conducteur des vœux? Attendez un peu...
Le conducteur des vœux
conducteur des vœux
Je n'y suis pas encore.... Le
Si ce n'est pas l'air, je donne ma
langue aux chiens, comme disait l'incomparable Précieuse
Madame de Sévigné.
L'AUTEUR. Non, Monsieur, c'est l'encens
Et deux!..
L'ARISTARQUE. Oh , doucement, mon cher ! vous nie faites
une grosse chicane, car l'air est le fluide qui pousse à leur
destination les vœux d'une personne et l'enveloppe vaporeuse qui les embrasse.
L'AUTEUR. Mademoiselle d'Auceresses portait toujours, trois
juppes pour remplacer le vertugadin qu'elle n'aimait pas.
. Oh, tenez ! j'en ai assez ; je ne veux plus
L'ARISTARQUE
me casser la tête contre ces énigmes.
L'AUTEUR. Celle-ci, Monsieur, est pour la bonne bouche;
un enfant la devinerait.
L'ARISTARQUE. Eh bien, voyons, pour en finir. Qu'avezvous à dire des trois juppes do Mademoiselle d'Auceresses?
. L'une s'appelait la friponne, une autre la se-
L'AUTEUR
crète, et la troisième la modeste. Dans quel ordre les mettait-elle ?
. C'est une question à faire à une femme de
L'ARISTARQUE
chambre.... Attendez!... La secrète s'appliquait sur le vêtement indispensable, la friponne sur la secrète, et la modeste
enveloppait les deux autres... Voilà un bien singulier entre-
�76?
tien. Ah, ah, ah ! vous feriez rire l'homme le plus mélancolique. Tenez ! voilà Madame Picard au fond du jardin. Je ne
sais pas combien de juppes elle porte; mais comme je l'ai
connue aussi svelte qu'une quenouille , et qu'aujourd'hui le
bas de son corps ressemble à une cage à poulets de forme
circulaire, je conjecture qu'elle en porte au moins trois,
comme Mademoiselle d'Auceresses... C'est bien le cas de finir
ce qui regarde cette belle par ces excellents vers de Molière :
« Ce style figuré, dont on fait vanité,
« Sort du bon caractère et de la vérité;
« Ce n'est que. jeu de mots, qu'affectation pure.
« Et ce n'est pas ainsi que parle la nature. »
. Oh ! n'allais-je pas oublier de vous dire que c'est
L'AUTEUR
à une de ces dames au parler pointu que l'on doit l'expression si originale de bouillon pointu, pour remplacer
. Le mot de lavement est fort propre, pour-
L'ARISTARQUE
quoi le remplacer?... Permettez!... Tournez un peu la tête
à droite ; bien ! savez-vous que vous avez les oreilles bien
longues ?
. Oh , Monsieur ! votre remarque est presque bles-
L'AUTEUR
sante. Est-ce ma faute si on me les changea en nourrice?
L'ARISTARQUE. Comment !
. Je veux dire que ma nourrice, en m'embégui-
L'AUTEUR
nant, me les déforma par une trop forte pression. Un fer à
repasser ne mo les aurait pas applaties davantage. Supposez que le pavillon de mes oreilles fût ourlé comme celui des
vôtres, elles auraient moins de surface. Si on nous les coupait à tous les deux, et qu'on les mit séparément dans les
bassins d'une balance , les miennes , quoique plus longues
d'un ou deux millimètres, ne pèseraient pas plus que celles
de votre seigneurie.
. Ne vous fâchez pas ! il vaut encore mieux
L'ARISTARQUE
les avoir longues au vrai qu'au figuré.
. Une nouvelle idée, M. l'archéologue, me passe
L'AUTEUR
par la tête en ce moment. Vous l'accueillerez peut être, car
�768
elle n'est qu'un diminutif de celle que vous repoussâtes,
avez-vous dit. Je voudrais que dans une armoire particulière, en bois de citronnier ou de palissandre, vous réunissiez tous les' ouvrages des Narbonnais qui ont laissé un nom
dans les lettres, après les avoir faits réimprimer sur beau
papier, et relier en maroquin , avec dorure sur tranche.
L'ARISTARQUE. Y pensez-vous! Ne pouvant nous assurer
par nous-mêmes du mérite des écrivains narbonnais qui ont
marqué dans les temps reculés, puisque leurs œuvres ont
péri, nous l'acceptons sur parole. Comment donc ferionsnous, à moins de simuler au pinceau, sur les rayons, des
livres de tout format, sur le dos desquels on lirait les noms
de ces écrivains, comme on le fait sur une porte que l'on
veut masquer, ou sur certain meuble d'une destination telle
qu'un auteur médiocre ne peut le regarder sans frémir?
L'AUTEUR. Oh, que vous n'en seriez pas tout à fait réduits-là ! Vous n'avez rien de nos savants de l'époque romaine, d'accord, si ce ne sont les attestations de Cicéron,
Horace, Quintilien, etc., qui se connaissaient en mérite
littéraire. Le rayon du bas ne se composerait, je le veux,
que de livres postiches; mais à partir du XIVe siècle vous
avez quelque chose, et ce quelque chose va croissant incessamment jusqu'à nos jours eu volume et en mérite. Voulezvous, Monsieur, que je vous fasse un détail abrégé des livres
ou brochures qui occuperaient les rayons supérieurs?
L'ARISTARQUE. Vous m'avez mis en train de rire, faites.
e
L'AUTEUR. I la chronique de Philomène qui, dans la supposition où cet écrivain était un moine de Lagrasse, doit
être regardée, par interprétation d'une des règles que j'ai
posées tout à l'heure, comme ayant été faite par un narbonnais. Soit un manuscrit sur parchemin d'environ cent pages.
L'ARISTARQUE. Mais , Monsieur, nous n'avons pas encore
ce manuscrit. Nous espérons seulement l'avoir ou plutôt le
ravoir, car il faisait partie des archives de la ville ; mais cet
espoir flatteur peut être trompé.
�769
. Ah bah ! c'est comme si vous le teniez. Conten-
L'AUTEUR
tez-vous, pour à présent, de la traduction latine que vous en
donna l'italien Ciampi. Celui qui la lira d'un bout à l'autre,
sans se démonter les mâchoires en baillant sera bien heureux. Je l'ai eu ce bonheur ; passons !
2° Sept ou huit lais ou planchs des troubadours Estève, Riquier et Berneth, presque intelligibles, qu'on trouvera dans Nostradamus, frère du célèbre astrologue, Raynouard, DomVaissète, etc., et qu'on imprimera sur velin,
avec culs-de-lampe et vignettes.
5" Le quatrième livre de l'Enéide, traduit en patois, dans
le genre burlesque, par le sieur de Bergoing. J'ai déjà parlé
de cet amusant opuscule d'une soixantaine de pages, que
j'ai lu plusieurs fois.
4° Le poème en huit chants de Madame de Calage, intitulé Judith, qui faisait du bruit avant Boileau; mais qui
périt par ricochet sous les traits de ce grand satiriste,
avec YAlaric, le Moyse, la Pharsale, la Pucelle, l'Alexandre et je ne sais combien d'autres gros poèmes, publiés
comme lui, en in-4°, sous la régence d'Anne d'Autriche
Un in-4° ! voilà un livre qui compte, j'espère.
o° Les œuvres complètes de Dom Bernard, de Montfaucon, quarante-six volumes, dont vingt-cinq in-K.. Cela va
crescendo, comme vous le voyez. Le quasi-narbonnais qui a
dévoilé et expliqué l'antiquité à tous les antiquaires, à vous,
Messieurs, si vous avez lu ses œuvres d'un bout à l'autre;
qui a tant contribué à répandre en France et dans toute
l'Europe, qu'il parcourut en tout sens, le goût de l'archéologie, et à qui l'on doit en grande partie le progrès qu'a
fait cette science parmi nous, devrait être figuré sur un
pâlanquin, porté par vingt-quatre membres de votre société, travestis à l'égyptienne, à la grecque et à la romaine,
ayant en tête le vingt-cinquième, le plus élancé de tous,
qui, comme certains instrumentistes ambulants,
II
ferait
49
�770
résonner à la fois, au moyen d'un fil d'archal, cymbales,
triangle et grosse caisse. Il est providentiel, Monsieur, que
la ville la plus antique des Gaules ait été la patrie du plus
illustre des antiquaires.
L'ARISTARQUE. Non pas précisément la patrie, mais c'est
tout comme. Les ouvrages de Montfaucon, Monsieur, prouvent d'innombrables recherches , une érudition immense et
un rare discernement. Son portrait en pied a été gravé par
Audran. Il figure en tête de ses œuvres.
L'AUTEUR,
6° Les poésies du vicomte de Grave, dont la
pièce principale est une tragédie intitulée Varron, qui eut
une vingtaine de représentations à Paris. Un volume in-8».
7° Les œuvres dramatiques de l'académicien Cailhava,
contenant cinq ou six comédies, en prose ou en vers, qu'on
ne jouera jamais plus , j'en ai grand peur, qui sont inférieures de beaucoup, il faut l'avouer, à celles de Molière, son
modèle; mais qui ont été représentées à Paris, à la fin du
dernier siècle, avec un succès
d'estime. Au reste, dans
l'un ou l'autre des deux volumes in-8° de ces œuvres doit
se trouver, si je ne me trompe, un traité sur les causes de
la décadence de l'art dramatique, qui donnera, s'il est bien
étudié, aux jeunes auteurs animés du désir de châtier, en
riant, les mœurs de leurs contemporains, les moyens infaillibles de rivaliser avec le père, de la comédie française...
Une idée ! il serait facile, Monsieur, de faire que nos concitoyens sussent par cœur, un jour, tout le Théâtre de Cailhava.
. Et comment?
L'ARISTARQUE
. En n'accordant à toutes les troupes de comédiens qui viennent se faire entendre à Narbonne l'autorisaL'AUTEUR
tion de représenter les pièces de leur répertoire qu'à la condition de jouer, une fois par mois, une comédie de cet auteur.
. Ce moyen-là n'est pas mauvais. La condi-
L'ARISTARQUE
tion ne serait pas trop dure , car enfin quelques faibles , en
�771
esprit comique, que soient les pièces de Cailhava, on en
représente souvent à Narbonne qui valent bien moins. Mais
êtes-vous bien sûr que Cailhava ait reçu le jour à Narbonne ?
L'AUTEUR. J'ai de fortes raisons de le croire. Je sais bien
que dans une préface il traite les Toulousains de compatriotes , mais c'est pure cajolerie de sa part. Au reste,
il vous suffit pour vous l'approprier, d'après ma règle n° 2,
que son père et sa mère aient été narbonnais, ce qui est
incontestable. La famille Cailhava occupa longtemps à Narbonne un appartement dans la maison de M. Vié, de l'Esta- gnol. Mon père et ceux de plusieurs de mes amis avaient
beaucoup connu le père Cailhava; et le fils, devenu poète,
se faisait une joie de leur adresser de Paris ses comédies et
ses poésies fugitives.
Savez-vous, Monsieur, que le pauvre Cailhava a été indignement traité, lundi dernier, dans un feuilleton du Journal
des Débats, signé J.Janin?
L'ARISTARQUE. Je l'ignorais.
L'ACTEUR. Je puis vous en donner connaissance , car je l'ai
porté aujourd'hui sur moi à cette intention.
L'ARISTARQUE. Ah ! voyons ce qu'il en dit.
L'AUTEUR. « Il y avait à Paris, sur la fin du siècle passé,
un certain gascon de bonne humeur, très-ambitieux, plein
d'esprit, qui s'appelait Cailhava, et se faisait appeler Cailhava d'Estandoux. S'il était ambitieux, jugez-en ! il voulait
faire absolument une comédie , et que cette comédie approchât du Misanthrope. C'est pourquoi notre homme était
chargé de toutes sortes d'amulettes qui avaient appartenu
à Molière. Il portait au doigt la bague de Molière; il attachait à son linge une tête en or de Molière; il était comme
certains dévots avec certaines reliques. On lui eût donné un
doigt de Molière, il en eût fait une infusion, et cette infusion il l'eût bue à la santé de George Dandin, de Tartufe ou
de la comtesse d'Escarbagnas. »...
�772
. Mauvais, mauvais!
. ...« Un jour, comme il se promenait aux environs de la halle , en songeant à ses rêves , Messire Cailhava
découvrit dans la rue de la Tonnellerie, au n° 5, sur le
fronton d'une porte délabrée, une inscription qui disait:
C'est dans cette maison qu'est né, en i620, J.-B. Poquelin
de Molière. En même temps, au-dessus de cette éloquente
inscription, flottait un maigre écriteau sur lequel était écrit :
Chambre à louer. « Certes , voilà mon rêve qui commence
« à s'accomplir », se dit à lui-même Cailhava d'Estandoux.
11 entre, il interroge, il veut tout voir
Enfin, tout au
sommet de cette maison , il trouve , ô miracle ! ô bonheur !
la chambre même où naquit Molière. On n'entre pas dans un
temple avec plus de respect et de componction. Bref, la
chambre fut louée au sire de Cailhava. Il en fit son royaume, il en fit son théâtre, il en fit tant que dix-huit mois
plus tard, en invoquant Molière et son ombre, il mit au
jour une comédie en cinq actes et en vers, où l'on ne
retrouve pas Molière , mais tout simplement l'esprit et l'invention de Cailhava d'Estandoux, et le monde lettré qui
savait le pèlerinage, et qui connaissait le pèlerin , se prit à
rire de toutes ses forces. C'était bien la peine, en effet,
d'habiter cette horrible masure, glacée en hiver, brûlante en
été, pour n'être au bout du compte qu'un méchant poète,
un Cailhava d'Estandoux ! En même temps, voyez le malheur
de ce pauvre homme, et combien peu son zèle ardent fut
récompensé! Il avait été leurré par une affiche menteuse;
il avait habité une vieille et sale maison où jamais Poquelin
n'avait mis les pieds, et voilà comment il est arrivé que
l'univers n'a jamais voulu confondre en ses empressements
Molière et Cailhava
» Je vous fais grâce du reste de cet
article.
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
N'est-ce pas là , Monsieur, insulter jusqu'à la croupière le
Pégase d'un de nos versificateurs les plus distingués ! Depuis
�775
le jour où je lus cette satire indécente des oeuvres du quasinarbonnais Cailhava, je n'ai plus voulu rien lire de son auteur. Que dis-je ! me reposant le septième jour, je ne lis plus
le Journal des Débats que six fois la semaine, pour ne pas
jeter involontairement les yeux, au bas de celui du lundi, sur
le feuilleton obligé du satiriste mal appris Jules Janin, de
l'audacieux insulteur de Cailhava. Ce n'est pas avec ce dénigrement, avec ce mépris qu'en parle N. Gallois, auteur de
l'article qui le concerne, dans un dictionnaire biographique.
Il rend hommage à ses efforts heureux pour prendre rang
parmi les poètes dramatiques qui glanaient sur les traces
des grands moissonneurs Molière, Racine et Voltaire, dont
les heureuses mains ont laissé tomber si peu de beaux épis.
Il s'amuse, mais honnêtement, de sa vive sympathie pour
l'illustre Poquelin, « sympathie qui était, dit-il, une véri« table adoration; car on assurait qu'il avait fait enchâsser
« une dent de Molière, comme une relique précieuse, qu'il
« se gardait d'exposer aux regards des profanes. » Il cite ce
passage de l'oraison funèbre de Picard, son élève, prononcée sur la tombe de Cailhava : « Cailhava, à une époque où
« la comédie était dénaturée par le jargon et l'enluminure
« du faux bel-esprit, eut le courage, car il en fallait alors !
« de vouloir composer des ouvrages dans le goût de Molière.
« Par sa théorie et par sa pratique, il s'est marqué une
« place honorable parmi les restaurateurs de la comédie
« française. » C'est avec ce respect qu'il faut parler de
Cailhava. Picard, en s'exprimant ainsi, n'était que l'écho
des gens de lettres de son temps. L'opinion de l'auteur de
La Petite Ville et de tant d'autres jolies comédies est la condamnation de celle d'un feuilletoniste, à plume volante,
qui, obligé d'être spirituel, tous les lundis, dans des articles occupant tout le rez-de-chaussée d'un grand journal de
quatre pages , à six colonnes chacune, n'a pas assez d'esprit, car il n'est pas un Voltaire, pour en épicer suffisani-
�774
ment tous ses comptes-rendus, et fait un peu comme ces
marchands , en plein air, qui ne saupoudrent qu'à la légère,
avec du sucre terré ou de la grossière cassonnade , les gauffres qu'ils débitent aux passants
Pour en finir avec
Cailhava , je dirai que, s'il n'avait été qu'un auteur méprisable , il ne serait pas mort membre de l'Académie française,
où n'entrera probablement jamais J. Janin , malgré son Ane
mort, sa Femme guillotinée et tout son bagage de feuilletons,
en eût-il la charge de trois ânes, pleins de vie, et la sienne
par surcroit.
L'ARISTARQUE.
A toi Janin !... Quels coups de sangle!
L'AUTEUR.
en suis-je de mon énumération des écrivains
OÙ
narbonnais dignes de mémoire?
L'ARISTARQUE.
n» 7.
L'AUTEUR.
La mienne me dit que vous en êtes resté au
,
8° Les ouvrages de l'Hippocrate français, du
doctissime médecin Barthez... Soit quatorze ou quinze volumes in-8°.
L'ARISTARQUE.
J'apprends qu'on doit lui élever une statue
à Montpellier. Si c'est comme ayant été le professeur le plus
illustre de sa Faculté de Médecine, qu'il a longtemps personnifiée, à la bonne heure! Il naquit dans cette ville,
dira-t-on; c'est possible, mais je ne le crois guère. En tout
cas , ce fut bien par hasard. Il est sûr qu'il fit son éducation
à Narbonne, et qu'il y poussa ses études jusqu'en philosophie; tous ses ascendants, ses deux frères, dont l'un fut le
gouverneur de Philippe-Égalité, tous ses collatéraux étaient
narbonnais; ses amis intimes, les Décampe, les Ferroul,
les Pech, les Laborie l'étaient aussi; il avait ses propriétés
rurales dans notre banlieue, notamment la grange de Taura,
que par un singulier jeu du sort possède de nos jours la veuve
du célèbre professeur de chirurgie Delpech; un de ses arrièrepetits-neveux y est encore propriétaire du vaste domaine
de Montfort, érigé en majorât par l'empereur Napoléon 1er;
�775
son ancienne maison, sur le plan des Barques de cité , n° 558,
dans laquelle il avait sa bibliothèque, qu'il légua à la Faculté
de Montpellier, et qu'en vint retirer M. le professeur Golfin,
contenait à tous les étages plus de livres qu'il n'y a de plats,
d'assiettes, de tasses et de bouteilles dans les magasins de
M. Gros, marchand de faïence; c'est à Narbonne qu'il passait
ses vacances ; c'est à Narbonne enfin qu'il se retira tout à
l'ail quand fut dissoute, sous la Terreur, la Faculté de Montpellier. Sa cuisinière, nommée la Suisse, étaîl d'un village
de nos environs. Il lui laissa un fort joli legs. Il n'était pas
toujours content d'elle , bien qu'elle fut habile dans son art.
Leurs vives querelles amusaient tout le quartier, et je tiens
de mon pauvre beau-père, qui en fut témoin, qu'un jour, à
sou diner, il jeta par la fenêtre de la salle à manger un ragoût de veau, auquel il n'avait pas voulu toucher, en
s'écriant : « Du veau ! du veau ! toujours du veau ! » Ce
n'est pas qu'il eut de la répugnance pour cette viande , mais
sa cuisinière lui en avait fait la soupe; il en était au bouilli,
lorsqu'elle vint lui dire , en mettant sur table un ragoût aux
petits oignons de la même viande, qu'il en aurait encore
pour rôti... il n'y tint pas.
L'AUTEUR.
L'impatience de M. Barthez, à ce sujet, me
rappelle celle d'un évêque, qui, dans une tournée pastorale, faite en carême, ayant accepté le diner d'un curé de
village, n'eut à manger que des œufs. On les lui avait
apprêtés de plusieurs manières, c'est vrai; mais ils n'en
étaient pas moins l'élément principal de chaque ragoût. A
chaque plat qtfe sa chambrière mettait sur table , le pauvre,
curé, pour lui rappeler que c'était un jour maigre, et qu'il
avait dû se garder d'induire son évêque en tentation, lui
disait : « Ova ! Monseigneur... Ova! Monseigneur. » Cette
observation fut faite si souvent que ce prélat gourmet, qui
n'aurait pas été fâché que son hôte , moins méticuleux , lui
eut fait servir une volaille, voire quelque pièce de gibier,
�776
tout en s'excusant de la transgression de son propre mandement , jeta de dépit sa serviette sur table, et se leva , en
s'écriant : « Oh, va te faire
! »
. Bah ! c'est un conte fait à plaisir. Vous pou-
L'ARISTARQUE
viez vous dispenser de me le rappeler; je le savais avant vous.
L'AUTEUR. Pour réparer ma faute, je vous rapporterai un
bon mot de feu Julia Fontenelle à M. Barthez.
. Vous dites Julia Fontenelle!
L'ARISTARQUE
Fontanille,
tout au plus ' car c'était le nom de sa femme. Oh, le hâbleur
fieffé !... Voyons !
. Le pharmacien Julia, si vous l'aimez mieux,
L'AUTEUR
membre de plusieurs sociétés savantes, dont l'enseigne, vous
vous le rappelez, portait ces trois mots latins : « Auxilium
naturœ dolenti. », et qui s'amusa quelquefois à mettre en
vers des épigrammes de Martial, qu'il se faisait traduire par
son ami d'Aragon , plus fort que lui sur le latin; le pharmacien Julia , auquel Barthez disait un jour que son plus grand
chagrin était de n'être pas le médecin en titre de l'empereur, lui répondit vivement : « Et que vous importe ! n'êtesvous pas l'empereur des médecins? » Cette saillie fît le plus
grand plaisir à son orgueilleux interlocuteur.
. M. Barthez ne fut pas, c'est vrai, le médecin
L'ARISTARQUE
en titre de Napoléon Ier, qui lui préféra Corvisard ; mais il
fut un de ses médecins consultants, comme il l'avait été de
Louis XVI et du duc d'Orléans. Mandé par lui un jour il
prit dans sa voiture son jeune élève Sernin , feu notre ami
Sernin, de qui je tiens le fait, et se dirigea vers les Tuileries. En mettant pied à terre, dans la cour du palais, il
récita avec un geste d'autorité, à son compagnon, qu'il
pria de l'attendre, la plus sublime strophe de Malherbe,
ainsi modifiée :
Le pauvre, en sa cabane, où le chaume le couvre.
Est sujet à nos lois.
Je vais dicter la mienne, à lïnslanl, dans son Louvre,
Au grand faiseur de rois.
�777
« Sernin, ajouta-t-il, je vais voir le plus grand homme des
« temps modernes; mais, tout grand homme qu'il est, il
« subira mes prescriptions médicales. Je suis le maître ici:
« Rappelle-toi ce mot d'un de nos plus grands docteurs :
« Ubi medicus, ibi dominus. »
L'AUTEUR. Est-il vrai, Monsieur, que pour mieux se couvrir la tête, en hiver, M. Barthez avait coutume de se servir
dans son cabinet des coiffes (dé las toupinos) de sa servante?
L'ARISTARQUE. Ce qui pouvait le faire croire, c'est que ses
bonnets à mentonnière en avaient à peu près la forme. Ainsi
testonné, il était horriblement laid. La partie la plus disgracieuse de sa figure était un nez très-gros et très-mal fait.
Il le savait bien, car un jour de grande réunion de dames et
de messieurs chez un de ses amis, comme il était venu un
peu avant l'heure , et que personne n'était encore au salon,
l'invité qui arriva immédiatement après lui l'entendit, de
derrière un paravent, dire à plusieurs reprises, en se donnant des chiquenaudes : « Si ce n'était ce fichu nez !... Si ce
n'était ce fichu nez ! » Il se montra sur-le-champ, et surprit
le protodocteur, debout sur une chaise, se mirant de la tête
aux pieds , à une grande glace, qui ne reproduisait, hélas !
que trop fidèlement des traits bien peu faits pour inspirer
de l'amour.
" L'AUTEUR. On le disait fort entreprenant auprès du sexe.
L'ARISTARQUE. Ah, Monsieur! si Mademoiselle d'Auceresses, dont nous parlions tout à l'heure, ne voulut pas profiter de l'autorisation donnée par le neuvième commandement
de Dieu pour goûter les douceurs de l'amour permis, M. Barthez ne transgressa que trop souvent le sixième, qui défend
celles de l'amour déshonnête ; ce qui lui valut quelques petits affronts. Voici ce qui lui arriva un soir : A l'exemple
de Platon , qu'une gravure nous représente philosophant,
au milieu de ses disciples , sur le cap Sunium, il réunissait
en été, entre huit et dis heures du soir, ses amis et ses
�778
élèves sur les degrés du bastion faisant face à la Promenade.
Là on discourait médecine, littérature, langues mortes et
vivantes, philosophie, politique , etc., et l'on s'y communiquait les cancans de la ville. Quelques daines d'esprit se
joignaient à ces messieurs, après avoir fait cinq à six tours
de promenade. Un soir, une d'entr'elles dut se retirer de
bonne heure. M, Barthez se leva précipitamment, et la suivit : cinq minutes après, on entend l'Esculape jeter les hauts
cris. On s'étonne, on s'alarme
Que s'était-il passé entre
M. Barthez et la dame? Le Céladon suranné s'élait-il permis en propos ou en geste quelque impertinence ? cela pouvait bien être, car il était coutumier du fait. Toujours est-il
que les cris : « Oh, la coquine ! la chienne ! ma perruque !
qu'a-t-elle fait de ma perruque? »
retentissaient haute-
ment. On se dirige vers le point où pouvait avoir eu lieu
l'altercation ou l'offense présumée, et l'on voit M. Barthez
cherchant à tâtons, dans l'ombre, sa perruque à trois marteaux , que son antagoniste femelle lui avait enlevée de sa
tête tout à fait chauve; la nuit était tellement noire qu'il
ne pouvait la trouver. La risée publique, excitée par cet
affront, ajoutant à sa colère, il courut à sa maison , peu
éloignée de là , pour faire venir sa servante, et lui cria de
descendre au plus vite avec une lumière. Mais celle-ci eut
bien de la peine à comprendre de quoi il s'agissait, car les
exclamations confuses : « La chienne ! la coquine ! ma per« ruque ! une lanterne ! Couïlo-tê, moïllo ! dègourdissi-té,
« bieillo nipo ! » ne suffisaient pas pour expliquer la vraie
cause du trouble et de l'exaspération de son maître. La Suisse
arrive enfin avec une lanterne. A la vue du chef ras et luisant du vieillard, qu'un reflet de la bougie lui permet de
distinguer, il lui fut impossible de ne pas rire comme toute
l'assistance. La grande colère de celui-ci alors expliquée,
elle cherche avec soin sur le lieu du débat, et finit par apercevoir la perruque de M. Barthez dans les immondices du
�779
regard de l'égoût. Ainsi déshonorée, on ne pouvait penser à
l'en retirer; elle y fut laissée. Mais le lendemain des manœuvres le firent, et se la renvoyèrent, à coups de pied, d'un
bout à l'autre de la grande allée, avec des lazzis assaisonnés
de grands éclats de rire. C'est un jeu , comme vous savez ,
qu'ils appellent, par antiphrase, réposso-capèis... L'égoût
dont je parle était alors au marin de la Promenade, d'où,
depuis un temps immémorial, il infectait les promeneurs de
ses exhalaisons fétides ; ce qui prouve , pour le dire en passant, que nos anciens consuls, décurions ou édiles étaient
encore moins soucieux que nos municipaux de la salubrité
publique.
. Il est bien surprenant que M. P.-J. Barthez ,
L'AUTEUR
dont l'un des frères, en état d'émigration, était un des agents
les plus actifs du comte d'Artois, et qui ne passait pas pour
patriote, bien loin de là ! n'ait pas porté sa tête sur l'échafaud, en 1793!
L'ARISTARQUE. On se garda bien de toucher, je ne dis pas à
un cheveu de sa tête, qu'il avait toute chauve, mais à un poil
de sa barbe ! Les sans-culottes narbonnais auraient eu, pour
la moindre insulte faite au citoyen Barthez , maille à partir
avec toute l'armée des Pyrénées-Orientales, à laquelle il rendit de signalés services pendant une contagion qui s'était
déclarée dans les hôpitaux de Perpignan , encombrés de malades , et avec son illustre général Dugommier, qui, tombé
lui aussi gravement malade au milieu de ses triomphes , dut
à M. Barthez la prolongation de ses jours.
L'AUTEUR. Tout cela est fort curieux , mais permettez-moi
de continuer mon énumération.
9° La continuation de la grande histoire ecclésiastique de
Fleury, par M. l'abbé 0. Vidal, notre concitoyen, qui se
compose probablement de plusieurs volumes. J'ai entendu
dire beaucoup de bien de cet ouvrage, tant sous le rapport
de l'érudition que sous celui du style. On disait, dans le
�780
dernier siècle, en comparant les deux Histoires de l'abbé de
Choisy et de l'abbé Fleury, que Choisy n'était pas assez
fleuri, et Fleury pas assez choisi; sans doute que notre
digne concitoyen se sera gardé de la sécheresse, reprochée
au premier, et qu'il aura été plus judicieux que le second
dans le choix et l'appréciation des faits consignés dans son
livre.
. Je parierais que Capestang, où M. Onésyme
ou Onuphre Vidal a des parents assez rapprochés, disputera
un jour à Narbonne la gloire d'avoir donné le jour à cet
auteur sacré.
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR. Je me garderais bien d'accepter le pari ! Jamais
ville, Monsieur, n'a été plus spoliée que la nôtre. C'est d'une
audace, d'une rapacité criante, inouïe! Après nous avoir
dérobé nos reliques de toute sorte, profanes ou sacrées, les
ossements de nos saints, nos autels votifs païens, nos tableaux, nos statues et les plus beaux de nos bas-reliefs, les
villes voisines, qne nous dominions de toute la hauteur de
notre cathédrale, comparée à la petitesse de leurs masures
ecclésiastiques, s'attaquent à toutes nos illustrations. Toulouse nous prend Madame de Calage et Cailhava , Limoux le
père Montfaucon, Carcassonne le chroniqueur Philomène,
Montpellier le médecin Barthez, Aix l'abbé de Brueys, etc.
11 ne nous restera , comme on dit, que les yeux pour pleurer notre absolu dénûment. J'ai entendu dire qu'il fut question , sous l'Empire, d'envoyer à Paris les six incomparables colonnes du maître-autel de Saint-Just! Ah! si notre
cathédrale toute entière pouvait être arrachée de ses fondements , posée sur un appareil à larges roues, et traînée, au
moyen de caliornes, de tournevires et de cabestans , comme
le fut le fameux cheval de bois qui décida de la prise de
Pergame, je ne répondrais pas que Monseigneur de Toulouse, se prévalant de son titre honorifique d'archevêque de
Narbonne, ne se fit autoriser par le pape et le gouverne-
�781
ment français à transférer ce monument dans sa ville métropolitaine. Les bras ne lui manqueraient pas pour cela :
toute la population de la Haute-Garonne en masse, hommes,
femmes , enfants , clercs ou laïques, nobles, capitouls, troubadours , bourgeois , ouvriers et paysans, dirigés par M. le
chevalier du Mège et ses confrères de l'Académie des sciences, s'attèleraient aux cables comme des bêtes de trait, et
traîneraient, sous des arcs de triomphe, cum tubis et organo, avec des cantiques , des cris de joie et au bruit de toute
l'artillerie du Polygone toulousain, ce chef-d'œuvre d'architecture gothique jusqu'au milieu de leur ville , dont il serait
le plus bel ornement.... Je poursuis.
10° Les sermons de l'abbé Caffort,que ses héritiers ont je
pense fait imprimer. Il ne put jamais parvenir à l'épiscopat,
même in partibus infidelium, malgré son savoir et son éloquence; mais Dieu, en l'appelant à lui dans un âge peu
avancé, lui épargna la douleur de voir un autre narbonnais,
taillé physiquement sur son patron, mais infiniment moins
lettré , décoré de la mitre et de la crosse épiscopales. « Matrimoni et vescovali son dal cielo destinati. »
11° Les Apologues sacrés, tirés du Nouveau Testament,
mis en vers, pleins d'onction, de componction, d'attrition
et de contrition, par M. l'abbé Laborie.
12° Les œuvres de deux philosophes d'un assez fort numéro, encore vivants, portant le môme nom de Cros. Vous
me direz qu'ils ne sont narbonnais ni l'un ni l'autre; mais
le premier, ayant été longtemps chef d'institution à Narbonne , reçoit l'application de ma règle n° 4, et le second ,
ayant épousé une narbonnaise, habitant actuellement à Narbonne , et faisant des enfants narbonnais, ne peut mettre
au monde que des livres narbonnais. Il serait plaisant que
sa progéniture corporelle le fût et que sa couvée spirituelle
ne le fût pas ! il est d'ailleurs membre de votre Société.
. Il ne l'est pas, Monsieur.
L'ARISTARQUE
�782
. Il ne l'est pas! ah, par exemple! il était mem-
L'AUTEUR
bre de la Société des arts et des sciences de Carcassonne,
de Carcassonne où la science a son domicile départemental,
et qui réparera si difficilement sa perte, et ne l'est pas de la
vôtre ! Oh, Monsieur, quelle faute crasse ! réparez-là le plutôt possible, ou défaites-vous de vos bustes de Descartes,
Leibnitz et Bacon , dont il est le digne disciple.
. Mais ces bustes nous ne les avons pas !
L'ARISTARQUE
. Pff! ils n'ont pas les bustes de Descartes, de
L'AUTEUR
Leibnitz et de Bacon. .. Cela n'est pas pardonnable. Ils se
feront traiter d'ignorants.
13° Les discours de M. Barthe-Labastide à la chambre des
députés, dite introuvable, si on peut toutefois les trouver.
L'ARISTARQUE. Cela serait un peu difficile : il ne monta
jamais à la tribune.... par timidité peut-être.
. Par timidité ! cela n'est pas croyable. Il avait
L'AUTEUR
bien osé, dix ou quinze ans avant son élection, jouer à Narbonne le rôle de Y Intimé, dans les Plaideurs de Racine.
. Il ne fallait pour cela, Monsieur, qu'avoir de
L'ARISTARQUE
la mémoire.
L'AUTEUR. Eh , que ne débitait-il à la tribune les discours
d'autrui, comme tant d'autres !
14° Les discours de M. Félix Barthe, tant à la chambre
des Députés qu'à la chambre des Pairs, de M. Félix Barthe,
à qui son vrai pronom , longtemps dédaigné (car ses condisciples ne l'ont connu au collège que sous celui de Charles),
a porté un singulier bonheur; de M. Félix Barthe, ancien
procureur du roi du tribunal de la Seine, ancien ministre
de l'Instruction publique, ancien pair de France, aujourd'hui sénateur et président de la cour des comptes, avec les
plaidoyers cicéroniens de ce célèbre avocat et sa Notice sur
les trois grands orateurs révolutionnaires Mirabeau, Vergniaud et Barnave , dont il publia les discours.
. Cette notice, Monsieur, que je voudrais bien
L'ARISTARQUE
�785
relire, fut probablement la source de son bonheur, comme
elle est le fondement de sa réputation.
L'AUTEUR. Et pourquoi donc une notice ne serait-elle pas
la base solide d'une grosse réputation ! Une préface ne futelle pas celle de la réputation universelle de d'Alembert?
15° Les fables de M. Victor Roussy, publiées à Paris, il y
a peu de mois , sous le patronage du poète Méry.
16° Les œuvres de M. Léon Galibert, un de vos anciens
confrères, résidant aujourd'hui à Toulouse, où il continue,
je l'espère bien ! de faire des livres et des mémoires sur le
pays, dont votre société sera la marraine.
17° Le recueil des poésies de M. Dureau, cousin de votre
vénérable bibliothécaire, qui, bien que couronné trois fois
par l'académie des Jeux floraux, a eu la prosaïque idée de
quitter, pour la carrière administrative , le culte des Muses,
qui souriaient à ses heureux débuts, et formaient déjà la
chaîne pour lui faciliter la montée si abrupte de l'Hélicon.
L'ARISTARQUE. Il était bien plus simple de lui expédier le
che val Pégase !
L'AUTEUR. Pégase était alors au service des poètes patois
du Midi, et ne manquait pas d'occupation. Et voyez qe que
c'est que la nouveauté ! il prêtait plus volontiers son dos aux
poëtes de la langue d'oc qu'à ceux de la langue d'oïl.
L'ARISTARQUE. Cela ne me surprend pas, Monsieur, de la
part de cet animal à l'oreille si musicale, qui croyait peutêtre entendre du grec , du latin ou de l'italien , en écoutant
les chants de nos nouveaux troubadours...Vous le trouverez
peut-être quelque jour dans l'écurie de M. Janot, votre locataire, prêt à vous offrir son dos pour cet aérien voyage.
L'AUTEUR. Quelle rumeur dans tout le quartier quand on
le verrait prendre son vol avec un cavalier si peu solide !...
Je continue.
18° La partition de la pastorale de Daphnis et Alcimadure
du grand musicien Mondonville, et celle de l'opéra de Tithon
�784
et l'Aurore, du môme compositeur, si on peut se les procurer, avec le libretto de l'abbé Voisenon, que je voudrais
connaître au crépuscule de mes jours, par curiosité, pour
savoir ce que cet abbé dameret pouvait faire dire, pendant
trois ou cinq actes, à ce vieillard qui rajeunissait toutes les
nuits dans les bras de son amante, et à cette immortelle,
toujours jeune, fraîche et rododactyle.
.
19° Les essais dramatiques d'Eugène d'Aragon, profes-
seur de mathématiques, se composant d'un vaudeville, fait
en collaboration avec un de ses amis, et d'un drame intitulé
Jeanne Shore, dont la composition lui appartient en entier. De
ces deux pièces, l'une n'a jamais été représentée , et l'autre
n'obtint sur notre scène qu'un succès équivoque, par l'effet
sans doute de l'incapacité des acteurs et de l'inattention du
parterre. Il aurait été très-facile à l'auteur de prendre sa
revanche , et même sur un plus grand théâtre... Bah !
Ce qui lui plaît surtout c'est un beau théorème;
Mais drame, tragédie, ode, chanson, poème.
Des écrivains du jour fragiles monuments,
Ne sont d'Eugène oisif que les amusements !
20° Le Manuel de Chimie amusante et celui du Sorcier,
dédiés par le baron Julia de Fontenelle à son ami Barathier.
. Le baron , dites-vous ; oh, c'est trop fort !
L'ARISTARQUE
. Ecoutez : M. Barathier se trouvait un jour à
L'AUTEUR
Paris chez le docteur Julia, lorsqu'un laquais, à l'habit
galonné sur toutes les coutures, entra suivi d'un homme de
peine portant un panier qui contenait douze bouteilles de
Bourgogne, et dit à son ami que Madame la comtesse de ***
souhaitait le bonjour à M. le baron, et lui faisait cet envoi.
Barathier témoigna naturellement au docteur, quand le laquais fut sorti, son étonnement de l'entendre ainsi qualifier; à quoi celui-ci répondit : « Vois-tu, mon cher! dans
« la haute position scientifique et littéraire que j'ai con-
�783
« quise, je ne puis plus m'appeler Julia tout court. J'ai
« donc pris le parti de m'attribuer un titre nobiliaire; cela
« grandit un homme. C'est un exemple, au reste, que beau« coup de gens de lettres.... que Cailhava, mon ami, en« tr'autres, m'ont donné ; pourquoi ne le suivrais-je pas ? »
L'ARISTARQUE. NOUS
avons quelques Mémoires de Julia dans
notre bibliothèque, notamment celui qui traite du danger
des inhumations précipitées , et celui dans lequel il consigna
ses observations sur des cadavres de criminels suppliciés,
sur des têtes fraîchement coupées. Une d'entr'elles , dit-il,
à laquelle il demanda si elle souffrait encore, ouvrit les yeux,
le regarda fixement, et balbutia , en gémissant, les mots :
« Oh oui, beaucoup ! »
L'AUTEUR. Récrions-nous après cela contre la fiction de
Virgile qui suppose , dans son touchant épisode d'Orphée,
que la tête de ce chantre divin, séparée de son corps, et
jetée dans les flots de l'Ebre par les nymphes de Thrace,
jalouses de la constance de son amour pour une de leurs
compagnes à jamais perdue pour lui, y murmurait encore le
nom d'Eurydice, dont il avait fait retentir incessamment
les montagnes d'alentour :
« L'Èbre roula sa tête encor toute sanglante....
« Là, sa langue glacée et sa voix expirante,
« Jusqu'au dernier soupir formant un faible son,
« D'Eurydice en flottant murmurait le doux nom.. »
( DELILLE.)
Le mémoire dont vous parlez, Monsieur, qui traite des contractions musculaires, des tremblements qu'éprouvent encore les cadavres, après une décolation subite, contient-il
quelques-unes des observations de ce docteur sur la circulation du sang? C'est que, voyez-vous, un autre de ses
amis le surprit un jour, dans son cabinet, étendu en travers
sur une chaise, levant en l'air tantôt un bras, tantôt une
jambe, et comme il lui témoigna son étonnement de le voir
Il
50
�786
dans cette posture, Julia lui répondit qu'il faisait sur luimême des observations relatives à la circulation du sang.
C'était toujours avec le plus grand sérieux qu'il faisait ses
plus originales expériences et qu'il disait ses hâbleries les
moins croyables.
L'ARISTARQUE. Avec tout cela, le docteur Julia avait des
connaissances assez étendues et beaucoup d'esprit naturel.
L'AUTEUR. Il était d'un commerce très-agréable... Ah, par
exemple ! si vous aviez pu l'avoir pour confrère, c'est celuilà qui mieux qu'aucun de vos prôneurs aurait propagé/dans
tout l'univers la réputation de votre Musée.
L'ARISTARQUE. La mésintelligence se serait probablement
bientôt mise, Monsieur, entre Julia et celui de nos collègues qui, pharmacien comme l'avait été ce docteur, a assez
de zèle et de lumières pour faire à peu près tout dans notre
Compagnie.
L'AUTEUR. Oh, cette mésintelligence n'aurait pas été sans
remède !
L'ARISTARQUE. M.Gaillard, avoué, avouerait ce calembourg.
Ce qui me fait penser qu'on y aurait malaisément remédié ,
c'est que M. le docteur Pech, bien plus fort en science médicale comme en archéologie que ne l'était M. Julia, et l'un
de nos membres les plus utiles, ne s'accorde guère mieux
avec notre secrétaire perpétuel qu'un chien ne sympathise
avec un chat.
L'AUTEUR. M. Pech chasse de race, comme on dit. Son père,
son grand-père et surtout son arrière-grand-oncle le chanoine ont été célèbres à Narbonne par l'universalité de leurs
connaissances. L'archevêque Le Goust de La Berchère avait
coutume de dire du chanoine Pech que cet homme modeste
ne savait pas ce qu'il valait.
L'ARISTARQUE. Notre confrère n'ignore pas entièrement ce
qu'il vaut; voilà toute la différence entre son arrière-grand-
oncle et lui.
�787
. Allons! toujours quelque petit coup de patte!
21° Le recueil des manuscrits de l'abbé Pourret, célèbre
botaniste, né à Narbonne, mort à Santiago de Galice, en
Espagne, où il avait émigré du temps de la Terreur.
L'ARISTARQUE. Oh, mon cher Monsieur! on ne sait pas ce
qu'ils sont devenus ces manuscrits. L'espoir conçu par Galibert, auteur de sa biographie, d'en retrouver un jour une
partie ne s'est pas jusqu'ici réalisé, peut-être ne se réalisera-t-il jamais , ce qui serait bien malheureux ! C'est égal,
l'abbé Pourret n'est pas mort tout entier. Les éloges des
plus savants naturalistes de son temps avec lesquels il fut
en relation suivie, auxquels il communiquait généreusement ses plantes et le résultat des études par lui faites pendant ses voyages dans les Corbières, dans les Pyrénées et
dans toutes les Espagnes, restent et conservent sa mémoire.
Il suffirait pour soutenir son nom sur les eaux du fleuve
d'oubli de la lettre insubmersible que Linné lui adressa
d'Upsal, le 20 février 1780, pour le remercier de l'envoi d'un
nouveau catalogue de plantes qu'il ne connaissait pas du tout.
L'AUTEUR. Oui, Monsieur. J'en ai ici un extrait; elle est
fort courte , mais elle contient autant d'éloges que de mots.
Le savoir étonné de ce grand homme semble s'humilier devant celui de Pierre-André Pourret :
L'AUTEUR
«
«
«
«
«
«
CELEBERRIME VIR !
« Gratissimam tuam 19 jan. datam epistolam his diebus
habui; nullam majori cum voluptate habere potui. Miror
pulchram tuam plantarum viveutium collectionem, majorem quàm credo ullum alium possidere, et adhuc magis
miror liberalitatem tuam ergà me, qui, nullo modo, hoc
mereri potui
« Nullas litteras tam avidè expecto ac tuas.
« Vale, Vir Celeberrime ! et me favere perge ;
« Vale.
« CAROLUS A LINNE. »
�788
22° Les nombreuses notices de M. Émile Cauvet, avocat
près le tribunal de Narbonne , sur les plus grands écrivains
et .les orateurs les plus célèbres de l'antiquité, tels que
Pline-le-jeune, Lucius Crassus, fondateur de notre colonie, etc.
. Les notices nombreuses, dites-vous ; mais
L'ARISTARQUE
vous plaisantez! elles se réduisent à deux; si vous disiez
les nombreux Mémoires sur procès, à la bonne heure ! il en
a fait plus qu'il n'y a de jours dans l'année. Croyez-vous
par hasard qu'on fasse des notices si savantes, si bien raisonnées , et d'un style si châtié, comme l'on fait une chanson patoise? Essayez , et vous verrez !
L'AUTEUR. Viendraient ensuite un bon nombre de Mémoires
sur le déboisement de la Clape, sur la maladie de la vigne,
le choléra , l'importance du port de La Nouvelle, les épizooties, le recreusement des canaux de l'étang salin, de Messieurs Vié de l'Estagnol, Faure ,
Pessieto , Narbonnès ,
Bonnel, Py, Labadié, etc.; ensuite force professions de foi
(faites de très-bonne foi) de beaucoup de Narbonnais ayant
aspiré à la députation, depuis 1789 jusqu'à ce jour, et enfin
quantité d'hymnes patriotiques, cantiques sacrés, épithalames, madrigaux, chansonnettes bachiques et grivoises,
tant en français qu'en patoisjdeMM. Julia, Laget, Brenguier,
Figeac,. Jalard , Gaillard, Roussy et de votre serviteur,
« Si j'ose me citer après ces noms fameux. »
Eh bien, Monsieur, ne sommes-nous pas plus riches que
vous ne pensiez ?
. Je n'en tombe pas tout à fait d'accord. A
L'ARISTARQUE
part les in-folio dont vous avez parlé dans le principe, tout
cela contiendrait dans une malle de voyageur, et ne garnirait pas un rayon de trois mètres de long ; mais peut-être la
reliure le grossirait-elle un peu. Voilà donc pour le premier
rayon, au-dessus de la tablette, puisque tout le bas serait
�781)
consacré aux livres postiches de nos savants en us. Et que
mettrions-nous, Monsieur, aux rayons supérieurs ?
L'AUTEUR.
Les Mémoires de votre Académie, Monsieur,
pour les vingt-cinq ou trente années qui ont couru depuis
l'époque de sa création , et qu'on m'assure être sous presse.
Soit trente volumes in-4°.
L'ARISTARQUE. (upart.) a Va-t-en voir s'ils viennent, Jean !
va-t-en voir s'ils viennent. »
L'AUTEUR. Arriveraient plus tard, d'année en année, de
nouveaux volumes de Mémoires, qui dans cent ans mettraient vos successeurs dans l'embarras pour les caser. Eh
bien ! Monsieur, vous abondez entièrement dans mon sens à
présent, je l'espère.
L'ARISTARQUE. Je persiste plus que jamais, Monsieur, au
contraire, dans ma première opinion, et nos illustrations
modernes (je vous demande bien pardon puisque vous en
faites partie) me rendant peut-être injuste pour les anciennes, je n'adopte pas votre proposition d'une vitrine en citronnier ou en palissandre, pour les auteurs du pays, morts
ou vivants, dont nous avons les œuvres, et je retire la
mienne au sujet de l'inscription en lettres d'or des noms des
empereurs, personnages consulaires, prélats, professeurs,
vicomtes, prosateurs ou poètes, dont nous n'avons ni les
portraits ni les œuvres. Que notre bibliothèque reste telle
qu'elle est ! Arrive à la gloire qui pourra, sans ces recommandations ! Si Narbonne n'est pas une des villes les plus
favorisées par le hasard, en fait de personnages célèbres, je
n'en suis pas pour cela plus humilié. Elle en eut un bon
nombre tant qu'elle fut puissante et populeuse. Il serait
aussi absurde de la railler de ce qu'elle n'en a plus depuis
qu'elle est réduite à douze mille âmes, qu'il le serait de
vouloir que le delta de l'Aude, qui n'embrasse que quelques
milliers d'hectares de terre, très-fertile d'ailleurs, fût
aussi riche en moissons ou en pâturages que l'immense delta
�790
du Nil, ou bien de vouloir que l'étang de Bages , aujourd'hui
presque atterri et dulcifié, fut aussi abondant en poissons
que le grand étang de Thau. Tout encouragement manque
d'ailleurs en province pour les hommes de lettres ; et les
personnes les plus heureusement douées sous le rapport de
l'intelligence et de l'imagination , voire même de l'esprit
(que M. de Lamartine affecte un peu trop de mépriser),
devant penser d'abord à vivre de bonne soupe, à se bien
vêtir et loger, à se faire enfin une position, chose aujourd'hui très-difficile , pour pouvoir élever leurs familles, pour
avoir les moyens d'acheter à leurs filles des pianos de quinze
cents francs, et de les établir sortablement, seraient fort mal
inspirées si, dans l'espoir très-incertain d'arriver à une
renommée , qui ne leur donnerait peut-être pas les moyens
de vivre à l'aise, elles se livraient exclusivement à l'étude
des belles-lettres,.... du beau langage. Il en coûtera cher,
Monsieur, il en cuira, passez-moi cette trivialité, à tous
ceux qui, restant dans leur petite ville , aspireront uniquement à bien écrire en prose ou en vers, et se feront auteurs
avant de s'être assurés des rentes suffisantes à leur entretien, et même un peu de superflu, chose plus que jamais
nécessaire.
L'AUTEUR.
La sagesse a parlé , Monsieur, par votre bouche.
Je me sents tout morveux, c'est pourquoi... je me mouche.
Oh tcheu ! oh tcheu !
L'ARISTARQUE. VOUS
éternuez bien fort, mais pas autant
cependant que M. votre père , qu'on entendait d'un bout de
la ville à l'autre. Je voudrais bien , Monsieur, que quelqu'un
qui nous eût écoutés eût pris la peine de sténographier tout
ce que nous avons dit, vous et moi, dans nos entretiens.
« A bon chat, bon rat. » Si l'attaque a été rude, que pensez-vous de la défense ? Les intérêts de notre société n'étaient
pas en trop mauvaises mains , hé ! hé !
�791
. Ah, qu'il m'en souviendra , la, li, ra ! je sais
L'AUTEUR
ce qu'en vaut l'aune.
L'ARISTARQUE. Il ne nous appartient pas , M. Birat, de décider lequel de nous s'en est le mieux tiré. Vous prendriez
pour un compliment l'aveu que je ferais de votre supériorité , et la modestie ne me permet pas de me décerner la
palme. Si les statues de saint Pierre et de saint Paul, qui
sont à vingt mètres au-dessus de nos têtes, avaient des
oreilles pour entendre et une bouche pour parler, je ne récuserais pas leur jugement.
L'AUTEUR. Est-il vrai, Monsieur, qu'on les descende de
leurs niches une fois l'an, pour les y rétablir un quart
d'heure après ?
L'ARISTARQUE. Quoique marguillier de Saint-Just, c'est la
première fois que je l'entends dire.... Et pourquoi faire?
L'AUTEUR. Oserai-je, M. l'archéologue, vous répondre ce
que le jardinier Barraquet, très-mauvais plaisant, répondit
à Madame Bertholet, qui habitait une partie de l'année ce
palais, érigé sous le premier empire en sénatorerie, quand
sa curiosité, provoquée de la même manière par Barraquet,
lui fit faire la même demande?
L'ARISTARQUE. Osez, Monsieur, osez ! Un avocat ne doit
pas se montrer plus sévère que la femme d'un sénateur.
L'AUTEUR. Cette grande dame ne s'offensa pas de la réponse, au contraire. Elle gratifia l'impertinent d'un écu de cinq
francs.... On descend ces deux statues une fois par an de
leurs niches ut alvum évacuant.
L'ARISTARQUE. Ah, ah', ah ! c'est fort drôle; je la gobe cette
fois.
L'AUTEUR. Vous ne récuseriez pas, dites-vous, la décision
de ces deux saints sur la question de savoir qui de nous a
eu l'avantage dans notre discussion , s'ils avaient le don de
l'ouïe et de la parole ; récuseriez-vous l'opinion du public ?
. Non, Monsieur.
L'ARISTARQUE
�792
L'AUTEUR. Eh bien ! il sera bientôt à même de se prononcer, car j'ai mis par écrit, à l'issue de chaque entretien , ce
qui a été dit de part et d'autre , et j'en ferai autant ce soir.
Tout cela sera compris dans mes œuvres et imprimé.
L'ARISTARQUE. Quelle prodigieuse mémoire à plus de soixante ans ! Quel dommage que de pareilles facultés n'aient
pas été plutôt et mieux utilisées ! Vous imprimerez donc nos
entretiens ? Oh, tant mieux !
L'AUTEUR. Oui, Monsieur. Je prierai même l'ami Barathier
de me faire pour le frontispice de cet opuscule une vignette
qui représentera , figurés en caryatides, vos deux confrères
les plus zélés. Ils soutiendront sur leurs épaules un simulacre de musée, au balcon duquel se pavaneront leurs vingttrois confrères.
L'ARISTARQUE. Bravo ! qu'il fasse l'abbé Jalard bien reconnaissable, au moins !
L'AUTEUR. Ses joues pleines , fermes et purpurines , à l'âge
où. le commun des hommes les a pendantes et flétries, sa
soutane et une flèche plantée dans son opulent abdomen,
n'auraient permis à personne de se méprendre ( car j'oubliais de vous dire que l'artiste devra me peindre, sur le
premier plan, avec le costume et dans l'attitude d'un arbalétrier), mais je me suis rappelé que M. Jalard me donna
seul sa voix le jour d'une triple élection. Il sera perdu dans
le groupe, et la flèche qui lui était destinée percera de part
en part M. Castanier.
L'ARISTARQUE. Ce pauvre Castanier ! Il est aussi trop pétulant. Il a de profondes connaissances en architecture religieuse , c'est vrai ; ses preuves sont faites à cet égard. Dans
la partie de l'hôpital narbonnais dont la reconstruction lui
fut confiée, il en remontra aux ingénieurs étrangers qui
massacrèrent l'autre partie ; mais enfin il n'est pas universel. Barathier fera bien de le représenter tenant à la main
un plan de cathédrale ou de machine hydraulique, dont
�795
l'étude l'absorbera tout entier
Quelques-unes de vos
flèches n'atteindront-elles MM. Pailhiez, Yven et M. Birat
votre homonyme ?
L'AUTEUR. L'ami Pailhiez, qui ne redoute que mes éloges,
voudrait être un peu raillé ; je ne le ferais qu'à contre-cœur.
J'en dis autant de M. Yven , qui m'a servi bénévolement de
correcteur d'épreuves, et à qui je dois d'avoir esquivé un
assez bon nombre de fautes d'orthographe et peut-être de
grammaire. Quant à mon homonyme, il est trop mon parent
pour avoir rien à craindre de mes traits.
L'ARISTARQUE. Belle raison ! Pour ne pas faire de jaloux, il
serait juste que tout le monde y passât, parents ou non
parents, amis ou adversaires. Que ne peut-on le peindre
le nez au vent, avec son sourire sardonique sur les lèvres ,
et dodelinant de la tête comme un jeune dandy tout entier
à la bagatelle?
L'AUTEUR. C'est un air qu'il se donne sans doute pour
tromper son monde, qu'il ne trompe pas du tout, car cette
apparence de frivolité ne déguise pas assez de vastes connaissances en droit civil, en droit public et en littérature, connues de tout le monde, et une grande habileté pour les
affaires.
L'ARISTARQUE. On pourrait sans fâcher M. Yven le figurer
devant un pupitre, les lunettes sur le. nez, la baguette à la
main , et faisant un geste d'impatience , en tournant la tête,
comme si quelque exécutant venait de faire fausse note à
côté de lui.
L'AUTEUR. Oui ; mais alors il faudrait éviter de mettre à
son côté M. Tallavignes, une basse entre les jambes , parce
que cet archéologue est trop bon musicien pour ne pas faire
supérieurement sa partie dans un concert.
L'ARISTARQUE. Ët les deux caryatides n'attrapperont-elles
pas quelque apostrophe?
L'AUTEUR. Elles ne prennent que trop de peine en suppor-
�794
tant sur leurs faibles épaules une masse pareille à celle d'un
musée. Une seule des deux mise hors de service entraînerait la ruine de tout le bataclan , et je n'en veux pas la
ruine. C'est en ceci que consiste surtout le danger qui menace ces établissements dans de petites villes. Les deux membres auxquels je fais allusion, animés d'un même zèle, se
complètent. L'un aime surtout la peinture, les curiosités, le
bric-à-brac, passez-moi le mot, et l'autre les livres. Ils
marchent à leur but dans un parfait accord. Quels seront
leurs successeurs? Question redoutable qui peut se présenter l'année prochaine, avant la fin de cette année, demain
peut-être ! Je l'appelle redoutable parce qu'elle peut décider
de l'existence du Musée. Je tiens cette parole d'un de vos
anciens confrères : « A la mort de MM. tel et tel, adieu le
musée de Narbonne ! » Ce n'est pas tout en effet que d'avoir
un zèle aussi actif que ces messieurs, il faut trouver dans
leurs successeurs les mêmes loisirs, la même entente, d'aussi
bonnes relations dans le monde des bibliomanes et des artistes, etc.
L'ARISTARQUE. Écartons ce sinistre présage ! Votre idée est
fort originale; et puis qu'on vienne nous dire qu'un vrai
poète n'est pas peintre ! Quelle sottise que celle d'avoir
donné lieu à l'antagonisme qui nous sépare ! Il faut absolument qu'il finisse, et j'en fais mon affaire.
L'AUTEUR. Puisse votre plaidoyer ne pas aboutir; vous ne
tireriez de moi aucun parti, et je pourrais être un dissolvant dans votre société. Quand on s'est habitué à voir les
choses d'un certain côté, du côté le moins favorable surtout,
on revient difficilement de son opinion.
L'ARISTARQUE. Que M. Barathier n'oublie pas, au moins!
d'emmancher la maigre face de M. Méjan d'un cou long,
bien long, incliné à l'horison de 45°; de faire M. Barthe, le
peintre, bien grand et bien sec, et de le représenter se
frottant les mains de contentement, car la fondation de
�795
notre Musée a été pour lui, je crois, l'occasion de quelques
affaires assez passables. Mais à propos du fluet et démesuré
M. Barthe, MM. Pailhiez et Pech, qui ne sont guère plus
hauts que le balcon , ne seront presque pas visibles.
L'AUTEUR. C'est vrai. Pour suppléer à cet inconvénient,
comment M. Barathier devra-t-il faire?
L'ARISTARQUE. Savez-vous ce que le peintre devra faire, au
moins d'après moi? M. Barthe, qui aura pris de chaque
main un de ces petits messieurs, les posera sur la balustrade , en regard l'un de l'autre , comme on place deux santi-belli, de plâtre ou de marbre, sur le chambrale d'une
cheminée.
. Bien imaginé !... Ceux de vos confrères qui sont
L'AUTEUR
comme vous avocats auront chacun sous le bras un dossier
de procès, et comme l'un d'eux, M. Cauvet, passe pour
être assez distrait, il aura, par mégarde, pris au lieu de
son code le bréviaire de l'abbé Jalard, qui fera mine de le
lui reprendre, en lui indiquant sur la balustrade le code en
question.
. Pas mal trouvé !... Un contraste très-mar-
L'ARISTARQUE
qué doit avoir lieu entre les physionomies de MM. Pailhiez
et Pech. L'attitude du Philinte de Molière, du véritable Philinte de Molière, entendons-nous ! qui n'est pas du tout celui
que dans la pièce de ce nom Fabre d'Églantine, de Carcassonne, ce poète trivial et sans verve comique, prit pour
principal personnage; l'attitude, dis-je, du vrai Philinte,
un peu obséquieux , sans doute , mais non pas odieusement
égoïste, convient à l'indulgent et officieux M. Pailhiez, et à
M. Pech celle... celle... aidez-moi donc un peu!
L'AUTEUR. Attendez-donc ! celle... mais oui, ma foi! c'est
cela, faute de mieux; celle que donne au docteur Récio, de
Tirtéafuera, le peintre Tony Johannot, dans une gravure de
son Don Quichotte illustré, où Sancho Pança est représenté
mourant de faim devant une table chargée de mets succu-
�796
lents, auxquels la baguette et la mine rébarbative de son
intraitable médecin- lui interdisent de toucher.
L'ARISTARQUE. C'est cela ! c'est cela ! M. Pech passe en effet
pour un docteur très-sévère sur l'exécution de ses ordonnances. Si vous jugiez à propos de faire peindre chacun de
mes confrères avec les attributs de sa profession ou de la
science qu'il cultive, M. Delort - Miailhe, le naturaliste,
devrait porter en bandoulière la boîte de fer blanc dans laquelle il serre les plantes ou les fleurs qu'il juge dignes de
figurer dans son herbier.
L'AUTEUR. Approuvé !
L'ARISTARQUE. M. Larraye ne peut figurer dans ce tableau
sans son compas d'arpenteur.
L'AUTEUR. Oh non !
L'ARISTARQUE. Je voudrais que M. Barathier le représentât
dans la position de l'Hercule Farnèse au repos.
L'AUTEUR. Ah, par exemple ! svelte comme il l'est ! s'il avait
la taille et la corpulence de M. Amadou, son dévancier, à la
bonne heure.
L'ARISTARQUE. C'est égal ; il ne faut pas y regarder de si
près. L'Hercule Farnèse s'appuie sur sa massue, M. Larraye
s'appuierait sur son compas.
L'AUTEUR. Eh ! eh !
L'ARISTARQUE. Cette statue a sur ses épaules la peau du lion
de Némée, trophée d'un des travaux du fils de Jupiter...
L'AUTEUR. Eh bien !
L'ARISTARQUE. M. Larraye aurait sur les siennes celle d'un
taureau ou d'une génisse.
L'AUTEUR. Mais quel rapport cette peau de taureau ou de
génisse a-t-elle avec sa profession ?
L'ARISTARQUE. Comment, vous ne comprenez pas ! M. Larraye n'a pas qu'une profession ; il en a deux. Il fait en grand
le commerce des cuirs, comme feu M. Jaubail, son beaupère , comme M. Gayraud , votre beau-frère.
�797
. Oh, Monsieur, je ne m'attendais pas à ce trait-là !
L'AUTEUR
Mon admiration est au comble. Je ne suis qu'un imbécile
auprès de vous, et je ne me crois pas digne de dénouer les
cordons de vos souliers.
L'ARISTARQUE. Toujours de l'exagération ; vous me flattez.
Il va sans dire que ce n'est pas l'aménité que devront respirer les traits de M. Figeac. Il ne peut avoir que les grâces
de son état, comme YArtentiskoff de l'opéra comique d'Adolphe et Clara. Fils d'un instituteur, élevé d'abord pour le
professorat, et finalement magistrat, l'intérêt de la société
qu'il doit sauvegarder ou venger des atteintes de la violence,
de la fraude , de tout ce qui lèse les justiciables, exige peutêtre qu'à défaut du bandeau que les payens donnaient au
simulacre de la Justice, et qui convient bien mieux à ceux
de la Fortune et de l'Amour, son front s'arme d'une inflexible sévérité. Pour en finir, que la modestie se peigne dans
les traits de deux ou trois de mes confrères, de MM. Rouanet
et Faure , par exemple , et le contentement de soi dans ceux
de presque tous les autres.
L'AUTEUR. Oui, Monsieur... Un air d'autorité, une épaule
légèrement déprimée, l'épine du dos un peu déviée de la
verticale, et des lunettes comme celles que vous avez sur le
nez, en ce moment, caractériseront surtout l'un d'eux.
. Comment l'appelez-vous, Monsieur?
L'ARISTARQUE
. Il répond à votre nom , Monsieur.
L'ARISTARQUE. Est-ce que je marche de travers par hasard?
L'AUTEUR
. Votre ami Bruel, qui n'a garde, quand vous
L'AUTEUR
allez tous les deux à la promenade, de se mettre à votre
gauche, croit s'en être aperçu.
L'ARISTARQUE. Je lui laverai la tête à l'ami Bruel. J'en aurais fait peut-être un jour un archéologue; mais puisqu'il
dit que je marche de travers , il n'en tâtera pas.
L'AUTEUR. Il ne sera pas difficile enfin à l'ami Barathier,
qui vous connaît à peu près tous, et qui saisit parfaitement
�798
les habitudes du corps des gens , de faire que chacun de vos
confrères se reconnaisse, ou tout au moins soit reconnu
dans son portrait. Pour en finir, Monsieur, je ne donne pas
pour bonnes et sans réplique toutes les raisons que j'ai déduites pour prouver qu'on avait eu tort de faire un Musée
de tableaux, et de sacrifier presque tout à cet objet ; je puis
me tromper plus qu'un autre; aussi mon opuscule sera-t-il
intitulé Boutade, pour que le lecteur se tienne en garde
contre mes raisonnements et mes quolibets.
L'ARISTABQUE. VOUS
me faites le plus grand plaisir en me
disant cela, et je vous en remercie au nom de toute la Société. Vos flèches sont comme la lance d'Achille (et non pas
d'Eschyle), elles guérissent les blessures qu'elles font
Il s'en faut bien , au reste , que j'aie épuisé tout ce qui peut
servir de baume aux plaies faites à l'amour - propre de
mes confrères. Je lus jeudi, dans un journal, que les habitants de Rhodez , ville bâtie sur une montagne élevée,
n'avaient depuis des siècles, pour s'abreuver, que de la
mauvaise eau de puits et en bien petite quantité. L'Académie des lettres et sciences du département, en explorant
les antiquités du pays, découvrit un conduit souterrain de
hauteur d'homme
L'AUTEUR. ( se frappam u fret du poing) Ah, malheureux !
L'ARISTARQUE.
...admirablement conservé, sur un parcours
de plusieurs lieues , et qui prenait naissance au voisinage de
sources vives , situées à vingt kilomètres de la ville. L'eau
paraissait y avoir coulé. Un examen attentif fit bientôt
reconnaître le bras et le génie du peuple romain, en même
temps que la direction de l'aqueduc ne permettait pas de
douter que ce travail n'eut pour objet d'abreuver la ville,
soumise jadis par les armes de J. César. L'idée de mettre à
profit les travaux existants, pour le même objet, fut proposé et adopté. Mais l'argent faisait défaut. Heureusement,
le patriotisme vint en aide à l'archéologie. Un citoyen de
�799
Rhodez eut la bonne pensée de léguer dans son testament
une somme de trois cent mille francs pour procurer de l'eau
à sa ville natale. Grâce à cette munificence, le principal
obstacle fut levé. Après deux ans de pénibles travaux, un
plein succès couronna cette entreprise, et cet aqueduc amène
à Rhodez une telle abondance de la plus belle eau que ses
heureux habitants sont aujourd'hui mieux abreuvés que
ceux de Carcassonne. Il y a plus, comme cette eau jaillit
dans l'air en magnifiques gerbes qui atteignent la toiture des
maisons, le plus beau des agréments se joignant à l'utilité la
plus indispensable fera dans peu de cette ville honteusement
laide une des plus jolies villes de France. Une Société archéologique est donc bonne à quelque chose, Monsieur.
L'étude de l'archéologie, que tous les gouvernements favorisent, a pris depuis une trentaine d'années une grande
extension dans nos départements. Des hommes instruits et
désintéressés s'occupent journellement de recherches relatives aux antiquités, soit étrangères, soit nationales, dont
les résultats envoyés à l'Académie composent un ensemble
très - intéressant. Leurs découvertes nombreuses ont déjà
porté de très-heureux fruits : à cette source féconde viennent
puiser copieusement presque tous les beaux-arts et les arts
mécaniques. Nos halles, nos prisons, nos théâtres, nos mausolées , nos musées, nos fontaines, les palais des grands et
les hôtels des hommes fortunés, en sont un témoignage
irrécusable ; c'est par l'étude de l'antique que David a ramené l'école française de peinture et son homonyme celle
de sculpture, au goût sévère, à la pureté des formes et
à la noblesse de la composition; c'est cette étude qui a
contribué à l'éclat de nos représentations théâtrales, en rétablissant la vérité du costume ; c'est cette étude enfin qui
fait que nos meubles, les vêtements des femmes, les dessins des étoffes et les décorations des appartements ont tant
gagné en goût et en élégance. NU inexploratum linquunt
�800
eruditi nostri, il n'est presque rien que nos archéologues ne
cherchent à éclaircir. En voici un exemple, dont vous rirez
peut-être, mais qui vous fera voir jusqu'où va la curiosité
de nos érudits voyageurs. L'un d'entr'eux, M. Ampère, je
le nomme, avait été frappé d'un dissentiment remarquable
entre les poètes latins et grecs, au sujet du chant de la cigale.
Suivant les premiers, dit-il, ce chant est rauque et importun; les seconds le présentent comme plein de douceur.
Homère et Hésiode parlent de la cigale qui répand dans les
airs sa mélodieuse chanson. Anacréon célèbre sa voix harmonieuse. Dans Théocrite, le chant du berger vainqueur
est trouvé semblable à celui de la cigale , et le poëte Eupolis
lui compare le langage de Platon. Ampère se promit bien de
trouver, dans son voyage en Grèce, l'explication du contraste existant, entre les expressions de Virgile et celles de
Théocrite, relativement à ce chantre paresseux des buissons.
Il n'y manqua pas, et le résultat de ses observations, consignées dans un de ses écrits, fut qu'il trouva le chant de la
cigale criard en Italie et agréable dans la Hellade.
L'AUTEUR. A d'autres ! avec toute sa science et sa sagacité
Ampère me permettra de ne pas adopter son sentiment.
Quelles précautions avait-il prises pour se garantir d'une
illusion? Lorsque, dans Virgile ou Théocrite, Mopsus et Damœtas , qui croient l'emporter l'un sur l'autre par la douceur de leur chant, se soumettent au jugement de Daphnis,
ils chantent devant lui, en vers alternatifs, leur amoureux
martyre, et Daphnis, après les avoir entendus, décerne, en
parfaite connaissance de cause , le prix à celui des contestants qui lui paraît le mériter. Que devait faire M. Ampère
pour se garder d'erreur? se procurer en Sicile, je suppose,
des cigales du mont Etna, les mettre dans une cage à grillons , et les emporter en toute hâte, durant la canicule, dans
l'Attique. Arrivé là, il devait se pourvoir de cigales du mont
Hymette , par exemple , et faire ses observations, en cha-
�801
touillant alternativement l'abdomen aux cigales siculicoles
et atticolcs, pour les faire chanter, comme le font nos gamins de Narbonne, comme le faisait Gaspard, le héros d'un
de mes petits poëmes. Faute de cette précaution , qu'il ne
prit pas, car il n'en dit rien, son jugement n'a pu être suffisamment éclairé, et il me permettra de n'en faire aucun cas.
" L'ARISTARQUE. Fort bien ! je vous donne gain de cause sur
ce fait particulier; l'archéologie a ses maniaques comme
tous les autres arts. Ampère n'a voulu peut-être aussi
qu'amuser son lecteur, en lui donnant la solution d'une
question frivole ; mais il n'est pas moins vrai que l'archéologie est une science utile, et je l'ai surabondamment démontré. Elle doit aussi avoir de grands agréments, si ce que l'on
dit de l'antiquaire Vaillant est vrai. Celui-ci était, sans
doute , aussi passionné pour les médailles que M. Jalabert,
notre fondateur, lequel a fort mal fait de ne pas léguer les
siennes au Musée; il a manqué par là une belle occasion de
s'immortaliser à Narbonne, car une de nos vitrines aurait
porté son nom. On rapporte de Vaillant que, tout entier à
la contemplation de ses médailles, il ne voulut pas absolument s'en distraire pour voir passer sous ses fenêtres je ne
sais plus quel roi qui faisait un jour en grande pompe son
entrée dans Paris, et qu'il dit à ceux qui le pressaient de se
déranger, qu'il ne le ferait pas quand il s'agirait de voir
passer le roi Salomon , en compagnie de la reine de Saba.
L'AUTEUR. Ah, ah ! la réponse est cocasse et vos citations
sont fort récréatives. J'ai pu , Monsieur, dire que l'archéologie n'entrait pas dans mes goûts ; mais je ne pense pas avoir
contesté sérieusement son utilité. C'est surtout le Musée des
tableaux qui a été l'objet de mes attaques. Quand nous aurons à votre Société les obligations que les habitants de Rhodez ont à la leur, je ferai un dithyrambe à sa louange; mais
un legs de trois cents mille francs pour un pareil objet ou
pour tout autre de même utilité, qui le fera?
�802
L'ARISTARQUE. Dans un pays comme le nôtre, où les millionnaires se comptent déjà par douzaines, un pareil exemple
trouvera des imitateurs. Avant la fin de l'année peut-être,
quelque richard qui n'a pour héritiers que d'avides collatéraux, à un degré éloigné, gratifiera sa ville natale de cette
somme, et méritera ainsi l'éternelle reconnaissance de ses
concitoyens. Un Musée de tableaux est un objet de luxe, j'en
conviens, et il est presque impossible d'en avoir un digne
de ce nom dans une petite ville. Je ne conseillerais pas à
Castelnaudary ou à Limoux de nous imiter; mais il peut
arriver, dans le cours des siècles, qu'un peintre du pays,
passionné pour son art, qu'il aura appris sous un grand
maître, possesseur d'une grosse fortune, d'une belle galerie
de tableaux, et resté célibataire, fasse Narbonne sa légataire
universelle. Alors, certes ! alors notre Musée prendra de
l'importance, et son éclat se reflétera rétrospectivement
sur les noms de ses fondateurs.
L'AUTEUR. Voilà bien des conditions, Monsieur; les peintres ne sont pas ordinairement riches, certain proverbe en
fait foi. Ce Phénix...
L'ARISTARQUE. Ce Phénix s'est trouvé, Monsieur, à quelques lieues d'ici, à Montpellier, et il ne manque qu'une
condition à un de nos amis communs , à M. Barathier, pour
être le second. M. Barathier, en effet, est peintre; il aime
son art avec passion, il a été élève de David, il tient beaucoup à Narbonne, sa ville natale; il est célibataire et n'a
point de collatéraux; il est, en outre, dans de si bonnes
dispositions pour le Musée de Narbonne , qu'il a promis à la
Société de lui laisser à sa mort tout ce qu'il possède en tableaux , en gravures, en curiosités quelconques. Que lui
manque-t-il pour être un second V. Fabre? un million de
fortune ou une galerie valant un million. Voilà un argument
ad hominem qui vous déconcerte, n'est-ce pas ?
L'AUTEUR. Un peu. Mais cet oiseau rare trouvé une secon-
�803
de fois dans l'ancien Languedoc, il n'en résulte pas nécessairement, à part un peu de relief, que l'entretien d'un
Musée soit une chose avantageuse à une petite ville.
L'ARISTARQUE. La cause est entendue. Je ne veux pas vous
enlever la planche de salut qui vous reste, après le naufrage de la plupart de vos raisonnements. Nos confrères ont
eu le tort de se donner trop d'importance et d'être trop exclusifs (ils le sont moins aujourd'hui ) ; mais peut-être le
fallait-il en commençant, car le corps entier devait marcher
comme un seul homme à la réalisation de l'idée qui était
entrée dans la tête de quelques-uns. Des académiciens tièdes ou mal disposés, quelle que fût leur science, auraient
tout paralysé ; il fallait du zèle, et ce zèle, plus ou moins
éclairé, n'a jamais fait défaut. Ce qui s'est ici passé a eu
lieu presque partout. « C'est une loi de la nature, dit La« martine, que l'empire appartienne dans un corps intel« lectuel à la médiocrité. La gloire littéraire force quelque« fois les portes des académies , mais elle y entre toute faite,
« elle n'en vient pas. » Savez-vous quand l'établissement
du Musée sera peut-être avantageux à la ville ? Ce sera, le
chemin de fer une fois en activité, lorsque Narbonne, à
l'instar de tant d'autres villes, organisera de grandes fêtes,
et que des trains de plaisir y feront accourir les étrangers.
Le Musée, que nous aurons soin de préconiser, y contribuera pour une partie; et plus d'un nouveau débarqué, qui
reconnaîtra qu'on l'a beaucoup surfait, se dira cependant,
en parcourant notre bibliothèque et nos galeries, ce que
s'écria Archimède, jeté par la tempête sur je ne sais plus
quelle plage qu'il croyait déserte, en voyant une figure de
géométrie tracée sur le sable : « 11 y a ici des hommes ! »
Vous parlâtes un jour d'une nouvelle Promenade à faire,
ce n'est pas moi qui y mettrai opposition, ni surtout à un
nouveau mode d'éclairage; mais vous semblez avoir oublié
que la jouissance de celle où nous nous trouvons actuelle-
�804
ment, de ce jardin si riant, si frais , si bien ombragé, nous
la devons aux fondateurs du Musée. Des locataires privilégiés de ['Archevêché, qui avaient converti en droit d'user et
d'abuser une simple faculté, l'ont eue longtemps tout seuls.
Depuis vingt-cinq ans, il est ouvert au public, dont il fait
les délices. Beaucoup d'objets d'art dilapidés nous ont été
rendus à la diligence des membres de la Société. Je me
propose d'en faire restituer quelques autres d'une valeur
réelle. Je crois possible d'établir un jour dans notre grand
hôtel de ville les bureaux de la sous - préfecture, sans
gêner le service actuel, ce qui sera très-commode pour le
public, et affranchira la ville de la prestation d'un loyer
considérable pour cet objet. Je crois possible encore • de
grossir le fonds communal d'un revenu bien autrement abondant par la construction au-dessous du jardin, qui n'en
serait ni amoindri, ni déprécié , d'une longue ligne de magasins
Mais dites-donc ! vous vous êtes donné tout à
l'heure un grand coup au front, en vous écriant : «Ah,
malheureux ! » Pourquoi donc cette exclamation ?
L'AUTEUR. Ah! c'est qu'un aqueduc romain fait mon tourment, Monsieur.
L'ARISTARQUE. Un aqueduc romain !
à vous l'ennemi de
l'archéologie ! Je ne vous connais pas de fonds de terre, et
je ne comprends pas
L'AUTEUR. Quand je n'aurais de terrain que les quarantehuit mètres carrés composant la surface de ma cave, dans
ma maison de la rue Droite, ce serait bien assez pour me
tourmenter, car vous saurez que cette cave est longée sur
le devant par un antique aqueduc plus profondément enfoncé
qu'elle dans la terre, et qui court, du nord au midi, du
haut de la rue Droite jusqu'au marché.
L'ARISTARQUE. J'en ai entendu parler, en effet.
L'AUTEUR. Eh bien ! cet aqueduc, qui reçoit depuis un
temps immémorial, pour les déverser je ne sais où , beau-
�80b
coup d'eaux pluviales et les immondices de cinquante maisons différentes, s'est bouché tout à fait l'hiver dernier audessous de la mienne, ou a été bouché par malice ou
imprudence , et ces eaux pénètrent par infiltration dans ma
cavè, qui en est inondée.
L'ARISTARQUE.
Êtes-vous le seul propriétaire dans ce cas?
L'AUTEUR. NOUS
sommes sept ou huit; mais dans peu de
temps tous les possesseurs de maisons sur la rue Droite
jetteront les hauts cris , car les fondements de leurs maisons
sont dans l'eau.
L'ARISTARQUE.
« Aide-toi, le ciel t'aidera. » Il faut pétition-
ner. On trouvera moyen de déboucher cet aqueduc ou cet
égoût. L'autorité communale ne peut permettre que tant de
propriétaires soient en souffrance. La santé publique y est
d'ailleurs intéressée , car si ces eaux stagnantes se corrompent tout à fait, et qu'un éboulement ait lieu sur un point
de la chaussée, les miasmes qui s'échapperont de la partie
découverte peuvent asphyxier tous les habitants du quartier... oui, Monsieur, tous les habitants du quartier!... et
il pourrait arriver une catastrophe pire que celle du 16 avril
1779, où périrent un grand nombre de personnes, et notamment M. Faure, aïeul de notre savant confrère.... Dans
le vaste local de ce propriétaire , appelé le Luxembourg, du
nom d'une auberge qui jadis y était établie, en creusant une
fosse d'aisance tout à côté de l'ancienne, que les vidangeurs
s'étaient opiniâtrement refusés à évacuer, on priva imprudemment le mur séparatif des terres qui le soutenaient, ce
mur croula , et les matières de la fosse pleine s'épanchèrent
dans celle où l'on travaillait. La vapeur maligne qui s'en
dégagea asphyxia tous les ouvriers. Tous les hommes courageux qui osèrent descendre dans le gouffre où ces malheureux étaient tombés, pour les en retirer, eurent le même
sort. Ce ne fut que quelques heures après cet événement,
et avec de grandes précautions, qu'on put y parvenir.
�800
De huit ou dix asphyxiés un seul pût être rappelé à la
vie. M. Faure, qui avait couru des premiers au secours de
ses ouvriers , mourut dans des convulsions horribles , vingtdeux heures après sa chute dans la fosse meurtrière. Un
vend de sud-est qui soufflait ce jour-là charria avec lui
l'odeur de la vapeur méphitique, et la porta sur une partie
de la ville. Elle était si pénétrante qu'elle se glissa dans les
maisons, quoiqu'on en eût fermé les portes et les fenêtres.
Pour purifier l'atmosphère, les magistrats firent allumer un
grand nombre de feux, dans lesquels on jeta toutes sortes
de plantes aromatiques. La fumée qui s'en éleva était si
épaisse que les voyageurs et les gens de la campagne crûrent que toute la ville était en feu. Cette catastrophe, Monsieur, fit un si grand bruit, non pas seulement dans toute
la contrée, mais dans toute la France, que l'Académie des
sciences de Paris nomma une commission de savants pris
dans son sein pour lui en rendre compte. M. de Marcorelle,
de Narbonne , seigneur d'Escales, correspondant de cette
académie
un savant d'une réputation européenne, ma
foi! en fit une relation très-remarquable, qui fut publiée
dans tous les journaux de l'époque. C'est à lui, du reste, que
l'on doit la translation hors de la ville de tous nos anciens
cimetières... Mais avions-nous mentionné cet homme célèbre?
L'AUTEUR. Je ne crois pas.
. Mal à propos; le nom du baron de Marco-
L'ARISTARQUE
relle figure dans tous les ouvrages scientifiques du temps.
On le voit mêlé à ceux des Franklin , des Du Hamel, Jussieu, Vic-d'Azyr, etc. Les connaissances en physique de
M. de Marcorelle égalaient celles de l'abbé Pourret en botanique, de Cailhava en littérature, de Barthez en médecine,
et de M. de Niquet en mathématiques. Cela ne faisait pas
tout à faiC une pleïade ; il manquait à cette constellation
d'hommes éminents en savoir une sixième étoile.... Je la
cherche vainement.... Voyons ensemble !
�807
. Et moi je la trouve sans "votre aide : M. de Bon !
L'AUTEUR
. Bon !
. M. de Bon, premier président de la Cour des
L'ARISTARQUE
L'AUTEUR
Aydes, à Montpellier. Il était de Narbonne, et sa maison
était sise dans la rue des Nobles ; c'est tout ce que je sais de
ce personnage.
L'ARISTARQUE. Il est incontestable, Monsieur, que vers le
milieu du XVIIIe siècle la Société narbonnaise comptait plusieurs hommes éminents dans les sciences comme dans les
lettres, et un bon nombre d'autres dignes de les entendre;
mais notre ville n'a malheureusement pas pu se targuer
jusqu'ici d'avoir produit un seul de ces industriels qui appliquent leur génie, leur intelligence supérieure ou leur adresse
merveilleuse à un art utile, matériellement parlant, aucun
de ces hommes qui inventent ou perfectionnent des instruments ou des procédés dont l'agriculture, la mécanique, la
marine ou la guerre, si vous le voulez, retirent quelque
avantage.
. Mais vous n'y pensez pas, Monsieur ! vous n'avez
L'AUTEUR
donc jamais entendu parler du fameux Martin Cabirol, inventeur du Scaphandre ?
L'ARISTARQUE. Je ne connais ni Martin Cabirol, ni son
Scaphandre. Je crois pourtant ce nom-là narbonnais. Mais
qu'est-ce qu'Un Scaphandre ? A quoi cela est-il bon?
. Martin Cabirol, né à Narbonne, mais depuis
L'AUTEUR
longtemps domicilié à Paris, est un industriel qui occupe,
dit-on, un millier de bras, qui en occupera des myriades,
car la réputation de ses instruments se répand dans tout
l'univers* Un sac de cinq cents francs contiendrait à peine
les médailles dont il a été honoré aux Expositions des produits de l'industrie des plus grandes villes d'Europe. Il reçoit
de fortes commandes des cinq parties du monde, et cela ne
peut aller qu'en augmentant. Tout récemment, il en a reçu
une de sept cent mille francs du gouvernement français;
rien que cela. Voilà pour l'homme !
�808
Passons à son appareil, que j'appellerais plutôt Ichthyoandre que Scaphandre, homme-poisson qu'homme-bateau, ou
encore mieux Amphybiandre. Cet appareil en effet rend amphybie l'homme qui le porte, non pas pendant quelques
minutes, mais pendant des heures entières. Il lui permet de
s'enfoncer isolément dans la mer à des profondeurs, non pas
seulement de trois à quatre mètres, mais de cinquante,
sans risque du moindre malaise. Il fait plus, il lui permet
de marcher au fond de l'eau , les yeux ouverts , et d'y travailler la truelle, la pince, la hache ou la corde à la main.
Une fois revêtu de son harnais imperméable , pourvu que le
courant d'air pur qui doit lui être envoyé par un tuyau de
caoutchouc, au moyen d'une petite pompe très-maniable,
soit toujours entretenu, pour remplacer celui qu'il a déjà
respiré , et qui s'échappe par un autre tuyau, il peut bâtir,
étalinguer un cordage sur une ancre perdue , sur une épave
quelconque ; relever, avec un cric pas plus long que mon
bras, un navire pris entre deux rochers; dégager l'hélice
d'un vaisseau de tout ce qui embarrasse ses mouvements,
en nettoyer la caréné, en boucher les voies d'eau; pêcher
du corail sur la côte du Maroc, des perles sur celle de Coromandel, des éponges, des moules ou des huîtres partout où
il y en a ; faire enfin, quoique un peu péniblement peutêtre....
. Le peut-être est bon !
L'ARISTARQUE
tout ce qu'il serait à même de faire si, par
L'AUTEUR
enchantement, la mer venant à se retirer mettait à nu les
objets sur lesquels il travaille pour les repêcher, les mettre
à flot ou les consolider.
. Mais cela tient du prodige !
L'ARISTARQUE
. N'est-ce pas, Monsieur! qu'un appareil, au
L'AUTEUR
moyen duquel un homme fort et intelligent peut empêcher
un vaisseau à trois ponts de sombrer avec son équipage
d'un millier d'hommes, un galion de se perdre avec sa car-
�8oa
gaison de lingots d'or, d'argent et de diamants du Brésil, ou
les relever si la tempête les a jetés à la côte; réparer les soubassements des piles d'un pont en danger de crouler, une
jetée menacée d'être emportée par des coups de mer; peut
retirer aisément du fond de l'eau des canons de quarantehuit, signaler infiniment mieux qu'une sonde aveugle tous
les accidents d'une côte mauvaise, est un bienfaiteur de
l'humanité , et mérite non pas seulement des médailles d'argent, mais des couronnes d'or rostrales et murales, des
bustes , des statues, j'ai presque dit des temples ? Eh bien,
cet homme modeste, dont la gloire est méconnue de ses concitoyens, arriva dans Narbonne, il y a quinze jours, comme
un mortel du commun, s'y hébergea chez le sieur Affre,
loueur de voitures, son parent, y vit quelques amis, auxquels il distribua des exemplaires de sa brochure, illustrée
de planches explicatives , qu'il a publiée sur son appareil de
plon'geur, et repartit quelques heures après pour Toulon
( où il va dresser une escouade de ces hommes intrépides,
et faire quelque phénoménale expérience), sans une sérénade, sans avoir reçu une carte d'aucun fonctionnaire de sa
ville natale ! et nos quatre-vingts orphéonistes, tout fiers
d'avoir obtenu par indivis trois médaillettes d'or, l'ont
ignoré gros comme le bras! c'est scandaleux! L'antiquité,
Monsieur, que dis-je ! notre siècle même, si fécond en découvertes, n'avait pas eu l'idée d'une invention pareille. L'imagination des poètes n'était jamais allée jusqu'à feindre qu'un
homme pût vivre, marcher dans l'eau comme un cancre, y
faire des travaux plus étonnants que ne le font les castors,
tout habiles maçons et charpentiers qu'ils sont. Qu'est-ce
que la gloire de Montgolfier comparée à celle de Cabirol?
Qu'est-ce qu'un aérostat à côté d'un Scaphandre ? A quoi
peut-il être utilisé , si ce n'est pour amuser les badauds ou
tout au plus comme un véhicule fort dangereux, ingouvernable, pour des trajets aériens de quelques centaines de
�810
mètres? Il a fait gagner des batailles, dira-t-on, en permettant^ des physiciens, munis de lunettes , d'observer les
positions d'une armée ennemie. Chansons et balivernes ! c'est
la valeur et la solidité de nos soldats, c'est l'habileté de nos
généraux, qui gagnent les batailles et non pas les observations de nos aéronautes mâles ou femelles. Les poètes grecs
peuplèrent le ciel, la terre et la mer de divinités de tout
étage. Ils supposèrent que Dédale et son fils Icare s'élevèrent
dans l'air à une grande hauteur avec des aîles de cire.... Il
en cuisit mal, par parenthèse , à Dédale le fils , dont l'appareil se fondit, et qui se précipita dans la mer pour s'être
trop approché du soleil, malgré la recommandation paternelle ; tandis que le vieux Dédale, désespéré de sa chute,
mais peu jaloux d'en faire une pareille , se laissa descendre
tout doucement sur le faîte de la citadelle de Chalcis, dans
l'île d'Eubée; mais jamais dans leurs poèmes un mortel
quelconque, fût-il fils de Jupiter, de Thétys, de Vénus,
même de Neptune, ne fait des pérégrinations sous-marines
au milieu des flots. Si quelqu'un d'eux y reste , après avoir
piqué une tête, c'est qu'il n'est plus un simple mortel, mais
qu'il est devenu un Dieu comme Giaucus, une déesse comme
Ino, mère de Mélicerte. Le vieux Protée, qui prend toutes
les formes, n'est aussi amphybie comme son troupeau de
phoques et de veaux marins que parce qu'il est un dieu.
. Permettez ! il est souvent parlé dans les
L'ARISTARQUE
poètes grecs des rendez-vous amoureux d'Alphée et d'Aréthuse. C'était à travers la mer Adriatique que passait Alphée
pour aller trouver son amante.
. Permettez! vous dirai-je à mon tour, Alphée
L'AUTEUR
n'était pas un simple mortel, c'était une divinité aquatique,
et Aréthuse aussi; vous ne pouvez me le contester. Alphée
était de la même nature que le fleuve Achélotls , son voisin,
qui dans son duel avec Hercule prit toutes sortes de formes,
et je me rappelle que la nymphe Aréthuse était sœur de la
�an
déesse Cyrène, qui donna le jour au pasteur Aristée... EB r
Monsieur ! le délicieux épisode du IVe livre des Géorgiques
de Virgile vient à point pour prouver qu'aucun personnage
de la Fable, quelle que soit son extraction , ne fait de voyage à travers des eaux douces, saumâtres ou salées... à travers , entendons-nous bien ! Cyrène veut savoir la cause
des plaintes amères de son fils qu'elle a entendues du fond
de la source sacrée du Pénée ; elle veut le voir.
« Qu'on amène mon fils, qu'il paraisse à mes yeux!
dit-elle,
«
«
«
«
«
Mon fils a droit d'entrer dans le palais des dieux.
Fleuve retire-toi ! L'onde respectueuse
A ces mots suspendant sa course impétueuse
S'ouvre, et se repliant en deux mouls de cristal
Le porte mollement au fond de son canal. »
( DELILLE . )
Il eut été certes facile à la nymphe Aréthuse, qui sert de
messagère à sa sœur, de prendre son neveu par la main et
de l'amener sous les eaux, et non pas à pied sec, entre deux
monts de cristal, à la déesse Cyrène; mais Arystée se serait
asphyxié dans le trajet, faute d'un Scaphandre et d'une
pompe à air.... Autre exemple tiré de la Jérusalem délivrée :
Quand Ubalde et le chevalier danois, éclairés par le vénérable Pierre l'Hermite....
L'ARISTARQUE. Oh , assez de mythologie comme cela !
L'AUTEUR. Mais c'est de la mythologie chrétienne, Monsieur.
. Non , Monsieur ; car l'épisode du Tasse dont
L'ARISTARQUE
vous voulez parler est évidemment calqué sur celui de Virgile, et n'a pas, tant s'en faut! le même intérêt.... Une
question ! Cabirol fait-il quelquefois usage lui-même de ses
Scaphandres ?
L'AUTEUR. Non pas que je sache. Peut-être qu'il a la respiration trop courte pour rester longtemps dans l'eau... Peutêtre qu'il est obligé de manger peu et souvent, ce qu'il ne
�812
pourrait pas faire sous le casque de métal, hermétiquement
fermé, dans lequel s'emboîterait sa tête.... Notez qu'il faut
avoir fait sa digestion avant de plonger... Peut-être encore
qu'il a contracté la fâcheuse habitude de fumer toutes les
heures, ce qu'il ne pourrait pas faire non plus.
L'ARISTARQUE. Eh bien ! tant pis pour sa renommée, car
s'il avait le bonheur de s'étouffer dans la mer, à la profondeur de cinquante mètres , il aurait la chance de laisser son
nom au golfe dans lequel il périrait, et alors....
L'AUTEUR.
Fichtre ! Monsieur, à cette condition Cabirol ne
voudrait même pas de l'immortalité peut-être.
L'ARISTARQUE. Ah, il ne veut pas aller à l'immortalité au
prix de l'asphyxie ? Eh bien ! il n'aura que des boisseaux de
médailles et une grosse fortune tout au plus.
L'AUTEUR.
C'est quelque chose, Monsieur.
Si Cabirol pouvait savoir avec quelle cha-
L'ARISTARQUE.
leur, avec quelle éloquence vous parlez de ses appareils de
plongeur
L'AUTEUR.
Il ne fait pas seulement des Scaphandres et des
pompes à air, il fait toutes sortes d'instruments en guttaperka et en caoutchouc; ses sondes sont très-estimées.
L'ARISTARQUE. Ah, M. Martin Cabirol fait aussi des sondes
en caoutchouc ! Elles ne sont pas pour la mer celles-là
je devine leur usage. Eh bien ! si jamais vous en avez besoin,
ce que je ne vous souhaite pas, versifiez une réclame en
faveur de ses appareils , et je suis sûr que pour récompense
il vous passera ses sondes au prix de fabrique...
L'AUTEUR.
C'est bien le moins qu'il puisse faire.
Excellent, excellent ! Ah,
L'ARISTARQUE. {se levant tant transcrit.)
ah, ah !
L'AUTEUR.
Et qu'avez-vpus donc tant à rire?
L'ARISTARQUE.
Ah , ah , ah ! vous allez le savoir... Oh , mon
Dieu !... haï, haï les reins !... Soutenez-moi, de grâce.
L'AUTEUR.
VOUS
m'effrayez maintenant. Quels éclats ! Cal-
�813
mez-vous donc; vous allez vous étouffer... Je vais crier au
secours.
L'ARISTARQUE. Non,
non, cela me passe heureusement...
J'ai failli perdre la respiration. Je n'aurais jamais pensé
qu'un accès de rire fut si dangereux.
L'AUTEUR. Et quelle en est la cause?
L'ARISTARQUE. C'est une idée des plus originales.... Pour
achever le tableau ou la vignette dont nous parlions tout à
l'heure , il faudrait
ha , ha , ha !... Il faudrait....
L'AUTEUR. Il faudrait, quoi ?
L'ARISTARQUE
que cinq ou six cordes à nœuds, pendantes, fussent accrochées à la balustrade du simulacre de
Musée... ha, ha, ha! et qu'un certain nombre de prétendants se hissassent main sur main et avec effort pour y
arriver.
. Bien trouvé.
. Ce n'est pas tout; on devrait encore figurer
sur le premier plan, le cul à terre et tenant en main ou
ayant sur leur chapeau un billet portant le nombre de voix
qu'ils obtinrent, ceux des anciens candidats qui furent déboutés de leurs prétentions. Leurs noms seraient inscrits
au bas du tableau. Eh bien, que vous en semble?
L'AUTEUR. Pas de ça, pas de ça! Lisette. Je me garderais
bien de pousser jusques-là la hardiesse ! ce serait me faire
des ennemis. Insulter au malheur n'est pas dans mes habitudes, et d'ailleurs parmi ces prétendants désappointés il en
est de très-opiniâtres que deux, trois, quatre échecs ne sauraient rebuter, et qui finiront par enjamber la balustrade ;
d'autres qui furent portés sur les listes des candidats à leur
insu, et d'autres enfin qui, mis dans la balance avec les
membres de la Société qui les dédaignent, seraient de beaucoup plus pesants : MM. Esquer, Gros, Bouquairol, par
exemple, Fil, Bonnel; j'en passe et des meilleurs.
L'ARISTARQUE. Oh, mon Dieu! notre entretien d'aujourL'AUTEUR
L'ARISTARQUE
�814
d'hui a beaucoup plus duré que je ne pensais. Quelle heure
marque votre montre?
L'AUTEUR.
Précisément celle de l'horloge de la Mairie, sur
laquelle je l'ai réglée en venant.
L'ARISTARQUE.
VOUS
plaisantez ! nous n'avons pas encore
d'horloge à la Mairie.
L'AUTEUR. Ah, ah, ah ! la plus petite bicoque ,en a à son
hôtel de ville, et vous en êtes dépourvus ! Le nécessaire,
M. l'archéologue, devrait passer avant le superflu , et c'est
ce que font les personnes de sens qui, par exemple, se montent en linge avant d'acheter de beaux habits , des binocles
montés en or et une montre avec chaîne et pendeloques. Les
jets d'eau qui s'épanchent en parapluie sont une jolie chose,
mais une horloge communale est une chose indispensable,
et M. Jeanfrançois, ce grand ennemi des dépenses purement
voluptuaires, n'aurait pas tardé longtemps à réparer cette
omission.
L'ARISTARQUE.
Enfin quelle heure pensez-vous qu'il soit?
L'AUTEUR.
Il est au moins deux heures.
L'ARISTARQUE. Et moi qui dois plaider aujourd'hui devant
le tribunal de commerce, dans une affaire de faillite , à peu
près à cette heure ! Je vous laisse ; au revoir !
L'AUTEUR.
Vous allez au tribunal, et moi à l'imprimerie
pour y corriger une épreuve.
L'ARISTARQUE.
A quand la publication de vos oeuvres?
L'AUTEUR.
Dans trois ou quatre mois d'ici. Je vous salue.
L'ARISTARQUE. Serviteur, M. Birat. Conservez longtemps
encore cette gaîté si franche qui fait le charme de vos lecteurs et sans doute le vôtre.
L'AUTEUR.
Vous pourriez bien vous tromper pour ce qui
me regarde; la mélancolie a toujours été le fond de mon
caractère.
L'ARISTARQUE.
C'est singulier ! on ne le dirait pas. Tant
pis!... Un dernier mot ! Avez-vous fait choix d'une épigraphe pour votre livre ?
�81S
. Oui, Monsieur, et la voici :
L'AUTEUR
De cet épais recueil le mérite est bien mince :
Parbleu, ce sont des vers fabriqués en province !
. Je préférerais celle-ci, si votre modestie ne
L'ARISTARQUE
s'en offense pas :
v Être inconnu hors de son pays est souvent le sort des
« poètes et surtout des poètes satiriques, dont les composiez tions sont la peinture d'une époque et d'une société parti« culière. Mais leur gloire est d'autant plus précieuse pour
« leur patrie, et en consacrant leur plume à retracer la
« physionomie du temps où ils ont vécu, ils ont acquis le
« droit de figurer dans son histoire. »
. Quel est l'écrivain quia dit cela?
. C'est un des plus érudits et des plus spiri-
L'AUTEUR
L'ARISTARQUE
tuels rédacteurs du journal des Débats, c'est M. Alloury.
Je tirai cette phrase, en pensant à vous, d'un article plein
de goût de ce bon critique.
L'AUTEUR. Je ne puis pas décemment me l'appliquer.
. Vous en ferez ce que vous voudrez. Bonne
L'ARISTARQUE
chance !
Nota. Dans les préambules du premier et du sixième de mes entretiens , j'ai fait savoir au lecteur à quelle époque. en quelle occasion j'eus
la pensée de faire ce travail et de quelle manière j'y procédais. On pourra
me reprocher plus d'un anachronisme quant à l'histoire contemporaine
de Narbonne, mais j'ai été au devant de l'imputation de plagiat, puisque
j'ai déclaré à très-haute voix que la forme seule de mes dialogues m'appartenait. Ils m'ont pris, sans qu'il y paraisse, près de quatre ans. Dans
cet intervalle, beaucoup de mes connaissances que j'y ai nommées sont
mortes; d'autres sont clouées dans leurs fauteuils à la Voltaire ou dans
leurs lits, pour cause de vieillesse ou d'infirmité ; d'autres enfin ont quitté
�816
ïe pays, et ce que j'en ai dit n'a plus d'à-propos. Le chemin de fer n'était
qu'à l'état de projet quand je commençai cette partie do mon livre D'un
autre côté, l'éclairage au gaz hydrogène n'existait pas encore, et l'hôtel
de la Mairie était sans voix et sans index pour nous crier l'heure et nous
la marquer sur un cadran. Toutes ces améliorations et quelques autres
qui sont en cours d'exécution affaiblissent beaucoup la force des raisonnements de M. l'Auteur, et donnent presque gain de cause à son Aristarque. Eh bien , tant mieux ! car au fond je n'ai voulu qu'amuser le lecteur, et mon dépit prétendu de ne pas faire partie de notre Académie ne
fut supposé que pour mieux y réussir. On a fini par m'agréger dans ce
troupeau d'espèce archëologine, où je ne me trouve pas trop à l'aise, car
je suis du naturel des chèvres, et j'aime à brouter à l'aventure, alors
surtout qu'au lieu du son récréatif d'une musette, je crois entendre les
grognements de chiens hargneux qui ne savent que se chamailler. Voilà
ce que j'ai gagné à m'attaquer à la docte Compagnie ! et Dieu veuille que
malgré mes appels réitérés à l'indulgence, et l'attention que j'ai toujours
eue de me rogner et même de me limer les ongles, pour chatouiller agréablement, sans les égratigner, les centaines d'individus qui figurent dans
mes facéties, elles ne m'attirent pas, en sus de la porte de mon temps et
de mes déboursés , de grands désagréments.
Que n'ai-je pu , pour rendre mes entretiens plus gais et moins arides,
y déverser le trop plein de plusieurs de mes poèmes, que j'aurais améliorés par un drainage intelligent ! mais ils étaient déjà imprimés. Inutiles regrets !
Maintenant, combien vivra mon monument ? Voici ce que j'en pense...
Je ne me tromperai pas de beaucoup
11 durera ce que dure, exposé
aux intempéries de l'air, un mur bâti avec le mortier qu'emploient pour
faire leurs nids les corbeaux et les pies (amé dé mourtiè d'agasso) ; ce
que dure un couvert en Ruols ou en métal d'Alger, comparé à un couvert
d'argent, ou, tout au plus, ce que peut durer encore notre patois, que
le français pénètre de tous côtés. Ce n'était donc pas la peine de dépenser
dix ans à la construction d'un si frêle édifice, et j'en fais mon meà culpà-
�APPENDICE.
i
Pressé par mes amis de publier le plus tôt possible mon
ouvrage, depuis longtemps attendu, j'avais renoncé à le
grossir de nouvelles pièces de vers de ma façon, lorsque
j'appris — et grands furent ma surprise et mon effroi, je
vous l'assure ! •— que le prince de nos poëtes romantiques ,
que Victor Hugo venait de publier un nouveau recueil de
poésies, dans lequel brillait une légende relative à la prise
de Narbonne par un des compagnons d'armes de Charlemagne, échappé au désastre du val de Roncevaux, nommé
Aymerillot ou le jeune Aymeri. Je me procurai bien vite ce
recueil, et j'y lus la légende indiquée avec beaucoup d'intérêt , mais non pas sans quelque dépit, car enfin un braconnier des plus.habiles était venu faire une chasse heureuse
sur nos terres, dont je regardais presque le gibier comme
ma propriété, ou bien encore , un architecte étranger, beaucoup plus expert que moi, venait de bâtir, avec des matériaux du pays, un édicule qui ferait honte aux miens, quand
pour les produire aux regards j'enlèverais la clôture en
planches qui les masque encore.
Telle fut ma première impression, au point de vue de
mon amour-propre d'auteur un peu froissé, mais bientôt
52
�818
revenu à des sentiments dignes du Narbonnais qui avait
voulu faire un recueil aussi complet que possible de tout ce
que l'histoire et la tradition pouvaient offrir d'intéressant
sur sa ville natale, et qui en avait pris l'engagement envers
ses concitoyens, je me dis : « L'apparition de cette légende
« est une bonne fortune pour moi, sous ce rapport. Encore
« une fable chevaleresque, dont Victor Hugo a sans doute
« trouvé le germe dans quelque poëme du cycle carolin« gien que je ne connais pas, qui contribue à l'illustration
« de Narbonne, puisqu'elle justifie la remarque que j'ai
« faite dans un de mes opuscules, qu'à partir du grand
« désastre de Roncevaux, ce sont, dans les Chansons de
« gestes, les deux premiers ducs de Narbonne, Aymeri et
« Guillaume au-court-nez, son fils, connétable de Charle« magne, qui ont le premier rang parmi les paladins fran« çais, et dont les grands coups de lance ou d'épée consolent
« le magnanime empereur et son baronnage de la mort du
« fameux Roland et de son frère d'armes le brillant Olivier.
« Faisons-en notre profit, ou plutôt que Narbonne en proie fite ! Le grand titre de métropole est impérissable pour
« les anciennes cités déchues, comme celui de reine pour
« les femmes descendues du trône. Il survit à leur puisif sance politique et religieuse, tant qu'il reste quelque
« chose de leurs ruines, et quand ces ruines elles-mêmes
« ont péri
quandà etiam periere ruinœ, leurs noms,
« précédés ou suivis du verbe auxiliaire être, mis au préci térit, suffit à leur épitaphe, sur le sol qui les porta. Perle
« ou fleuron, enrichissons de la légende dont il s'agit le
« manteau, parsemé d'abeilles, que j'ai brodé, ou la cou« ronne de chêne-vert, de grenadier et d'amandier que j'ai
« tressée pour la vieille reine de la Celtique et de la Gothie,
« pour l'église-mère de la Septimanie et de la Marche d'Es« pagne ! Tous mes lecteurs m'en remercieront. »
Pour finir ce préambule, sans fleurs de rhétorique, je
�819
vous dirai, mes amis, que n'étant pas autorisé à reproduire en entier la légende d'Aymerillot, et craignant d'avoir
maille à partir avec l'éditeur des œuvres de Victor Hugo ,
je vais faire quelques coupures à ce petit poëme. Vous n'y
perdrez pas grand' chose, car j'aurai, je pense, la main
assez heureuse pour n'en retrancher que les passages les
moins intéressants :
«1 Vlt.KM.I.Of.
Le bon roi Charle est plein de douleur et d'ennui ;
Son cheval syrien est triste comme lui.
Il pleure ; l'empereur pleure de la souffrance
D'avoir perdu ses preux, ses douze pairs de France ,
Ses meilleurs chevaliers, qui n'étaient jamais las,
Et son neveu Roland , et la bataille, hélas !
Et surtout de songer, lui, vainqueur des Espagnes,
Qu'on fera des chansons dans toutes ces montagnes
Sur ses guerriers, tombés devant des paysans ,
Et qu'on en parlera plus de quatre cents ans !
Cependant, il chemine ; au bout de trois journées
Il arrive au sommet des hautes Pyrénées.
Là, dans l'espace immense il regarde en rêvant ;
Et sur une montagne, au loin, et bien avant
Dans les terres, il voit une ville très-forte,
Ceinte de murs avec deux tours à chaque porte.
Elle offre à qui la voit ainsi dans le lointain
Trente maîtresses tours avec des toits d'étain
Et des mâchicoulis de forme sarrasine
Encor tout ruisselants de poix et de résine.
Au centre est un donjon si beau , qu'en vérité
On ne le peindrait pas dans tout un jour d'été.
Ses créneaux sont scellés de plomb ; chaque embrasure
Cache un archer dont l'œil toujours guette et mesure j
Ses gargouilles font peur ; à son faîte vermeil
Rayonne un diamant gros comme le soleil.
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Qu'on-ne peut regarder fixement de trois lieues.
Sur la gauche est la mer aux grandes ondes bleues
Qui, jusqu'à cette ville, apporte ses dromons.
Charle, en voyant ces tours, tressaille sur les monts :
« Mon sage conseiller, Naymes, duc de Bavière,
« "Quelle est cette cité près de cette rivière ?
« Qui la tient la peut dire unique sous les cieux;
« Or, je suis triste, et c'est le cas d'être joyeux.
« Oui, dussé-je rester quatorze ans dans ces plaines,
« O gens de guerre, archers , compagnons, capitaines.
« Mes enfants 1 mes lions ! saint Denis m'est témoin
« Que j'aurai cette ville avant d'aller plus loin ! »
Le vieux Naymes frissonne à ce qu'il vient d'entendre :
« Alors, achetez-la, car nul ne peut la prendre.
« Elle a pour se défendre, outre ses Béarnais,
« Vingt mille Turcs ayant chacun double harnais.
« Quant à nous, autrefois, c'est vrai, nous triomphâmes ;
« Mais, aujourd'hui, vos preux ne valent pas des femmes,
« Ils sont tous harassés et du gîte envieux ,
« Et je suis le moins las, moi qui suis le plus vieux.
« Sire, je parle franc et je ne farde guère.
« D'ailleurs, nous n'avons point de machines de guerre ;
« Les chevaux sont rendus , les gens rassasiés;
« Je trouve qu'il est temps que vous vous reposiez ,
« Et je dis qu'il faut être aussi fou que vous l'êtes
« Pour attaquer ces tours avec des arbalètes. »
L'empereur répondit au duc, avec bonté :
« Duc, tu ne m'as pas dit le nom de la cité ? —
« On peut bien oublier quelque chose à mon âge.
« Mais, sire, ayez pitié de votre baronnage ;
Ces assiégés riraient de vous du haut des tours
Ils ont, pour recevoir sûrement des secours,
Si quelque insensé vient heurter leurs citadelles,
Trois souterrains creusés par les Turcs infidèles,
Et qui vont, le premier, dans le val de Bastan,
Le second . à Bordeaux, le dernier, chez Satan. »
�821
L'empereur, souriant, reprit d'un air tranquille :
« Duc, tu ne m'as pas dit le nom de cette ville ? —
« C'est Narbonne. — Narbonne est belle, dit le roi,
« Et je l'aurai ; je n'ai jamais vu, sur ma foi,
« Ces belles filles-là sans leur rire au passage,
« Et me piquer un peu les doigts à leur corsage. »
Alors, voyant passer un comte de haut lieu,
Et qu'on appelait Dreus de Montdidier : « Pardieu !
« Comte, ce bon duc Nayme expire de vieillesse !
« Mais vous , ami, prenez Narbonne, et je vous laisse
« Tout le pays d'ici jusques à Montpellier ;
«
— Sire empereur, répondit Montdidier,
« Je ne suis désormais bon qu'à congédier;
« J'ai trop porté haubert, maillot, casque et salade;
« J'ai besoin de mon lit, car je suis fort malade ;
« J'ai la fièvre ; un ulcère aux jambes m'est venu ;
« Et voilà plus d'un an que je n'ai couché nu.
« Gardez tout ce pays, car je n'en ai que faire. »
L'empereur ne montra ni trouble ni colère.
Il chercha du regard Hugo de Cotentin.
Ce seigneur était brave et comte palatin.
« Hugues, dit-il, je suis aise de vous apprendre
« Que Narbonne est à vous; vous n'avez qu'à la prendre. »
Hugues de Cotentin salua l'empereur.
« Sire, c'est un manant heureux qu'un laboureur !
« Le drôle gratte un peu la terre brune ou rouge,
« Et, quand sa tâche est faite, il rentre dans son bouge.
« Moi, j'ai vaincu Tryphon, Thessalus, Gaïffer;
« Par le chaud, par le froid, je suis vêtu de fer ;
« Au point du jour, j'entends le clairon pour antienne;
« Je n'ai plus à ma selle une boucle qui tienne ;
« Voilà longtemps que j'ai pour unique destin
« De m'endormir fort tard pour m'éveiller matin,
« De recevoir des coups pour vous et pour les vôtres,
« Je suis très-fatigué; donnez Narbonne à d'autres. »
Le roi laissa tomber sa tête sur son sein.
Chacun songeait , poussant du coude son voisin.
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l'ourlant Charle, appelant Nicher de Normandie :
« Vous êtes grand seigneur et de race hardie,
« Duc, ne voudrez-vous pas prendre Narbonne un peu ? —
« Empereur, je suis duc par la grâce de Dieu.
« Ces aventures-là vont aux gens de fortune.
« Quand on a ma duché , roi Charle, on n'en veut qu une. »
[/empereur se tourna vers le comte de Gand :
« Tu mis jadis à bas Maugiron le brigand.
« Le jour où tu naquis sur la plage marine,
« L'audace avec le souffle entra dans la poitrine ;
«
«
«
«
Le péril fut toujours de toi bien accueilli,
Comte ; eh bien, prends Narbonne, et je t'en fais bailli. —
Sire, dît le Gantois, je voudrais être en Flandre.
J'ai faim, mes gens ont faim; nous venons d'entreprendre
«
«
«
«
Une guerre à travers un pays endiablé ;
Nous y mangions, au lieu de farine de blé,
Des rats et des souris, et, pour toutes ribotes ,
Nous avons dévoré beaucoup dé vieilles bottes.
«
«
«
«
«
«
Et puis votre soleil d'Espagne m'a hâlé
Tellement, que je suis tou t. noir et tout brûlé :
Et, quand je reviendrai de ce ciel insalubre
Dans ma ville de Gand avec ce front lugubre ,
Ma femme, qui déjà peut-être a quelque amant,
Me prendra pour un Maure et non pour un Flamand !
«
«
«
»
J'ai hâte d'aller voir là-bas ce qui se passe.
Quand vous me donneriez , pour prendre cette place ,
Tout l'or de Salomon et tout For de Pépin,
Non , je m'en vais en Flandre, où l'on mange du pain. —
« Ces bons Flamands, dit Charle, il faut que cela mange ! »
Il reprit : « Cà , je suis stupide. Il est étrange
«
«
«
«
«
«
.«
«
Que je cherche un preneur de ville , ayant ici
Mon vieil oiseau de proie , Eustache de Nancy.
Eustache, à moi ! Tu vois, cette Narbonne est rude ;
Elle a trente châteaux, trois fossés, et l'air prude;
A chaque porte un camp, et, pardieu ! j'oubliais,
Là-bas, six grosses tours en pierre de liais.
Ces douves-là nous font parfois si grise mine
Qu'il faut recommencer à l'heure où l'on termine,
�82Ô
« Et que, la ville prise. on échoue au donjon.
« Mais qu'importe ! es-tu pas le grand aigle ? — Un pigeon ,
« Un moineau, dit Eustache , un pinson dans la haie !
« Roi, je me sauve au nid. Mes gens veulent leur paye;
«
«
«
«
«
«
«
Or, je n'ai pas le sou ; sur ce , pas un garçon
Qui me fasse crédit d'un coup d'estramaçon ;
Leurs yeux me donneront à peine une étincelle
Parsequin qu'ils verront sortir de l'escarcelle.
Tas de gueux ! Quant à moi, je suis très-ennuyé ;
Mon vieux poing tout sanglant n'est jamais essuyé ;
Je suis moulu. Car, sire, on s'échine à la guerre;
« On arrive à haïr ce qu'on aimait naguère,
« Le danger qu'on voyait tout rose, on le voit noir;
« On s'use, on se disloque , on finit par avoir
« La goutte aux reins, l'entorse aux pieds, aux mains l ampoule.
« Si bien qu'étant parti vautour, on revient poule.
« Je désire un bonnet de nuit. Foin du cimier !
« J'ai tant de gloire, ô roi, que j'aspire au fumier. »
Le bon cheval du roi frappait du pied la terre
Comme s'il comprenait ; sur le mont solitaire
Les nuages passaient. Gérard de Roussillon
Était à quelques pas avec son bataillon ;
Charlemagne en riant vint à lui. « Vaillant homme,
« Vous êtes dur et fort comme un Romain de Rome ;
« Vous empoignez le pieu sans regarder aux clous ;
« Gentilhomme de bien , cette ville est à vous ! »
Gérard de Roussillon regarda d'un air sombre
Son vieux gilet de fer rouillé , le petit nombre
De ses soldats marchant tristement devant eux,
Sa bannière trouée et son cheval boiteux.
« Tu rêves, dit le roi, comme un clerc en Sorbonne.
« Faut-il donc tant songer pour accepter Narbonne ? —
« Roi, dit Gérard, merci, j'ai des terres ailleurs. »
Voilà comme parlaient tous ces fiers batailleurs
Pendant que les torrents mugissaient sous les chênes.
L'empereur fit le tour de tous ses capitaines;
Il appela les plus hardis, les plus fougueux,
�824
Eudes, roi de Bourgogne, Albert de Périgueux,
Roger enfin, grande âme au péril toujours prêle.
Ils refusèrent tous. Alors, levant la tête,
Se dressant tout debout sur ses grands étriers,
Tirant sa large épee aux éclairs meurtriers,
Avec un âpre accent plein de sourdes huées,
Pâle, effrayant, pareil à l'aigle des nuées.
Terrassant du regard son camp épouvanté ,
L'invincible empereur s'écria : « Lâcheté !
«
«
«
«
«
«
«
«
0 comtes palatins tombés dans ces vallées,
0 géants qu'on voyait debout dans les mêlées,
Devant qui Satan même aurait crié merci,
Olivier et Roland, que n'êtes-vous ici !
Si vous étiez vivants, vous prendriez Narbonne,
Paladins ! vous, du moins, votre épée était bonne,
Votre cœur était haut, vous ne marchandiez pas !
Vous alliez en avant sans compter tous vos pas !
«
«
«
«
«
«
«
«
«
O compagnons couchés dans la tombe profonde,
Si vous étiez vivants, nous prendrions le monde !
Grand Dieu ! que voulez-vous que je fasse à présent ?
Mes yeux cherchent en vain un brave au cœur puissant,
Et vont, tout effrayés de nos immenses tâches,
De ceux-là qui sont morts à ceux-ci qui sont lâches !
Je ne sais point comment on porte des affronts !
Je les jette à mes pieds, je n'en veux pas ! Barons,
Vous qui m'avez suivi jusqu'à cette montagne,
« Normands, Lorrains, marquis des Marches d'Allemagne,
«
«
«
«
«
«
«
«
«
Rentrez dans vos logis, allez-vous-en chez vous,
Allez-vous-en d'ici, car je vous chasse tous !
Je ne veux plus de vous ! retournez chez vos femmes !
Allez vivre cachés, prudents, contents, infâmes !
C'est ainsi qu'on arrive à l'âge d'un aïeul.
Pour moi, j'assiégerai Narbonne à moi tout seul.
Je reste ici, rempli de joie et d'espérance !
Et, quand vous serez tous dans notre douce France,
O vainqueurs des Saxons et des Aragonais !
« Quand vous vous chaufferez les pieds à vos chenets,
• Tournant le dos aux jours de guerres et d'alarmes,
» Si l'on vous dit , songeant à tous vos grands faits d'armes
�825
« Qui remplirent longtemps la terre de terreur ;
« Mais où donc avez-vous quitté votre empereur ?
«
«
«
«
Vous répondrez, baissant les yeux vers la muraille :
Nous nous sommes enfuis le jour d'une bataille ,
Si vite et si tremblants et d'un pas si pressé,
Que nous ne savons plus où nous l'avons laissé ! »
Ainsi Charles de France, appelé Charlemagne,
Parlait dans la montagne avec sa grande voix ,
Et les pâtres lointains, épars au fond des bois,
Croyaient en l'entendant que c'était le tonnerre.
Les barons, consternés, fixaient leurs yeux à terre.
Soudain, comme chacun demeurait interdit,
Un jeune homme bien fait sertit des rangs et dit :
« Que monsieur saint Denis garde le roi de France ! »
L'empereur fut surpris de ce ton d'assurance.
Il regarda celui qui s'avançait, et vit,
Comme le roi Saùl lorsque apparut David,
Une espèce d'enfant au teint rose , aux mains blanches
Que d'abord les soudards doit l'estoc bat les hanches,
Prirent pour une fille habilhe en garçon,
Doux, frêle, confiant, sereh, sans écusson
Et sans panache, ayant, sous ses habits de serge,
L'air grave d'un gendarme e! l'air froid d'une vierge.
« Toi, que veux-tu, dit Charle, et qu'est-ce qui t'émeut ?
« Je viens vous demander (e dont pas un ne veut :
« L'honneur d'être, ô mon roi, si Dieu ne m'abandonne ,
« L'homme dont on dira : ('est lui qui prit Narbonne. »
Le Gantois, dont le front
S!
relevait très-vite,
Se mit à rire et dit aux reîtres de sa suite :
« Hé ! c'est Aymerillot. lepetit compagnon ! —
« Aymerillot. reprit le roi, dis-nous ton nom. —
« Aymery. Je suispauv-reaulant qu'un pauvre moine;
« J'ai vingt ans, je n'ai pont de paille et point d'avoine,
« Je sais lire en latin, et ji suis bachelier.
�826
« Voilà tout, sire. Il plut au sort de m'oublier
« Lorsqu'il distribua les fiefs héréditaires.
« J'entrerai dans Narbonne. Et je serai vainqueur ,
« Après, je châtierai les railleurs, s'il en reste. »
Charles, plus rayonnant que 1 archange céleste,
S'écria : « Tu seras, pour ce propos hautain,
« Aymery de Narbonne et comte palatin,
« Et l'on te parlera d'une façon civile.
« Va, fils ! » Le lendemain , Aymery prit la ville.
�ERRATA DU SECOND VOLUME.
Page 3, ligne 25, au lieu de avec outrance, lisez à toute outrance.
Page 8, ligne 4, au lieu de j'assomme le lecteur, lisez j'assomme les
lecteurs.
Page 62, ligne 25, au lieu de j'aurais peut-être pu, lisez j'aurais probablement pu.
Page 71, ligne 14 , au lieu de jockos, lisez jacquots.
Page 137, ligne 22, au lieu de aissi, lisez aïssis.
Page 231, ligne 20, au lieu de avait ev , lisez avait eue.
Page 236, ligne 4 , au lieu de les aient, Usez les ait.
Page 256, ligne 5, au lieu de de saintes, lisez des saintes.
Page 254 , ligne 7, supprimez le mot antérieure.
Page 255, ligne 28, au lieu de Narbo Marcius, lisez Narbo Martius.
Page
Page
Page
Page
Page
Page
Page
552, ligne 18, au lieu de bicoumtat, lisez bicoumté.
563, ligne 5, au lieu de gar' n'aquis , lisez gar' n'aqui.
374 , ligne 1, au lieu de caouco coumbo , lisez caouco balmo.
375, ligne 15, au lieu de un parré, lisez un pârré.
404, ligne 27, au lieu de très soousés, lisez très diniès.
446, ligne 17, au lieu de pataud de papier, lisez dossier de papiers.
447, ligne 23. au lieu de qui prenait le cbemin, lisez prenait le
chemin.
Page 453, ligne 14 . au lieu de arrogés, lisez arrogé.
Page 457, ligne 22, au lieu de Ascalas, lisez Alcala.
Page 484, ligne 13, au lieu de que m'a donné, lisez que me donna.
Page 494, ligne 29, au lieu de perfecti, lisez perfecta.
Page 505, ligne 2i, au lieu de insensabitur, lisez incensabitur.
Page 506, ligne 22, au lieu de feu, lisez fleurs.
Page 531, ligne 24 , au lieu de de l'arche , lisez dans l'arche.
Page 551, ligne 32, au lieu de le faisait, lisez la faisait.
Page 542, ligne 24 , au lieu de le renouvela, lisez la renouvela.
Page 544 , ligne 35, au lieu de parvans trojam, lisez parvam Trojam.
Page 554, ligne 8, au lieu de un autre, lisez une autre.
Page 581, ligne 25, au lieu de n'avait pas, lisez n'avaient pas.
�828
Page 584, ligne i 6, au lieu de m'en rappeler, lisez m'en souvenir.
Page 585, ligne 18, au lieu de Mons Laurealus, lisez Mous laurorum.
Page 598, lignes 33 et 34, au lieu de en Phrygie, dont, lise» dans la
Phrygie, contrée dont.
Page 604, ligne 19, au lieu de fondée, lisez fondé.
Page 616, ligne 21, au lieu de à la campanille, lisez au campanile.
Page 616, ligne 34 , au lieu de l'entraînait, lisez l'entraînaient.
Page 622, ligne 18 , au lieu de reliez, lisez faites relier.
Page 624, ligne 7, au lieu de qu'on fait, lisez qu'on faits.
Page 625, ligne 13, au lieu de appendus, lisez appendues.
Page 651, ligne 25, au lieu de avez-vous fait, lisez avez-vous faits.
Pages 644, 645 et 646, substituez dans cette phrase la conjonction que
partout où est l'adverbe oii.
Page 660, ligne 34, au lieu de de lait, lisez du lait.
Page 686 , ligne 25, au lieu de à faire, lisez affaire,
Page 687, ligne 22, au lieu de m'a parue, lisez m'a paru.
Page
Page
Page
Page
690, ligne 14, au lieu de devenu, lisez devenue.
696, ligne 2, au lieu de cramoisie , lisez cramoisi.
698, ligne 29, au lieu de que m'a coûtés, lisez que m'a coûté.
706, ligne 31, au lieu de aussi peu de souffrir, lisez aussi jaloux
d'empêcher.
Page 709, ligne 10, au lieu de qui s'échappe d'un vase plein, Usez qui
fait déborder un vase plein.
Page 718, ligne 18, au lieu de qui l'avait, lisez qui l'avaient.
Page 723, ligne 20, au lieu de Quidnûm mortalium, lisez Quidnon
mortalium.
Page 725, ligne 11, au lieu de grand prêtre, Usez évêque.
Page 742, ligne 10, au lieu de Ménippée , lisez Ménippe.
Page 761, ligne 28, au lieu de de grossièretés, lisez des grossièretés.
Page 767, ligne 31, au lieu de avoir faits, lisez avoir fait.
Page 790, ligne 20, au lieu de s'être assurés, lisez s'être assuré.
Page 793, ligne 2, au lieu de n'atteindront-elles, lisez n'atteindrontelles pas.
Page 798, ligne 53, au lieu de proposé, adopté, lisez proposée, adoptée.
Page 809, ligne 15, au lieu de sa brochure, lisez la brochure.
�Table des Matières du second volume.
Pages.
Une Faculté de Droit
Le Jardin du Diable
1
23
Vœux à Notre-Dame das Aouzils , de Gruissan
35
Alonzo et Imogine, ballade imitée de Lewis
41
Vers à Son Altesse le prince Louis-Napoléon
53
Chant communiste, par un homme qui ne l'est guère.
59
Chanson dialoguée entre des blancs et des rouges
7b
La Coumplainto dé la Marianno
85
Carêmé è Carnabal, cansou dialougado
105
Lou partachur acaprissat è lou partachur déscourachat 113
La Passiou dal paouré Cansouniè narbounés
121
Lou De profundis dé Carnabal
185
La Gragnoto dé Sant-Paul
•
187
Prolégomène des dialogues entre la montagne de Minerve
et le pic de Nore
Naïssénço dé Jacqués premiè , réi d'Aragou
221
417
Sixième entretien, contenant le sermon du Père Bourras
435
Septième entretien , contenant la légende du moine de
Fontfroide
565
Huitième entretien
694
Appendice, contenant plusieurs fragments de la légende
d'Aymerillot, sur Narbonne , publiée par M. Victor Hugo
Errata du second volume
817
827
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Title
A name given to the resource
Patrimoine écrit occitan:imprimés
Description
An account of the resource
Ce set contient les imprimés numérisés par le CIRDÒC issus des collections des partenaires d'Occitanica
Libre
Item type spécifique au CIRDÒC : à privilégier
Région Administrative
Languedoc-Roussillon
Variante Idiomatique
Languedocien
Aire Culturelle
Languedoc
Dublin Core
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Title
A name given to the resource
<em>Poésies narbonnaises en français et en patois, suivies d'entretiens sur l'histoire, les traditions, les légendes, les moeurs, etc., du pays narbonnais</em> (volume 2) / par H. Birat
Alternative Title
An alternative name for the resource. The distinction between titles and alternative titles is application-specific.
<em>Poésies narbonnaises</em> (Volume 2) / d'Hercule Birat
Subject
The topic of the resource
Narbonne (Aude ; région) -- Moeurs et coutumes
Poésie occitane
Description
An account of the resource
<p>Ce recueil de poésies, augmenté d'entretiens sur l'histoire, les traditions, les légendes, les moeurs, du pays narbonnais, est l'occasion pour son auteur de publier "Le Sermon du Père Bourras". Hercule Birat est certainement le premier à s'être inspiré d'un conte populaire des Corbières qui est à l'origine de cette histoire et du Curé de Cucugnan.</p>
<p>Ce volume contient également <em>La Gragnotto dé Sant-Paul, </em>repris plus tard par Mistral dans <em>Mémoires et récits.</em></p>
<p>Pour en savoir plus sur Hercule Birat : <a href="http://occitanica.eu/omeka/items/show/592">http://occitanica.eu/omeka/items/show/592</a></p>
<p><strong><br />Autres ressources liées :</strong></p>
<p><em>Poésies narbonnaises, suivies d'entretiens sur le Narbonnais</em> (Volume 1) / d'Hercule Birat : <a href="http://www.occitanica.eu/omeka/items/show/611">http://www.occitanica.eu/omeka/items/show/611</a></p>
<p><em>Lou sermou dal curat de Cucugna</em>, d'Achille Mir : <a href="http://occitanica.eu/omeka/items/show/555">http://occitanica.eu/omeka/items/show/555</a></p>
<p>Question / Réponse "Qui est l'Abbé Martin ?" : <a href="http://occitanica.eu/omeka/items/show/251">http://occitanica.eu/omeka/items/show/251</a></p>
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Birat, Hercule
Source
A related resource from which the described resource is derived
Mediatèca occitana, CIRDOC-Béziers, CAC 452-2
Publisher
An entity responsible for making the resource available
E. Caillard (Narbonne)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1860
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
License
A legal document giving official permission to do something with the resource.
Licence ouverte
Relation
A related resource
Vignette : https://occitanica.eu/files/original/2f0a4f07188312d345f9462aa752a08c.jpg
http://www.sudoc.fr/005846218
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
1 vol. (828 p.)
Language
A language of the resource
fre
oci
Type
The nature or genre of the resource
Text
monographie imprimée
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
http://www.occitanica.eu/omeka/items/show/612
FRB340325101_CAC-452-2
Spatial Coverage
Spatial characteristics of the resource.
Aude (France)
Temporal Coverage
Temporal characteristics of the resource.
18..
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